Les Revues allemandes

Les Revues allemandes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 442-453).
LES
REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ALLEMANDES

AMITIÉS DE MUSICIENS : DEUX AMIS DE BEETHOVEN ; UN FAUX AMI DE WAGNER

Lorsque, aux heures de rêverie, je cherche à me représenter quel fut le plus grand parmi tous les grands hommes, c’est toujours la haute, la puissante, la souveraine figure du musicien Beethoven qui se dresse devant moi, baignée de cette lumière surnaturelle qui flotte autour de la figure des anges et des saints dans les vieux tableaux allemands. Peut-être est-ce que, de tous les grands hommes, Beethoven est celui que j’aime le mieux, celui dont les œuvres me touchent et me charment le plus profondément. Mais peut-être aussi a-t-il vraiment été plus qu’un homme. Ceux-là mêmes à qui Une plaît pas éprouvent en sa présence un respect mêlé de quelque frayeur : ils le sentent au-dessus d’eux, et c’est sa grandeur qui les écarte de lui.

Il est si grand, en effet, que toute définition qu’on tente de son génie reste forcément incomplète. Est-il classique ou romantique ? Est-il de l’ancien temps ou du nouveau ? Je ne crois pas qu’on puisse le rattacher ni à un temps, ni à une école, ni à un pays déterminé. Aucun autre homme n’a eu des gaîtés plus joyeuses ni de plus douloureuses tristesses ; aucun n’a senti plus de nuances, ni conçu de plus vastes ensembles. On a pu comparer Mozart à Raphaël ; mais de comparer Beethoven à Michel-Ange, comme on l’a fait, c’est en vérité n’avoir assez senti ni l’un ni l’autre de ces deux maîtres admirables. Si Michel-Ange n’a pas toute sa de dessiné, peint ou sculpté la même figure, c’est une impression d’unité qui se dégage pourtant de son œuvre, se précisant et s’accusant à mesure qu’on l’étudié de plus près : Beethoven a traduit tour à tour tous les sentimens, et chacune de ses œuvres est un monde à part qui ne ressemble à nul autre. Que l’on compare simplement entre elles ses symphonies : ne dirait-on pas que chacune est l’expression de tout un génie et le produit de toute une vie ? Je doute que l’on trouve ailleurs, dans un même homme, une si prodigieuse variété de tempéramens, ni ce pouvoir de créer tant d’œuvres si absolument différentes.

Un seul trait est commun à toutes les œuvres de Beethoven : c’est l’extrême simplicité des moyens qu’il y a employés ; et par là encore il se révèle supérieur au reste des hommes. Wagner répétait volontiers que l’art et le caractère de Beethoven étaient les seuls qu’il n’avait pu approfondir tout à fait. Il appelait Beethoven « un mage divin ». Il disait que des siècles se passeraient avant qu’on ait fait le tour de cette œuvre immense et de cette immense pensée ; en quoi d’ailleurs il était bon prophète, car voici que son œuvre et sa pensée à lui nous sont devenus familières, tandis que d’année en année nous découvrons aux compositions de Beethoven des significations nouvelles ; leur bruit, au lieu de s’éteindre, retentit sans cesse plus fort dans nos cœurs. Et la marque la plus certaine de ce génie surnaturel qu’il reconnaissait en Beethoven, c’était, suivant Wagner, « sa miraculeuse faculté de créer des mondes avec du néant ». Jamais en effet Beethoven ne s’est consciemment préoccupé de renouveler la forme, les procédés de son art. Il a repris les procédés et les formes que tous les musiciens employaient autour de lui ; et il s’est contenté, c’est encore Wagner qui le dit, « de les sanctifier, en les promouvant à un rôle plus haut ». Ses symphonies, ses sonates, ses quatuors, son opéra, il les a écrits sur le modèle des symphonies, des sonates, des quatuors et des opéras de ses confrères ; mais ses confrères s’étaient servis de ce langage pour charmer l’oreille, tandis qu’il s’en est servi pour exprimer, dans le détail de leurs nuances les plus subtiles, les plus profonds sentimens qui jamais aient ému une âme toute frémissante de passion et de poésie.

