Les Revues italiennes

Les Revues italiennes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 218-227).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ITALIENNES

Études historiques : les Variations de la mode à Venise au XVIIIe siècle ; le Comte d’Artois à la cour de Turin.

Les revues italiennes de ces mois derniers sont remplies d’articles si graves, et témoignant de préoccupations si pressantes, l’Abyssinie y tient tant de place, sans compter la crise économique et les progrès du socialisme, que l’on s’étonnera peut-être de me voir choisir, pour m’y arrêter aujourd’hui, une étude de M. Malamani sur les Variations de la mode à Venise au XVIIIe siècle. Mais outre que les articles de politique courante s’adressent expressément à un public spécial, leur actualité même les condamne à n’avoir qu’une valeur tout à fait provisoire ; on n’imagine point, par exemple, la singulière impression que donnent, relues à trois mois de distance, les déductions, conjectures, et hypothèses diverses des écrivains politiques les plus avisés de l’Italie touchant l’issue probable de « l’entreprise africaine. » Et c’est au contraire l’un des mérites de l’étude de M. Malamani, qu’à une foule de traits pittoresques et d’amusantes anecdotes elle joint la portée supérieure d’une leçon générale : car elle nous montre, par l’exemple peut-être le plus typique possible, la force irrésistible et fatale de ce grand mouvement d’égalisation qui, d’année en année, se propage à travers le monde, détruisant sur son chemin tout ce qui reste encore de particularités nationales et locales, et partout réduisant à l’uniformité les coutumes aussi bien que les costumes, et les façons de vivre et les façons de penser.

L’auteur, en vérité, ne nous parle que de toilette. Il nous raconte comment, au XVIIIe siècle, la vieille mode vénitienne fut remplacée à Venise par la mode française, qui devait régner plus de cent ans, d’un pouvoir absolu, dans l’Europe entière. Mais je ne crois pas que nulle autre part cette substitution de la mode générale à la mode locale se soit accomplie dans des conditions plus caractéristiques, ni qui attestent mieux l’invasion toute-puissante du cosmopolitisme. On sait en effet qu’il n’y avait rien dont la République de Venise fût aussi fière, jadis, que de la permanence de ses mœurs et de ses traditions nationales. Elle veillait à leur conservation avec un soin jaloux, multipliant les lois et les décrets pour s’opposer à l’importation des nouveautés étrangères. La réglementation du costume, notamment, faisait l’objet d’un code spécial, accompagné des sanctions les plus rigoureuses ; et un corps spécial de fonctionnaires, le Comité des Pompes, formé d’un inquisiteur, de trois provéditeurs, et de trois supra-provéditeurs, avait pour mission expresse d’assurer le maintien des anciens usages : jouissant, avec cela, d’une autorité considérable, et disposant même d’une police particulière, que dirigeait un officier entièrement soumis à ses ordres. Le Comité des Pompes avait partout libre accès : nobles et bourgeois étaient tenus de se conformer à ses décisions, qui étaient affichées d’office, en belle place, dans toutes les échoppes des tailleurs, des bottiers, des brodeurs, et des coiffeurs de la République, et solennellement lues du haut de la chaire, le dimanche, dans toutes les églises. Fondé de temps immémorial, son pouvoir était resté si grand jusqu’aux dernières années du XVIIe siècle, qu’en 1660 les nobles et les patriciennes de Venise s’habillaient encore de la même façon, ou à peu près, que leurs aïeux et leurs aïeules du temps de Titien.

