Calmann Lévy, éditeur (p. 35-45).

IV

Belle, sereine, traînant encore, à grand plis cassés, le brocard de sa robe de cour, qu’elle n’avait pas pris le temps de quitter, Wilhelmine entra.

Hermann se leva avec ennui :

— Qui me vaut l’honneur ?…

— Je voulais, répondit-elle, être la première à vous féliciter après la cérémonie.

— J’en suis fort touché, dit Hermann.

Il ajouta avec un peu d’ironie :

— Vous devez être heureuse, car vous voilà reine, ou tout comme.

— Heureuse, oui… et inquiète aussi. Que Dieu vous assiste, Hermann, et qu’il vous montre votre devoir !

— Ce qui veut dire, répliqua-t-il vivement, que, selon vous, je ne le vois pas où il est ?… Oui, je sais d’avance que vous n’approuvez point mes projets et que vous êtes présentement partagée entre la joie de voir la toute-puissance dans mes mains et la terreur de ce que j’en vais faire. Je vous remercie toutefois de vos bonnes paroles.

— Hélas ! dit-elle, je n’ignore pas à quel point elles sont inutiles. Voilà des années que, vivant côte à côte, nous sommes plus séparés que s’il y avait entre nous des mers et des montagnes.

Et, comme il protestait du geste :

— Oh ! la rupture n’a pas été publique. Je ne pourrais même pas dire quel jour elle s’est faite. Ç’a été moins une rupture qu’une sorte de déliement. Je vous sais gré d’ailleurs d’avoir sauvé les apparences… Le prince mon mari (elle eut un triste sourire) continue à se rendre officiellement et à jours fixes dans ma chambre… Mais, là même, je ne suis pour vous que la princesse royale : je ne suis pas votre femme.

A dessein ou par hasard, elle s’était assise sur un pouf, presque aux pieds d’Hermann, la tête penchée en avant, dans une attitude qui développait la courbe grasse de son dos et de sa nuque robuste.

Mais lui, très froidement :

— C’est vous qui l’avez voulu… Rappelez-vous comment on nous a mariés. Vous aviez été élevée dans une petite cour surannée et pompeuse, comme une archiduchesse d’il y a deux cents ans. Moi, une fois affranchi de l’inhumaine discipline à laquelle mon père avait soumis ma première jeunesse, j’avais vécu, autant que cela m’était permis, en simple étudiant, puis en voyageur, et mon rêve était de continuer à vivre comme un particulier. Nous ne nous étions jamais vus. Cependant j’avais bon espoir : je comptais trouver en vous une femme, et je me mis à vous aimer pour votre jeunesse, votre beauté, et pour la loyauté de votre caractère… Mais vous étiez comme figée dans votre rôle ; vous adoriez cette parade que je détestais, et, jusque dans notre intimité, réduite par vous presque à rien, vos sentiments et vos gestes gardaient un caractère officiel et royal…

— Oui… l’air des Altenbourg, comme vous disiez. Cet air que vous retrouviez, chez mon père, dans tous nos portraits de famille… Mais enfin ce n’est pas un crime que de ressembler à ses aïeux ?

— Non ; mais cet air signifiait, je ne sais comment, que vous aviez de vous-même, et de votre fonction, et de l’amour, et de la vie, et de toutes choses une idée qui ne pourrait jamais être la mienne, et que je vous étonnerais et vous scandaliserais toujours, quoi que je fisse. Et, ainsi, cet air a peu à peu découragé et glacé ma tendresse.

— Cela est possible, murmura la princesse presque à voix basse, très douce et d’un ton de soumission. Je ne récrimine point… Il n’est sans doute plus temps… Parce que je ne vous ai pas aimé à la façon d’une bourgeoise, vous avez cru que je ne vous aimais pas… Et pourtant j’en aurais long à dire là-dessus.

Elle jeta ces mots comme un aveu involontaire, et, la tête renversée dans un mouvement qui semblait offrir ses belles épaules et sa gorge de blonde, elle cherchait les yeux de son mari.

