Les Revues anglaises - 31 décembre 1894

Les Revues anglaises - 31 décembre 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 219-228).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ANGLAISES

Deux figures d’écrivains anglais : Walter Pater et James Anthony Froude.

A quelques semaines d’intervalle, l’Angleterre a perdu deux de ses meilleurs écrivains, Walter Pater et James Anthony Froude. Le premier faisait métier de critique, l’autre d’historien ; mais tous deux étaient surtout des artistes. Dans la critique et dans l’histoire, ils ne voyaient qu’un prétexte au libre développement de leur fantaisie poétique. Et ainsi leurs œuvres nous paraissent aujourd’hui parentes : remarquables surtout, l’une et l’autre, pour leurs précieuses qualités d’imagination et de style.


I

En signalant ici, il y a quatre mois, la mort de Walter Pater, je prévoyais bien que les Revues anglaises me fourniraient une occasion prochaine de revenir plus longuement sur l’œuvre et la personne de ce grand écrivain. Et il n’y a guère de ces Revues, en effet, qui n’aient consacré un article à la mémoire de Pater. Le fellow d’Oxford, le dilettante qui toujours avait vécu et travaillé à l’écart de la foule, a été honoré après sa mort à l’égal des maîtres les plus renommés. On a raconté sa vie, énuméré le détail de ses habitudes et de ses manières. Des controverses, même, se sont produites à son sujet : on a discuté les dates de certains de ses Essais, comme s’il se fût agi de graves événemens historiques. Et ses confrères de la critique, et ses amis, et ses élèves, tous ont été d’accord pour glorifier la noblesse, l’élégance, l’exquise harmonie de son œuvre.

Son nom, désormais, est assuré de vivre. Longtemps connu des seuls lettrés, le voici presque populaire : il n’y a plus à craindre qu’il échappe aux futurs historiens de la littérature. Walter Pater a maintenant sa place à côté de Thomas de Quincey et de M. Ruskin, parmi les plus parfaits poètes de la prose anglaise. Et d’autant moins j’aurai de scrupule à revenir sur lui, pour indiquer, d’après de sûrs témoignages, les traits principaux de sa vie et de son caractère.

Je ne retiendrai cependant qu’un seul de tous les articles qu’on lui a consacrés, celui que vient de publier M. Gosse dans la Contemporary Review de décembre. C’est le seul qui m’ait paru donner de Pater un portrait vivant, le seul encore où j’aie trouvé une juste appréciation de son talent. M. Edmond Gosse est d’ailleurs un de ceux qui ont le mieux connu Pater ; et plus que personne il avait chance d’en bien parler, étant lui-même, tout à la fois, un critique et un poète.


Il nous apprend d’abord que, pour être d’origine flamande, comme son homonyme le peintre J.-B. Pater, l’auteur de Marius l’Épicurien n’avait probablement avec lui aucun lien de parenté. Sa famille, en tout cas, avait émigré en Angleterre dès le temps de Guillaume d’Orange. Mais elle semble avoir gardé dans l’émigration un grand nombre de ses coutumes et traditions nationales : ainsi l’usage s’est prolongé durant deux siècles, chez les Pater, que les fils devinssent catholiques, tandis que les filles étaient élevées dans la religion anglicane.

Le père du critique, le médecin Richard Glode Pater, fut le premier qui rompit avec cet usage. Il abjura le catholicisme et ne prit en échange aucune autre foi ; de telle sorte que ses enfans naquirent et furent élevés en dehors de toute Église. Et bien que, dès sa jeunesse, Pater ait montré un goût très vif pour la vie ecclésiastique, c’est dans ses dernières années seulement qu’il sentit vraiment s’éveiller en lui la curiosité des problèmes religieux. Il en fut, en revanche, très profondément remué. « Quand je le rencontrai pour la première fois, dit M. Gosse, c’était un païen, n’admettant d’autre guide que sa conscience personnelle. Mais d’année en année je le vis aspirer davantage au ferme soutien d’un dogme. Sa façon de parler, sa façon de vivre, devinrent de plus en plus théologiques ; et j’ai la conviction que s’il avait vécu quelques années encore il aurait pris les ordres, pour s’en aller demeurer dans une paroisse de province. »