J’ajoute que si, pour être un grand homme, il faut être un homme universel, avec une ardente curiosité de tous les aspects de la nature et de la pensée, U n’y a personne, pas même Gœthe, qui ait promené sur le monde un coup d’œil plus large. Sauf quelque élémens de contrepoint, Beethoven n’avait rien appris, et jamais jusqu’à sa mort il n’a pour ainsi dire rien su : mais il a tout compris, comme il a tout senti. Le jugement de cet illettré sur les sujets littéraires frappait tous ceux qui l’approchaient ; il aurait frappé Gœthe lui-même, si celui-ci avait seulement daigné jeter les yeux sur les lettres que lui écrivait l’humble musicien viennois. Personne n’a aimé plus passionnément la nature, personne n’a plus constamment réfléchi au problème de la destinée. Et son cœur est resté jusqu’au bout naïf et pur comme un cœur d’enfant. Ses contemporains disaient de lui qu’il était un géant : il était pourtant de petite taille et de peu de mine ; mais il était grandi de tout l’esprit divin qu’il portait en lui.

Et lorsque je cherche à me représenter quel fut, parmi tous les grands hommes, le plus malheureux, c’est encore la sombre, la tragique figure de Beethoven qui se dresse devant moi. D’autres ont dit combien il fut grand ; mais combien Il fut malheureux, je crois que ses biographes eux-mêmes ne s’en sont pas rendu compte. Il le fut dès son enfance, et il le fut sans cesse davantage tous les jours qu’il a vécus. Je ne vois pas, durant tout le cours de ses cinquante-sept ans, une seule vraie joie qu’il ait eue.

On a parlé de la malheureuse destinée de Mozart, ou encore de Wagner. Mais, outre qu’il a été donné à Mozart de mourir jeune, si sa destinée fut en effet malheureuse, son aimable et fidèle génie l’a toujours empêché d’en sentir toute la tristesse. Soumis à la tyrannique domination de son père, puis du prince son maître, puis (semble-t-il) de la famille de sa femme, méconnu du public, sans cesse tourmenté par le manque d’argent, il avait avec tout cela une petite âme d’oiseau ; et pour échapper à ce vilain monde, bien vite il se réfugiait aux forêts enchantées, qu’il ranimait de ses légères chansons. Et puis, à défaut de la grande gloire, il avait l’admiration de ses pairs : le vieux Haydn l’écoutait bouche béante, frémissant d’un superstitieux enthousiasme à ces chants si doux et si purs, qui lui paraissaient descendre directement des cieux. Lorsque Beethoven, à vingt ans, put trouver quelques thalers pour sortir de Bonn, c’est auprès de Mozart qu’il se rendit, sans autre intention, croirait-on, que de le voir et d’entendre sa voix. Quant à Wagner, s’il fut de longues années méconnu et hué, la faute en est surtout à lui-même, qui dès le début s’était proclamé un révolutionnaire. Mais dès le début il trouva, en revanche, les amitiés les plus chaudes et les plus fidèles, et il vécut ses dernières années dans une apothéose royale. Aucun homme n’aurait été plus heureux, si celui-là n’avait eu en lui, comme tous les poètes, une source toujours jaillissante d’inquiétude et de mélancolie.

Combien fut autrement désolée la destinée de Beethoven ! Que l’on imagine seulement ce musicien, condamné à ne vivre que de la musique, et qui à trente ans, pauvre, seul au monde, sans amis, sans parens, s’aperçoit qu’il devient sourd et que toute musique désormais a cessé pour lui ! Et cependant, ce n’est rien encore. Il faut de plus qu’on se l’imagine dans le milieu où il a vécu, entouré de gens qui ne s’inquiétaient pas de le comprendre, si absolument seul que personne jamais ne paraît s’être trouvé pour lui dire qu’il était un homme de génie et que sa musique était d’une autre sorte que la musique de ses confrères. Tous ceux qui auraient pu l’apprécier, Haydn, Mozart, étaient morts. D’ailleurs pour ceux-là mêmes il serait venu trop tôt, et ils ne l’auraient pas compris. Puis, d’année en année, à mesure qu’il s’enfonçait, lui, dans l’étude de l’expression, le goût de ses contemporains s’éloignait des formes classiques : Weber, mais surtout Rossini et les Italiens, accaparaient tous les enthousiasmes. Beethoven n’allait pas, comme Wagner, en avance, mais à rebours de son temps. Ses meilleurs amis eux-mêmes finissaient par douter de son génie. Aucun d’eux en tout cas ne paraît avoir eu l’impression de ce qu’il y avait dans ce génie de sublime et de surnaturel. Pour le public, Beethoven était un pianiste compositeur, un rival de Hummel, de Clementi et de Reichardt, mais inégal, maniaque, et trop enclin aux excentricités. Ce n’est pas seulement dans le silence, c’est dans la nuit que Beethoven a créé son œuvre : il n’a trouvé de soutien qu’en lui-même, et jamais un artiste ne s’est autant méfié de soi, n’a connu de si près les découragemens et les désespoirs.