Mais un jour vint où la mode l’emporta sur l’orgueil national ; et dès ce jour le Comité des Pompes eut beau vouloir résister, il eut beau protester, sévir, adjoindre à sa police spéciale toute la police et toute l’armée de la République : le courant qu’il essayait d’arrêter poursuivait sa marche, de telle sorte qu’après un demi-siècle de lutte le malheureux comité dut s’avouer vaincu. Histoire à la fois comique et touchante : comique lorsqu’on en regarde le détail particulier, mais si touchante, si profondément triste, quand on songe qu’avec ces modes anciennes c’était l’originalité, la beauté, la grandeur même de Venise que le Comité des Pompes s’évertuait à défendre ! Hélas, le progrès triomphe désormais sans obstacle dans la ville des doges ; la place Saint-Marc, le quai des Esclavons, la Merceria sont remplis de bazars, où nobles et bourgeois trouvent tout faits d’élégans costumes à la mode de Berlin ; et le moment est prochain où les vaporetti auront chassé du Grand-Canal la dernière gondole.

En 1668, le patricien Scipione Collalto, revenant d’un voyage à Paris, se montra sur la place Saint-Marc la tête couverte d’une belle perruque. Quelques jours après, tous les nobles de Venise s’étaient fait couper les cheveux et portaient perruque. Le changement fut si brusque, et prit des proportions si énormes, que le Comité des Pompes, pour y mettre bon ordre, dut réclamer l’appui des inquisiteurs d’État. Et un décret parut, interdisant sous les peines les plus sévères le port de la perruque. Force était de se soumettre. Il ne fut même point permis aux Vénitiens d’attendre, pour revenir à l’ancienne mode, que leurs cheveux eussent un peu repoussé. Seul l’avogador Lorenzo Donato, qui était chauve, obtint, à force de larmes et de supplications, de porter une petite perruque en forme de calotte. Et bientôt il y eut à Venise une foule d’hommes de tout âge et de toute condition qui s’aperçurent qu’ils étaient chauves, ou qu’ils allaient le devenir. Le Comité des Pompes fut assailli de pétitions. Il ne cédait point, mais il tolérait, se réservant de sévir si la mode nouvelle se généralisait. La perruque reparaissait, d’autant plus haute qu’on la portait maintenant sans se faire couper les cheveux, dans la crainte d’avoir encore à l’abandonner. Et bientôt la mode se généralisa à un tel point, que toute possibilité de résistance parut désormais impossible. Le Sénat essaya bien encore, le 7 mai 1701, de créer une commission spéciale « chargée d’entrer dans toutes les maisons de la ville, et de dresser la liste des personnes portant perruque » ; mais en 1709 on vit le doge lui-même, Giovanni Cornaro, se présenter au Conseil la tête coiffée d’une perruque ; et dès lors le Comité des Pompes fut définitivement forcé de se résigner.

Il y eut en revanche de vieux patriotes, et même quelques jeunes enthousiastes, qui ne se résignèrent point, et prétendirent rester fidèles à l’ancienne mode nationale. C’est ainsi qu’un jeune gentilhomme, Antonio Correr, organisa une ligue de deux cent cinquante patriciens, qui tous s’engagèrent par serment à ne point porter de perruque. Mais quelques années à peine s’étaient écoulées, que l’héroïque Correr restait seul de toute sa ligue, aucun de ses deux cent quarante-neuf compagnons n’ayant osé continuer à se singulariser, ni résister davantage à une mode aussi contagieuse. Un autre jeune noble, Nicola Erizzo, se montrait, lui aussi, avec ses cheveux naturels : mais ce n’est point par goût qu’il se passait de perruque. Il avait au contraire au sommet du crâne une affreuse cicatrice, souvenir d’un coup de sabre reçu naguère dans des conditions assez humiliantes ; et il eût été ravi de pouvoir la cacher. Mais son père, par testament, avait déclaré que celui de ses enfans qui porterait perruque serait aussitôt déshérité, et que sa part de patrimoine serait attribuée à l’hôpital della Pieta. Encore Nicolo finit-il par faire casser le testament paternel ; et une convention avec les gérans de l’hôpital lui permit de se couvrir la tête de la perruque à la mode. La perruque n’eut plus alors d’autres adversaires à Venise que quelques extravagans, comme le poète Carlo Dottori, ou comme ce Luigi Foscarini di Paolo, qui, ne pouvant se décider à choisir entre l’ancienne et la nouvelle mode, avait du moins essayé de les concilier. Les historiens le citent comme la dernière barbe qu’on ait vue à Venise au XVIIIe siècle.