Il était né à Shadwell, sur la Tamise, le 4 août 1839. A l’Ecole du Roi, à Cantorbéry, où il fit ses premières études, ses maîtres furent surtout frappés de la lenteur de son esprit. Et, en effet, il garda toute sa vie cette lenteur singulière, qui sans doute lui venait de sa race. Il avait besoin de beaucoup de temps pour voir, et aussi pour comprendre. Mais ce qu’il avait vu, ce qu’il avait compris, se gravait désormais en lui avec une précision extraordinaire : à vingt ans d’intervalle, des paysages qu’il avait aimés restaient présens devant ses yeux. C’est de quoi, malheureusement, ses professeurs de collège ne pouvaient guère se douter : et il ne paraît point que Pater ait cessé jusqu’au bout d’être pour eux un élève médiocre. Il ne fut guère autre chose encore à Oxford, où il vint ensuite en qualité de boursier. A grand’peine, après quatre ans de séjour, il obtint un diplôme du second degré. Ni lui-même ni personne autour de lui n’aurait alors supposé qu’il dût être bientôt l’une des gloires d’Oxford.

C’est pourtant ce qu’il fut : car son nom est lié pour toujours à celui d’Oxford. Non point qu’il se soit jamais montré un professeur brillant : à peine si sa timidité naturelle lui permettait d’enseigner. Mais c’est à Oxford qu’il a pour ainsi dire passé toute sa vie ; et d’année en année son influence s’y est fait sentir davantage. Il était un peu dans la vieille ville universitaire ce que devait être Fra Angelico dans son couvent de Florence. On désignait du doigt aux visiteurs les fenêtres de la chambre où il travaillait. On vantait la pureté de sa vie, son indifférence aux agitations du dehors ; on le vénérait de vivre là dans le silence et le recueillement, tout occupé à servir la cause sainte de l’art. Et combien de braves et solides jeunes gens qui, pour l’avoir seulement approché, se sont voués à la vaine poursuite d’un idéal chimérique !

C’est en 1864 que Pater, son diplôme enfin obtenu, fut nommé fellow au collège de Brasenose, un des plus importans de l’Université d’Oxford. Et ce n’est que deux ans après, en 1866, à vingt-sept ans, qu’il écrivit son premier Essai. Il prit pour sujet Coleridge, le célèbre poète et métaphysicien. Mais, chose singulière, c’est du métaphysicien seulement qu’il s’est occupé ; et pas une ligne, dans l’essai, ne rappelle que Coleridge a été un maître écrivain. Il paraît d’ailleurs certain que les questions littéraires et artistiques n’avaient encore, à ce moment, aucun intérêt pour Pater. La métaphysique et la logique l’absorbaient tout entier. Son Essai sur Coleridge n’est même rien de plus qu’une froide et correcte dissertation de collège, le travail d’un consciencieux étudiant de philosophie. Aucune trace, dans le style ni dans les images, du délicieux poète qu’allait être Pater.

Le sens de la poésie et le goût de l’art lui vinrent par l’intermédiaire de Gœthe, qu’il eut, quelque temps après, l’occasion d’étudier. Son âme naturellement religieuse apprit de ce maître à chercher dans la beauté l’absolu dont elle avait soif. Et lorsque, en 1867, le jeune philosophe publia dans la Westminster Review son essai sur Winkelmann, tous les lettrés eurent l’impression d’un nouveau génie qui s’était levé parmi eux.

Aussi M. John Morley, qui, la même année, prenait la direction de la Fortnightly Review, s’empressa-t-il d’engager Pater parmi ses collaborateurs réguliers. Et Pater en effet collabora régulièrement à la Fortnightly Review, — régulièrement, mais à sa manière, c’est-à-dire avec sa lenteur de travail habituelle, car il lui fallait un an, ou à peu près, pour écrire un article d’une vingtaine de pages.