Mais son pire malheur, c’est que dès son enfance il éprouva le besoin passionné d’aimer et d’être aimé, et que jamais il ne trouva personne qui l’aimât ni qu’il pût aimer. J’ai eu beau interroger tous les documens qui nous restent sur lui : je n’ai pu découvrir personne qui lui ait donné seulement quelques heures l’entière sensation d’être aimé. Et lui, toute sa vie il a essayé d’aimer : son âme avait soif d’amour ; pour un moment de véritable amour il aurait tout sacrifié. On sait de combien de belles et cruelles jeunes femmes il a tour à tour imploré l’affection : Éléonore de Breuning, Giulietta Guicciardi, Thérèse Malfatti, Amélie de Sébald, et cette comtesse Brunswick, cette immortelle bien-aimée, à qui il écrivait la lettre amoureuse la plus admirable qu’on ait écrite jamais.

Je crains seulement que cette lettre ne soit intraduisible ; c’est un chant plutôt qu’une lettre, un chant d’amour fiévreux et saccadé, comme tels finales des derniers quatuors. Et je ne puis la lire sans ressentir encore toute l’amertume de la destinée de Beethoven : car ni la comtesse Brunswick ni aucune autre femme n’a daigné recueillir les trésors d’amour de ce pauvre cœur amoureux. Et à chaque page, dans les lettres de Beethoven, dans les notes de son carnet, je retrouve l’écho de sa plainte tragique : « Mille complimens à votre femme, écrit-il à son élève Ries : moi, hélas, je n’ai point de femme ! Je n’en ai jamais trouvé qu’une que j’aurais voulu avoir, et jamais je ne l’aurai. » « Résignation ! dit-il dans une autre lettre, quel misérable refuge ! et il ne m’en reste point d’autre ! Oh ! comme la vie est belle ! mais pour moi elle est empoisonnée à jamais ! Seule l’espérance me nourrit : sans elle que serais-je devenu ? » Aux dernières années de sa vie, il écrit dans son carnet : « Désormais il faut que tu cesses d’être un homme, que tu cesses de vivre pour toi-même et que tu vives seulement pour les autres : pour toi il n’y a plus de bonheur possible. Dieu, donne-moi la force de me vaincre !… Seigneur, jette un regard sur le malheureux Beethoven ; ne permets pas qu’il souffre plus longtemps ainsi… Seul l’amour, oui, lui seul peut donner une vie heureuse ! Dieu, laisse-moi le trouver enfin ! Laisse-moi trouver enfin celle qui me fortifiera dans le bien, et qui sera toute à moi ! » Puis il reprend : « Hélas ! c’est seulement dans le monde idéal que je trouverai de la joie. L’amour et l’amitié n’ont rien fait que de me meurtrir ! »

Oui, l’amour et l’amitié n’ont rien fait que de meurtrir ce cœur magnifique, ce pauvre cœur assoiffé de tendresse. Ces femmes auxquelles tour à tour Beethoven avait voulu l’offrir, à peine si les plus indulgentes ont daigné s’en amuser en passant. Le malheureux était gauche, mal vêtu ; il jouait du piano avec trop de rudesse, et son doigté, d’année en année, s’était alourdi. Mais par-dessus tout il était bizarre : j’imagine que les belles Viennoises avaient peur de son amour. Toujours est-il qu’aucune femme n’a daigné l’aimer ; et aujourd’hui encore, aujourd’hui qu’on est unanime à le considérer comme le plus grand des maîtres, je ne crois pas qu’une seule femme ait la compassion de lui donner tout son cœur. Mozart, Chopin, Schumann ont gardé des amantes, sans parler de Wagner, cet incomparable séducteur des âmes féminines. Mais, aujourd’hui comme de son vivant, Beethoven ne trouve point de femme pour l’aimer ; à moins que ce ne soient des mains de femme qui déposent sur la pierre de son tombeau, dans le petit cimetière de Wœhring, ces touchantes couronnes de fleurs vives que toutes les fois j’y ai vues.

