Les Rochelais à Terre-Neuve/2° Le poisson


Chez Georges Musset (p. 97-107).

2o Le poisson.


Avec le temps, les conclusions que le lecteur a pu lire à la fin de la première partie de ce mémoire, se confirment. Aux seuls éléments documentaires et assez rares de la période de la découverte, viennent se substituer des documents presque trop nombreux et les descriptions des pionniers et des géographes.

Ce qui intéresse, par dessus tout, c’est d’entendre ceux-ci affirmer nos droits sur ces terres lointaines, l’énorme part prise par la France à la colonisation, les succès toujours renaissants de nos compatriotes contre les entreprises des Anglais, qui, souvent, même en pleine paix, et sans l’assentiment au moins avoué de leurs gouvernants ; cherchaient à prendre notre place.

À côté de ces récits d’allure plus historique que technique, les vieux-historiens nous font assister toutefois à tous les détails de la pêche et nous apprenent le nom de tous les habitants de la mer qui attiraient nos pêcheurs. Ils ne cessent de répéter, depuis la fin du xvie siècle, sans prévoir l’intérêt que nous attacherions à deux et trois siècles de distance à leurs descriptions, que les Français venaient là faire leurs pêcheries de toutes sortes, en dehors même de la morue.

Quels étaient donc ces habitants de la mer que les pêcheurs trouvaient et recherchaient dans ces parages ?

Les historiens du xviie siècle, Lescarbot, Biart, Champlain se répètent à l’envi sur ce point et vont nous en donner une description parfois pittoresque.

C’étaient des « marsouyns adhétins, sorte de poissons blancs comme neige, grands comme un marsouyn de France, ayant le corps et la tête comme un lièvre et qui se tient entre la mer et l’eau douce » ; en juin, juillet et août, force maquereaux, mulets, bars, « sartres », grosses anguilles, et en sa saison « l’esplan » connu en Seine ; des loups marins, c’est-à-dire des phoques, qui bien qu’aquatiques, frayent sur certaines îles en janvier. La chair avait la réputation d’en être aussi bonne que celle du veau ; les indigènes, avant même l’arrivée des Européens, en tiraient une huile qui leur servait de sauce toute l’année, et qu’ils conservaient dans des peaux d’orignac en guise de tonneaux. Il y avait aussi une grande quantité de harengs, un certain poisson nommé pouano qui fraye sous la glace ; des chiens de mer dont les peaux sont recherchées par les menuisiers pour adoucir leur bois, des merlus réputés meilleurs que les morues, des palourdes aussi grosses que des huîtres, des coques, des châtaignes de mer, poisson fort goûté, disent les voyageurs, bien qu’on le classe aujourd’hui parmi les échinides.

On y pêchait enfin des « crappes, des homards ou cancres de mer », des chevaux de mer, nommés aujourd’hui des morses et auxquels on est plus disposé, en ce temps, à donner le nom de vaches de mer « vu qu’elles approchent plus de la ressemblance de la vache que du cheval », et que les mariniers d’alors, avaient baptisés « la beste à la grant dent ».

Il y avait également les baleines, surtout à l’embouchure du Saint-Laurent, à l’île de Brion, aux Sept-Îles près de la rivière de Ghischedec, et enfin la morue dont nous avons relevé les divers noms européens et que les naturels appelaient apegé.

Un Mémoire en requête, de Champlain, pour la continuation du paiement de sa pension, probablement de l’année 1630, mémoire découvert et publié par M. Gabriel Marcel, contient également des détails curieux sur les pêches que l’on pouvait pratiquer à la Nouvelle-France. Après avoir parlé des morues, des saumons, de l’esturgeon, du hareng, Champlain continue ainsi : « Il y a grand nombre de marsouins blancs, dans le fleuve Saint-Laurens, lesquels on peut pescher, et en tirer des huilles excellentes, et en telle quantité, que chacun de ces poissons en peut rendre deux barriques. On en peut aussi tirer des loups marins qui augmentent le trafic par la bonté et l’usage de leurs peaux.

Il se trouve aussi des bestes surnommées à la grand dent, autrement vaches marines qui se trouvent et se peuvent prendre en certaines isles du pais, desquelles on tire l’huile, et se sert-on des dents de ces animaux ; le cent desquelles dents on sait valoir plus de cent livres.

Il se fait aussi pesches d’anguilles dans ledit fleuve en sa saison, lesquelles sont très bonnes et bien nécessaires en ces provinces, estant sallées en des barils, et qui se débitent en plusieurs contrées dudit pays.

La pesche des baleines et les huiles qu’on en retire ne se peut oublier, vu qu’on en pesche en plusieurs lieux, et en charge-on nombre de vaisseaux.

