Les Rochelais à Terre-Neuve/1° La découverte


Chez Georges Musset (p. 11-20).

Ire PARTIE

La pêche de Terre-Neuve à ses débuts



1o La découverte.


S’il est admis que le véritable découvreur d’une terre et d’un monde nouveau soit l’explorateur qui est allé à sa recherche, sans autre but que celui de la découverte, l’honneur, en ce qui concerne le nord de l’Amérique, en appartiendra incontestablement à Jean et à Sébastien Cabot. C’est le 24 juin 1497 qu’atterrirent, à l’île de Terre-Neuve, sur la côte Est de la longue presqu’île terminée au Nord par le cap Bauld, à proximité de White-Bay, à environ 90 milles au Sud du cap Bauld[1], ces deux grands navigateurs partis de Bristol, dans ce but, au commencement de mai 1497.

Cette découverte fut suivie d’un certain nombre d’expéditions organisées soit par l’Angleterre, soit par le Portugal, séparément, soit par l’Angleterre et le Portugal d’un commun accord.

À côté de Cabot, nous retrouvons, dans ces voyages de découvertes, le nom des Cortereal, Miguel et Gaspar, illustres navigateurs qui y trouvèrent la mort. Quelle fut l’étendue des découvertes de ces explorateurs, il est difficile de le savoir ? Ce qu’il y a de certain, c’est que l’île de Terre-Neuve fut très imparfaitement connue et qu’on fut longtemps convaincu que cette partie de l’Amérique du Nord faisait corps avec le continent.

Mais alors que les Anglais et les Portugais s’efforçaient de prendre possession de ces terres et les concédaient par avance aux navigateurs qu’ils y expédiaient, il n’est pas douteux que nos pêcheurs français en prenaient, même sans brevet du roi, une possession effective.

Dès 1504, la présence de Bretons y est signalée[2]. Il est même vraisemblable que ces hardis marins n’en étaient pas à leur premier voyage. Il est en effet à noter, que dans leurs premiers projets d’expédition vers ces contrées, les Espagnols imposaient à leurs capitaines l’adjonction de pilotes bretons. Sur les cartes portugaises ou lusitano-portugaises les plus anciennes, on trouve des mentions telles que celles-ci : c. do bretaos, et tierra de los bretones, ou encore terra q. foy descubierta por bertones, cap Race ou cap de Raz. Nous verrons, dans le cours de notre article, que les pilotes bretons étaient particulièrement recherchés des armateurs rochelais dans leurs armements pour Terre-Neuve.

Mais allons plus loin. Si nous en croyions Thévet, c’est en 1488 que les Rochelais auraient navigué dans les eaux de Terre-Neuve, c’est-à-dire deux ans avant le voyage de Christophe Colomb. Nous savons bien que l’historiographe de Henri II, qui écrivait au milieu du XVIe siècle, a laissé derrière lui une réputation de menteur ou de naïf. Nous savons que l’historien de Thou disait de lui : Falsa pro verissumma fichicia semper scriberet. Mais nous savons aussi que la critique moderne devient tous les jours moins sévère pour ce chroniqueur. Certainement, soit dans les compendieux chapitres de sa Cosmographie universelle, soit dans les ouvrages manuscrits du même auteur conservés à la Bibliothèque nationale, on trouvera des faits apocryphes, des légendes, des altérations de nom. Mais la publication de mémoires contemporains vient établir que si Thévet s’est laissé allé à répéter, après d’autres, des légendes qui avaient cours autour de lui, il a enregistré des faits, taxés pendant longtemps de fantaisistes, et dont les découvertes modernes ont établi la véracité.

Le fait de la présence des Rochelais dans les eaux de Terre-Neuve ne paraît pas invraisemblable, quand on sait que, dans tous les temps et principalement au xve siècle, les armateurs rochelais, soit par eux-mêmes, soit par le moyen des navires basques, se livraient avec ardeur à la pêche de la baleine. Cette pêche dut les entraîner bien souvent dans les mers septentrionales, et put les conduire jusqu’aux approches de Terre-Neuve. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le but des négociants rochelais ne fut pas, de longtemps, la prise de possession de ces terres lointaines ; leurs visées n’étaient pas si ambitieuses. Faire des pêches fructueuses, en apporter le produit dans leur ville, cela leur suffisait amplement. Et nous en avons une preuve dans ce fait que Cartier, accomplissant en 1534, sous le patronage du roi de France, un grand voyage à Terre-Neuve et sur les côtes du Saint-Laurent, rencontra dans les eaux de ce fleuve, un navire rochelais qui, de sa propre initiative, se livrait à la pêche, sans aucune prétention de découverte.