Lui cependant, aux femmes qu’il a aimées il a donné l’immortalité. Leur noms, inscrits en tête de ses sonates, traversent les siècles. J’ai vu leurs portraits soigneusement recueillis et exposés à l’entour du sien dans ce petit musée qu’on vient d’inaugurer l’été dernier à Bonn, sur le lieu même où il est né. J’y ai vu notamment la froide et méprisante image de l’immortelle bien-aimée, peinte par quelque mauvais peintre italien sous la figure d’une Muse. Comment aurait-elle pu se donner toute à Beethoven, avec ce front étroit, ces lèvres pincées, avec l’orgueil familial que sans doute elle avait dans l’âme ?

J’ai trouvé, en revanche, dans ce même musée, d’autres portraits qui m’ont ravi : ce sont ceux des grandes dames qui ont daigné protéger les débuts de Beethoven, et aussi de ses principales interprètes, pianistes, cantatrices. Celles-là du moins ont été douces pour lui : sans chercher à l’aimer, elles ont mis dans sa vie quelques rayons de printemps. Le malheureux avait un si fort besoin de tendresse, et il en était si privé, que le sourire d’une femme suffisait à réchauffer son cœur. Il y avait deux de ces femmes, surtout, dont je ne me fatiguais pas de regarder l’image : Caroline Unger et Henriette Sontag, les deux jeunes actrices qui, en mai 1824, avaient tenu les parties de soprano et d’alto solo dans la Symphonie avec chœurs et la Messe en ré. Toutes deux étaient charmantes : la première, avec des bandeaux sur les tempes, des yeux rêveurs, un sourire immobile, une bonne petite Allemande de facile abord ; l’autre, Henriette Sontag, plus fine, plus piquante, resserrant ses lèvres en un sourire plein de malice : mais, tout de même, une bonne petite Allemande elle aussi, je le devinais à la naïveté de ses grands yeux trop ouverts. Je me plaisais à les imaginer étudiant leurs parties sous la direction du vieux maître, et bavardant entre elles, et essayant de bavarder avec lui. Mais il était trop sourd, elles y renonçaient ; et il me semblait voir un peu d’indulgente pitié se mêler à leur sourire.

Et voici précisément que j’ai trouvé, quelques mois après, dans la livraison de septembre des Westermann’s Monatshefte, une biographie détaillée de ces deux aimables femmes, mais surtout une histoire détaillée de leurs relations avec Beethoven.

C’est en 1822 que Beethoven les a rencontrées pour la première fois : « j’ai aujourd’hui, écrit-il le 8 septembre à son frère Jean, reçu la visite de deux cantatrices, et comme elles demandaient absolument à me baiser les mains, et comme elles étaient très jolies, je leur ai offert de préférence ma bouche à baiser. « 

Caroline Unger avait alors vingt-deux ans ; son amie Henriette Sontag en avait à peine dix-sept. Caroline Unger avait étudié le chant avec le fameux Milanais Ronconi ; elle venait de débuter, sans grand éclat, en 1821, à l’Opéra de Vienne, dans le rôle de Chérubin. Henriette Sontag était une enfant prodige : elle avait débuté à six ans ; à quinze ans c’était déjà une des étoiles de l’Opéra viennois. En 1822 elles étaient amies intimes, et comme toutes deux auraient volontiers créé des rôles écrits pour elles, elles eurent l’idée d’aller en demander à Beethoven, qui aussi bien ne pouvait manquer d’avoir un opéra en train, depuis le succès de la reprise de Fidelio.

Beethoven n’avait pas alors d’opéra en train ; mais il était tout à sa neuvième Symphonie. Ce glorieux travail lui avait rendu, pour quelques mois, une gaîté et un entrain de jeune homme. Schindler, son élève, qui vivait avec lui, nous raconte que jamais, avant ni après, il ne l’a vu si heureux. Il est vrai que ce fut son dernier moment de bonheur, car dès l’année (suivante il se plaignait à Rœchlitz d’avoir à jamais perdu tout courage au travail : « Je reste là assis, et je songe, et je songe, disait-il ; mais ce que j’ai dans la tête ne veut pas sortir pour se mettre sur le papier, et je crois que je ne me déciderai plus à rien entreprendre d’important. »

La société des deux jeunes amies paraît du moins l’avoir toujours diverti. De 1822 à 1824, il a entretenu avec elles de fréquentes relations ; et l’auteur de cet article des Westermann’s Monatshefte, M. Kalischer, a pris le soin d’extraire des carnets de conversation du vieux maître tout ce qui a trait à elles. On sait ce que sont ces carnets, pour la plupart inédits. Beethoven était sourd ; ses visiteurs écrivaient leurs questions, et il y répondait de vive voix. Il nous a ainsi laissé d’étranges et émouvans dialogues, où manquent les paroles de l’interlocuteur principal. D’après ce qu’on lui demandait, d’après ce qu’on lui répondait, il faut deviner ce qu’il a dit. Essayons donc, dans ces conditions, de nous représenter ses entretiens avec ces deux jolies créatures, auxquelles il avait, en guise de présentation, offert sa bouche à baiser.