On ne met point en ce rang les autres, poissons comme les truittes, congres, roussettes, barbues, bars et autres que n’avons pas par deçà. »

Et plus loin : « Ce golfe Saint-Laurens contient en son étendue plusieurs grandes isles et quantité de bons ports et rades, tant le long de ces costes comme aux isles, où se font les pescheries des balenes, mollues, loups marins, bestes à la grant dent et autres sortes de poissons descrits et mentionnez cy-dessus. »

Tous les ports de la région, à cette époque, et à peu d’exception près, étaient en effet fort propres à la pêcherie de ces poissons, et les morues se trouvaient parfois si abondantes aux approches de Terre-Neuve et jusqu’au Grand Banc, qu’elles empêchaient les navires de faire voile.

Si l’on s’en référe aux descriptions de Denys, on trouve des déclarations absolument conformes à celles de ses prédécesseurs. Il insiste sur les grands avantages que les Français peuvent retirer de la pêche tant au point de vue du profit commercial ou de l’alimentation qu’à celui de l’« architecture navale », Il préconise aussi le système de la pêche sédentaire dont il avait obtenu le privilège.

Devant la rivière de Pentagouet, abondaient les maquereaux dont les Anglais faisaient un grand trafic aux îles de La Barbade ou Antilles ; à côté du maquereau, le gasparot. Devant la rivière des Etechemins, se pêchaient des morues et des poissons de toute sorte. À l’entrée de la rivière Saint-Jean, le sieur de La Tour avait fait une écluse où l’on pêchait une grande quantité de gasparots que l’on salait pour l’hiver ; on en prenait quelquefois une si grande quantité que l’on était obligé de rompre l’écluse et de les jeter à la mer, « autrement ils auraient empuanty l’écluse » ; on y trouvait aussi le saumon, l’alose, le bar « qui est le maigre de La Rochelle, et qui servaient tous les printemps d’une grande manne pour ceux du pays. »

Aux environs du cap Sable, on venait avec des barques faire la pêche des loups marins, principalement au mois de février lorsque les petits y étaient. Les pêcheurs allaient autour de ces îles avec de fort bâtons, les pères et les mères fuyaient à la mer, et on arrêtait les petits en leur donnant un coup de bâton sur le nez, ce « dont ils meurent ». On va pour cela le plus vite qu’on peut, car les péres et mères étant à la mer font un grand bruit qui donne l’alarme aux petits et les font fuir. On en tuait jusqu’à huit cents par jour. Il fallait trois ou quatre petits pour faire une barrique d’une huile qui est bonne à manger fraîche, et aussi bonne à brûler que de l’huile d’olive.

Ailleurs Denys signale des coquillages, comme « cocques, bourgos, moulles, coutillières et autres coquilles et des houmars qui sont écrevisses de mer ; il y en a, dit-il, « dont la coquille de la patte de devant tient une pinte et plus. »

Denys promène ainsi le lecteur de côte en côte, et partout la pêche y est aussi variée et aussi abondante. Il n’oublie pas les loups marins, les vaches marines, les marsouins et porcilles, les espadons, les chiens de mer, les « requiems » (requins), dont le nom rappelle la mort presque assurée de ceux qui devenaient leur proie. Après avoir décrit la pêche de la morue, sur laquelle nous entrerons dans quelques détails, il indique que la pêche des saumons, des aloses, des truites et autres poissons, se fait à la « cenne » ou filets, proche la terre ; que les flétans se pêchent à la ligne, les raies, les esturgeons et les dauphins avec un harpon ; les lencornets, les goberges ou poissons Saint-Pierre, les plaises ou plies de mer avec un bâton terminé par un fer pointu. Ces indications concordent absolument avec celles des engins que l’on voit figurer dans les armements des Terre-Neuviers.

« Il se prend, dit-il encore, des homars qui sont des écrevisses de mer ; il s’en voit, répète-il, qui ont la patte au mordant si gros qu’elle peut tenir une pinte de vin ; on les prend à la coste autour des roches. Ils viennent au printemps et durent jusqu’à l’hyver. Ils se prennent au mesme fer que les plaises. C’est un fort bon manger à toutes sortes de sauces. Nous les avons nommez perdrix de mer pour leur bonté. »

On voit décidément que les homards ne sont pas une découverte moderne, quoiqu’on prétende de l’autre côté de la Manche, et que les vieux pionniers de la Nouvelle-France savaient les apprécier.

Il n’est pas jusqu’aux poètes qui nous édifient sur tous ces points intéressants.