Mais à défaut du Comité des Pompes, un autre pouvoir s’occupait de réglementer le port de la perruque : d’année en année, la mode amenait de France quelque façon nouvelle, qui devenait aussitôt la seule honorable. Tour ù tour on vit à Venise des perruques à la courtisane, à la dauphine, vingt autres variétés sans cesse plus étranges et plus compliquées. Et non seulement les nobles Vénitiens prenaient au dehors les modèles de leurs perruques, mais ils entendaient encore s’approvisionner au dehors de leurs perruques elles-mêmes ; et toute perruque confectionnée par un coiffeur vénitien était infailliblement tenue pour un indice de pauvreté ou de mauvais goût. En 1705, les provéditeurs déclaraient dans un rapport qu’une des causes d’appauvrissement de l’État était « l’importation de cheveux blancs d’origine flamande. » Pour y remédier, on s’avisa, quelques années plus tard, de faire venir des duchés de Parme et de Toscane les produits destinés à la confection des faux cheveux. Mais les nobles Vénitiens ne voulaient décidément pas des produits locaux ; et les perruquiers ne purent leur faire admettre ces coiffures indigènes qu’en les leur vendant aussi cher que les françaises et les flamandes.


Par un phénomène singulier, les dames de Venise restèrent attachées beaucoup plus longtemps que les hommes aux modes nationales. Mais lorsque, le 16 août 1725, elles virent, à la Scuola di San Rocco, deux Anglaises coiffées de hautes perruques, c’en fut fait pour toujours de leur fidélité aux coiffures anciennes. En vain « leurs frères, leurs maris, leurs amans » protestèrent-ils contre une mode contre laquelle nous ne voyons pas trop d’ailleurs le droit qu’ils avaient de tant protester : dès l’année suivante il n’y eut pas à Venise une seule dame qui ne portât sur la tête des montagnes de faux cheveux. Et bientôt les coiffeurs furent si nombreux, et devinrent des personnages si importans, que ce fut un lieu commun pour les auteurs comiques de les mettre en scène, et pour les moralistes de déplorer leur triomphe. En 1797, la corporation des perruquiers vénitiens comptait 852 membres. « Et ainsi, ajoute M. Malamani, tandis que nos forteresses tombaient, facile proie, aux mains de l’ennemi, sans trouver un soldat pour les défendre, un bataillon composé de près d’un millier d’hommes se tenait prêt à défendre le toupet, la perruque, et tous les artifices des cheveux en faux ! » Passons maintenant à l’histoire du vêtement. Nous retrouverons ici encore une comédie toute semblable, les mêmes beaux efforts de résistance aboutissant à la même défaite. L’ancienne loi de Venise ordonnait à tous les jeunes gens nobles, jusqu’à leur entrée dans le Grand Conseil, de se vêtir exclusivement de noir, sans ornement d’aucune sorte, sauf une bande de dentelles autour du justaucorps ; toute infraction à cette loi était punie d’une amende de 250 ducats, et d’une amende double en cas de récidive. Mais, sur ce point, la poussée de la mode fut si forte que du premier coup le Comité des Pompes paraît avoir renoncé à la lutte. « Nulle part au contraire, dit l’auteur italien, on ne vit des costumes de couleurs plus variées, avec plus de broderies d’or, d’argent, et de soie, ni un plus grand luxe de dentelles aux manches et au cou ; et cela sans que personne ait eu à payer la plus petite amende. » Le seul signe de protestation du Comité des Pompes fut de promulguer en 1733 un nouveau décret, réglant le costume que l’on devait porter à la campagne, et en temps de carnaval. Autant, comme bien l’on pense, en emportait le vent.