Dès les premiers mois de 1823, Beethoven paraît décidé à leur faire la cour. « Eh bien ! lui demande Schindler, quand allons-nous rendre visite à Mlle Unger ? » Quelques jours plus tard, son ami le journaliste Bernard lui dit : « Je crains bien que nous n’ayons un rival auprès de la petite Unger : c’est Nell, le poète ; mais pour ce qui est de moi, je ne le crains pas. Il lui a donné deux sonnets. »

Puis des mois se passent. En août, les jeunes femmes invitent Beethoven à une partie de campagne : « Hélas ! répond le maître, impossible d’accepter cette gracieuse invitation : j’ai mal aux yeux et suis fort occupé ; mais je compte bien aller moi-même remercier bientôt les deux beautés. »

Les deux beautés, cependant, pensaient toujours à ces rôles qu’elles auraient voulu avoir de lui. En octobre 1823, Caroline Unger vient le voir, et tout de suite : « Ne vous fâchez pas, mais je n’ai pu résister au désir de vous demander si vous ne m’aviez pas oubliée. Avez-vous déjà commencé à vous occuper de Mélusine ? Le ténor Forti a lu le poème, il en est ravi. Je crois qu’il ferait très bien dans le rôle du chevalier. »

Mais Beethoven, hélas ! n’avait pas commencé encore, jamais il ne devait commencer à s’occuper de Mélusine. Le poème de Grillparzer était en effet très beau. Souvent il m’arrive de songer avec mélancolie à tout ce qu’en aurait fait, s’il l’avait eu seulement quelques années plus tôt, l’auteur de Fidelio. Maintenant c’était trop tard. Et pour consoler l’aimable jeune femme, Beethoven, par une attention charmante, lui propose, en attendant son opéra, d’entreprendre avec elle une tournée de concerts. « Ah ! s’écrie Caroline Unger, si je venais en semblable compagnie, partout je serais reçue à bras ouverts ! » Elle ne prend pas, cependant, la proposition plus au sérieux qu’il ne convient ; et, après avoir encore rappelé Mélusine, elle s’en va, promettant de revenir bientôt.

Peut-être serait-elle vraiment revenue ; mais nous apprenons aux pages suivantes du carnet, par l’entremise de Schindler, que cette pauvre Caroline Unger avait le défaut de boire et de manger plus que de raison, ce qui l’obligeait ensuite des jours entiers à garder le lit.

En novembre 1823, c’est Mlle Sontag qui passe au premier plan. La direction de l’Opéra a décidé de lui confier le rôle de Fidelio, et Beethoven, ne pouvant par lui-même se rendre compte de ses talens, interroge sur elle tous ses visiteurs. Tous lui font l’éloge de sa voix et de sa méthode ; Schindler ajoute même qu’elle est « un modèle de moralité ». Mais elle est si timide « qu’elle n’ose point venir seule chez Beethoven, et si elle y va en compagnie de son amie Unger, elle a peur de rester inaperçue ». Enfin elle se résigne à ce dernier parti : Schindler annonce à son maître que la Sontag viendra le voir vers trois heures avec Caroline Unger.

Ici, nouvelle comédie. Beethoven et Schindler attendent les deux actrices, et celles-ci ne viennent pas. « Si elles ne viennent pas, écrit Schindler, c’est la jalousie qui en est cause. Caroline Unger m’a dit qu’elle aimerait mieux venir seule ; mais je lui ai répondu que vous ne la recevriez point si elle venait sans la Sontag. » On attend, on attend. Et la séance se termine par cette réflexion mélancolique : « Maintenant il est trop tard : elles ne viendront plus ! »

Le lendemain, ou l’un des jours suivans, Caroline Unger vient seule. Elle est chargée « de toutes les excuses de son amie Sontag, qui est de service au théâtre ». Et puis la voici qui ramène son éternel sujet : « Si seulement le Seigneur Dieu pouvait vous éclairer de sa grâce, de telle sorte que vous écriviez bientôt quelque chose pour moi, je saurais bien vous récompenser de votre peine ! Mais il faut vous hâter, car en décembre je pars pour l’Allemagne… Savez-vous une chose ? vous devriez-vous marier : cela vous rendrait peut-être un peu plus laborieux. »

