Eusèbe Sénécal & Cie (p. 323-344).

XVII

DEUX AMOURS

— Bon, comme ça, Madeleine, appuyez bien la tête… Si vous dormiez un peu ?… je resterais auprès de vous à vous surveiller…

— Non, François… Je me sens plus forte, il me semble, ce matin… C’est ce beau soleil qui me réchauffe et me ravive… Comme c’est bon le soleil, hein ?… Tire les rideaux que je le voie, que je le regarde encore.

Et Madeleine, se soulevant du coude, caressa longuement de son regard pour en garder une éternelle vision les vagues vertes et flottantes du Richelieu, les grands arbres décharnés à la brise de cette fin de novembre, quelques feuilles mortes encore suspendues aux branches, des petits gamins, leurs sacs d’écolier aux dos, qui cueillaient là-bas des noix tardives, et plus à droite… elle chercha, pencha la tête pour mieux voir… les murs grisâtres du Fort.

Le Fort… oui, c’est lui surtout qu’elle désirait revoir, pour refaire dans son esprit, la faire revivre avec plus de vérité encore, une scène qu’elle évoquait tendrement en elle-même.

Mais elle en ressentit un frisson si glacé qui agita toute sa personne qu’elle se laissa retomber sur son lit en refoulant une larme aux fond de ses yeux. Elle resta longtemps rêveuse.

Tout à coup :

— Tiens,… mon gros journal, soupira-t-elle, en apercevant, encore sur son secrétaire, son cahier abandonné à toutes les indiscrétions… Mon Dieu ! Papa ne l’a point-vu, François ?

— Non, mademoiselle, personne…

— C’est bon, donne-le moi, que j’en relise quelques feuillets… Ça me fera peut-être du bien.

— Non, ça vous fera plutôt du mal, Madeleine.

— Tu crois, François ?… Qu’importe une souffrance de plus.

Et, de son doigt fin et amaigri, humide de salive pour mieux faire glisser les pages, elle fouille ; elle jette un regard tantôt indifférent, tantôt attristé sur la feuille qu’elle retourne avec effort ; elle murmure des dates : ah !… et elle relut…

Mais bientôt épuisée, tremblante, elle laissa échapper, de ses mains frémissantes, le vieux journal de sa vie.

— Tu as raison, François… Quelle différence il y a dans ce cahier vu d’aujourd’hui et vu d’hier… Il n’y a plus rien qui me fasse du bien maintenant, ajouta-t-elle tout bas.

— Cependant, Madeleine… si vous saviez… peut-être…

— Oh ! non, François… Regarde-moi donc comme je suis faible… comme je suis amaigrie… Elle s’arrêta pour respirer : Y a-t-il longtemps que je suis malade ?

François, agité, comme refoulant en lui un aveu prêt à éclater, baissa simplement la tête, sans répondre.

De nouvelles questions parurent flotter sur les lèvres de Madeleine, mais n’osant pas les faire, elle ferma lentement, doucement, ses paupières comme dans un renoncement de tout son être.

Au même instant, le docteur Ribaud poussait la porte sans bruit et entrait.

Depuis la veille qu’il avait appris l’existence de Percival, une lutte terrible, sans relâche, se livrait constamment dans son âme. C’était des allées et venues inconscientes, des dialogues muets qu’il tenait seul, des interrogations, des réflexions qu’il se faisait.

Un moment assis, puis bientôt debout il se promenait sans but. Et à tout instant, par la porte légèrement entrebâillée, discrètement, il entrait dans la chambre de Madeleine, se jetait sans bruit sur un fauteuil et restait longtemps à songer.

D’autres fois il lui parlait et c’était des phrases tourmentées qu’il lui disait, des mots de pitié entremêlés de questions suggestives : Te sens-tu plus forte, Madeleine ?… oui, n’est-ce pas… tu es mieux ?… Je t’aime bien, va… dis que tu m’aimes toi aussi… Tu es mieux, hein ?… dis-moi aussi que tu es mieux.

Et quand Madeleine répondait : oui, papa… je me sens mieux, il contredisait tout de suite :

— Non, pauvre Madeleine, tu souffres encore ; tu me trompes…

Et il reprenait ses courses affolées à travers les pièces de l’appartement.