En 1873 il recueillit ses Essais en un volume qu’il intitula : Études sur l’histoire de la Renaissance. C’est le plus connu de ses ouvrages, et peut-être est-il supérieur en effet, pour la simplicité du sujet et la nouveauté des idées, à l’ouvrage qui suivit, à ce roman philosophique, Marius l’Épicurien, dont j’ai naguère rendu compte ici. Mais il semble bien que Marius ait eu pour Pater l’intérêt d’une autobiographie ; et l’on sent vraiment que tout son cœur s’est exprimé dans ces phrases si douces et si pures, pareilles à un chant léger qu’on entendrait en rêvant. Ces phrases lui demandèrent, en tout cas, douze ans de travail : car c’est seulement en 1885 que parut le roman. Dans l’intervalle, Pater avait voyagé sur le continent, visitant l’Allemagne, l’Italie, mais surtout la France, qu’il aimait comme sa vraie patrie. Tous les étés il explorait quelque coin d’une de nos provinces, se fatiguant à ces explorations jusqu’à en être malade. Dans une lettre qu’il écrivait d’Azay-le-Rideau, en 1877, il disait à M. Gosse : « Je trouve toujours un extrême plaisir à compléter ma connaissance de ces petites villes françaises, et toujours j’en reviens un peu las, mais avec l’esprit aimablement rempli du souvenir de vitraux, d’anciennes tapisseries, et de fraîches fleurs sauvages. »

Mais le centre de sa vie était toujours à Oxford. Dans ses dernières années, il y fit une série de conférences sur Platon et le Platonisme : et il eut même, quelque temps, à diriger son collège en qualité de doyen. Mais tout office public l’épouvantait, et il n’aspirait qu’au repos. Quelques courts Essais, un roman qui ne fut jamais publié en volume, quatre ou cinq contes philosophiques : c’est, avec ses conférences sur Platon et ses deux grands ouvrages, tout le bagage littéraire qu’il a laissé derrière lui. Jusqu’au bout cependant il a travaillé, s’épuisant et se torturant à la recherche de ses phrases comme jamais peut-être aucun autre écrivain. « Il lui fallait tant d’efforts pour mettre une phrase sur pied, rapporte M. Gosse, que sans son extraordinaire courage il aurait certainement renoncé à la littérature. Je me rappelle la peine qu’il eut à écrire le premier chapitre de Marius : une vraie peine, car la fatigue le rendait malade, avec des accès de fièvre, une insomnie persistante, un sentiment de dépression incroyable. Plus tard, à la vérité, le travail lui était devenu un peu plus facile. Il me disait il y a un an que, s’il pouvait vivre quelques années encore, il espérait bien apprendre à aimer d’écrire. » Hélas ! ce bonheur ne devait pas lui être donné. En juillet dernier, souffrant de rhumatismes, il s’était acharné à finir un essai sur Pascal. Le vent d’une fenêtre ouverte l’avait glacé, et une pleurésie s’était déclarée. Encore aurait-il pu guérir, avec un peu de soin ; mais son article le tourmentait : il se remit au travail, tout grelottant de fièvre, essaya vainement d’achever une phrase, se releva, et tomba mort sur l’escalier de sa maison. Il était âgé de cinquante-quatre ans.


« Il avait, dit M. Gosse, une grande douceur naturelle, et l’humeur la plus égale. Je ne sais guère qu’un seul sujet qui fût capable de l’irriter : c’était le souvenir d’un acte de vandalisme naguère commis à Oxford, et dont il avait été quelque peu responsable. Le collège de Brasenose possédait un groupe en bronze, Caïn et Abel, qui était une œuvre authentique de Jean de Bologne. Un beau jour, ce groupe cessa de plaire, et les autorités du collège le vendirent au poids du bronze, sans que Pater levât le doigt pour empêcher cette profanation. Et dans les dernières années de sa vie c’était un sûr moyen, pour l’agiter, de lui demander « s’il n’y avait pas eu jadis à Brasenose un groupe par Jean de Bologne ? » Si enfoncé qu’il fût dans sa rêverie, aussitôt Pater se redressait, et répliquait d’un ton aigre : « C’était une œuvre absolument sans intérêt, n’en doutez pas ! »