Enfin Beethoven a trouvé des rôles pour les deux amies. Elles auront à chanter les soli dans un grand concert qu’il doit donner à ses frais, en mai 1824, et où l’on entendra ses deux compositions nouvelles, une symphonie avec chœurs et une messe solennelle. Aussi ses relations avec elles deviennent-elles presque quotidiennes. En mars 1824, un matin, elles font savoir par Schindler à Beethoven qu’elles viendront le soir même s’inviter à dîner chez lui. On discute le menu : « Il est temps encore : si l’on faisait rôtir les perdreaux ? »

Elles arrivent, et, comme toujours, c’est Caroline Unger qui parle seule tout le temps. « Nous ne sommes pas venues pour bien manger, dit-elle, mais pour causer avec vous. On nous a dit que vous prépariez un concert : est-ce que vous ne pourriez pas nous y donner des rôles ? »

Mais Beethoven est surtout préoccupé de son dîner. Pourvu qu’il soit passable ! Schindler s’excuse à plusieurs reprises de lui avoir annoncé si tard la visite des deux actrices. Et, de fait, le dîner était déplorable : non point peut-être les perdreaux, mais le vin. Schindler annonce le lendemain à Beethoven que la Sontag est malade, son amie aussi, toutes deux par la faute de cette horrible piquette. « Pour l’amour du ciel, écrit Schindler, la prochaine fois, donnez-leur de meilleur vin ! »

Et voici que les répétitions commencent. Le ton change tout de suite : « Je suis venue vous apporter ma partie de la Messe, dit Caroline Unger : bien sûr il doit y avoir des fautes de copie ! » Et depuis lors c’est une chanson qui revient sans cesse : tantôt l’une, tantôt l’autre des deux jeunes femmes se plaint de ce que sa partie soit trop difficile, ou pas assez brillante. « La Sontag, dit Schindler, prétend qu’elle n’a jamais vu quelque chose d’aussi impossible à chanter. Et puis elle est jalouse : elle dit que vous gardez toutes vos faveurs pour Caroline Unger ; celle-ci d’ailleurs s’est vantée par toute la ville de la visite que vous lui avez faite. »

C’est pis encore lorsque, la messe apprise, on arrive à la symphonie. « Vous êtes un tyran de la voix ! écrit Caroline Unger. — Ces notes si hautes, écrit la Sontag, est-ce que vous ne pourriez pas les changer ? — Et ce passage-ci, reprend son amie, ne croyez-vous pas que c’est trop élevé pour une voix d’alto ? » Mais Beethoven ne consent à rien : elles chanteront les parties telles qu’il les a écrites.

Le concert a lieu le 7 mai. La recette couvre à peine les frais, mais le succès est très grand. On applaudit les chanteurs, l’orchestre, on applaudit Beethoven, qui, dans son coin, n’entend ni la musique ni les applaudissemens. Et c’est l’excellente Caroline Unger qui a l’ingénieuse idée de lui taper sur l’épaule pour l’engager à se retourner vers le public.

Quinze jours plus tard, le 23 mai, Beethoven donne un second concert. Mais le succès du premier ne paraît pas avoir été si grand qu’on nous le dit, car nous voyons que dans le programme du second le malheureux est forcé d’introduire, à côté de sa symphonie et d’un fragment de sa messe, un trio italien composé depuis longtemps, et même, — pour comble d’humiliation, — une cavatine de Tancrède de Rossini ! Et tout cela pour aboutir à l’échec le plus lamentable : une salle à moitié vide, tous les frais au compte du compositeur ! Voilà au juste où il en était devant le public de son temps. Hummel, Diabelli, le premier petit Italien venu aurait fait venir plus de monde !

Il y a encore dans les carnets une conversation intéressante avec Caroline Unger. C’est en 1824. La jeune actrice amène à Beethoven une dame qui a désiré le connaître, une certaine baronne Lirveeld. « C’est mon amie, dit-elle : elle aime votre musique… Non, elle n’est pas mariée… et Mélusine, pour quand ce sera-t-il ? Vous devriez vous marier, cela vous ferait travailler. Et puis, vous avez si peu de confiance en vous-même !… Moi, je n’ai pas d’amoureux ! Et vous, combien avez vous de maîtresses ? »