Il y a en revanche un autre point sur lequel le Comité parait avoir sérieusement essayé de lutter. La loi ancienne défendait aux patriciens de porter par-dessus leurs vêtemens autre chose que la toge : or il se trouva que personne à Venise ne voulut plus de la toge ; et tous, jeunes et vieux, adoptèrent un beau jour l’usage espagnol du tabarro, ou manteau rejeté sur l’épaule. C’est alors que le Comité des Pompes publia un décret souvent cité, depuis lors, comme une preuve du monstrueux esprit de tyrannie qui régnait dans les conseils de la République. Ce décret interdisait « à tous restaurateurs, vendeurs d’eau, barbiers, etc., sous peine de mort, de recevoir chez eux des patriciens vêtus du tabarro. » Et en effet la peine était un peu dure ; mais non seulement personne ne s’est jamais avisé de l’appliquer ; il ne semble pas même que jamais personne ait été inquiété pour avoir contrevenu à ce fameux décret, auquel, cependant, il n’y avait personne qui ne contrevint. Seul un jeune noble, qui sans doute l’avait bien voulu, fut un jour arrêté en flagrant délit. Les inquisiteurs d’État le firent comparaître devant eux ; mais pour tout châtiment ils lui adressèrent un beau discours, après quoi ils le congédièrent ; et leur admonestation ne paraît pas avoir empêché le jeune homme de porter un tabarro jusqu’à la fin de sa vie. La mode du manteau prospéra même si bien, en dépit de tous les décrets, qu’en 1754 le tailleur bolonais Paolo Ferri s’acquit à la fois la gloire et la fortune pour avoir inventé « un manteau à quatre couleurs, qui coûtait 100 sequins, et pouvait être porté de quarante-six manières différentes. »

Ainsi le Comité des Pompes échoua pitoyablement dans ses velléités de lutte contre les patriciens de Venise ; et il échoua de même dans ses tentatives de répression, lorsque les dames prirent fantaisie, à leur tour, de rompre avec les anciens usages pour se conformer aux modes parisiennes. En vain le galant comité leur faisait sans cesse de nouvelles concessions, étendant d’année en année la limite des ornemens qu’elles pouvaient porter sans enfreindre la loi. En vain à ces mesures de tolérance il joignait la menace de nouvelles rigueurs, décrétant par exemple que toute dame qui aurait porté en public une robe de couleur, ou simplement des bijoux, serait pendant trois mois reléguée dans sa maison, avec défense d’y recevoir des visites que de ses proches parens. Les dames vénitiennes se souciaient bien de ces tolérances et de ces rigueurs ! Une seule chose les préoccupait : d’être vêtues conformément, non pas à l’ancienne loi de Venise, ni à la nouvelle, mais à la poupée de Paris, cette fameuse poupée qui a précédé la gravure de modes, et qu’elles pouvaient voir tous les ans, durant la foire de l’Ascension, exposée dans une boutique de la Merceria. Et bientôt ce ne fut plus une fois par an, mais une fois par mois, et bientôt presque une fois par jour que la poupée se montra aux dames vénitiennes vêtue d’une robe nouvelle. Encore dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la mode parisienne ne suffit-elle plus à leur folie de nouveauté. On leur offrit en outre la mode turque, la mode russe, la mode anglaise et la mode allemande ; et une des patriciennes les plus belles de Venise, Cecilia Tron, mérita d’être appelée la mode universelle pour l’innombrable variété des accoutremens dont elle s’ornait tour à tour.

