Les Revues italiennes - 14 juin 1894

Les Revues italiennes - 14 juin 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 935-945).
LES REVUES ETRANGÈRES

REVUES ITALIENNES

Littérature et Histoire : La mère de Dante ; une tragédie du Tasso ; la statue de Pasquin et les origines de la poésie satirique à Rome ; la chute et la mort de Napoléon dans la poésie italienne ; une histoire de brigands.

Un auteur italien se plaignait récemment de la décadence de la critique dans son pays. Il avait raison de se plaindre. Je viens de lire tous les articles de critique publiés depuis six mois dans les grandes revues italiennes, et en vérité je n’en ai trouvé aucun dont il y eût le moindre profit à tirer. La Nuova Antologia elle-même, — une revue excellente, égale sinon supérieure aux revues anglaises et allemandes pour la nouveauté, la variété, la solidité de ses articles de politique et d’histoire, — c’est à peine si de temps à autre elle s’occupe d’art ou de littérature. Encore la critique y est-elle presque toujours trop particulière, limitée à la discussion d’un point de détail ou à la publication d’un document inédit. Nulle vue d’ensemble, nulle trace d’un effort pour se représenter la vie, le caractère, ou simplement la figure d’un artiste ou d’un écrivain. Rien d’autre que des petits faits, établis, il est vrai, avec une conscience, une précision remarquables ; mais qu’on aimerait d’autant plus à voir mis en valeur, et c’est de quoi les critiques italiens ne semblent pas se soucier beaucoup.

Voici, par exemple, une étude de M. Michel Scherillo sur la mère de Dante. Des vingt pages qu’elle occupe dans la livraison du 1er février de la Nuova Antologia, il y en a bien dix-huit qui sont de pur remplissage. L’auteur recherche dans l’œuvre de Dante tous les passages qui, de près ou de loin, se rapportent au sentiment de la famille. Il énumère longuement les raisons de convenance qui, sans doute, auront empêché Dante de faire figurer sa mère parmi les personnages de la Divine Comédie. Il raconte, d’après Boccace, et en s’attardant à la démentir, l’histoire du songe qu’aurait eu la mère du poète avant sa naissance. Il nous offre ainsi tour à tour toute une série de petites dissertations de collège, sans même se donner la peine de les rattacher l’une à l’autre. Mais il ne nous apprend rien, en fin de compte, sur la mère de Dante, sinon qu’elle doit décidément avoir été la première et non la seconde femme de son mari. On sait en effet qu’Alighieri s’est marié deux fois : avec la Bella, qui fut la mère de Dante, et avec une certaine Lappa di Chiarissimo, qui lui donna d’autres enfans, et notamment un fils appelé François. Mais on n’était pas d’accord, jusqu’ici, sur l’ordre chronologique de ces deux mariages : et M. Scherillo a confirmé par des preuves nouvelles l’hypothèse de Passerini, qui considérait la Bella comme la première femme d’Alighieri. Lappa, la seconde femme, vivait encore en 1332, à en juger du moins par un acte officiel où elle est nommée sans qu’il y soit fait aucune mention de sa mort. La mère du poète, suivant toute vraisemblance, est morte fort peu de temps après la naissance de son fils. Pour le reste on ne sait rien d’elle, ni son âge, ni sa famille, ni sa condition. Dix lignes nous en diraient tout autant sur son compte que les vingt pages compactes de M. Scherillo.