Je ne résiste pas au désir de citer encore l’anecdote suivante : « Un jour, dans un examen, Pater fut chargé de lire les dissertations anglaises des candidats. Quand le jury se réunit pour recueillir les notes, on s’aperçut que Pater n’en avait donné à personne. — « En effet, déclara-t-il, il n’y a pas une de ces copies qui m’ait frappé ! » — Il fallait bien cependant les classer, et un des collègues de Pater se mit à lui lire les noms des divers candidats. Mais à chaque nom il secouait la tête. — « Non, murmurait-il, je ne me rappelle pas ! » — Enfin le lecteur cita le nom d’un candidat appelé Sanctuary. Et l’on vit le visage de Pater s’éclairer tout à coup : — « Oui, dit-il, celui-là je me le rappelle ; j’ai beaucoup aimé son nom ! »

Mais je me suis déjà trop attardé sur ce doux rêveur qui, plus que personne, a toujours aimé à cacher sa vie. C’était un homme d’un autre temps. Il avouait à ses amis qu’il ignorait complètement l’œuvre de la plupart de ses contemporains, de M. R. L. Stevenson, par exemple, ou de M. Rudyard Kipling. Je ne crois pas qu’il ait exprimé jamais une opinion politique. M. Gladstone, sans doute, n’était pour lui qu’un médiocre commentateur d’Homère, et un théologien plus brillant que sérieux.

II

Tout autre nous apparaît la figure de James Anthony Froude[1]. Celui-là était de son temps : peut-être même en était-il davantage qu’il ne convient à un historien. Et M. Gladstone n’était pas pour lui un scoliaste ni un théologien, mais l’incarnation la plus parfaite de la sottise et de la déloyauté politiques. Il le haïssait de tout son cœur, et, depuis vingt ans, mêlait cette haine à toutes ses pensées.

Il savait haïr ; peut-être était-ce son maître Carlyle qui le lui avait appris. Mais je serais fort en peine, après cela, de dire quelle sorte d’homme il était. Au contraire de Pater, qui a toute sa vie refusé de s’ouvrir, toute sa vie il s’est ouvert, révélant au premier venu les plus intimes secrets de son âme. Et cela ne l’a pas empêché de rester pour tous un être mystérieux, au point que ses meilleurs amis ont porté sur lui, au lendemain de sa mort, les jugemens les plus opposés.

Sur un seul point tout le monde est d’accord : sur l’incomparable agrément de son style, sur l’aisance, la verve, l’éclat de ses récits. Froude n’était point, comme Pater, un musicien, mais plutôt un peintre. Son imagination lui rendait présentes toutes les scènes qu’il avait à décrire ; et un merveilleux instinct naturel lui faisait trouver aussitôt, pour traduire ses visions, les phrases les plus imprévues et les plus vivantes. Bien plus justement que Carlyle, c’est lui qu’on pourrait comparer à Michelet. Mais il fut un Michelet anglais : ses visions et ses phrases ne lui furent point dictées par de généreuses passions humanitaires, mais par un singulier mélange de colère et de moquerie qu’il garda toujours au fond de son âme.