Mais lui ne la regardait pas.

Elle se leva rapidement et, sa fierté retrouvée, elle reprit d’un accent un peu sourd :

— Mais ce qui est fini est fini… Vous vous êtes écarté de moi, croyant que je me retirais. Je me suis résignée… Je vous rends d’ailleurs cette justice que notre malentendu est resté une affaire entre nous deux ; que, si vous m’avez délaissée, c’est pour une idée, pour un rêve, et que cette place que j’ai perdue dans votre cœur, aucune autre femme du moins ne me l’a prise…

Il crut saisir, dans cette affectation de confiance, une allusion cachée, l’expression détournée d’un soupçon. Elle surprit le froncement de ses sourcils et, se dominant tout à fait :

— Mais que vais-je vous dire là ? Encore une fois, je ne suis venue que vous offrir l’hommage de la première de vos sujettes, de la plus dévouée et de la plus fidèle. J’ajoute seulement : « Prenez garde, roi, fils de roi, à ce que vous allez faire. » Et, pour que vous vous souveniez mieux de mon avertissement, j’ai dit qu’on vous amène votre fils.

Elle avait repris son grand air, l’air d’imperturbable majesté des Altenbourg. Et c’est pourquoi, tandis qu’elle allait elle-même ouvrir la porte, il eut un sourire ironique et excédé.

La gouvernante, madame de Schliefen, une vieille dame sèche et digne, poussa devant elle un enfant chétif, assez joli de traits, mais la tête trop grosse et l’air endormi.

Une expression profondément douloureuse contracta le visage d’Hermann. Il l’aimait bien, son petit garçon, mais cela lui faisait mal de le voir. L’idée de l’injustice mystérieuse dont cet enfant était la victime, cette ironie du destin qui donnait pour dernier rejeton à toute une race de rois puissants ce pauvre petit gnome, emplissait Hermann d’une telle amertume de révolte et de protestation que ce sentiment trop fort ôtait souvent à sa tendresse paternelle la possibilité de s’exprimer. Au reste, il avait dû, comme de raison, abandonner à la mère le soin d’élever l’enfant malade, et il savait quelles leçons de prétendue dignité--à cinq ans ! --et d’orgueil « professionnel » et d’étiquette imbécile on lui inculquait déjà, à ce frêle avorton royal. Et il songeait que le jour où l’enfant serait grand--à supposer qu’on pût le faire vivre--il trouverait en lui un coeur faussé, une tête pleine de vaniteuses sottises, qu’il ne serait plus temps de refaire tout cela et qu’ainsi la mère altière et la gouvernante empesée étaient sans doute en train de lui prendre l’âme de son fils, et pour toujours.

— Venez, Wilhelm, dit la princesse.

Elle prit l’enfant par la main et le conduisit au prince :

— Embrassez votre père. Depuis tout à l’heure--écoutez bien ceci--depuis tout à l’heure, ce n’est pas seulement votre grand-père, c’est aussi votre père qui est roi.

— Ne lui parlez donc pas de ces choses-là, dit brusquement Hermann. Que voulez-vous qu’il y comprenne ?

Le petit Wilhelm, intimidé, baissait sa grosse tête. Hermann le baisa sur le front, l’examina un moment et, s’adressant à la gouvernante :

— Comme il est pâle ! A-t-il bien dormi ?

— Oui, monseigneur, dit la vieille dame.

— A-t-il bien mangé ?

— Oui, monseigneur, et il a bien joué après son déjeuner.

— Avec qui ?

— Mais… tout seul, monseigneur.

— Il y a pourtant le petit garçon du grand veneur et celui du grand écuyer qui sont à peu près de son âge, et j’avais recommandé…

— Oui, monseigneur ; mais ces enfants prenaient avec Son Altesse royale de telles libertés…

— Ils le battaient ?

— Oui, monseigneur.

— Eh bien, il n’avait qu’à se défendre.