L’étude du vieux poète Josué Carducci sur le Torrismondo du Tasse est plus instructive et d’une composition plus habile ; mais ce n’est encore qu’une dissertation, et sur un sujet qui ne méritait guère d’être remis en mémoire. La longue et minutieuse analyse qu’a faite M. Carducci de la tragédie du Tasse suffirait à justifier l’oubli où elle est tombée. M. Carducci lui-même reconnaît d’ailleurs que l’auteur de la Jérusalem délivrée n’a rien écrit de plus mauvais : « Le Tasse, dit-il, a tenté dans sa tragédie de concilier l’esprit grec et l’esprit barbare, l’esprit païen et l’esprit chrétien, l’esprit classique et l’esprit romantique. Il a voulu soumettre une légende du moyen âge aux règles du drame antique, réunir dans une même œuvre la simplicité de Sophocle, le pathétique d’Euripide, la verve et la rhétorique de Sénèque, sans renoncer pour cela à la faconde facile et ornée des romans. Hélas ! c’était une autre entreprise que celle de la Jérusalem délivrée, et tentée dans d’autres conditions ! L’épopée romanesque était un genre populaire et glorieux, et le Tasse, en l’abordant, était dans la fleur de la jeunesse. Tout au contraire pour la tragédie ! La tragédie en Italie n’était qu’un genre savant, scolastique, végétant à l’ombre de discussions pédantes sur la Poétique d’Aristote. Et puis le Tasse, quand il écrivait Torrismondo, était usé par de longues années de prison, malade et vieilli, étouffant d’ennui à la cour des Gonzague. Peut-être aurait-il pu faire mieux dix ans plus tôt, après l’Aminta ! » Le Tasse avait en effet commencé une tragédie en 1573, après le succès de sa pastorale. Il s’était mis à un Galealto, roi de Norvège, dont il nous a laissé un acte et deux scènes, et que son emprisonnement, sans doute, l’aura empêché de finir. Rendu à la liberté en 1586, et recueilli à Mantoue par ses protecteurs, Vincent et Eléonore de Gonzague, il se mit à une nouvelle tragédie, Torrismondo, qu’il acheva en quelques mois. Mais il n’avait plus ni sa facilité ni sa santé d’autrefois. « Outre mes infirmités, écrivait-il vers cette époque au médecin Cavallara, je suis tourmenté d’une sorte de frénésie : à toute heure m’assaillent des pensées tristes, des imaginations sombres, des fantômes. Joignez-y que ma mémoire s’est fort affaiblie : sans cesse je me surprends à répéter des choses que j’ai déjà écrites. A tous les biens du monde entassés en monceau je préférerais encore le retour à la santé. » On le voit, M. Carducci a raison de dire que le malheureux était dans de mauvaises conditions pour tenter une conciliation de l’esprit classique et l’esprit romantique.

Comme dans le Galealto, roi de Norvège, qu’il avait entrepris douze ans auparavant, le Tasse a traité, dans son Torrismondo, un sujet Scandinave. Torrismondo est fils du roi des Goths ; son ami Germondo est fils du roi des Suèces, et l’héroïne de la tragédie, Alvidia, est fille du roi de Norvège. On s’est demandé d’où pouvait venir au Tasse sa connaissance de ces légendes du Nord, et le goût qu’il a témoigné pour elles dans les dernières années de sa vie : car, outre ses deux tragédies, il a écrit un dialogue, le Messager, où il a fait défiler Wotan, Gutrune, Hunding, Brunhild, tous ces héros des Sagas que nous a, depuis, rendus familiers l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner. Le dialogue, écrit parle Tasse dans sa prison, est peut-être de toutes ses œuvres la plus charmante et la plus parfaite : le style et les images y ont une légèreté, une douceur, qu’on ne peut guère retrouver que dans certains passages poétiques des dialogues de Platon. On sent que le Tasse s’est passionnément attaché à cette mythologie Scandinave, qui lui a paru pouvoir remplacer dans la littérature de son temps la mythologie grecque déjà un peu usée. D’autres poètes italiens, d’ailleurs, semblent avoir eu le même goût et les mêmes idées : l’un d’eux, Horace Arioste, l’arrière-neveu du poète de Roland furieux, a écrit un poème héroïque, l’Alfée, dont voici les premiers vers : « Je chanterai comment, sous le ciel froid de la Gothie, brûlait d’amour pour Alcide le Danois Alfée. »

A en croire M. Carducci, ces mythes et ces légendes du Nord auraient été apportés en Italie, dans la première moitié du siècle, par deux frères, Jean et Olaf Mausson, qui ont tous deux publié plusieurs ouvrages en latin sous les noms de Giovanni et d’Olao Magno. Ils étaient Suédois, mais avaient étudié à Rome. Jean, l’ainé, avait été rappelé en Suède par Gustave Vasa, qui l’avait nommé archevêque d’Upsal. Mais, lorsque en 1527, Vasa, devenu luthérien, mit la main sur les biens du clergé, Jean s’enfuit en Italie. Il y mourut en 1544, l’année même où il venait de publier son Histoire des Goths et des Suèces, énorme compilation qui mérite, aujourd’hui encore, d’être consultée. Son frère Olao, qui l’avait suivi dans son exil, vécut à Rome jusqu’en 1568, d’une pension que lui faisait le pape. Il a publié en 1539, à Venise, une Tabula terrarum septentrionalium, et à Rome, en 1555, un traité de Gentibus septentrionalibus. C’est apparemment ce dernier ouvrage qui répandit en Italie la connaissance des sujets Scandinaves, car il fut réimprimé un grand nombre de fois à Rome et à Venise, sans parler des éditions qui en furent publiées à Anvers, à Francfort et à Bâle. Dans une lettre écrite de Mantoue en 1586, le Tasse demande à son ami de lui procurer au plus tôt « le livre d’Olao Magno. »