Le Comité des Pompes, débordé, voulut du moins tenter un dernier effort. Le 7 août 1749, il émit un décret obligeant les dames à se vêtir de noir pour entrer dans les églises. Peine perdue ! on ne voulait plus entendre parler de noir, ni de décrets, ni d’économie. « Qu’ai-je à faire d’une belle dot ? disait un personnage de Goldoni à un vieux docteur qui voulait le marier. Ne voyez-vous pas comme sont faites les femmes d’à présent ? Si elles ont cent mille sequins, elles en dépenseront deux cent mille : la mode nous ruine, et pour avoir de quoi les vêtir à leur gré il nous faudrait des fortunes qui ne s’épuisent pas ! »


Dans un dernier chapitre M. Malamani nous raconte plus en détail les efforts et les défaillances du Comité des Pompes. Dès les premières années du XVIIIe siècle, les provéditeurs se plaignent au doge du relâchement des coutumes, et lui demandent par quel moyen ils y pourront remédier. Mais le doge n’en sait pas plus que les provéditeurs. De 1700 à 1709, c’est entre lui et le comité une longue série de rapports, de négociations, et de discussions, mais toujours sans effet. Et peu à peu un découragement s’empare de ces excellentes gens, qui ne va plus cesser désormais d’aller grandissant. Ils s’aperçoivent que le mal est sans remède, et cela parce que les seuls hommes qui dans l’État pourraient les soutenir avec fruit, les sénateurs et les hauts fonctionnaires, sont précisément les premiers à enfreindre la loi. « Le vrai, le principal, l’infaillible remède au mal dont souffre la République, je le connais et je vais vous le dire franchement, écrivait au doge le provéditeur Paolo Renier. Cet unique remède est le bon exemple. C’est à ceux qui gouvernent la République de conduire les autres dans le droit chemin. » Le découragement devient si profond qu’on ne s’inquiète même plus des causes du mal, et qu’on le subit avec une résignation fataliste : en 1733, le Sénat déclare que l’État souffre d’un monstrueux accroissement de luxe, « maladie funeste à tous les Etats, mais plus particulièrement encore à une république. » Et il vient même un moment où, après s’être résignée à la maladie, Venise, dégénérée, finit par s’en féliciter. « Jamais il n’a été ni ne sera possible, dit un Rapport sur le luxe présenté au doge dans les dernières années du siècle, d’entraver les variations de la mode : la mode, en effet, est fille du génie varié de toute nation cultivée, et se lie intimement au cours général des révolutions humaines. »

C’est vers le même temps, ou à peu près, que « le cours général des révolutions humaines » amenait en Italie, chassé de France pour plus d’un quart de siècle, le comte d’Artois, dont M. G. Roberti nous conte, dans la Nuova Antologia, le long et mélancolique séjour à la cour de Turin. L’étrange destinée que celle de ce prince ! On eût dit que la nature, tout en lui accordant les dons les plus heureux, l’avait condamné à se rendre insupportable, partout et toujours, au long de sa vie. En France et dans l’exil, il agaçait, vexait, exaspérait tout le monde. Et la même joie que témoignèrent ses compatriotes, à deux reprises, en se voyant débarrassés de lui, il semble bien que son départ l’ait produite tour à tour dans chacun des lieux où il a séjourné. Jamais un homme ne fut aussi constamment, aussi universellement « mal venu ». A la cour de Turin, en particulier, dès le premier jour, il n’y eut personne qui ne fût gêné de sa présence ; et les nombreux documens extraits par M. Roberti des archives d’État de Turin sont tous remplis à son endroit de récriminations si amères, qu’on finit par se sentir plutôt entraîné à le plaindre, et à prendre son parti contre des hôtes vraiment trop désolés de leur hospitalité.