Ah ! de ses sentiments d’orgueil, d’antipathie, d’inimitié, il n’en restait plus rien dans son âme écrasée et souffrante. Sa conscience lui avait fait subir un interrogatoire terrible et il en était sorti épouvanté.

Oui, une seule pensée le préoccupait maintenant : sauver sa fille. Mais, grand Dieu ! au prix de quel effondrement de tous ses calculs, de tous ses plus intimes sentiments. Il n’ose pas y arrêter son esprit. Il prend des détours, des tangentes fausses et mensongères pour mettre la raison de son côté et se dérober ainsi à ce malaise cuisant qui le harcèle comme un aiguillon de fer rougi au feu.

Puis, quand à bout de volonté, il sent la défaite, la soumission toute proche, le souvenir de Gabriel qu’il évoque vient, comme un ressort caché, le retenir encore.

Mais en passant de nouveau, un peu plus tard, rasant les portes, le cou tendu, il entendit, au milieu de paroles chuchotées, la voix de Madeleine qui murmurait comme un soupir :

— Non… non… c’est pour me tromper que vous me dites cela…

Le docteur poussa fièvreusement la porte, un serrement d’angoisse au cœur : … Est-ce encore du délire ?… Il entra.

Non, ce n’était pas du délire.

C’est que le vieux curé Michaudin, sans l’avertir, s’était fait conduire tout droit à la chambre de Madeleine ; il s’était assis auprès d’elle et il lui parlait.

Ribaud devint tout honteux en sa présence, il sentit une espèce de défiance, presque de reniement, dans cette arrivée muette de son vieil ami. Il leva à peine les yeux sur lui et s’adressant à sa fille :

— Tu n’es pas plus mal, n’est-ce pas ?

— Non… père,… je vais mieux…

Il prit un verre sur la table.

— Tiens, si tu prenais un peu de cette potion, ça te ferait tant de bien, il me semble… essaie…

— Oh !… non… père… c’est inutile ; tu vois bien que je vais mieux… regarde, et elle fit un effort pour ébaucher un sourire où tout sonnait faux.

— Dieu ! que tu es bonne, toi.

— Mais toi aussi, tu es bon, père.

Il ne put réprimer un ressaut de toute sa poitrine. Cette réponse, si douce, si naïve, si caressante dans la bouche de Madeleine, venait de le brûler jusque dans les moëlles ; c’était un abîme qu’elle ouvrait devant lui cette phrase toute pleine de suave résignation sans même une ombre de reproche : Toi aussi, tu es bon, père.

Il se pencha sur elle, la baisa au front longuement, comme pour en garder une traînée de tendresses et d’amour qui le soutiendrait, et sans ajouter un mot, précipitamment, il sortit.

 

— Quand je te dis, Madeleine, qu’il vit,… et que tu vivras toi aussi.

C’était le curé qui tout de suite avait repris.

— Si c’était vrai… oh !… Et Madeleine avait esquissé ce sourire de malade si charmant, si bon, si rayonnant, un de ces sourires comme en ont les phtisiques à qui l’on dit menteusement d’espérer et qui ne s’oublie jamais.

— J’ai tant prié, va ; je n’ai demandé que ça, rien que ça à Dieu en retour de ma vie offerte. Crois-tu qu’il pouvait me refuser, moi qui lui ai tout donné, tout sacrifié ? Puisque sous son regard, devant son petit autel, en son nom presque, je t’ai dit, je t’ai commandé : Aime-le, est-ce qu’il pouvait me désavouer ?

— Si c’était vrai, répétait Madeleine… si c’était vrai… Et pourtant…

Mais pendant ce temps-là, un homme, frôlant des coudes les murs et les clôtures blanchies, va à travers les rues, indifférent à tout, sans reconnaître personne, avec le regard vague et stupéfié d’un somnambule. À chaque pas qu’il fait, il lui monte de la poitrine des soupirs de bûcheron à la tâche.

Qui il est ? Le docteur Ribaud.

Où va-t-il ainsi ? Au Fort.