Pendant que M. Carducci s’efforçait de rappeler à ses compatriotes une tragédie oubliée deTorquato Tasso, d’autres érudits essayaient de découvrir des œuvres encore inconnues du poète de la Jérusalem délivrée. Parmi ces écrits nouvellement exhumés et attribués au Tasse, le plus considérable est un dialogue Dei Casi d’Amore, découvert et publié par le P. Paolino Manciana. La découverte a fait grand bruit en Italie ; non pas que le dialogue attribué au Tasse eût une haute valeur littéraire, — il n’en avait proprement aucune, — mais s’il était en vérité du Tasse, plusieurs points de la biographie du poète se trouvaient par là modifiés. Le seul malheur est que ce dialogue n’était pas, ne pouvait pas être du Tasse : c’est ce que vient de démontrer, avec infiniment de clarté et de précision, le plus érudit des commentateurs du poète, M. Angelo Solerti. Aucune des raisons alléguées par le P. Manciana n’avait seulement pour elle la moindre vraisemblance ; et le dialogue en question, œuvre médiocre d’un anonyme, après avoir un moment failli devenir célèbre, ira rejoindre dans l’oubli des centaines de compositions analogues.

Des articles comme celui de M. Solerti, réfutant une attribution, établissant une date, voilà ce qu’il faut chercher dans les revues italiennes ; ou bien encore des morceaux plus étendus d’histoire littéraire, mais toujours se rapportant à des parties accessoires de la littérature nationale, et relevant davantage de la curiosité que de l’art. Tels, par exemple, les deux articles de M. G.-A. Cosareo sur les Origines des pasquinades.

Nous connaissons tous l’histoire, ou plutôt la légende, de la statue de Pasquin. « Ce Pasquin, rapporte Castelvetro, était un savetier de Rome, si médisant et d’une effronterie si plaisante que, à sa mort, le peuple donna son nom à une statue voisine de son échoppe, et que les courtisans et les poètes prirent l’habitude de coller sur cette statue, en les attribuant à Pasquin lui-même, leurs épigrammes satiriques sur les travers et les vices des puissans du jour. » La véritable histoire des pasquinades, d’après M. Cesareo, a été tout autre. Bien avant les premières années du XVIe siècle, la satire politique anonyme existait en Italie ; et si la statue de Pasquin est devenue, vers 1501, le lieu d’inscription préféré des épigrammes populaires, ce n’est nullement à cause de l’humeur médisante du savetier Pasquin, mais parce que cette statue, placée près du palais Orsini, dans le voisinage des Banchi et de l’église Saint-Laurent-de-Damas, se trouvait ainsi à l’endroit le plus fréquenté de la ville. Il est absolument faux, en outre, que les épigrammes qui y étaient collées fussent attribuées par leurs auteurs au savetier Pasquin : l’habitude de faire parler Pasquin ne s’est répandue que plus tard. Et il est inexact enfin que les pasquinades aient eu jamais un caractère anti-religieux : elles étaient une protestation du peuple et de la bourgeoisie de Rome contre le gouvernement et la politique des papes ; mais pas une seule fois l’autorité spirituelle du Saint-Siège n’y a été attaquée. Pasquin était, si l’on veut, nationaliste, mais jamais il n’a cessé d’être bon catholique.


Le goût de la poésie satirique, d’ailleurs, a toujours été très vif en Italie. A défaut des pasquinades, j’en trouverais la preuve dans les poèmes italiens cités ou analysés par M. Medin, tous datant des premières années de notre siècle, et se rapportant à Napoléon Ier. Encore M. Medin s’est-il borné aux poèmes sur la chute et la mort de l’Empereur. L’énumération qu’il en a faite suffit à remplir deux longs articles de la Nuova Antologia.