Et voilà tout. Quelques mois après les concerts, Caroline Unger et Henriette Sontag quittent Vienne l’une et l’autre, la première pour aller chanter en Italie, en attendant qu’elle devienne la femme d’un riche Français, M. Sabatier ; la seconde, pour se conquérir, à Dresde, à Leipzig, à Berlin, à Paris même, une gloire éclatante, en attendant qu’elle se marie, elle aussi, et devienne, en 1828, la comtesse Rossi. Il ne semble pas que ni l’une ni l’autre aient gardé un souvenir bien vif de leurs relations avec Beethoven. Mme Sabatier écrit bien, en 1873, au musicographe Ludwig Nohl « que la Sontag et elle n’entraient jamais dans la chambre de Beethoven que comme dans un temple » : les cahiers de conversation nous ont fait voir comment elle y entrait, et sur quel ton plutôt familier elle traitait le vieux maître.

Et lui ? Jusqu’à la fin il s’est souvenu des deux chanteuses qui avaient un moment distrait, apaisé l’angoisse qu’il éprouvait à vivre. Leur nom revient à mainte reprise dans les carnets des années suivantes. Tantôt c’est Karl van Beethoven, le neveu, qui parle d’un prochain mariage de la Sontag ; une autre fois Schindler apprend au maître que Caroline Unger est dans l’embarras, et Beethoven, avec une sympathie manifeste, se fait raconter tout au long le détail de ce qui lui arrive. C’était un homme d’une bonté surnaturelle, un vrai sage. À mesure que son infirmité paraissait devoir le renfermer davantage en lui-même, sa sympathie s’ouvrait plus largement aux joies et aux souffrances des autres. Et un ami qui l’a beaucoup connu, Schlosser, a pu dire que, « si grand qu’ait été son art, son cœur lui était encore infiniment supérieur ».


L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux,


non pas en vérité pendant que le grand homme est vivant, car j’imagine que ses amis doivent avoir souvent à souffrir auprès de lui, ne serait-ce que du sentiment de leur infériorité ; mais après sa mort, oui, je crois qu’en effet on trouve maints avantages à avoir été son ami. On écrit sa biographie, on publie le détail des services qu’on lui a rendus et des confidences qu’on a reçues en échange ; on s’attribue la mission de veiller sur sa gloire ; et pour peu qu’on y mette du soin, on devient à son tour une façon de grand homme.

Aussi ne faut-il point s’étonner si le nombre des amis de Richard Wagner augmente d’année en année. J’en connais bien déjà une vingtaine qui, en allemand, en français, en anglais même, ont raconté leurs souvenirs, y joignant, sans doute par manière de certificats, les lettres en général assez insignifiantes que leur avait écrites leur illustre ami. Mais voici qu’à ces amis authentiques du maître allemand d’autres amis viennent s’ajouter auxquels personne ne pouvait s’attendre, des amis improvisés et posthumes, qui, n’ayant pas eu le bonheur d’être des amis de Wagner pendant qu’il vivait, n’ont pu résister cependant au désir de nous entretenir d’eux-mêmes à propos de lui.

Tel est notamment (ou plutôt tel était, car il vient de mourir) un musicien allemand demeurant depuis cinquante ans à Londres, Ferdinand Præger. Quelques mois avant sa mort, cet excellent homme a publié en deux éditions, l’une anglaise, l’autre allemande, un gros livre intitulé : Wagner tel que je l’ai connu, et qui, à être pris au sérieux, constituait pour la littérature wagnérienne un document d’une importance extrême : car Præger, en outre d’un très grand nombre de lettres intimes et confidentielles de Wagner, y transcrivait encore, — d’après son journal, disait-il, — Tout le détail de nombreuses conversations qu’il avait eues avec le maître allemand, sur les sujets les plus divers, pendant « les cinquante ans de leur étroite et fraternelle amitié ».

Amitié étroite et fraternelle en effet, car, comme le disait Præger, « Wagner et moi en étions venus à ce point d’intimité que la séparation de nos corps ne nous séparait plus : nous étions unis à travers l’espace, et l’échange continuel de nos idées nous montrait sans cesse davantage combien profondément nous nous comprenions l’un l’autre. »

Et pour ceux qui seraient étonnés de cette importance que Wagner attachait aux idées de son ami, Præger ajoute que c’est lui qui, dans une visite à Zurich en 1856, a suggéré le sujet et le plan de Tristan et Isolde.

Aussi son livre n’a-t-il point manqué de mettre en émoi tout le monde musical. Et l’émoi a été d’autant plus fort que Pærger, pour mieux attester sans doute le caractère tout intime de son amitié, ne perdait pas une occasion de dire de Wagner tout le mal possible, le représentait comme un homme lâche, débauché, menteur, et publiait même une lettre où Wagner parlait de sa première femme en des termes tout à fait fâcheux.

