Les Revues allemandes - 14 septembre 1894

Les Revues allemandes - 14 septembre 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 449-460).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ALLEMANDES

Quelques figures d’artistes : Une élève de Franz Hals ; trois sculpteurs français au service de Frédéric le Grand ; Raphaël Mongs.

Je voudrais faire aujourd’hui une rapide excursion à travers les revues d’art allemandes. Elles sont pleines de controverses savantes ou ingénieuses ; et les principaux critiques de l’Europe entière s’y donnent rendez-vous pour discuter l’attribution d’un tableau, pour s’entendre, ou plutôt pour se contredire, sur l’exactitude d’une date ou l’authenticité d’une signature. La critique allemande a pris en effet, depuis une vingtaine d’années, une tournure et des coutumes absolument nouvelles. Elle a renoncé à l’esthétique et à la critique même, je veux dire à cette ancienne méthode qui avait pour objet l’étude de la beauté dans les œuvres d’art. De la beauté des œuvres d’art personne, je crois bien, ne se soucie plus guère, parmi les éminens collaborateurs de ces revues allemandes. Mais tous, en revanche, s’inquiètent, avec un zèle admirable, de leur provenance et du vrai nom de leurs auteurs. C’est là-dessus que portent invariablement leurs débats. Lorsque le directeur du musée de Berlin, par exemple, découvre dans les greniers du musée un tableau que lui-même reconnaît pour médiocre et déplaisant à voir, mais qu’il estime cependant être une œuvre authentique de Léonard de Vinci, on peut être assuré que tous ses confrères, l’un après l’autre, diront leur mot sur cette attribution. Tel est encore le cas, dans ces temps derniers, pour une statuette du musée de Berlin, attribuée par le directeur du musée à Michel-Ange, et considérée par d’autres critiques comme une insignifiante machine d’un petit maître du XVIe siècle. On dirait que tous les critiques allemands se sont décidés un beau jour à ne plus admirer une seule œuvre d’art avant d’avoir établi avec une parfaite exactitude la provenance de toutes les œuvres d’art qui existent de par le monde. Les tableaux et les statues que nous étions le plus habitués à vénérer, ainsi les Raphaël et les Léonard du Louvre, tout cela est remis en question. Et il n’y a point de si petite peinture dans un si petit musée, qui, du jour au lendemain, ne risque de nous être présentée comme le chef-d’œuvre d’un des maîtres de l’art. Apparemment ces critiques ont médité le cas du célèbre Winckelmann, le fondateur de la critique d’art allemande, qui, pour ne s’être point suffisamment inquiété de la provenance exacte des œuvres qu’il étudiait, a établi les lois de la beauté grecque d’après des marbres romains de la décadence, et a pris pour des fresques antiques deux médiocres pastiches de Raphaël Mengs : ils ont médité son cas, ils ont craint de tomber dans les mêmes erreurs, et, pour y échapper, ils ont renié jusqu’à la dernière des traditions de Winckelmann. Une œuvre authentique, dûment signée et classée, cesserait, par là même, d’avoir aucun intérêt pour eux. Mais fort heureusement de telles œuvres n’existent pas : et toujours il se trouve quelqu’un pour contester à Rembrandt la paternité de la Ronde de nuit, pour attribuer à Jules Romain la Sainte Famille de François Ier, et la Belle Ferronnière au Milanais Beltraffio.