Jusqu’à la campagne de Russie, les poètes, en Italie comme en France, n’osaient guère s’attaquer à Napoléon. Innombrables étaient en revanche, en Italie comme en France, les adulateurs, les auteurs de Napoléonides. Tous célébraient les vertus du nouveau César, les uns par intérêt ou par servilité naturelle, tels les Monti et les Petroni, quelques autres sous l’effet d’un enthousiasme sincère. De ce nombre était Ugo Foscolo, qui jusqu’au bout s’est obstiné à voir en Napoléon le représentant et le défenseur des idées républicaines. Mais, en dépit de ces flatteries des poètes, le peuple italien n’aimait pas Napoléon : il avait gardé vivant le souvenir de l’invasion française ; et l’on comprend sans peine qu’il n’ait pu se résigner à aimer un maître étranger qui, tous les ans, lui enlevait pour son armée des milliers de jeunes gens. La campagne de Russie, en particulier, appauvrit l’Italie de quarante mille hommes.

Aussi, quand on apprit le désastre de Moscou, la joie fut-elle grande au-delà des Alpes. Une innombrable quantité de sonnets, d’odes, de dialogues satiriques célébrèrent la défaite du tyran. De cette époque datent la Fugitive de Grossi, l’Épisode de la guerre de Russie de Rosini, et surtout le beau poème d’un jeune Crémonais, Jean-Louis Radaelli, dont voici les dernières strophes :


« Ainsi, parmi l’outrage et la honte — tombent les vaillans ; et toi, leur chef, pendant ce temps — tu reviens sain et sauf et le front tranquille,

« Et de ton char de victoire brisé — s’élève un cri de guerre terrible, — dure réponse à la plainte des mères.

« Mais voici que furieuse se lève contre toi la terre, — et que ton pouvoir va finir.

« Sort mérité ! Mais je ne suis pas un homme vil, — et je ne veux pas t’insulter de ces lèvres — que la poésie a consacrées au culte de Dieu.

« Quand tu étais notre tyran, je t’ai méprisé : — une âme libre n’a point souci de la tyrannie ; — mais maintenant ton aventure fait de toi à mes yeux — le plus grand des hommes qui aient existé. »


Le peuple italien ne paraît pas avoir partagé, à ce moment, la généreuse pitié de ce jeune poète pour les malheurs de Napoléon. Et de fait Napoléon n’était pas plus tôt revenu de Russie qu’il levait en Italie de nouvelles armées. Aussi M. Medin cite-t-il toute une série de petits poèmes anonymes où l’Empereur est traité de monstre, d’assassin, de pourvoyeur de Pluton. On envie aux Russes l’honneur qu’ils ont eu de le vaincre. On joue sur le mot Mosca, qui signifie à la fois mouche et Moscou : « De tout temps, dit un quatrain, ce sont les araignées’qui ont avalé les mouches ; mais le grand Napoléon a été l’occasion de ce miracle, qu’une mouche (Mosca) a avalé l’araignée. »

Après le désastre de Leipzig, les épigrammes se multiplient. Elles deviennent innombrables après l’abdication de Fontainebleau. Quelques-unes sont en latin :


Napoleon, regum dedecus, furumque magister,
Quem tota abhorret progenies hominum.


Ou bien encore :


Napoleon, quondam Magnus cognomine dictus,
Nunc merito in castris dicitur Exiguus.


Un poète italien anonyme publie, en 47 strophes, les Dernières Dispositions d’un ex-Souverain, maladroite et niaise amplification du célèbre Testament de Napoléon qui circulait à Paris :


Je lègue aux Enfers mon génie,
Mes exploits aux aventuriers,
La Grand-Livre à mes créanciers,
Aux Français l’horreur de mes crimes,
Mon exemple à tous les tyrans,
La France à ses Rois légitimes,
Et l’hôpital à mes parens.


Un autre poète italien promet à Napoléon les plus épouvantables supplices ; « mais, dit-il en terminant, toutes ces tortures ne sont rien pour châtier un homme aussi criminel. » La satire prend toutes les formes, depuis le calembour jusqu’à la parodie de psaumes et de chants d’église. En mai 1814, les agens de police trouvent affichée sur les murs de Florence une gravure coloriée où Napoléon est représenté vêtu de sa fameuse redingote, mais la tête nue ; il tient à la main le globe terrestre et le regarde, la bouche grande ouverte, comme s’il s’apprêtait à l’avaler ; et, au-dessous ce distique :

« Tes forces, usurpateur, redoublent ; — mais songe que celui qui mange trop finit par éclater. »

L’opérette même s’en mêle. En 1814 est imprimé à Cagliari un « drame à mettre en musique », la Napoléonisation, dont les personnages principaux sont Napoléon, sa mère, ses frères Joseph, Louis et Jérôme, sa sœur Élisa, un maréchal de camp et des généraux, sans compter le chœur.