Les Muses de la Nouvelle France, de Marc Lescarbot, en donnent un curieux exemple :

« Si tôt que du Printemps la saison renouvelle,
L’Eplan vient à foison, qui t’apporte nouvelle
Que Phœbus élevé dessus ton horizon
A chassé loin de toy l’hivernale saison.
Le haren vient après avecque telle presse
Que seul, il peut remplir un peuple de richesse.
Mes yeux en sont témoins, et les vôtres aussi
Qui de notre pâture avés eu le souci,
Quand, ailleurs occupez, votre main diligente
Ne pouvoit satisfaire à la chasse plaisante
Qu’envoioit en voz yets l’écluse d’un moulin.
Le Bar suit par après d’un haren le chemin.
Et en un même temps la petite sardine,
Le crappe et le homar suit la côte marine.
Pour un semblable effect, le dauphin, l’esturgeon
Y vient, parmi la foule, avecque le saumon,
Comme font le turbot, la pounamou, l’anguille,
L’alose, le flétan, et la loche et l’équille :
Équille, qui petite, as imposé le nom
À ce fleuve de qui je chante le renom.[1]
Mais ce n’est ici tout, car tu as davantage

De peuples qui te font par chascun jour hommage ;
Le colin, le joubar, l’encornet, le crapau,
Le marsoin, le souffleur, l’oursin, le macreau,
Tu as le loup-marin, qui, en troupe nombreuse,
Se veautre au clair du jour sur ta vase bourbeuse ;
Tu as le chien, la plie et mille autres poissons
Que je ne connoi point, de tes eaux nourrissons.
Tairay-je la morue heureusement féconde,
Qui par tout cette mer, en toutes parts abonde.
Morue, si tu n’es pas de ces mets délicats
Dont les hommes friands assaisonnent leurs plats,
Je diray toutefois que de toy se sustente
Presque tout l’Univers. Ô que sera contente
Celle personne un jour, qui à sa porte aura
Ce qu’un monde, éloigné d’elle, recherchera !
Belle île, tu as donc à foison cette manne
Laquelle j’aime mieux que de la Taprobane
Les beautez, que l’on feint dignes des bien-heureux
Qui vont buvant des Dieux le nectar savoureux.
Et pour montrer encore ta puissance suprême
La Balène t’honore et te vient elle-même
Saluer chaque jour, puis l’ébe la conduit
Dans le vague océan où elle a son déduit.
De ceci je rendray fidèle témoignage,
L’ayant veu maintes fois voisiner ce rivage
Et à l’aise nouer parmi ce port ici. »

Avec le xviiie siècle d’ailleurs, rien n’est changé. Il serait facile de le démontrer à l’aide de nombreux documents. Sans trop s’étendre sur la question, il suffira d’en indiquer quelques-uns.

Le 24 mai 1713, le comte de Pontchartrain, ministre de la marine, écrivait aux officiers de l’Amirauté de Marennes, pour leur faire connaître la convention signée par les ambassadeurs du roi et ceux des États-Généraux de Hollande. Il y était dit que l’entière liberté de la pêche était stipulée dans le traité d’Utrecht, y compris celle de la morue et de la baleine ; ce qui implique que si une pêche pouvait être considérée comme exceptionnelle, c’était celle de la baleine et de la morue, et que tout autre était normale.

Dans le mémoire adressé le 14 novembre 1761, à Choiseul, pour protester contre l’abandon projeté du Canada, la Chambre de Commerce de La Rochelle affirme l’habitude de nos pêcheurs de pratiquer toute espèce de pêche.

« On l’a déjà dit, toutes les rivières, toutes les baies, tous les golfes du Canada abondent en poissons de toutes les espèces. Le plus avide pêcheur peut donner carrière à ses vastes désirs. Il remplira ses vaisseaux, des siècles entiers, de toutes les pêches qu’il voudra choisir, et la nature les lui reproduira avec la même prodigalité. Morues, sardines, harengs, marsouins, loups marins, vaches marines, baleines, cachalots, etc., tout se présente au dard ou à l’hameçon en si grande quantité que le pêcheur succombe presque dans des travaux si vifs et si rapides. »

Un autre exemple établira ce fait que la morue ne préoccupait pas seule les pêcheurs de Terre-Neuve.

Parmi les poissons recherchés des pêcheurs de la région, figurait en effet le Flétan, un des plus grands poissons de mer, et sans contredit le plus grand des poissons plats. Les Terre-Neuviers le pêchaient constamment et cela donnait lieu à un partage spécial entre les divers intéressés. Le réglement fait, le 20 avril 1729, pour les armements terre-neuviers des Sables-d’Olonne, décide que les flétans salés seront partagés par moitié ; qu’une moitié appartiendra aux propriétaires et armateurs, et l’autre moitié aux capitaine ou maître, matelots et mousses.

Près de cinquante années plus tard, en 1776, ces habitudes n’étaient pas changées. Mais les Sablais demandent alors que cet article du règlement de 1729 soit modifié, en se fondant sur ce que la présence des flétans dans les salaisons fait gâter la morue.


  1. C’est la rivière de l’Équille qui se décharge au Port-Royal, dite depuis la rivière des Dauphins.