J’ai dit qu’il savait haïr. Chacun de ses livres est une œuvre de haine. Il haïssait M. Gladstone, il haïssait Marie Stuart, il a poursuivi d’une haine acharnée l’église catholique, et c’est même le seul trait qui constitue l’unité de son œuvre d’historien. Mais en même temps qu’il haïssait, il raillait. Et peut-être ne fut-il jamais qu’un admirable mystificateur. Chacun de ses livres, en tout cas, est un paradoxe : depuis l’histoire d’Henri VIII, où il exalte sans restriction ce Barbe-Bleue anglais, jusqu’à sa biographie de Disraeli, où il a hautement félicité cet homme d’État d’avoir été un fourbe, et d’avoir fait servir la politique à son intérêt personnel. On sait de quelle indiscrète façon il a raconté la vie de Carlyle, qui lui avait confié en mourant le soin de raconter sa vie. Personnage vraiment singulier, et tel que seule en peut produire de semblables la patrie de Théodore Hook, de Thomas de Quincey, de ces pince-sans-rire extraordinaires. Avec cela, un parfait honnête homme, aimable et dévoué, de relations très sûres, portant les honneurs et les dignités avec le sérieux qui convient.

Mais ses compatriotes devinaient, sous cette gravité, une secrète ironie qui les mettait mal à l’aise. Aussi Froude, universellement lu et admiré, n’était-il pas aimé. Il n’a pas eu à sa mort, comme Walter Pater, un universel tribut d’éloges : les journaux l’ont enterré sur un ton aigre-doux ; et je ne vois pas que les Revues se hâtent beaucoup de célébrer sa mémoire.


J’ai trouvé cependant, dans la National Review, de curieux souvenirs d’un Australien, M. Patchett Martin, qui a connu Froude assez intimement durant les dernières années de sa vie.

Froude fut le premier homme célèbre que rencontrât M. Martin, en arrivant à Londres. Il fit à l’écrivain australien l’accueil le plus affectueux, se mit aussitôt à le traiter en ami. Il lui parla de l’Australie, qu’il tenait, naturellement, pour le plus beau pays du monde. Et puis il lui parla de M. Gladstone. Il tira d’un carton une image où le Grand Vieillard était représenté sous l’aspect d’une idole d’Orient, une hache à la main, et considérant avec un sourire béat la foule de ses admirateurs prosternés devant lui. Cette image avait le don de le fasciner. Il se délecta de sa vue, l’approcha de la fenêtre pour n’en perdre aucun détail… « Ce Gladstone, dit-il ensuite, est, comme vous savez, le plus grand de nos orateurs. Jamais encore le monde n’a vu une pareille machine pour forger des phrases ambiguës et pour les exprimer d’un ton assuré et mielleux. Sous plusieurs rapports, croyez-moi, l’homme le plus remarquable de tous les temps ! S’il n’était point cela, pensez-vous qu’il continuerait à gouverner, en présence de faits tels que ceux-ci ? » Et Froude désignait du doigt, à l’arrière-plan de l’image, des scènes de pillage, d’assassinat, toutes les horreurs de la guerre civile.

C’est par haine de M. Gladstone qu’il en était venu à admirer Disraeli. « Dizzy, disait-il, est l’imposteur qui trompe en pleine connaissance de cause ; Gladstone est l’imposteur inconscient. Le premier, incontestablement, vaut encore mieux que le second. »

Annonçant à M. Martin qu’il travaillait à une biographie de Disraeli, il ajoutait : « Il n’y a plus désormais rien à l’ordre du jour, sinon la décomposition, intellectuelle, morale, sociale et politique. Peut-être en résultera-t-il quelque bien pour l’avenir. Mais, en attendant, ce n’est point une chose belle à voir : et le soi-disant progrès me dégoûte par-dessus tout. Seul de tous les hommes d’État, lord Beaconsfield me paraît avoir compris ce qui se passait ; et c’est là ce qui m’intéresse à lui. »

A mesure qu’il avançait dans son travail, d’ailleurs, la figure de Disraeli le séduisait davantage. Sans doute il aimait à reconnaître en lui le prince des mystificateurs. Il ne tarissait point sur son compte. Prenant un ton de voix solennel et tragique, le ton de voix que prenait Disraeli dans les grandes circonstances, il lisait à M. Martin des passages de ses discours : « Sous l’influence de cet homme néfaste (M. Gladstone), nous avons légalisé la confiscation, détruit les églises, ébranlé la propriété jusque dans ses fondemens. » Un trait surtout le ravissait : le discours prononcé par Disraeli, à Oxford, en présence de l’évêque Wilberforce et de tout le personnel ecclésiastique de l’Université ; discours en effet mémorable, où Disraeli affirmait le plus sérieusement du monde qu’il était « du parti des anges ».