Mais ce n’est pas de cette partie critique des revues d’art allemandes que je voudrais m’occuper ici. Non point qu’il me manque la compétence qu’il y faudrait avoir : car il n’y faut proprement aucune compétence ; et les lecteurs de l’une des plus sérieuses parmi ces revues, le Zeitschrift fur bildende Kunst, ont pu y lire, ces temps derniers, une longue et intéressante étude où l’auteur, après avoir péremptoirement établi la provenance exacte de certains tableaux du musée de Strasbourg, restés jusqu’à présent anonymes, parlait en ces termes d’un tableau plus célèbre : « Le Christ sur son trône, de Rubens, est un tableau d’un effet de couleur très puissant, mais il ne provient pas en entier de la main du vieux maître d’Amsterdam. » Le premier venu, dans ces conditions, en saurait assez pour pouvoir disserter de tous les tableaux du monde. Mais c’est là précisément ce qui enlève à ce jeu une forte part de son intérêt. A mesure que l’on pratique de plus près cette forme nouvelle de la critique d’art, on se convainc plus profondément de sa vanité. J’admets volontiers qu’il n’y ait plus au monde, aujourd’hui, une seule œuvre d’art authentique ; mais je ne crois pas qu’il y en ait davantage demain ; et je sais en revanche qu’il y en a un certain nombre de belles, dont la beauté risquera de ne point me toucher autant qu’il faudrait, si je perds mon temps à m’inquiéter d’abord de leur authenticité. Et puis, à mesure que l’on pratique de plus près l’histoire de l’art, on voit mieux combien il serait à jamais impossible d’arriver à une certitude parfaite sur ces questions d’authenticité. C’est que les artistes d’autrefois n’étaient point des artistes, mais des artisans. Ils ne se faisaient point la même idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’originalité, et peu leur importait qu’un tableau fût d’eux-mêmes ou de leurs apprentis, pourvu qu’il fût peint comme ils le voulaient. Ils y travaillaient en commun, chacun se chargeant d’en achever une partie. Les élèves ne se préoccupaient pas alors d’être différens de leurs maîtres, mais de leur ressembler, de façon à pouvoir les seconder proprement. En telle sorte que la différence des factures n’était pas aussi marquée qu’elle l’est aujourd’hui. Et l’originalité des maîtres, d’ailleurs, n’y perdait rien. Quand bien même Raphaël n’aurait point touché au portrait de Jeanne d’Aragon, ni Rubens aux tableaux de la Galerie de Médicis, ni Léonard à la Sainte Anne et à la Vierge aux Rochers (car des critiques se sont trouvés pour établir tout cela), ces tableaux n’en seraient pas moins les immortels témoignages du génie de ces maîtres. Et le plus sage parti est peut-être encore de les admirer en silence.

Je ne m’arrêterai donc pas aux innombrables articles de critique publiés, ces temps derniers, dans les revues d’art d’Allemagne. A peine si je signalerai en passant, dans le Jahrbuch der kœniglich-preussischen Kunstsammlungen, une étude de M. Hofstede de Groot sur une femme peintre hollandaise, Judith Leyster, qui est, très vraisemblablement, l’auteur d’un grand nombre de tableaux attribués à Franz Hals. Compatriote et élève de ce maître, elle imitait en perfection sa manière ; et l’on a d’elle, notamment à la Haye et à Stockholm, des scènes de buveurs qui, si elle ne portaient son monogramme, passeraient incontestablement pour des œuvres de Hals. Mais qu’on se rassure ! ce n’est point elle qui a peint les grandes Corporations du musée de Harlem, ni le portrait de Hals avec sa femme, du musée d’Amsterdam. Et quand bien même elle les aurait peints, le nom de Hals évoquera toujours à l’esprit quelque chose de plus que le nom de Judith Leyster.

Mais, outre ces recherches et ces controverses, les revues d’art allemandes publient, depuis quelques années surtout, d’autres études d’une portée plus générale et d’un intérêt plus haut. La biographie et l’histoire reprennent peu à peu leur place à côté de la critique. Non pas en vérité la biographie des grands maîtres, ni l’histoire des grandes écoles. Mais sans cesse maintenant on s’attache davantage à nous faire connaître, à l’aide de documens nouveaux, la vie et les aventures de ces artistes de second ordre que les anciens historiens de l’art avaient négligé d’étudier. Et les anciens historiens avaient eu raison, car l’œuvre de ces artistes est vraiment peu de chose en comparaison de l’œuvre des maîtres. Mais les historiens nouveaux ont raison aussi, car beaucoup de ces artistes ont été des hommes d’un caractère singulier, ou bien ont exercé autour d’eux une vive influence : de sorte que leur biographie a de grandes chances d’être précieuse pour l’histoire de l’art, et pour l’histoire des mœurs et des idées de leur temps.

C’est ainsi que M. Paul Seidel vient de publier dans le Jahrbuch une très curieuse étude sur trois sculpteurs français : Gaspard Adam, Sigisbert Michel et Jean-Pierre Tassaert, qui tour à tour furent chargés par Frédéric le Grand de diriger à Berlin l’atelier royal de sculpture.