Encore n’est-ce point de bon cœur que lui fut accordée cette hospitalité. Lorsque de Bruxelles, où il s’était d’abord réfugié, il demanda à son beau-père l’autorisation de venir demeurer dans ses États, non seulement Victor-Amédée exigea qu’il obtint d’abord le consentement de Louis XVI, mais il chargea encore un de ses conseillers de « sonder adroitement à ce sujet les dispositions des États Généraux », ce qui dénotait chez lui, unie à tant de prudence, une assez forte dose d’ingénuité. Enfin le comte d’Artois fut autorisé à s’établir en Piémont : mais ce fut à la condition expresse « qu’il habiterait à la campagne, incognito, avec sa famille et les gentilshommes de sa suite », et qu’à aucun prix il « ne permettrait aux émigrés de conspirer sur le sol piémontais. »

Jour par jour, les agens de Victor-Amédée le tiennent au courant des moindres détails du voyage du comte d’Artois. Dans les premiers jours d’août on l’attend à Bâle, où sont arrivés déjà Polignac et plusieurs de ses familiers. Le 13 août il est à Berne, où le rejoint sa maîtresse bien-aimée, Mme de Polastron. Il veut ensuite entrer en Savoie par Évian, où se trouve le duc de Chablais, frère de Victor-Amédée. Mais celui-ci, on ne sait trop pourquoi, se refuse à le voir : de telle sorte que le comte d’Artois est contraint de prendre un autre chemin, passant par Schaffhouse, le Tyrol, et Milan. A Zurzach, près de Schaffhouse, la foule le reconnaît, et commence à le huer. « Il vouloit continuer sa route sans s’arrêter, écrit à Victor-Amédée son ambassadeur d’Espines, mais le voiturier suisse qui le conduisoit n’a pas voulu obéir, ayant, dit-il, à faire rafraîchir ses chevaux. Le prince est sorti de voiture et a marché, dit-on, plus de deux heures, avant qu’il ait été rejoint par ses voitures. » A Milan, quelques jours après, pendant une représentation au théâtre de la Scala, des courtisans ayant voulu l’acclamer, la plus grande partie de l’assistance se met à siffler ; et le tapage devient tel que le malheureux prince est forcé de quitter la salle. Le 14 septembre enfin, à 11 heures du matin, il arrive à Moncalieri, où « Victor-Amédée, — disent les registres officiels, — l’accueille comme un fils, venant à sa rencontre jusque dans le vestibule du château. »

Bientôt sa femme, la douce et bonne Marie-Thérèse de Savoie, vient le rejoindre dans son exil. « J’étais par hasard à Versailles quand elle en est partie, écrit le Florentin Filippo Mazzei ; presque tous les habitans de la ville, mais en particulier les dames, vinrent sur la grande place du château pour la voir une dernière fois. Quand elle parut, les dames se jetèrent à ses genoux, priant Dieu de lui donner un bon voyage, et de la faire vite revenir. » Hélas ! jamais plus cette « angélique princesse », comme l’appelle Mazzei, jamais elle ne devait revenir à Versailles ; et l’on ne peut même pas dire que Dieu lui ait donné un bon voyage, si l’on songe que son mari, qu’elle allait rejoindre, se » souciait moins que jamais de l’avoir près de lui, tout entier à sa folle passion pour Mme de Polastron.

Le 25 septembre, la famille du comte d’Artois se trouve au complet dans le château de Moncalieri. « Le roi, — écrit dans son journal Charles-Félix, alors duc de Gênes, — nous envoya ce jour-là, Montferrier, Maurienne et moi, au bas de l’escalier, pour recevoir les enfans d’Artois. Le comte d’Artois les conduisit lui-même ; nous les avons embrassés, et nous les avons conduits en haut. Quoiqu’ils fussent dans le plus grand déshabillé, ces deux enfans sont charmans. D’Angoulême, qui est l’aîné, a quatorze ans ; il n’est pas fort grand pour son âge, mais il est bien fait, il se présente bien, et parle, raisonne comme un homme fait. Berry, qui est le cadet, n’est âgé que de onze ans et demi ; il est fort petit, gras et très joli. Il est aussi bien aimable. »

