Les Revues étrangères - L’Agonie de Venise

Les Revues étrangères - L’Agonie de Venise
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 936-946).
LES REVUES ETRANGÈRES

L’AGONIE DE VENISE

Venezia, nuovi studi di storia e d’arte, par M. Pompeo Molmenti, Florence, 1897.

Dans un des passages les plus éloquens de l’étrange réquisitoire que je signalais ici le mois passé, le docteur Méhemet Emin Efendi reproche à notre civilisation d’introduire partout la monotonie, la laideur, et l’ennui. « Encore un siècle ou deux de cette civilisation, dit-il, et l’univers entier deviendra inhabitable. Une odieuse uniformité achèvera de détruire toutes les distinctions de races, de mœurs, et jusqu’aux particularités naturelles des divers pays. Quelle perspective sinistre, pour tout homme gardant un peu le respect de la nature et le goût de la beauté ! D’un bout à l’autre du monde un même style d’architecture, une même coupe de vêtement, une même façon de sentir, de penser, et de vivre ! Pour peu que cette civilisation poursuive ses ravages, que pourra noter, sur son carnet de route, le voyageur du siècle prochain ? Il notera qu’il a mangé à Tombouctou un excellent beefsteak, qu’à Samarkand les cafés-concerts sont fort bien, aménagés, et qu’on trouve des wagons (très commodes entre le Cap et Alexandrie. » Puis, s’arrêtant brusquement : « Mais à quoi bon, s’écrie-t-il, insister sur ces griefs, puisqu’il n’y a plus désormais personne pour en être touché ! »

Voilà un point, tout au moins, sur lequel M. Méhemet Emin nous fait trop d’injure. Nous ne sommes pas, Dieu merci, tombés aussi bas qu’il croit, et maints hommes se trouvent encore, aux quatre coins de l’Europe, qui, « gardant le respect de la nature et le goût de la beauté », protestent de tout leur cœur contre les « ravages » commis, tous les jours, soi-disant au nom du progrès et de la civilisation. C’est, — pour nous en tenir aujourd’hui à ce seul exemple, — c’est une protestation du même genre qui fait, en quelque sorte, le thème continu du dernier ouvrage de M. Molmenti. C’est elle qui rattache l’un à l’autre les divers essais qui y sont réunis, et donne à leur ensemble une saisissante unité. Qu’il traite de politique, de sciences, ou de littérature, qu’il étudie le développement de l’industrie à Venise, ou les origines du théâtre vénitien, ou les causes de la décadence et de la chute de la Sérénissime République, l’éminent écrivain italien déplore, lui aussi, le fâcheux vandalisme de notre société d’à présent. Moins amer et moins haineux, à coup sûr, que le pamphlétaire musulman, il l’égale par l’ardente sincérité de son indignation. Et tout au plus peut-on établir entre eux cette différence que, tandis que M. Méhemet Emin Efendi se résignerait volontiers à nous voir conserver notre civilisation, pourvu que nous renoncions à l’exporter en dehors de l’Europe, M. Molmenti nous autoriserait plutôt à la répandre dans l’univers entier, à la condition que Venise en fût préservée.

Mais c’est qu’aussi bien Venise a fini par tenir lieu de l’univers entier à cet homme, dont toute la longue vie s’est employée à l’étudier et à l’adorer[1]. On le devine par le ton même dont il parle d’elle, et que rien d’autre, désormais, ne saurait avoir d’intérêt pour lui. A force d’en explorer l’histoire, à force d’en étudier les monumens et les mœurs, à force de restituer jusqu’aux moindres détails de son existence passée, il a fini par perdre de vue le reste du monde. L’Italien lui-même, chez lui, s’est un peu effacé devant le citoyen de Venise ; et il faut voir avec quelle énergie, dans une des pages d’histoire les plus intéressantes de son livre, il loue la République d’avoir été « vénitienne avant d’être italienne ».