Je mettrais volontiers M. Seidel au premier rang des écrivains d’art de l’Allemagne. Laissant à ses confrères les vaines querelles d’attributions, il s’est uniquement préoccupé de nous donner une histoire exacte et complète des relations de Frédéric le Grand avec les artistes. Et déjà il a réussi à tirer de l’oubli certains maîtres du xviiie siècle qui, sans lui, nous seraient restés inconnus, en particulier Antoine Pesne, notre compatriote, et l’un des meilleurs portraitistes du XVIIIe siècle. Ce Pesne, et plusieurs artistes français mandés comme lui à Berlin par Frédéric le Grand, avaient eu à souffrir, jusqu’ici, d’une étrange disgrâce. Les historiens allemands les avaient négligés, en raison de leur origine française ; et les historiens français avaient refusé de s’occuper d’eux, laissant à l’Allemagne, leur patrie d’adoption, le soin de les apprécier. M. Seidel leur a enfin rendu justice. Mais en même temps il a fait revivre devant nous et nous a présenté sous un aspect nouveau la curieuse figure de Frédéric. A côté du politique, du soldat, et du lettré, que nous connaissions déjà, il nous a montré en lui l’amateur, le collectionneur, le brocanteur, s’enrageant à acquérir de belles œuvres d’art, mais au plus bas prix, et ne se faisant faute ni de tromper ses marchands (qui d’ailleurs le lui ont bien rendu) ni de revendre avec un bénéfice les ouvrages qui cessaient de lui plaire. Ame bizarre, déconcertante, toute pleine à la fois d’instincts généreux et de mesquinerie ! Les études de M. Seidel ne nous la rendent pas plus aimable, mais elles la rapprochent de nous, et nous permettent ainsi de la mieux juger[1].

Jaloux du faste et de la gloire de Louis XIV, Frédéric eut toute sa vie l’ambition de faire de Potsdam l’équivalent de Versailles. Mais toute sa vie il refusa de payer cette noble ambition du prix qu’il aurait fallu. De telle sorte qu’il dut se contenter toujours d’artistes et d’œuvres de second ordre. Sans compter que son dédain pour les artistes allemands l’a toujours amené à faire venir de l’étranger, de France et d’Italie, les peintres et sculpteurs qu’il voulait charger de la décoration de ses palais : et l’on comprend que les maîtres en renom n’acceptaient pas volontiers d’échanger le séjour de Paris pour celui de Berlin.

Si encore, à Berlin, il les avait accueillis en artistes ! Mais il les traitait comme un négociant enrichi traite ses fournisseurs, vérifiant leurs notes avec un soin minutieux, leur retenant leurs gages lorsqu’ils n’avaient point livré au jour convenu l’ouvrage commandé, les harcelant et les surmenant de toutes les façons. Point méchant, d’ailleurs, aisé à satisfaire, familier et protecteur, s’intéressant même très volontiers aux affaires privées de ses artistes. Louis XIV y mettait moins de familiarité, mais aussi moins de parcimonie. Et de là vient que, bien qu’il fût homme de goût, ses palais, et ses collections, et son mobilier, tout cela garde toujours je ne sais quel caractère de médiocrité.

Les trois sculpteurs dont s’occupe cette fois M. Seidel étaient au surplus des artistes médiocres, et Frédéric n’avait pas de raisons pour les payer bien cher. Il faisait venir de Paris et de Rome les pièces importantes dont il ornait ses palais. Mais il voulait en outre avoir sous la main, à Berlin, des sculpteurs capables de compléter la décoration des salles, de restaurer les œuvres des maîtres, surtout d’exécuter, pour les places publiques, des statues et des bustes commémoratifs. C’est à cette intention qu’il créa, en 1747, l’atelier royal de sculpture, dont le premier directeur fut le sculpteur lorrain François-Gaspard Adam.

C’était le frère de deux maîtres connus, Lambert-Sigisbert et Nicolas-Sébastien, qui tous deux jouissaient auprès de Frédéric d’une considération particulière. Mais le talent de Gaspard était bien loin d’égaler celui de ses frères, de sorte que ceux-ci ne savaient trop à quoi l’employer, lorsqu’un hasard, en 1747, fit de lui le premier sculpteur de l’atelier royal de Berlin. On raconte en effet que sa nomination à Berlin fut le résultat d’une amusante méprise. Frédéric, désirant avoir près de soi le sculpteur Nicolas Adam, écrivit à l’aîné, Lambert-Sigisbert, de lui envoyer son frère, « le jeune Adam ». Sur quoi l’aîné lui envoya Gaspard, qui était, lui aussi, « le jeune Adam », mais qui n’était pas celui que le roi avait demandé.