Donc, sans vouloir attacher une importance excessive à cette priorité de la découverte de Terre-Neuve par les Rochelais, fait qui restera forcément dans l’ombre, à cause de la disette de nos documents, on peut toutefois reconnaître qu’il n’y aurait là rien d’invraisemblable. Thévet, d’ailleurs, sur ce point, ne s’attira aucun démenti de la part de ses contemporains.

Les Basques, de leur côté, ont de tout temps revendiqué la priorité de la découverte de Terre-Neuve. Ils prétendaient que la preuve de cet évènement aurait été conservée dans leurs archives, qui malheureusement furent brûlées à Saint-Jean de Luz et à Ciboure, dans les années 1372,1511 et 1636.

Voici d’après eux les origines et les causes de cette découverte. De temps immémorial les Basques pratiquaient la pêche de la baleine. Mais ce cétacé étant devenu rare et ayant fui les côtes de l’Europe, les pêcheurs basques aidés par la connaissance du compas de route et de la balestrille,[3] se mirent à la recherche de la baleine, la poursuivirent à travers l’océan, et parvinrent jusqu’à Terre-Neuve où ils en découvrirent une nouvelle espèce, à laquelle ils donnèrent le nom de Sardac-Baleac, qui, dans leur langue signifie baleine de troupe, et qui est l’origine du nom de baleine de sarde. Ils trouvèrent également à Terre-Neuve une quantité prodigieuse de morues, et y commencèrent la pêche de ces poissons, tout d’abord pour l’approvisionnement de leurs navires et en faire des salaisons pour leurs maisons. Mais ayant constaté que ces poissons se conservaient bien dans le sel et étaient de bon goût, ils se prirent à en faire le commerce en Europe. C’est à ce moment qu’ils auraient donné à des points de l’île de Terre-Neuve les noms de Bacchalos ou Regio baccalearum et celui de Ourroguousse qui se retrouvent sur les premières cartes de cette région, et qui rappellent le premier la pêche de la morue et le second le nom d’Orrogue, bourg située près de Saint-Jean-de-Luz.

Les Basques ont une autre prétention. Ils racontent que leurs expéditions à Terre-Neuve furent la cause des découvertes de Christophe Colomb. Dans ces temps, disent-ils, un des navires de pêche dont l’équipage était atteint du scorbut, se trouvant, à son retour, proche des Açores, hors d’état de poursuivre son voyage, relâche dans une de ces îles, où se trouva Christophe Colomb. Celui-ci, surpris de la nouveauté de cette aventure, recueillit chez lui le pilote du navire, moins pour lui procurer la santé que pour profiter des renseignements qu’il pouvait en tirer pour la navigation dans ces régions. Les gens de l’équipage étant tous morts, et les papiers étant demeurés en la possession de Christophe Colomb, celui-ci conçut l’idée d’aller à son tour à la découverte des terres qui se trouvaient à l’ouest de l’Océan.

Laissant de côté ces souvenirs légendaires, nous pouvons affirmer que les véritables découvreurs de Terre-Neuve et du Saint-Laurent furent Jacques Cartier[4], Roberval et le pilote Alfonse de Saintonge, auquel nous avons rendu son véritable nom : Jean Fonteneau, dit Alfonse de Saintonge[5] ; c’est à ces grands capitaines et à ces habiles pilotes que l’on dut de savoir d’une manière positive que Terre-Neuve était une île ; c’est à eux que l’on dut de bien connaître les côtes de cette partie du Nouveau-Monde et des bords du Saint-Laurent jusqu’au saut Saint-Paul.

La prise de possession des Français était si apparente que Charles-Quint s’en inquiéta. Il faut se souvenir, en effet, que les Espagnols prétendaient, en vertu d’une bulle du pape, avoir un droit incontestable sur toute cette partie du Nouveau-Monde[6] Les voyages de Cartier et de ses lieutenants furent considérés par les Espagnols comme une atteinte à leurs droits. Ils cherchèrent à nous troubler dans notre possession par des expéditions similaires.[7] Ces préoccupations se traduisirent même dans la rédaction des cartes et des portulans sur lesquels ils s’efforcèrent de substituer des noms espagnols aux appellations françaises[8] données par nos explorateurs ou nos pêcheurs. Mais ces prétentions n’eurent aucun succès. Les découvertes de Jacques Cartier firent de toutes ces terres des terres françaises. Nous allons voir en outre que les armateurs et les pêcheurs contribuèrent pour une large part à assurer notre suprématie sur ces contrées.