L’article de M. Martin est rempli d’anecdotes de ce genre. Aucune d’elles, à proprement parler, n’a une importance bien vive ; mais il me semble qu’elles éclairent mieux que toute explication ce côté bizarre et quelque peu inquiétant du caractère du grand historien.


Une longue série de lettres de Froude, publiée dans la dernière livraison du Blackwood’s Magazine, nous le fait voir sous un aspect plus sérieux. Ces lettres, s’étendant sur une période de trente-quatre ans, de 1860 à 1894, ont été écrites par Froude à un de ses amis d’Écosse, M. John Skelton. Avec son désintéressement et son obligeance ordinaires, l’historien avait accepté, en 1860, de diriger une revue, le Fraser’s Magazine, dont le directeur, son ami, venait de mourir. Il continua de la diriger jusqu’en 1870, sans aucun profit personnel, et simplement pour permettre au père de son ami de la revendre sans trop de perte. M. Skelton se trouvait, en 1860, parmi les collaborateurs de la revue. Ainsi se forma, entre Froude et lui, une liaison qui depuis lors ne devait plus finir.

Les premières lettres ne traitent guère que du Fraser’s Magazine, et, quelquefois, de Marie Stuart, dont Froude s’occupait alors à raconter la vie. Il la considérait, suivant son expression, comme « quelque chose d’intermédiaire entre Rachel et une panthère sauvage ». Et peu à peu la reine d’Écosse prend le pas sur tous les autres sujets. Froude ne parle plus que d’elle : évidemment il est tout à son histoire, et cette histoire le passionne, comme toutes celles qu’il a racontées. Il n’a pas assez d’épithètes railleuses ou méprisantes pour la reine papiste ; il la hait, mais avec une sollicitude passionnée qui ressemble par momens à de la tendresse. Il projette de passer l’été en Écosse pour la suivre aux lieux où elle a vécu, pour s’asseoir sur les pierres où elle s’est assise. « Son histoire, dit-il, devient plus sauvage et plus grande à mesure que j’y pénètre davantage ; mais comme dans toutes les régions sauvages, les chemins y sont détestables, et le voyage plein de dangers. » On ne saurait imaginer, d’ailleurs, un historien plus consciencieux. Pour pénétrer plus à fond dans l’histoire de Marie Stuart, il se rend en Espagne, explore toutes les archives du royaume. De retour en Angleterre il rêve de découvrir d’autres sources encore, interroge les paysans écossais, se fait chanter les vieilles ballades populaires. Ce qui n’a point empêché tous les historiens ses confrères de l’accuser d’inexactitude ; et même le plus célèbre d’entre eux, Freeman, de l’accuser d’inexactitude volontaire et préméditée.

Le récit de cette longue lutte de Freeman et de Froude formerait, à lui seul, un curieux chapitre d’histoire et de psychologie littéraires. C’était aux prises le bon sens le plus lourd et la malice la plus aiguisée. Freeman injuriait ; Froude répliquait le plus galamment du monde, signalant seulement à son adversaire telle ou telle erreur qu’il venait de commettre. Le plus souvent même il ne répliquait pas : et c’est alors que Freeman devenait enragé.

Dans ses lettres à M. Skelton, à peine si Froude relève en passant les accusations de ses contradicteurs. « Je suis, dit-il, comme un homme attaché à un poteau et à qui des ânes viennent donner des coups de pied. La vérité est qu’en douze volumes, j’ai laissé passer cinq erreurs ; et chacun de ces malheureux en commet au moins douze pour découvrir une des miennes. »


Cinq erreurs, sur douze volumes, ce n’était guère, en effet ; mais peut-être Froude, en affirmant cela, commettait-il une erreur de plus. Passionné comme il l’était pour les documens authentiques, avec un génie de recherche et de découverte qui faisait de lui le mieux informé des historiens anglais, il avait, à un degré vraiment incroyable, l’instinct de l’inexactitude.