Il n’y a d’ailleurs rien qu’il ne loue et qu’il n’aime, de l’ancienne Venise, et qu’il n’oppose avec un touchant orgueil à « notre vie glacée d’à présent ». Ce n’est pas lui qu’on surprendrait à partager le dédain ou la haine des historiens libéraux pour le pouvoir des doges, le Conseil des Dix, et les Inquisiteurs d’État. « Certes, proclame-t-il, jamais aucun gouvernement défunt n’a mérité un aussi large tribut d’affection et de regrets. » Et ailleurs : « Cent ans se sont passés : maintes formes politiques se sont succédé de par le monde ; nous avons vu tomber des royaumes et des républiques, des nations se sont relevées et d’autres ont péri qui jadis avaient été puissantes ; au prix de leur sangles peuples ont conquis des droits nouveaux ; et bien des fautes ont été réparées, bien des erreurs et des préjugés dissipés ; et cependant, à travers ce mouvement tumultueux des hommes et des choses, si nous jetons un regard en arrière, la République de Venise nous apparaît comme l’un des gouvernemens qui ont le plus chéri la justice et haï l’iniquité. »


Encore les historiens ont-ils une excuse dans leur passion politique : mais ce qui parait à M. Molmenti tout à fait inexcusable, c’est le parti pris avec lequel, depuis cent ans, les poètes, les romanciers, et les auteurs de mélodrames, se sont plu à peindre la Venise des Doges sous les couleurs les plus sombres et les plus sinistres. « Jamais un gouvernement n’a été moins romanesque, nous affirme-t-il, ni n’a donné à un peuple plus de bonheur et de tranquillité. » Il nous rappelle qu’en 1797, lorsque Bonaparte fit incarcérer les Inquisiteurs d’État, les terribles Plombs, ce soi-disant lieu de torture des condamnés politiques, se trouvèrent ne contenir que quatre prisonniers, tous les quatre condamnés pour des crimes de droit commun. Rapts, homicides, guet-apens, délations, et les sicaires, les espions, les bravi, les bourreaux, tout cela n’est que légende inventée à plaisir. Rien ne ressemble moins à la véritable Venise que la Venise des poètes, celle de Victor Hugo, de Manzoni lui-même, celle de Byron qui disait que, si la ville avait le charme d’un rêve, son histoire avait l’horreur d’un cruel cauchemar. Le corps fameux des Inquisiteurs d’État, dont le nom seul remplissait d’épouvante les spectateurs des drames romantiques, c’est en 1539 seulement qu’il a été institué, de longues années après la date des ténébreuses machinations qu’on a pris l’habitude de lui attribuer.

Il y a bien eu dans l’histoire de Venise au XIVe et au XVe siècle deux aventures vraiment tragiques, et qui pouvaient fournir matière à la fantaisie des poètes : celle de Marino Faliero et celle des deux Foscari. Mais mieux aurait valu n’y point toucher que d’en fausser le caractère comme on l’a fait ! « On nous a représenté Marino Faliero comme une façon de Brutus en barrette ducale, qui, pour avoir voulu inaugurer à Venise une ère de justice et de vérité, pour avoir tenté de défendre le peuple contre la tyrannie des patriciens, aurait été décapité sur l’Escalier des Géans, — lequel d’ailleurs, soit dit en passant, a été construit par Antoine Rizzo, près d’un siècle plus tard : — tandis que la critique historique a péremptoirement établi que l’ambition avait été le seul mobile de la conjuration du vieux doge, et que le seul rêve du vieillard avait été, à la faveur du mécontentement populaire, d’assurer à sa famille la souveraineté de Venise. »

Quant à Jacques Foscari, l’unique tort du gouvernement vénitien a été, à son égard, un excès d’indulgence. Exilé à Nauplie, puis à la Canée, pour des délits de droit commun où le roman n’avait rien à voir, il s’est ensuite rendu coupable de trahison, en négociant avec les Turcs, et son emprisonnement à Candie n’a été que trop juste, comme aussi le déshonneur qui en a rejailli sur les siens.