Mais bientôt les sarcasmes et les épigrammes font place aux élégies. Les Italiens s’aperçoivent que la chute de Napoléon, loin de leur avoir rendu la liberté, a simplement consolidé et aggravé leur asservissement. Le poète Nicolini, dans une belle épître, définit ainsi la paix enfin rétablie en Europe : « Honte et chaînes, voilà ce qu’est la paix des rois ! » Un poète anonyme énumère dans un sonnet toutes les tyrannies qui ont succédé à la prétendue tyrannie de Napoléon : « Les Russes occupent la Pologne, la Prusse s’apprête à conquérir les régions de l’Elbe, l’Angleterre a réduit en servitude toutes les mers, les Autrichiens retiennent l’Italie sous leur joug barbare. » On adresse au prisonnier de l’île d’Elbe d’interminables odes ; on le supplie de revenir en France pour chasser les tyrans.

Mais à peine est-il revenu, que de nouveau on l’accable d’injures, de sarcasmes et de malédictions. Les odes qu’on lui adressait naguère, on les adresse maintenant à Wellington ; on compare Napoléon à Nabuchodonosor ; on lui prédit qu’il sera bientôt réduit, comme le roi assyrien, à manger de l’herbe et à se rouler dans la boue. Cette comparaison de Napoléon avec Nabuchodonosor parait avoir très vivement frappé les poètes italiens. L’un d’entre eux, Nicolini, compose une grande tragédie politique, Nabuco, où il met en scène, sous des noms assyriens, Napoléon, sa famille et ses généraux. Le morceau le plus dramatique de la tragédie est un dialogue entre Nabuco-Napoléon et Arsace-Carnot : Arsace conseille à l’Empereur d’échanger son pouvoir absolu contre un régime constitutionnel.

Enfin lorsque Napoléon meurt à Sainte-Hélène, c’est un poète italien, Manzoni, l’auteur des Fiancés, qui, le premier en Europe, célèbre sa mémoire. L’ode qu’il écrit à ce propos, le Cinq Mai, passe pour un des chefs-d’œuvre de la poésie italienne : c’est vraiment un beau poème, plein de souffle et d’accent. Et à la suite de Manzoni, tous les poètes italiens, grands et petits, se répandent en éloges [sur la mort de l’homme dont la chute a été pour l’Italie le signal de la servitude. Mais aucune de leurs compositions ne vaut même d’être signalée, sauf peut-être une scène dramatique de l’improvisateur Antonio Bindocci : le Couple Bertrand au tombeau de Napoléon. Bertrand et sa femme, venus pour pleurer sur la tombe de leur maître, ont l’idée d’invoquer son ombre ; aussitôt celle-ci leur apparaît, leur fait l’éloge de ses vertus, et les laisse pénétrés d’enthousiasme et d’attendrissement.

Ainsi les Italiens, par haine de l’oppression autrichienne, en sont venus à regretter l’oppression française. Celle-ci parait cependant leur avoir en son temps, lourdement pesé. En voici un témoignage nouveau, que je trouve dans la Nuova Aniologia du 15 mars. C’est un épisode des guerres de la Révolution : épisode assez peu connu, je crois, et qui, pour être d’une vérité historique incontestable, n’en a pas moins toutes les apparences d’une aventure de brigands.

A Rome, le 24 décembre 1798, le général Brémont, ministre de la Guerre de la République romaine, offrait à ses compatriotes un grand bal, où assistaient, entre autres personnages importans, les généraux Championnet et Macdonald, Buhot, commissaire ordonnateur, et Méchin, nouvellement nommé administrateur de l’île de Malte, en remplacement de Regnaud de Saint-Jean-d’Angély. Le bal venait à peine de finir, lorsque le tocsin retentit dans Rome : l’armée du roi de Naples, disait-on, allait attaquer la ville. Il s’agissait, pour la population française, de s’en aller au plus vite.