Au retour d’un voyage en Australie, il décrivait en ces termes la ville d’Adélaïde : « Sept milles plus loin, nous vîmes au-dessous de nous, dans un vallon qu’une rivière encerclait, une ville de cent cinquante mille habitans, où personne n’a jamais connu, ni jamais ne connaîtra, un seul moment d’inquiétude au sujet du retour régulier de ses trois repas quotidiens. » Or il se trouve qu’Adélaïde n’est point située dans un vallon, mais sur une colline ; que nulle rivière ne la baigne ni ne coule aux environs ; que sa population, au moment où la visita Froude, s’élevait tout au plus à soixante-quinze mille âmes, et que, à ce moment même, les habitans d’Adélaïde souffraient d’une terrible disette.

De la ville de Port-d’Espagne, qu’il venait de voir, il écrivait : « Les rues y sont larges et ombragées de grands arbres ; chaque maison est entourée d’un jardin où poussent des caféiers. Les pluies sont d’une abondance extrême, et font déborder presque journellement les gouttières qui longent les trottoirs. » Or, les rues de Port-d’Espagne sont au contraire très étroites ; on n’y trouve pas d’arbres ; les maisons n’y ont pas de jardins ; et dans toute la ville c’est à peine si l’on trouverait un seul caféier.

Mais, chose singulière, ces erreurs de détail s’accompagnent chez Froude d’une netteté et d’une justesse d’impression admirables. De l’aveu même de ses adversaires, ses descriptions des pays qu’il a visités sont les plus vraies qui soient, celles qui donnent de ces pays l’image la plus conforme à la réalité. Et il en est de même pour ses peintures historiques. Pleines d’erreurs de détail, elles sont, dans l’ensemble, d’une vérité saisissante : vérité naturellement toute relative, car aucun historien n’a jamais si hautement affirmé, ni mis si fortement en lumière, l’impossibilité d’une histoire restituant le passé tel qu’il a été. « Le passé, disait-il, est à jamais passé. C’est pure chimère de vouloir appliquer aux faits historiques la méthode des sciences expérimentales, qui elle-même, d’ailleurs, n’aboutit guère qu’à une vérité incomplète et provisoire. Nous ne saurions avoir la prétention d’atteindre les faits-tels qu’ils sont. Nous devons d’abord les faire passer par notre tempérament personnel, qui ne peut manquer de les modifier au passage. Les grandes lignes seules nous sont données du dehors. Tout le reste, c’est nous qui l’ajoutons, suivant le tour de nos sympathies, l’étendue de nos connaissances et la théorie générale que nous nous faisons des choses. »

Voilà une méfiance de l’histoire qu’on ne s’attendait pas à trouver dans un historien. Elle se montre à chaque instant dans les lettres de Froude, mêlée, comme je l’ai dit, à toutes les fièvres d’une curiosité toujours en éveil. Froude a dépensé sa vie à la recherche d’une vérité que dès le début il jugeait introuvable.

Et sa curiosité allait au présent aussi bien qu’au passé, à la littérature et aux arts aussi bien qu’à la politique. Les poètes contemporains tiennent autant de place dans ses lettres que Marie Stuart et Disraeli. Tour à tour il parle à M. Skelton de Browning, qu’il « n’a jamais trouvé le loisir de comprendre » ; de M. Swinburne, dont les premiers poèmes lui paraissent très beaux ; de Matthew Arnold, qui « se sachant plus fort dans la critique que dans la poésie, s’intéresse surtout au succès de ses vers » ; de Tennyson, de M. William Morris. Mais par-dessus tout il parle de M. Gladstone. « Je n’aime pas du tout Beaconsfield, mais je l’aime encore mieux que Gladstone. » C’est sur cette profession de foi que se termine la première partie des lettres publiées dans le Blackwood’s Magazine.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1887, l’étude de M. A. Filon sur Froude.