Légendes encore, l’assassinat de François de Carrara et de ses fils dans les prisons de Venise en 1506, et la condamnation à mort, en 1507, d’un boulanger faussement accusé de meurtre, puis, bientôt après, reconnu innocent ; légende, l’injuste exécution du comte de Carmagnola, qui ne fut, au demeurant, qu’un traître de bas étage. Dans toutes les archives du gouvernement de la République, M. Molmenti n’a découvert qu’un seul cas d’injuste condamnation : c’est le cas de ce Foscarini dont les poètes ont raconté que, s’échappant de la chambre de sa maîtresse, il s’était réfugié dans le palais de l’ambassadeur d’Espagne, qu’il y avait été surpris, et que, plutôt que de trahir l’honneur d’une femme, il s’était laissé condamner pour négociations secrètes avec une puissance étrangère. Tout autre est la véritable histoire de ce malheureux, et l’amour ne paraît pas y avoir eu de rôle : mais l’atrocité de sa fin tragique n’en subsiste pas moins. Accusé à deux reprises de haute trahison, Foscarini fut, en effet, la seconde fois, condamné à mort et décapité : son crime avait paru si certain, les preuves fournies avaient été si accablantes, que Paolo Sarpi lui-même, son intime ami, avait refusé de toucher à un legs qu’il lui avait fait, ne voulant rien recevoir de la main d’un traître. Et c’est seulement après sa mort qu’on avait reconnu l’injustice des accusations portées contre lui ; sur quoi le Conseil des Dix avait aussitôt décrété qu’une pierre serait placée dans l’église Saint-Eustache, proclamant l’innocence du condamné et la fatale erreur de ses juges.

« Exemple unique dans l’histoire ! » s’écrie à ce propos M. Molmenti, trouvant, comme l’on voit, jusque dans les fautes du gouvernement de Venise, une occasion de louer ses vertus et de nous le faire admirer. Et il poursuit de siècle en siècle son apologie, ou plutôt son éloge, à grand renfort de citations inédites, d’anecdotes piquantes et d’ingénieux paradoxes. Il nous montre comment Venise, après la Renaissance, a seule continué d’agir et de vivre, dans l’amollissement général des cités italiennes. Et si, arrivé au XVIIIe siècle, il se voit contraint d’admettre la rapide décadence de la République, du moins s’attache-t-il à nous vanter la sollicitude paternelle du pouvoir ducal pour la sécurité des personnes, le respect des mœurs, et le bon ordre intérieur. Au dehors non plus, dans ses relations avec les provinces tributaires, Venise ne lui paraît pas avoir jamais cessé d’être pleine à la fois de sagesse et de mansuétude : jamais, à l’en croire, le Frioul, la Dalmatie, l’Albanie et les îles grecques n’ont été aussi heureuses que sous l’autorité du Lion de Saint-Marc.

Qu’on ne suppose pas, après cela, que cette admiration pour les doges, le Conseil des Dix, et les Inquisiteurs d’État soit, chez M. Molmenti, le fait d’un parti pris politique. Ce qu’il admire et ce qu’il aime dans l’ancien gouvernement de Venise, ce n’est encore que Venise, « la fleur du monde », ainsi qu’il l’appelle, Venise « à qui nulle autre ville ne peut se comparer ». C’est elle encore qu’il glorifie dans son étude sur les Mômeries, forme primitive du théâtre vénitien ; c’est son bizarre et mobile génie qu’il retrouve dans les Lettres de Messer Andréa Calmo, un des fantaisistes les plus originaux de la Renaissance, qui « libertin, bouffon, ennemi des pédans et de tous hommes graves, a su jouir en philosophe des biens de la vie. » Et lorsque, dans le dernier article du recueil, il célèbre le talent d’un artiste de notre temps, le peintre vénitien Giacomo Favretto, on sent que ses éloges vont surtout au Vénitien, à l’héritier des Longhi et des Tiepolo. Venise seule le touche : il ne vit que pour elle, ne sait parler que d’elle ; il l’aime avec la piété d’un fils et la tendresse passionnée d’un amant.


Aussi ne pouvait-il manquer de haïr cette civilisation nouvelle qui, sous prétexte de progrès, est en train de défigurer sa ville bien-aimée pour la rendre pareille au reste des villes. Il n’y a pas, en effet, un des articles de son recueil où sa haine ne s’exprime sous quelque forme spéciale, soit que, à propos des Mômeries, il déplore la décadence du théâtre vénitien, ou celle de la littérature vénitienne à propos des Lettres d’Andréa Calmo, ou qu’il oppose à la morne banalité de la vie d’à présent l’élégance, l’éclat, la joyeuse agitation de la Venise des doges. Et l’on peut dire en outre que l’article qui ouvre le recueil n’est, tout entier, qu’un grand lamento, la douloureuse évocation des attentats commis, depuis trente ans, contre la noble et charmante beauté de Venise.