C’était lui qui était venu : il fallait bien l’employer. Tout de suite Gaspard Adam reçut une liste d’ouvrages à exécuter, avec l’indication précise des dates où il devait les avoir finis. Il eut à faire des socles ornés pour les statues de ses frères, à leur faire des pendans, à décorer d’innombrables figures allégoriques les jardins de Potsdam et de Sans-Souci. Il eut encore à sculpter le buste en marbre du baron de Coccy, grand chancelier de Frédéric, mort en 1755 : Maupertuis recevait en même temps du roi l’ordre de rédiger, pour le pied du buste, « une belle inscription à la romaine ». En 1759, Frédéric commanda à Gaspard Adam deux œuvres plus importantes, les statues de ses généraux Schwerin et Winterfeld. Gaspard Adam n’eut le temps, d’ailleurs, que d’ébaucher l’une d’elles : car la même année, en 1759, il quitta Berlin et revint à Paris, où il mourut en 1761. Il était retourné une première fois en France en 1751. Et voici la lettre que lui écrivait à cette occasion le roi de Prusse : « Sur votre représentation du 25e du mois courant, je vous accorde le congé de deux mois et demi que vous m’avez demandé pour aller en Lorraine et à Paris, de même que la permission de vous y marier, si vous le trouvez à propos. Mais au reste il faut que vous arrangiez auparavant vos affaires d’ici de la sorte que tous vos ouvriers soient assez occupés jusqu’à votre retour, et que rien ne soit négligé ni retardé par votre absence. Fait, à Potsdam, ce 28e mai, 1751. » Gaspard Adam parait en effet avoir « trouvé à propos » de se marier, durant ce (congé, car sa femme était Française. Plus tard, devenue veuve, elle s’agita beaucoup pour obtenir de Frédéric le paiement des travaux préparatoires exécutés par son mari pour les deux statues de Schwerin et de Winterfeld. Mais Frédéric refusa obstinément de lui rien accorder, la renvoyant, pour régler ses comptes, à Sigisbert Michel, qui avait remplacé son mari à Berlin, et qui était chargé de terminer les deux statues, sur les indications laissées par Adam.

C’est en effet Sigisbert Michel qui, après le départ d’Adam, obtint la direction de l’atelier royal de Berlin. Mais la veuve de son prédécesseur aurait été mal venue à lui réclamer de l’argent : car Sigisbert Michel avait trop l’habitude de ne point payer les dettes qu’il avait pour être homme à payer encore celles qu’il n’avait pas. C’était, au demeurant, un assez fâcheux personnage, vaniteux, menteur, fainéant, et Frédéric parait avoir eu fort à faire avec lui.

Neveu d’Adam, il était Lorrain comme lui ; et il était, lui aussi, le frère d’un maître fameux, de ce Claude Michel que nous connaissons aujourd’hui sous le surnom de Clodion. Il sut toujours, d’ailleurs, mettre à profit ses illustres parentés. A Paris, du vivant des Adam, il se fit appeler Sigisbert Adam ; à Berlin il devint Sigisbert tout court, par honte du nom de son père, Thomas Michel, qui avait travaillé chez Adam en qualité de manœuvre ; et plus tard, à Paris, son frère s’étant appelé Clodion, il s’appela, pareillement, Sigisbert Clodion. Il eut toute sa vie des inventions de ce genre. Avec cela, ouvrier très habile, égalant son frère pour la grâce et la légèreté de ses petites figures. Mais le grand art n’était point son fait. Et puis son invincible paresse dépassait encore son talent.

Depuis son arrivée à Berlin, en 1763, jusqu’à son départ, en 1770, il ne cessa point de se mettre en faute. Il ne paraît guère, durant ces sept ans, avoir fait autre chose que d’achever la statue de Schwerin, ébauchée par Adam. Encore lui fallut-il cinq ans pour l’achever. Quant à l’autre statue, celle de Winterfeld, il ne l’avait point même commencée en 1768, lorsqu’il reçut du roi le billet suivant :

« J’ai reçu votre lettre du 59 de ce mois, et vous assignerai les frais nécessaires pour placer la statue du feld-maréchal de Schwerin dès que j’en saurai le montant, lequel vous ne manquerez pas de me mander. Comme au reste vous travaillez déjà depuis cinq ans à la statue du lieutenant général de Winterfeld, j’entends que, si cette statue n’est pas déjà achevée, elle ne tarde pas de l’être. »