Quelques jours après, le malencontreux effet de l’arrivée du comte d’Artois se fait déjà sentir autour de lui. « Jusqu’à l’arrivée des Français, écrit le duc de Gênes, nous avons vécu en union et sans alarmes. Mais l’impertinence de cet étranger (le comte d’Artois), et le dessus qu’il prit d’abord sur l’esprit de Piémont (le prince de Piémont), nous choqua tout à fait et nous fit lever le masque. Nous n’avons plus témoigné de respect pour lui, en laissant même apercevoir que sa liaison avec cet étranger nous offensait beaucoup. Les Condés parurent pendant quelque temps humbles et respectueux ; aussi j’étois plutôt bien avec le duc d’Enghien ; mais voyant que le comte d’Artois, avec toute son effronterie, avait si bien réussi, ils voulurent l’imiter et devinrent aussi abandonnés ; et nous ne leur avons plus fait aucune politesse. »

Quel était donc le crime du comte d’Artois ? Sa liaison avec le prince de Piémont n’avait rien que de fort naturel : n’était-il pas doublement son parent ? Mais on lui en voulait surtout de « faire des cancans », de mettre en circulation des « bruits malveillans ». A tort ou à raison, on l’accusait d’avoir transporté à la cour de Savoie les petites intrigues de ce Versailles, que les Piémontais paraissent d’ailleurs s’être figuré comme un lieu fantastique de délices et de dépravation : car à tout moment les documens officiels constatent que, « bien qu’il fût habitué au luxe de la cour de Versailles », le comte d’Artois a pris un grand plaisir aux fêtes où il a assisté.

Ces fêtes cependant, ni les intrigues de la cour, ne consolaient le prince de l’absence de sa chère maîtresse. En vain le fidèle Vaudreuil, à la garde de qui était confiée Mme de Polastron, il l’engageait à se conduire avec grande mesure « pour ne point achever de perdre à Turin sa considération personnelle. » Il se résignait, prenait patience ; mais bientôt sa passion l’entraînait à de nouvelles folies. Deux fois Vaudreuil dut consentir à lui amener Mme de Polastron à Turin, où chacun fut aussitôt informé du scandale.

Il n’était pas homme non plus à garder longtemps l’incognito, que son beau-père lui avait d’abord imposé. « Hors de la cour, il se faisait toujours appeler le marquis des Maisons ; mais il avait établi dans son palais un train tout à fait princier. Il avait l’attitude non d’un fugitif qui a trouvé un asile, mais d’un prince qui entend se faire respecter. » Une petite cour s’était constituée autour de lui, bruyante et impertinente, qui avait achevé d’exaspérer tout le monde. Et l’on ne fut qu’à demi enchanté d’apprendre l’échec de la tentative d’assassinat dirigée contre lui par un certain sergent Cornes, natif de Cailloux en Languedoc. « Cet homme, écrit l’ambassadeur d’Espines, a juré de purger ‘ la terre d’un prince qui a fait beaucoup de mal à sa patrie ; ajoutant qu’il étoit encouragé dans son dessein par quelqu’un qui pourroit un jour faire la loi aux puissans mômes. » Mais rien ne sortit de ce mystérieux projet, non plus que de plusieurs autres également « dirigés contre le comte d’Artois par la faction orléaniste. » Et le comte d’Artois restait toujours à Turin, détesté de la ville, détesté de la cour, où l’on avait même fini par l’exclure des fêtes officielles. Un jour enfin, le 4 janvier 1791, il comprit que sa situation devenait impossible, et partit. « Ce matin, rapporte le journal d’un courtisan, le royal comte d’Artois est parti pour Milan ; l’incertitude de son retour à notre cour royale a rendu bien amère à tous la séparation d’avec lui, mais particulièrement à sa royale épouse et à ses tendres fils. » Il allait à Venise, où l’attendait Mme de Polastron.

On le revit encore à Turin deux mois après, mais pour une quinzaine de jours seulement. Et ce fut dans tout le royaume une joie bien sincère quand on apprit qu’il s’était définitivement fixé à Coblence, devenue désormais la « capitale de l’émigration. »


T. DE WYZEWA.