  1. Harisse, Jean et Sébastien Cabot. — Paris, Leroux, 1882, in-8o, p. 95, et L’Attérage de Jean Cabot au continent américain en 1497. — Goettingue, imprimerie de l’Université, W. Fr. Kaestner, imprimeur, 1897, in-8o.
  2. Récit du « Gran capitano Francese », rapporté par Ramusio. (V. Barrisse, Cabot, p. 271.)
  3. C’est l’arbalestrille ou bâton de Jacob (V. Glossaire nautique, de Jal.)
  4. Jacques Cartier est le premier navigateur dont nous puissions accepter tous les dires concernant ces régions et en tirer parti.

    « Jusqu’à plus ample informé, on doit donc admettre que toute carte de la première moitié du XVIe siècle où l’île de Terre-Neuve n’est pas soudée au continent, qui porte dans l’intérieur du golfe, à l’ouest et à proximité de la région supérieure de la péninsule du cap Breton, une île de grandes dimensions, et qui trace au fleuve Saint-Laurent un parcours jusqu’au 70° de longitude, est une carte non seulement postérieure aux voyages de Jacques Cartier, mais aussi une carte qui a été construite avec des éléments géographiques empruntés, directement ou indirectement, à l’hydrographie française ». Loc. cit., p. 79 et 149.

  5. Jean Fonteneau dit Alfonse de Saintonge, capitaine-pilote de François Ier par Georges Musset. (Extrait du Bulletin de Géographie historique et descriptive, 1895). — Paris, imprimerie nationale, 1896, in-8o.
  6. Le pilote Alfonse de Saintonge s’élève énergiquement contre cette prétention des rois d’Espagne et de Portugal de se partager le monde. « Le roy de Portugal a prins la partie d’Orient jusques là où descent la rivière de Gange en la mer Pacifique. Et le roy d’Espaigne a prins en Occident jusques à la rivière de Gange. Et ont fait les dessusd, les dits partaiges sans y appeler Votre Majesté royalle ne aultres voz prédécesseurs. Et m’est advis qu’ilz ont mal party, actendu que vous y aviez aultant et si grand droict que eulx ». (Bibl. nat., mss. fonds fr., no 676, fol. 15).
  7. On lit dans un document de la collection Munoz (t. LXXXIII, fol. 209) : « En carta dirigida por el Embajador en Portugal al Commendador mayor de Castilla el mismo anno de 1541, cuenta que he recibido relacion de una carabella que el Emperador mando a los baccallaos para inquirir adoride fué Cartier ». Cité par M. Harrisse, l. c., p. 83, d’après M. Duro (Arca de Noe, p. 316). « Au printemps de l’année 1541, dit également M. Harrisse, p. 416, nous voyons le Conseil des Indes envoyer en France un espion para saver lo de las armadas que se préparaban alli. L’envoyé répondit qu’à Saint-Malo on armait treize navires, et à Honfleur, quatre galions que Jacques Cartier, au milieu d’avril prochain, devait conduire a poblare una tierra que se llamaba Canada. L’été suivant, Charles-Quint envoya aux Bacallaos une caravelle commandée, ce semble, par Ares de Sea, a saber lo que havia hecho por alla un capitan Frances que se dice Jacques Cartier ».

    D’après : Archives des Indes à Séville, Patr. Real leg. 6o ; Buckingham Smith, Colleccion de varios documentos para la hisloria de la Florida. Madrid, 1857, in-4o, t. Ier, p. 107, 109 = Ms., t LXXII, f. 19 et t. LXXXII, f. 209, de la collection Munoz, cité par M. G. F. Duro, Arca de Noe, Madrid, 1881, p. 316 = Buckingham Smith, toc. cit., p. 114.

  8. « Il est évident qu’à une époque où l’Espagne ne cessait de revendiquer, tous ces pays, un pilote major de Charles-Quint aurait été mal venu à reconnaître le bien fondé des prétentions de la France en conservant sur une carte espagnole les appellations absolument françaises. Par exemple, la partie de l’Océan Atlantique qui baigne les côtes du Canada ne pouvait continuer à être, qualifiée mer de France et ainsi des autres noms. Aussi remarque-t-on sur la carte de Cabot un certain nombre de désignations nouvelles et uniques. Il y en a d’autres qui ne sont que des noms français défigurés dont on paraît avoir ignoré l’origine, et parmi ceux-ci nous distinguons, en première ligne, des appellations provenant directement de Cartier : la aga de golosme, pour lac d’Angoulême, Golosme pour Angoulême, et le Rio de S. Quenain, évidemment la rivière du Saguenay, noms placés tous aux lieux mêmes où on les lit sur le planisphère de Henri II (1546) ». Harisse, loc. cit.