M. Molmenti y rend compte d’abord, sommairement, d’une Exposition internationale des Beaux-Arts inaugurée à Venise en 1895. Suivant la vieille manière italienne, il octroie à une foule de peintres et de sculpteurs de tous les pays une foule de superlatifs les plus aimables du monde : après quoi, sortant de l’Exposition, il se réjouit de revoir la lagune, entre les arbres du jardin public, et d’apercevoir dans le lointain les toits et les tours de la ville merveilleuse. Et il ne peut s’empêcher d’ajouter que, pour tant de chefs-d’œuvre que contienne l’Exposition des Beaux-Arts, son chef-d’œuvre le plus parfait est cependant Venise, « patrimoine artistique de toutes les nations. » Hélas ! ce divin chef-d’œuvre est sur le point de périr !

« Néfaste s’agite, dans notre ville, l’activité des destructeurs et des constructeurs. Parmi cent profanations stupides et barbares, je pense à la chère petite ile de Sainte-Hélène, perle de la lagune, et à toutes ses ruelles, et au bel Arzere de Sainte-Marthe, si ample, si vert et si gai ! A sa place, sur les ruines des vieilles maisons, se dresse maintenant, dans son inélégance bourgeoise, une grande fabrique de coton. Et entre les jardins publics et le Lido, sur l’emplacement de la petite île de Sainte-Hélène, cette délicieuse oasis pleine d’ombre et de mystère, je vois émerger de l’eau une masse informe de fange et de plâtras, qui tous les jours grandit et tend à envahir les quartiers voisins. Ce ne sont que lourdes et basses officines, magasins, appentis, cheminées de fabriques, un entassement de laideurs parmi lesquelles se cache, comme honteuse, l’admirable église ogivale du quattrocento. Près d’elle, à l’endroit où naguère psalmodiaient les moines, on a tenté d’installer une fabrique de wagons : mais l’entreprise a fait faillite, et c’est en pure perte que s’est trouvée détruite la perle de la lagune, insularum ocellus. »

Et M. Molmenti reprend mélancoliquement le chemin de la ville ; mais chacun des pas qu’il fait ravive en lui le souvenir de nouveaux sacrilèges. Sur le canal de Saint-Marc, en face de la Piazzetta, au coin de la charmante église de Saint-Georges, n’a-t-on pas construit un chantier, sans autre raison que d’avilir le plus beau spectacle qui soit au monde ? « Ah ! gémit M. Molmenti, comme l’on voit que les temps nouveaux ont déclaré la guerre à la poésie ! Ici sous prétexte d’hygiène, là pour les besoins du commerce, ailleurs encore par manière d’embellissement, on saccage sans pitié tout ce que la ville a d’anciens monumens. Il faudrait être aveugle pour n’en point souffrir, pour se résigner à cette affreuse dévastation qui s’acharne sur notre ville, depuis quelque temps. Les jeunes gens eux-mêmes peuvent encore se rappeler une autre Venise, une Venise pittoresque, poétique, riche en attrait et en caractère. Où est-elle, maintenant ? Détruite en majeure partie, et non point pour des motifs de commodité, ni d’utilité, ni à plus forte raison de beauté, mais simplement sous l’effet d’une soudaine manie de tout renouveler ! Et sans doute maintes belles choses survivent, qui furent témoins de notre gloire artistique et civile : mais pour celles-là mêmes la modernité a été plus meurtrière que l’injure du temps. »