Les anti-wagnériens (car, chose à peine croyable, cette espèce existe encore) triomphaient ; les wagnériens baissaient la tête, devant l’impérieuse évidence des faits.

C’est alors qu’est intervenu M. H. Stewart Chamberlain. M. Chamberlain s’est fait depuis quelques années une situation tout à fait à part dans la littérature wagnérienne. Sans se piquer d’avoir été l’ami de Wagner, il s’est consacré tout entier à l’étude de son œuvre et de sa vie. Anglais d’origine, il s’est installé en Allemagne, et, pour mieux comprendre les écrits de Wagner, il s’est mis lui-même à penser, à écrire en allemand. Il a oublié ses idées, ses opinions personnelles, pour rechercher quelles avaient été au juste, sur tous les sujets, les idées, les opinions de Wagner. Et il est ainsi parvenu à un degré d’érudition wagnérienne quelque peu effrayant. Je ne serais point surpris qu’il connût jour par jour la vie de Wagner, et page par page les onze gros volumes de ses écrits. Et comme lui-même écrit avec une clarté, une précision remarquables, comme il entretient en outre des relations constantes avec Mme Wagner et le petit monde de Bayreuth, chacun des articles qu’il publie dans les revues allemandes fait aussitôt autorité parmi tous ceux qui s’occupent de Wagner.

M. Chamberlain s’est donc décidé à lire d’un peu près le livre de Præger, et tout de suite il a découvert certaines particularités assez surprenantes. Il a constaté notamment que l’édition allemande du livre, présentée par Præger comme la traduction de l’édition anglaise, différait de celle-ci presque sur tous les points. Dans l’édition anglaise, Wagner, interrogé sur la façon dont il avait trouvé un motif, répondait : « Oh ! j’ai cherché et cherché, réfléchi et réfléchi, avant de mettre enfin la main sur ce motif ! » Dans l’édition allemande, la réponse est tout autre : « Hé ! dit Wagner, ce sont choses qui me viennent ainsi sans que j’y pense ! »

Dans les lettres de Wagner, mêmes différences. Pas une phrase qui fût tout à fait pareille dans les deux éditions. Une lettre écrite en français, et publiée en français dans les deux éditions, cette lettre-là même était donnée en deux versions différentes.

Il y avait là de quoi rendre suspect le livre de Præger. M. Chamberlain l’a alors analysé de plus près encore, et le résumé de son enquête, qu’il publie dans les Bayreuther Blätter, est un chef-d’œuvre de patience et de dialectique. Je ne vois à lui comparer que la série fameuse des raisonnemens de Zadig, dans le conte de Voltaire. Démontant phrase par phrase les affirmations de Præger, M. Chamberlain établit, toujours avec une foule de petites preuves à l’appui : 1° que Præger n’a jamais été l’ami de Wagner et n’a entretenu avec lui que des rapports tout fortuits ; 2° que les lettres de Wagner à Præger sont, en grande partie, de l’invention de celui-ci ; 3° que la fameuse visite de Præger à Zurich en 1856, où il aurait suggéré à Wagner l’idée de Tristan, que cette visite n’a pas eu lieu ; 4° enfin que les soi-disant confidences de Wagner à Præger sont, ou bien des extraits purs et simples des écrits de Wagner, ou bien des inventions de Præger, en contradiction absolue avec ce qu’ont pu être les véritables paroles de Wagner. De tout le gros livre, rien ne subsiste : pas même les jugemens de Præger sur « son ami », car il n’y a pas un de ces jugemens dont on ne trouve le démenti quelques pages plus loin.

Voilà donc un ami de Wagner dont les historiens de la musique auront à se méfier. Déjà, il y a cinquante ans, son compatriote Moscheles s’était autorisé de relations d’affaires qu’il avait eues avec Beethoven pour se constituer, après sa mort, son ami et confident, le représentant officiel de son art et de ses traditions. Mais Moscheles, du moins, n’avait publié d’autres lettres de Beethoven que celles qu’il en avait reçues. L’industrie des faux amis a, comme on le voit, avancé depuis lors : je ne crois pas qu’elle dépasse désormais le point où l’a amenée le facétieux Præger, qui, non content de se constituer l’ami après décès d’un homme qu’il connaissait à peine, s’est encore offert le plaisir de le diffamer.


T. DE WYZEMA.