Sans s’émouvoir, Sigisbert répondit en envoyant la note de ses frais pour le monument de Schwerin, note que le roi, dans une lettre à son architecte, déclare « absolument exorbitante. » Quelques mois après, nouveau billet du roi : « Je vois par votre lettre que vous prétendez conserver la pension qui vient de vaquer par la mort d’un de vos ouvriers, et en ai été d’autant plus surpris que jusqu’ici vous avez travaillé avec une paresse inouïe, et qui aurait mérité que je vous chasse il y a longtemps, ce qui, comme je vous avertis d’avance, ne manquera pas d’arriver, si vous continuez de travailler sur le même pied négligent que je vous connais depuis que vous êtes dans le service. »

M. Seidel cite encore d’autres billets sur ce ton. Le 6 mai 1769, Frédéric fait savoir à Michel qu’il le chassera s’il n’a point achevé la statue dans le délai de neuf mois. Michel laisse passer les neuf mois, et un beau jour, quand il voit que décidément sa position est devenue impossible, il disparaît, s’enfuit à Paris.

Mais la comédie de ses démêlés avec Frédéric ne s’arrête pas là. De Paris, en 1773, il écrit au roi pour lui demander à reprendre son poste. Frédéric lui fait répondre par son secrétaire : « Le roi vient de recevoir la lettre que son ci-devant sculpteur Sigisbert lui a adressée sous le 13e de ce mois. Ce sculpteur ayant passé plusieurs années à ne rien faire que des folies, et à déserter à la fin son poste, Sa Majesté ne saurait être que très surprise d’une proposition aussi singulière que celle dudit Sigisbert, de vouloir revenir dans ses États. »

Alors Sigisbert, furieux, imagine d’écrire à l’empereur d’Autriche pour se plaindre du roi de Prusse. Sa lettre, publiée naguère dans les Archives de l’Art français, est un monument de folie. Sigisbert expose à l’Empereur qu’il a fait pour Frédéric trois ouvrages en marbre, une statue de Mars, une statue du maréchal Schwerin et un buste de Coccy que Frédéric a hautement admirés, et qui jamais ne lui ont été payés : ces trois ouvrages sont, en réalité, de son prédécesseur Adam, et Sigisbert n’a eu qu’à les mettre au point. « J’ai les titres les plus forts, écrit-il dans sa supplique, mais aucun tribuneau ne veut rien connaître, j’ai affaire à un Roy qui a 300 000 hommes. » Il ajoute qu’il a 78 ans, ce qui est bien invraisemblable, la lettre étant de 1774, et Sigisbert étant né en 1728.

La lettre, d’ailleurs, ne produisit aucun effet, comme il était à prévoir. Mais Frédéric ne put jamais oublier tous les tracas que lui avait causés Sigisbert. Il le prenait, en vérité, pour un fou, plutôt que pour un fripon, et peut-être avait-il raison. Mais il n’aimait pas les fous, et il n’y a pas d’espèce d’homme qu’il méprisât davantage. Il paraît en revanche avoir beaucoup estimé le successeur de Sigisbert, Jean-Pierre-Antoine Tassaert, qui était, effectivement, un homme des plus estimables. Flamand d’origine, né en 1727 à Anvers, Tassaert était venu très jeune à Paris, et l’histoire peut le considérer sans trop de scrupules comme un sculpteur français. C’est lui-même qui, par l’intermédiaire de D’Alembert, fit offrir ses services au roi de Prusse : celui-ci répondit qu’il l’accepterait volontiers à Berlin, pourvu qu’il fût laborieux et d’humeur paisible. Le souvenir de Sigisbert, on le voit, le hantait encore. « J’aime mieux, écrit-il, moins d’art et un esprit posé que plus d’habileté et une inquiétude et une fougue perpétuelles, dont un artiste désole tous ceux qui ont affaire à lui. A mon âge la tranquillité est ce qu’il y a de plus désirable, et on sent de l’éloignement pour tout ce qui la trouble. »

Il eut, avec Tassaert, une tranquillité parfaite, et en outre il trouva chez lui autant et plus d’habileté qu’il n’en avait demandé. Il ne lui demandait pas de génie : c’était la seule chose que son nouveau sculpteur n’aurait point pu lui offrir. Praticien consciencieux, toujours prêt à accepter les commandes et à les exécuter, professeur intelligent et zélé, Tassaert continua dignement à Berlin l’œuvre commencée par Gaspard Adam. Il décora des salles et des jardins, exécuta de nombreuses statues commémoratives, et forma d’excellens élèves, dont l’un, Gottfried Schadow, devint ensuite un maître de talent. A la mort de Frédéric, Tassaert conserva son emploi. Et quand il mourut à son tour, en 1786, l’Allemagne possédait déjà une école de sculpture nationale qui rendait inutile la présence à Berlin de maîtres étrangers.