Le 26 novembre, à une heure du matin, une longue file de carrosses sortit de Rome par la porte du Peuple. En tête du défilé venaient, avec leurs femmes et leurs enfans, l’administrateur Méchin, Mangourit, chargé d’affaires à Naples, et M. de Saint-André, inspecteur des transports militaires. A onze heures, la caravane s’arrêta à Monterosi, pour le déjeuner. A quatre heures, on parvint à un endroit où la Voie Flaminia se divise en deux routes, l’une allant en Ombrie, l’autre passant par Viterbe pour aller en Toscane. C’est cette seconde route que l’on choisit : le bruit courait que le Ponte Felice était au pouvoir des Napolitains. A six heures, on traversa Ronciglione : les rues de la ville étaient encombrées de paysans accourus des villages voisins, et qui considéraient les Français avec des regards pleins de haine. Il était cinq heures du matin quand on entra dans Viterbe. La première pensée des voyageurs fut de se rendre au municipe : mais la cour du municipe était envahie par une foule assez inquiétante : on dut rebrousser chemin, et bientôt tout le monde se trouva logé à l’auberge delle Stufate.

Mais à peine s’y est-on installé que, de toutes les rues de la ville sortent des hommes en armes, qui se précipitent vers l’hôtellerie avec des cris de mort. En un moment toutes les fenêtres sont brisées à coups de pierres. La foule menace de pénétrer de force dans la maison et de massacrer les Français. « Exterminons cette race impie ! Vive la Madone ! Mort aux ennemis de Dieu ! » Voilà ce que les malheureux voyageurs entendent crier autour d’eux.

Après de longues heures d’angoisse, on prit un parti. Un jeune soldat de l’armée romaine, Pinon, fut chargé d’aller au municipe pour demander du secours. Il partit, risqua vingt fois d’être assommé en chemin ; et deux heures après il revint annoncer à ses compatriotes que le municipe était en fuite, les gendarmes désarmés ; et il ajouta, en manière de consolation, que la populace venait de saccager et de mettre en pièces tous les carrosses de leur convoi. La situation devenait terrible. On s’affolait ; les avis les plus divers étaient tour à tour acclamés et rejetés. Saint-André proposait de combattre et de se faire tuer. Mangourit recommandait la ruse et vantait les avantages de la diplomatie. Enfin un secrétaire de Méchin, Ortaud, eut l’idée que, si l’on trouvait à se réfugier dans une église, on y aurait plus de chance d’être épargné par ces pieux brigands.

Il y avait en effet, non loin de l’auberge, un couvent de franciscains. C’est encore Pinon qui se dévoua et prit sur lui d’y aller réclamer assistance. Bientôt un moine, le Père Martinelli, entra dans l’auberge. A recueillir tous les voyageurs dans le couvent, on n’y pouvait songer ; mais les moines consentaient à donner asile aux femmes et aux enfans. Aussitôt l’aubergiste, ses filles et ses servantes se dévêtirent de leurs robes, qu’elles donnèrent aux dames françaises pour faciliter leur sortie.

Cependant la foule, devant la porte de l’auberge, continuait à s’agiter et à crier des menaces. Enfin le calme se fit : le nouveau gouverneur de la ville, le comte Zelli-Perraglia, se présenta à l’auberge, demandant à s’entretenir avec les voyageurs. C’était un homme courageux et bon : sa vue rassura les infortunés. Il leur apprit que les portes de la ville venaient d’être fermées, que tout espoir de fuite était impossible. Mais il leur offrit de les conduire, sous sa sauvegarde, dans son palais, où ils pouvaient être assurés d’être bien traités. Après quoi il les fit ranger sur deux files ; et la foule, un moment intimidée par son sang-froid, s’écarta respectueusement devant lui. Les Français trouvèrent en effet au palais Zelli l’accueil le plus cordial. Mais à peine avaient-ils commencé à reprendre confiance, que les mêmes cris qui les avaient terrifiés à l’auberge delle Stufate retentirent, plus furieux encore, devant la porte du palais. On avait appris qu’un bataillon français attaquait la ville : on s’apprêtait, en cas de défaite, à massacrer tous les Français qu’on tenait sous la main. Heureusement le bataillon français fut contraint de se retirer : c’était, encore une fois, le salut des prisonniers.