Oui, au Fort, tendre la main à Percival et lui crier dans son désespoir humilié : puisque Madeleine se meurt à cause de vous, sauvez-la donc alors.

Pour s’expliquer la possibilité d’une telle démarche de la part du docteur Ribaud, il faut d’abord comprendre la force de ce sentiment, l’amour paternel. Rien ne lui résiste et le dernier des misérables, celui qui égorgerait sa mère, devient doux et rampant dès qu’il s’agit de son enfant.

Et il avance ainsi, son chapeau sur les yeux, hésitant et honteux comme un criminel.

Pour ne pas reculer, ne pas retourner chez lui dans un mouvement de révolte de tout son orgueil, il se répète constamment cette phrase où Madeleine a mis toute la musique si douce, si caressante de sa voix : Toi aussi tu es bon, père. En même temps, il se représente celle-ci, pâle, amaigrie et ce tableau le soutient et le raffermit dans sa résolution.

Il aperçoit maintenant le Fort tout près de lui ; mais au même moment le coup de canon de midi retentit avec un bruit de provocation insolente. Il s’arrête effaré, comme s’il eut reçu le boulet en pleine poitrine et sa double fierté de Français et de patriote se réveille.

Le fracas de la détonation qui gronde autour de lui en échos bondissants ravive son vieil orgueil de race, ses oreilles bourdonnent, le vertige le roule dans un nuage où il entend tout son passé d’honneur indomptable et rigide lui crier des apostrophes qui l’écrasent, et le clouent sur place.

D’une main il se cramponne à un arbre du trottoir, de l’autre, un instant brandie dans un geste de défi et de mépris vers le Fort, il appuie son front baissé. Il parle et on l’entend qui se dit, toute son ardeur passionnée dans la voix : je n’irai pas, non, je n’irai pas.

Mais à la même minute, succédant aux grondements du canon qui venaient soudainement de ressusciter toutes ses colères et ses rancœurs, un autre son le frappe, un son doux et tendre, ne rampant pas celui-là sourdement au fond des ravins, dans les coins obscurs des bois, mais planant, léger et caressant comme un pardon, dans le ciel pur, c’est celui de la cloche de son village.

Oh ! alors une réaction nouvelle se fait à chaque volée de l’angelus. C’est à présent la détente. Ce tintement l’impressionne comme s’il eut entendu le glas de sa fille.

Il revoit Madeleine, il entend sa voix, il lit le reproche écrit dans la figure de l’abbé Michaudin, et, déjà gagné, emporté de nouveau par son amour de père plus fort que tout, il détache péniblement ses mains de l’arbre où il s’était appuyé, et, haletant, la tête en déroute, sentant des oscillations dans le trottoir, il reprend son chemin.

Il s’engage sur le terrain en pente qui mène au Fort. À l’avance, il roule dans son esprit des phrases,… il les change, en choisit quelques-unes violentes et fières, qu’il remplace tout de suite par d’autres plus soumises, plus humbles où il implore le salut de Madeleine.

Le docteur Ribaud est bien vaincu cette fois.

Mais, justement comme celui-ci s’engouffre sous la voussure qui encadre l’immense porte du Fort, Percival Smith, Percival lui-même, pareillement agité, également aiguillonné par son cœur, traverse en sens contraire les rues du village de Chambly. Mais chez lui, pas d’hésitation, pas de lenteur ; il va automatiquement, dans un élancement violent, presque sauvage de sa volonté et de son amour.

Sa démarche est ferme, décidée, malgré la fièvre qui le brûle et l’étourdit, et une pensée fixe où se traduit tout l’emportement nerveux d’une résolution énergique s’accuse nettement chez lui aux plis creusés de son front.

Il a reçu, sans savoir d’où ni comment, ce simple mot sur une carte : Madeleine ; rien que ça : Madeleine. Mais à travers le papier, il y lit un appel éperdu de détresse. Sans peur, bravant toutes les colères, décidé à toutes les audaces, résigné à toutes les insultes, il accourt vers elle… Car Madeleine… c’est sa fiancée devant Dieu, devant sa conscience.