Dans le même temps où Frédéric mandait à Berlin des peintres et des sculpteurs français, un peintre allemand, Antoine-Raphaël Mengs, remplissait l’Europe entière de la gloire de son nom. Aucun artiste peut-être, avant ni après lui, ne s’est élevé par son talent à une situation aussi haute. Rois, princes, cardinaux, tous étaient unanimes à le considérer comme le maître le plus parfait de tous les temps. Et les critiques d’alors l’admiraient plus profondément encore que tous ces grands personnages. Le plus considérable d’entre eux, Winckelmann, dédiait à Mengs son Histoire de l’art dans l’antiquité, où il le désignait comme le maître de l’art moderne, l’appelant « un phénix né de la cendre du premier Raphaël pour révéler aux hommes le secret de la beauté. » A sa mort, en 1779, deux Italiens, un Français et un Espagnol lui consacrèrent d’enthousiastes éloges. L’Espagnol, don José-Nicolas de Azara, le plaçait plus haut que Raphaël lui-même, « qui jamais ne s’est élevé au-dessus de la nature. » Quelques années plus tard Lanzi, le célèbre historien de la peinture italienne, écrivait que Mengs « avait ouvert pour l’art une ère nouvelle, plus heureuse que les précédentes. » Voilà une gloire bien passée ! Non seulement l’Espagne et l’Italie, où Mengs avait exercé une influence si grande, l’ont depuis longtemps tout à fait oublié, mais l’Allemagne elle-même, sa patrie, se refuse à lui faire une place dans l’histoire de son art national. Récemment encore, le directeur du musée de Berlin a fait reléguer au grenier les deux peintures de Mengs que possédait le musée, deux morceaux jadis comparés par la critique aux plus purs chefs-d’œuvre de Raphaël.

Fort heureusement pour la mémoire de Mengs, le directeur du musée de Dresde, M. Wœrmann, s’est montré plus indulgent à son égard que son confrère de Berlin. C’est que, aussi bien, le musée de Dresde est le seul où l’on puisse se faire de l’art de Mengs une idée favorable. Car les grandes peintures de ce grand peintre, ses compositions religieuses ou allégoriques, ses fresques, tout cela est effectivement détestable, sans couleur et sans expression, je dirai presque sans dessin, tant la correction du dessin de Mengs est banale et vulgaire. Ce n’est pas même aux machines des peintres d’histoire de son temps, des Coypel, des Vanloo, qu’on les pourrait comparer, mais à celles des pires imitateurs de Flandrin et de Paul Delaroche. Tandis qu’il y a de lui, au musée de Dresde, une collection de portraits au pastel, des œuvres de jeunesse pour la plupart, qui sont d’excellens morceaux, consciencieux, élégans, et sans doute d’une ressemblance parfaite : ils ont tous les mérites et tous les défauts de belles photographies ; et jamais je n’ai vu de portraits attestant chez un peintre un manque aussi absolu d’imagination ; mais du moins c’est de « bon ouvrage », et que le directeur du musée de Dresde aurait grand tort de reléguer au grenier.

Il n’y songe d’ailleurs aucunement, ainsi que je l’ai dit ; et au contraire il vient de consacrer à Raphaël Mengs, dans les dernières livraisons du Zeitschrift fur bildende Kunst, une suite d’articles très intéressans, d’autant plus intéressans que, reconnaissant une fois pour toutes la médiocrité de l’artiste, c’est de l’homme surtout que s’est occupé M. Wœrmann. Je ne puis songer à refaire ici, après lui, la biographie de Mengs. Mais je voudrais au moins raconter brièvement l’histoire de son éducation et de ses débuts, histoire à la fois comique et touchante, et qui fait comprendre à la fois ce qui manquait à Raphaël Mengs et ce qu’il a eu des qualités d’un grand peintre.