Que sont devenus le champ Sainte-Marguerite avec ses vieilles maisons sculptées, le pont du Paradis, les arches incomparables des Trois-Ponts, près du Champ-de-Mars ? Qu’est devenu le Grand Canal lui-même, dont Commines disait que c’était « la plus belle rue qui soit et la mieux maisonnée » ? Un grand nombre de ses maisons ont été démolies, d’autres odieusement repeintes ou à jamais gâtées par des restaurations soi-disant pratiques. Et ce n’est pas tout. « L’étranger qui pénètre aujourd’hui dans la plus belle rue qui soit a l’impression de mettre le pied dans une boutique de revendeur. Des centaines d’enseignes bariolées annoncent des ventes d’antiquités, de verreries, de mosaïques, de dentelles, de fantoches de bois. Infortunée Venise ! Quelques-uns de ses plus beaux palais sont réduits à servir de bazars à des regrattiers ; et non seulement on y trafique de ses anciennes gloires, mais on le fait encore au mépris des bonnes et honnêtes traditions du commerce vénitien. »


Mais nous n’en finirions pas à vouloir suivre M. Molmenti dans toutes les stations de son funèbre pèlerinage aux ruines de Venise. Pas un canal, pas une place qui n’éveillent en lui de cuisans regrets. Et ces rues nouvelles, ces énormes avenues qu’on s’est imaginé de percer au cœur même de la ville, la rue Victor-Emmanuel, la rue du 22-Mars, la rue du 2-Avril, la rue Mazzini ! Des centaines de vieilles maisons, des palais historiques, des tours, des églises même ont été démolis pour leur faire place. « Était-ce donc si nécessaire, de créer à tant de frais des voies aussi larges, dans une ville où il n’y a ni chevaux ni voitures ? »

Si du moins on savait construire avec un peu de goût ! « Mais à confronter notre architecture moderne avec l’art vénitien d’autrefois on ne peut s’empêcher d’éprouver un mélange de honte et de répulsion : et quand on voit surgir ces grandes cages, percées de trous rectangulaires, surmontées d’entablemens postiches que supportent des travées disproportionnées, on se prend à répéter ce que disait naguère un sage à la vue des nouvelles constructions de Rome : « qu’une sorte d’immense tumeur blanchâtre a poussé au flanc de la vieille ville, et est en train d’en absorber la vie. »

Tant de destructions, tant de mutilations, la séculaire harmonie de Venise à jamais perdue ! Et tout cela sans aucun profit, sinon de rendre pareille à toutes les autres villes celle qui, jusqu’alors, s’était toujours vantée de ne ressembler à aucune. « Car je défie qu’on me cite une seule amélioration matérielle, l’ombre d’un avantage hygiénique, ou commercial, ou industriel, qui aient découlé jusqu’ici de ces insultes au bon goût et à l’honneur vénitien ! »


Ainsi Venise, d’année en année, se dépouille tristement de sa vieille splendeur. Et ce n’est pas seulement par le dehors qu’elle se transforme : tout ce que ses palais contenaient, naguère encore, d’œuvres d’art et de souvenirs précieux, fresques, tableaux, vases, statues, bas-reliefs, bronzes, émaux, mosaïques, meubles, tapis, manuscrits ornés de miniatures, tout cela a été vendu, ou le sera bientôt. « La liste serait trop longue, et trop douloureuse, de tous les trésors enlevés à Venise depuis cinquante ans. Seuls, dans leur sérénité immortelle, nous restent encore les chefs-d’œuvre de Titien et de Paul Véronèse, ornement et gloire de nos édifices publics : mais vainement on en chercherait d’autres dans les maisons patriciennes. Les revendeurs ont tout pris, et puis, en grande hâte, tout expédié outre-monts. La lugubre série a commencé par la vente des collections Barbarighi et Galvagua, acquises, la première par Nicolas Ier de Russie, la seconde par un négociant français. Un Pisani, millionnaire, s’est défait pour quinze mille louis d’or du merveilleux tableau de Paul Véronèse, La Famille de Darius aux pieds d’Alexandre, où le maître avait peint les portraits de plusieurs membres de la famille Pisani. Le musée numismatique de Gradenigo a été vendu au roi de Sardaigne, à un Rothschild le fameux reliquaire de Sainte-Marthe, ancienne possession des Faliero : à un autre Rothschild, les admirables chenets de bronze du palais Calbo-Crotta... »