Plusieurs journées se passèrent, durant lesquelles le tocsin ne cessa pas de sonner aux clochers de Viterbe, ni la foule de hurler sous les fenêtres du palais Zelli. Mais les Français avaient fini par s’habituer à tout cela. Les femmes, sous la conduite du Père Martinelli, avaient pu sortir du couvent et rejoindre leurs maris. On faisait de la musique, on dansait. L’un des prisonniers composa une pantomime, les Brigands, où il parodiait les attitudes et les manières des assiégeans. La pantomime fut jouée dans le salon du palais, avec un énorme succès, tandis que les cris de mort retentissaient dans la rue.

Et les choses allèrent ainsi, avec des alternatives incessantes d’alarmes et d’accalmies, jusqu’au matin du ! 19 décembre. Ce jour-là, de nouveau, la situation s’aggrava. Le général français Kellermann avait déclaré aux insurgés qu’il leur ferait une guerre sans merci : du moins ils voulaient se venger sur leurs otages du palais Zelli. Et certainement ils auraient, cette fois, réalisé leurs menaces, si l’évêque de Viterbe, le vénérable cardinal Bartoli, n’avait eu le courage de leur tenir tête, et de recueillir à l’évêché les malheureux voyageurs.

À l’évêché, la même vie recommença, avec les mêmes successions d’espérance et de découragement. Jour et nuit la foule furieuse se pressait aux portes ; jour et nuit, pendant tout le mois, le tocsin sonnait à tous les clochers de la ville. Il n’y eut de répit véritable qu’un certain dimanche où fut célébrée la fête de sainte Rose. Pour se concilier la faveur de cette sainte, les habitans portèrent par toutes les rues de la ville sa statue, qu’ils avaient accoutrée de toutes sortes de robes et d’objets de toilette enlevés aux dames françaises. Sainte Rose se promenait ainsi dans Viterbe vêtue à la mode de Paris. Mais le lendemain et le surlendemain, la situation des prisonniers devint si critique que tout espoir de salut les abandonna. Les insurgés, apprenant l’approche des troupes françaises, avaient décidé que tous les Français seraient extraits par force de l’évêché et des auberges où ils se cachaient, pour être incarcérés dans une maison voisine de la porte de Saint-Pierre, et traités comme otages. C’était leur mort assurée au premier succès de leurs compatriotes. Les malheureux exploraient les caves, les greniers, en quête d’un abri.

Tout finit pourtant par s’arranger. Un des chefs de l’insurrection vint trouver les prisonniers, leur promit d’obtenir leur grâce s’ils obtenaient la sienne du général français. Et de fait, il fit si bien que la fureur s’apaisa. Le 26 décembre, un mois après leur arrivée à Viterbe, les Français purent librement sortir de leurs cachettes, et quitter la ville. Les rues maintenant étaient vides : aux fenêtres des maisons, les femmes saluaient le cortège, imploraient l’intervention des dames françaises en faveur de leurs maris. Quelques heures après, l’armée de Kellermann entrait, sans rencontrer sur son chemin aucune résistance. Le comte Zelli, l’évêque, le Père Martinelli furent publiquement remerciés de leur courageuse conduite, et, en considération d’eux, grâce entière fut faite aux insurgés. Ainsi se termina, à la satisfaction de tout le monde, cette incroyable aventure. M. T. Mariotti l’a racontée, dans la Nuova Antologia, avec une foule de détails, comiques ou terribles, que je regrette d’avoir dû omettre dans ce rapide résumé.

Je signalerai, en terminant, la récente apparition en Italie de deux revues nouvelles de genres très différens : l’Oriente, revue trimestrielle, publiée sous la direction des professeurs de l’Institut oriental de Naples, et la Riforma sociale, dirigée par M. F. Nitti. M. Nitti est l’auteur d’un livre sur le Socialisme catholique, qui vient d’être dernièrement traduit en français[1] ; livre excellent, le résumé le plus clair et le plus précis qu’on ait donné de ce grand mouvement.

La Réforme sociale est une publication internationale où se rencontrent, mêlés aux noms de MM. Lanza, Loria, Colajanni, des noms d’économistes et d’hommes politiques français, anglais, allemands. Elle conservera toujours, — à l’en croire, — une impartialité absolue ; et libre de tout lien, rigoureusement scientifique, elle ne tendra qu’à placer sous les yeux du public tous les systèmes et toutes les idées.


T. DE WYZEWA.

  1. Librairie Guillaumin.