Antoine-Raphaël Mengs est né le 12 mars 1728, à Aussig en Bohême. Son père, Ismaël Mengs, peintre de cour du roi de Saxe, vivait maritalement à Dresde avec sa cuisinière, Charlotte Bormann, et avait eu d’elle, déjà, doux enfans. Mais lorsque le troisième fut sur le point de naître, Ismaël Mengs envoya sa compagne dans un village de Bohême, sans doute pour éviter tout scandale de la part des voisins. A peine né, l’enfant fut ramené à Dresde. Il ne fut point baptisé, car Ismaël était libre penseur et faisait vanité de n’appartenir à aucune religion. Mais il reçut de son père les deux prénoms d’Antoine et de Raphaël, en mémoire d’Antoine Allegri (le Corrège), et Raphaël Santi, les deux maîtres qu’il était destiné à imiter d’abord, pour ensuite les dépasser en grandeur et en perfection. Ismaël Mengs avait en effet conçu le projet de réformer l’art de son temps ; et comme lui-même se jugeait trop enlizé déjà dans la routine, ce fut son troisième fils qui reçut la mission de réaliser ses projets. Quelques mois après la naissance de l’enfant, Ismaël, le faisant voir dans son berceau à un de ses amis, déclara que cet enfant égalerait plus tard Corrège et Raphaël. « Il le doit, il le fera ! » répétait-il avec obstination.

Le père de Raphaël Mengs était, on le voit, un homme singulier. Avant de s’établir à Dresde, en 1714, il avait erré un peu partout, étudiant la peinture à Copenhague, avec le peintre français Benoît Coffre (encore un oublié qu’il serait intéressant de remettre en lumière), puis peignant des miniatures à Lubeck, à Hambourg, à Mecklembourg, à Schwerin. Il était bon peintre, connaissant à fond son métier, mais sans la moindre originalité. Ses miniatures, ses peintures sur émail, sont aussi consciencieuses que froides.

L’originalité ne manquait pas, en revanche, à son caractère. Le médecin Bianconi, qui l’avait connu, nous l’a décrit comme un homme bizarre, mais intelligent et fin. « Il était de haute taille, toujours grave, silencieux, quoique personne ne l’égalât pour savoir parler. Il ne manquait pas une seule des représentations de l’Opéra, et il jouait lui-même de la flûte. Jamais, seulement, on ne l’a vu entrer dans une église. » Un autre de ses amis nous dit « qu’il avait pour principe d’être sans religion, et que, dans l’ensemble de son caractère, il rappelait beaucoup Jean-Jacques Rousseau. »

On a vu qu’il le rappelait, au moins, dans sa façon d’entendre le mariage. Seulement, au bleu de mettre ses enfans aux Enfans-Trouvés il s’efforçait d’en faire des artistes de génie ; et toute l’éducation qu’il leur donna était dirigée vers ce but. Il les tenait au travail du matin au soir, réglait jusqu’aux moindres détails de leur nourriture, pour faciliter en eux l’éveil de l’inspiration ; et, afin de leur cacher la vue du monde, et de les cacher à la vue du monde, il ne les faisait sortir que la nuit.

Il avait quatre enfans, deux fils et deux filles. Le fils aîné, Charles-Maurice, ne put s’accoutumer à cet étrange régime. Un beau jour il s’enfuit, se convertit au catholicisme, et devint professeur dans un collège de jésuites. Jamais son père ne lui pardonna sa désertion. Il avait heureusement, pour s’en consoler, la docilité et les progrès de ses trois autres enfans. Tous trois étudiaient avec une assiduité exemplaire, chacun se préparant de son mieux au rôle qui lui était assigné dans la rénovation de la peinture. Mais toujours c’était sur Antoine-Raphaël que reposait la grande espérance : celui-là devait créer les chefs-d’œuvre définitifs, en unissant dans un parfait ensemble le dessin de Raphaël et le clair-obscur de Corrège.

A douze ans, son père le conduisit à Rome, où, le jugeant trop jeune encore pour pouvoir comprendre Raphaël, il lui fit copier tour à tour les fresques de Michel-Ange et les antiques du Belvédère. Il l’emmenait dès l’aube devant ces modèles, l’y retenait jusqu’au soir, lui donnant à manger, de temps à autre, du pain et des fruits.

Ce premier séjour du petit Raphaël à Rome dura trois ans, après lesquels le père ramena son fils en Allemagne. Et dès leur retour, la gloire de Mengs commença. L’enfant eut à peindre au pastel les portraits de tous les grands personnages de Dresde, depuis les princes de la famille royale jusqu’aux chanteurs de l’Opéra. A seize ans, il était déjà connu dans toute l’Allemagne comme le prochain rénovateur de la peinture. A dix-sept ans, il recevait le titre de peintre ordinaire du roi.