Belle occasion, pour M. Molmenti, de regretter le Conseil des Dix et les Inquisiteurs d’État. Ceux-là n’eussent point toléré un pareil « oubli de la dignité nationale. » Aux dernières années mêmes du gouvernement de la République, le Conseil des Dix n’a-t-il pas fait dresser l’inventaire de toutes les œuvres d’art se trouvant à Venise, avec défense expresse d’en aliéner aucune ? « Il y a nécessité absolue, disait le décret, d’aimer et de conserver ces choses rares et précieuses, ornement de la capitale. » Et M. Molmenti nous raconte à ce sujet la plaisante anecdote d’un certain Zelenza Grimani qui, ayant résolu de vendre une statue antique d’Agrippa, avait vu entrer chez lui l’inquisiteur d’État Christophe Cristofoli, « chargé par le tribunal suprême de venir souhaiter bon voyage, hors des États de Venise, aux seigneurs Marcus Agrippa et Zelenza Grimani. » Force était à Grimani de garder la statue ou de s’expatrier avec elle. Il la garda ; et c’est ainsi qu’on peut l’admirer, aujourd’hui, au Musée Civique.

Mais ces temps heureux sont loin : la civilisation moderne, en pénétrant à Venise, y a introduit d’autres mœurs et d’autres façons de voir. Ce qui passait jadis pour « un crime abominable » paraît aujourd’hui le plus naturel du monde. « Le gouvernement italien assiste, avec une indifférence scandaleuse, à l’appauvrissement artistique de la patrie. Et maints hommes, de ceux qu’on appelle des gens pratiques, trouvent encore excessives les entraves apportées par les lois à cette liberté de saccage et de destruction. L’honorable Villa, au cours du récent procès Sciarra, l’a expressément déclaré : mieux vaut perdre quelques Raphaël, et ne pas attenter au droit sacré de la propriété ! »

Ce « droit sacré », M. Molmenti le conçoit autrement. Il estime, à l’ancienne manière, que les œuvres d’art que contient Venise appartiennent, en premier lieu, à Venise elle-même, dont elles sont le patrimoine auguste et inaliénable. Et son rêve serait que, par des lois sévères accompagnées de sanctions efficaces, le gouvernement italien défendit aux particuliers de vendre leurs collections, et aux villes, ou plutôt à Venise, la ville des villes, de profaner davantage son unique et merveilleuse originalité.

Noble rêve, bien digne d’un artiste et d’un patriote. Mais, hélas ! nous craignons que l’éminent écrivain ne se trompe sur l’efficacité des législations. Toutes les lois du monde n’empêcheront pas un homme qui possède des œuvres d’art de les vendre, si, à ces œuvres d’art, il préfère l’argent : des exemples récens l’ont assez prouvé, et qu’il y avait mille façons de tourner les lois, plus simples et plus commodes les unes que les autres. On recouvre les anciens tableaux d’une couche de peinture nouvelle, qu’on s’empresse d’enlever sitôt les douanes passées : en échange des œuvres des maîtres, les marchands installent, dans les galeries, des copies toutes fraîches, de magistrales copies que, longtemps après, les visiteurs continuent à admirer pieusement. Et quand enfin la ruse est reconnue, il n’y a personne qui ne s’en amuse. Aucune loi n’arrêtera jamais le trafic des œuvres d’art ; sans compter qu’en effet la conception moderne du droit de propriété achève d’ôter à de telles lois une grande part de leur portée et de leur sérieux. Ce n’est point par des lois qu’on forcera les Vénitiens à garder les œuvres qui leur appartiennent, s’ils ne trouvent pas en dehors du code, dans leur propre cœur, les seuls motifs qui vaillent à les leur faire garder. Et peut-être même M, Molmenti attribue-t-il aux anciennes lois de Venise plus d’action qu’elles n’en ont eu en réalité sur l’attachement des Vénitiens de jadis à leur patrimoine artistique. Les décrets du Conseil des Dix et des Inquisiteurs, qu’il nous vante avec tant d’enthousiasme, peut-être n’aurait-on pas eu de peine à les enfreindre, eux aussi, comme la loi Pacca, si l’on n’avait eu pour tenir à l’héritage du passé des raisons plus fortes que tous les décrets : le goût des belles choses et l’orgueil familial. Combien typique et touchante, à ce point de vue, l’histoire que M. Molmenti nous raconte lui-même, d’après Vasari, de Margherita Acciaiuoli, la femme du Florentin Pier Francesco Borgherini !