La princesse intervint :

— Vous ne parlez pas sérieusement, Hermann ?

— Pauvre petit ! dit le prince. Ce qu’il te faudrait, ce serait le grand air, la vie libre et naturelle, la bataille avec d’autres gamins, et le moins d’égards possible. Seulement, voilà ! Ou tes camarades te traitent déjà comme un petit roi, et cela est horrible, ou bien ils oublient de te respecter, et alors on les rappelle au sentiment de la hiérarchie… D’ailleurs, continua-t-il en tâtant les bras de l’enfant, fragiles comme des osselets d’oiseau, peut-être qu’on a raison, car tu n’es guère en état de te défendre toi-même… Va donc, pauvre petit, va jouer tout seul.

Le prince disait cela d’un ton si triste et si âpre que l’enfant, effrayé, fondit en larmes.

— Qu’est-ce qu’il a ? Il a cru que je le grondais… Je suis stupide.

Hermann prit l’enfant sur ses genoux, le serra sur sa poitrine, en appuyant, sa barbe contre la petite joue mouillée.

— Wilhelm, mon chéri, qu’est-ce que tu as ?… Mais je ne te gronde pas… Au contraire… Je suis ton papa qui t’aime bien… Veux-tu que je te donne un beau joujou ? Veux-tu que je te raconte une belle histoire ?

L’enfant fit signe que non. Jouer le fatiguait. Son jeu favori était de rester des heures entières dans son petit fauteuil, immobile, comme en représentation. Et, quant aux belles histoires, il avait le cœur encore trop gros pour en vouloir entendre. Il ne pleurait plus, mais, secoué d’un reste de sanglots, il jeta ses bras autour du cou d’Hermann.

Alors Wilhelmine, suivant toujours sa pensée :

— Puisque, vous l’aimez, Hermann, pensez à lui et gardez-lui son héritage.

L’importune avertisseuse, qui ne le laissait pas être père, simplement ! Il répliqua :

— Mais cet héritage n’est pas compromis, que je sache. Et tenez…

Du dehors, une grande rumeur joyeuse montait, où se détachait par moments ce cri : « Vive le prince Hermann ! »

— Vous entendez ? C’est le peuple qui vient de lire ma proclamation.

— Vous leur promettez tout : cela est facile. Mais que leur donnerez-vous demain ?

Sans répondre, Hermann ouvrit la fenêtre. La rumeur, plus claire et plus haute, entra dans le palais. Elle grossit encore lorsque Hermann se fut avancé sur le balcon. Devenu soudainement très pâle, comme si cette houle humaine lui eût donné le vertige, il ne put que dire :

— Merci, mes amis, merci…

Instinctivement,--car, malgré elle, ces acclamations la grisaient, — Wilhelmine fit quelques pas pour rejoindre son mari. Elle s’arrêta en réfléchissant que cette ovation s’adressait à des idées qu’elle réprouvait de toutes ses forces, et, loyale, elle ne voulut point détourner vers elle, par surprise, une part de la gratitude populaire.

Mais, ses yeux ayant rencontré le petit Wilhelm qui riait, avec une curiosité ravie, à ce grand bruit triomphal :

— Hermann, cria-t-elle, montrez-leur votre fils !

— Oh ! oui, père ! dit l’enfant.

Il avait redressé sa tête de gnome, prêt aux hommages et subitement grave comme une idole.

Hermann haussa les épaules :

— Le leur montrer ? Pourquoi faire ?… non, madame. Ces choses-là ne sont pas bonnes pour les enfants.

Il ferma la fenêtre, lentement. Quand il se retourna, il vit le petit Wilhelm qui pleurait de rage et, près de lui, sa gouvernante, agenouillée, qui lui prodiguait des consolations respectueuses :

— Monseigneur ! monseigneur ! Un prince ne doit jamais pleurer, disait la vieille dame. Votre Altesse royale me fait un vrai chagrin.

— Qu’on l’emporte, dit tranquillement le père.