Mais son père était toujours auprès de lui, veillant sur son génie avec une sollicitude acharnée. Il n’avait point mis au monde ce fils, il ne l’avait point nommé des noms de Corrège et de Raphaël, pour en faire un simple peintre de portraits, un imitateur servile de la nature ! L’éducation du jeune homme n’était pas finie ! Il avait à connaître ceux qu’il était appelé à détrôner, Raphaël et Corrège ! En 1746, toute la famille repartit pour l’Italie, augmentée cette fois d’un membre nouveau ; c’était la gouvernante d’Ismaël Mengs, Catherine Nutzschnerin, une grosse Saxonne dont le vieux peintre avait fait sa maîtresse, après la mort de Charlotte Bormann.

On s’arrêta à Venise, à Bologne, puis, naturellement, à Parme ; enfin l’on arriva à Rome, et tout de suite le jeune Raphaël fut admis à connaître son glorieux homonyme. Il le copia assidûment, essaya de l’imiter, et prit son rôle si au sérieux que, pour être plus à même de continuer l’œuvre des maîtres de la Renaissance, il se convertit au catholicisme. Ses deux sœurs s’y convertirent avec lui ; et son père lui-même, le vieux libre penseur, se fit catholique, « ne voulant pas, disait-il, qu’il y eût un schisme dans sa famille ». Il y en eut un, pourtant, du fait de la gouvernante Catherine, qui refusa obstinément de se laisser baptiser.

Peu de temps après sa conversion, Raphaël Mengs se maria. Il épousa une belle Romaine, Marguerite Guazzi, qui lui avait servi de modèle pour ses Saintes Familles. Et quand la famille revint à Dresde, en 1749, les dissentimens commencèrent entre la belle-fille et ses beaux-parens. Raphaël Mengs était célèbre ; toute la course disputait l’honneur de poser devant lui ; mais dans sa maison son père et sa femme l’importunaient de leurs querelles. Et comme il était bon mari et bon fils, d’une nature docile, ennemie du désordre et du bruit, cette vie orageuse paraît l’avoir rendu profondément malheureux. Deux ans à peine après son retour à Dresde, en 1751, il repartit de nouveau, et pour ne plus revenir.

Il emmenait avec lui à Rome sa jeune femme et ses deux sœurs, dont l’une, l’aînée, épousa le peintre Maron, tandis que l’autre, la jolie Julia, entra au couvent. Le père était resté à Dresde, et Raphaël s’en croyait délivré, lorsqu’un beau matin il le vit arriver chez lui, toujours escorté de sa Catherine. Mais l’influence de sa femme l’avait décidément emporté, chez le jeune peintre, sur l’ancienne influence de son père. Il contraignit le vieillard à se marier avec Catherine ; puis, cette formalité accomplie, il les renvoya en Saxe.

Je ne suivrai pas M. Wœrmann dans le récit qu’il fait ensuite des aventures de Raphaël Mengs, de ses triomphes à Rome, à Naples et à Madrid, de ses relations familières avec tous les rois de l’Europe. Toute sa vie il essaya consciencieusement de réaliser le programme que lui avait, dès le berceau, imposé son père. Il y introduisit cependant un perfectionnement encore, et au dessin de Raphaël et au clair-obscur de Corrège, il joignit la couleur de Titien. Et toute sa vie il employa, pour réaliser ce programme, la méthode que lui avait enseignée son père : il copia de son mieux ses trois grands modèles, sans jamais essayer d’y rien ajouter de lui-même. Il n’y a point de peinture plus impersonnelle que la sienne, mais il n’y en a guère aussi de plus ennuyeuse, ni qui donne davantage l’impression d’être faite sur commande. Et en effet le malheureux Mengs l’a toujours faite sur commande : elle lui était commandée par les prénoms que lui avait donnés son père, par cette éducation singulière qu’il avait reçue. La discipline paternelle avait étouffé en lui ses qualités natives de bon ouvrier ; elle avait déprimé son intelligence et glacé son cœur. Voici en quels termes il répondait à l’Italien Raymond Ghelli, qui lui avait annoncé la mort tragique de son ami Winckelmann : « J’ai eu bien du chagrin à apprendre la mort de l’ami Winckelmann ; mais comme ce qui est arrivé ne saurait se changer, je me suis consolé en songeant qu’il avait fait une bonne fin, et qu’il jouissait en conséquence de la béatitude éternelle, qui importe avant tout. Car il est vrai de dire que l’homme commence de mourir dès qu’il commence de vivre. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez dans la Revue du 1er avril 1883 : Frédéric II et les Arts à la cour de Prusse, par M. Emile Michel.