Celui-ci ayant quitté Florence, à la suite des troubles, un certain marchand nommé Giambattista della Palla avait obtenu des magistrats de la ville l’autorisation d’acheter, à prix d’or, dans sa maison, des boiseries de Baccio d’Agnolo, et des peintures de Sarto et de Pontormo, commandées naguère par le sieux Borgherini pour les noces de son fils. Della Palla voulait, disait-il, offrir ces merveilles au roi François Ier : mais en réalité, suivant Vasari, il n’avait d’autre projet que de les expédier en France et d’en « faire une bonne affaire ». Toujours est-il que, s’étant présenté à la maison des Borgherini avec son décret en main, il avait vu venir à lui la femme de Pier Francesco qui, le toisant avec mépris, lui avait tenu ce discours : « Ainsi donc c’est toi, Giambattista, toi vt.1 regrattier, petit marchand de quatre deniers, c’est toi qui as l’audace de confisquer les ornemens des chambres de gentilshommes, et de dépouiller cette ville de ses choses les plus riches et les plus honorables, pour en embellir les contrées étrangères et les palais de nos ennemis ! Encore ta conduite ne m’étonne-t-elle pas, ignoble plébéien sans patrie : mais je m’étonne et m’indigne des magistrats de cette ville, qui t’ont autorisé à cet abominable marché. Ce lit, que tu viens chercher pour l’échanger contre d’infâmes deniers, c’est mon lit nuptial ; c’est pour mes noces que mon beau-père a commandé tout cet appareil princier d’œuvres d’art, que je révère en souvenir de lui et par amour de mon mari, et que je suis résolue à défendre de mon sang et de ma vie. Sors donc de cette chambre avec tes complices, Giambattista, et va dire à ceux qui t’ont envoyé que je n’admettrai point qu’à quelque prix que ce soit on enlève d’ici une seule des choses qui y sont. S’ils veulent absolument dépouiller notre ville au profit du roi François de France, qu’ils prennent dans leurs propres chambres, pour les lui offrir, leurs lits et tout ce qu’ils peuvent avoir d’ornemens ! Et ne reviens point sous ce toit, car jeté ferais connaître, à ton grand dommage, les égards qui sont dus aux gentilshommes de ta sorte ! »


C’est en réveillant dans les âmes des sentimens pareils à ceux qui animaient cette femme héroïque, en les réhabituant à croire qu’il y a au monde quelque chose de meilleur que l’argent, et le bien-être, et l’hygiène elle-même, c’est par ce moyen seulement qu’on pourrait essayer d’arrêter le trafic des richesses nationales, comme aussi de mettre fin à la destruction des vieilles rues, des vieilles églises, et des vieux palais. Toutes les lois resteront impuissantes, qui n’auront point pour elles le consentement des cœurs. En France — car le mal dont se plaint M. Molmenti n’est point spécial à Venise — la loi de protection des monumens historiques n’a pas empêché Avignon de démolir une de ses vieilles portes, ni Creil de jeter bas la vénérable église de Saint-Evremond, ni Arras et Douai de raser leurs fortifications. De toutes les villes des voix s’élèvent pour gémir ou pour protester : mais l’œuvre de dévastation n’en est pas ralentie. Et si le docteur Méhemet Emin nous fait injure en affirmant qu’il n’y a plus désormais personne pour s’en émouvoir, peut-être se trompe-t-il moins quand il rattache ce vandalisme artistique à tout un ensemble de causes morales contre lesquelles lois et décrets resteront impuissans, jusqu’à ce que nous ayons renoncé à notre conception présente du sens et de l’objet de la vie humaine.


T. DE WYZEWA.

  1. Nous n’avons pas à faire connaître aux lecteurs de la Revue l’érudition et le talent de M. Molmenti, ni l’importance de ses travaux sur l’histoire de Venise. Rappelons seulement que nous avons nous-même rendu compte, à cette place, de son dernier ouvrage, Les Brigands soies la République de Venise (Revue du 15 décembre 1893).