Il entend les battements désordonnés de son cœur dès qu’il entrevoit parmi les arbres certaines fenêtres, si mornes, si tristes à voir à présent, dernièrement si gaies, où du Fort, il puisait à chaque instant du jour, de son regard projeté, tout le baume enivrant qui avait adouci sa vie de soldat.

Tout à coup, une pensée horrible le suffoque et le crispe affreusement : Si elle était morte.

Emporté, comme affolé par sa crainte et son amour, il atteint la maison du docteur Ribaud, il en escalade le perron, il frappe, il ouvre…

François est là.

— Madeleine, crie-t-il, pendant que son regard inquiet, effaré, bouleversé, fouille, plonge à travers les portes ouvertes… Madeleine, où est-elle ?… Je veux la voir. Et son œil supplie et menace à la fois.

— Là, dit simplement François en pointant sa main en haut.

— Conduisez-moi,… je veux la voir, répéta-t-il, avec un ton d’angoisse et de commandement.

Le vieux François songea un moment, puis, le doigt sur les lèvres :

— Venez, lui dit-il tout à coup, et, sur la pointe des pieds, grimpant les marches de l’escalier, il entr’ouvrit la porte et brusquement le poussa dans la chambre de Madeleine. L’abbé Michaudin y était encore ; il priait maintenant.

Alors, un cri de surprise extrême retentit ; un de ces cris isolés, détachés, que l’on entend ou que l’on pousse parfois dans les nuits de rêve :

— Percival !

Et Madeleine subitement transformée, transfigurée comme dans une assomption de vierge, retrouvant sa force dans son émotion, dans ce bonheur si soudain, si imprévu qui l’assaillait, s’était redressée toute droite dans son lit.

Elle tendit instinctivement ses mains comme pour une imploration de prière : Percival ! répéta-t-elle de nouveau et elle eut un geste vite réprimé de caressante étreinte.

— Madeleine,… Madeleine,… lui souffla doucement la voix de Percival.

Elle le regarda tendrement, l’examinant, comme en doute :

— Oui, c’est bien toi, dit-elle.

Puis ayant tourné un instant, vers le vieux curé tout ému, assis immobile auprès d’elle, ses pauvres grands yeux bleus tout débordants de larmes, pour lui bien faire comprendre et sa reconnaissance et son bonheur, elle se jeta sur son lit, la tête cachée dans son oreiller.

Une violente agitation d’âme les bouleversait intimement, bien que différemment, tous les trois, et silencieux, le regard voilé, retenant même leur respiration, ils restèrent longtemps, bien longtemps, sans souffler un mot, dans le calme morne de la chambre.

À ses épaules secouées, on reconnaît que Madeleine pleure ; mais quelles bonnes larmes elle répand, quelles larmes ineffables qui lavent, qu’elle boit et qu’elle bénit.

À la fin, Percival s’approcha d’elle : Va, ne pleure pas, Madeleine.

Mais une voix grave, adoucie et cassée par l’émotion, avait repris auprès de lui : Non, ne pleure plus, pauvre Madeleine.

C’était le docteur Ribaud qui apprenant de la sentinelle le départ de Percival était tout de suite revenu à grands pas auprès de sa fille.

Son attitude digne indiquait la modeste sérénité des suprêmes résolutions. Il n’avait trahi aucun mouvement de surprise ou de dépit ; sa figure solennelle paraissait plutôt réjouie et rayonnante.

À bout de forces, tout à son cœur de père maintenant, il saisit, dans un geste résigné et sublime de renoncement, la main de Percival dans la sienne, et, l’entraînant aux côtés de Madeleine, au-devant de son vieil ami :

— Eh ! bien, bénis les donc, Michaudin… Nous serons un de plus pour pleurer Gabriel.

Puis, las de lutter, se jetant à genoux, il posa sa tête blanche sur l’épaule de sa fille, leurs cheveux mêlés, toute sa large stature secouée par les sanglots, et il lui murmura dans la chaleur confondue de leurs respirations :

— Dis-le moi, maintenant, que je suis bon.

Et Madeleine, plongeant ses doigts fins dans les cheveux de son père, lui répéta comme dans une gâterie de mère pour son enfant :

— Oh ! oui père, comme tu es bon.