Les Revue anglaises - 14 avril 1894

Les Revue anglaises - 14 avril 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 122 (p. 937-946).
LES REVUES ETRANGÈRES

REVUES ANGLAISES

SCIENCES ET PHILOSOPHIE : JOHN TYNDALL ; LE PROGRAMME DES DÉCOUVERTES PROCHAINES ; UN ARTICLE DU COMTE TOLSTOÏ SUR LA RELIGION.

Les revues russes de ces mois derniers ont été particulièrement riches en articles intéressans, et c’est d’elles que je me proposais de rendre compte aujourd’hui. Mais les revues russes, bien davantage encore que nos revues, s’adressent à un public qui a, pour les lire, beaucoup de loisir et beaucoup de patience : de sorte que la plupart de leurs articles forment série et s’étendent sur plusieurs livraisons. Tel est précisément le cas pour diverses études de biographie et d’histoire qui sont depuis quelques mois en cours de publication, et dont il me sera plus facile de parler quand elles auront fini de paraître.

C’est ce qui m’engage à revenir, plus tôt que je n’avais pensé, aux revues anglaises : sans compter que je me reproche d’avoir trop exclusivement rendu compte, jusqu’ici, d’études historiques ou littéraires, et qu’il m’aurait fallu m’en tenir encore à des sujets de ce genre dans mon examen des revues russes. Les mémoires, les souvenirs, les correspondances remplacent en effet, de plus en plus, dans les plus importantes de ces revues, les articles de science et de philosophie, comme si les lecteurs russes s’étaient fatigués, depuis quelque temps, de leur insatiable curiosité d’autrefois pour les questions générales.

Les revues anglaises, au contraire, font toujours une très large part au mouvement scientifique, et il n’y a point question si générale que l’on n’y trouve traitée, pourvu qu’elle se rattache à l’actualité du moment. C’est que les revues anglaises sont, en toute manière, l’opposé des revues russes. Dans le sonnet qu’il publiait, il y a dix-sept ans, en tête du premier numéro de la Nineteenth Century, lord Tennyson comparait les rédacteurs des revues de son pays à des matelots, et ces revues elles-mêmes à des navires voyageant en quête de l’idéal sur l’océan de la pensée humaine. L’image était belle, mais il n’y en a pas qui puisse donner une idée plus fausse de la signification et du caractère essentiels des revues anglaises. Celles-ci ont précisément pour trait distinctif de se désintéresser tout à fait de la recherche de l’idéal. Elles ne prétendent ni à amuser le lecteur, ni à le persuader, mais seulement à le renseigner tout de suite sur l’actualité. Ni la vérité, ni la beauté n’ont rien à voir avec elles. Mais ce sont tout de même de solides et remarquables navires, de ces bons paquebots qui courent avec une égale vitesse sur les mers les plus diverses, indifférens à l’espèce des marchandises qu’ils transportent. Ils les transportent du moins sans danger de naufrage, au plus grand contentement des expéditeurs et des destinataires. Ou plutôt encore, pour parler simplement, les revues anglaises ne sont peut-être pas des revues, dans le sens que nous sommes accoutumés de donner à ce mot : et j’admets qu’il leur manque, à ce point de vue, un souci d’art et de style, une certaine tenue littéraire dont je sens très vivement l’absence. Mais il faut les prendre pour ce qu’elles sont : pour des journaux mensuels, mieux renseignés, plus sérieux, que les journaux ordinaires, et remplaçant ce qui leur manque au point de vue de l’idéal par l’abondance, la sûreté, la clarté de leurs renseignemens sur les aspects les plus variés de la réalité.


On ne saurait trouver de meilleur exemple de ce caractère spécial des revues anglaises que dans la comparaison des articles récemment publiés par les plus importantes d’entre elles sur un mort illustre, le physicien Tyndall. J’ai lu une dizaine au moins de ces articles : pas un seul n’était une étude complète et approfondie, comme celles que publieraient, après la mort d’un de nos savans, les grandes revues françaises ; elles supposaient toutes qu’on avait lu déjà dans les journaux quotidiens les détails de la biographie de Tyndall, et qu’on lirait bientôt l’analyse et l’examen définitifs de son œuvre dans un de ces innombrables essais que fait germer chez les éditeurs, sitôt enterré, tout Anglais un peu célèbre. Ce qu’on attendait des revues, à l’occasion de cette mort de Tyndall, c’étaient seulement quelques pages signées des confrères les plus fameux du défunt, surtout de M. Herbert Spencer et de M. Huxley, qui formaient avec Tyndall, dans l’opinion du public, la grande trinité des savans anglais de ce temps.

Et de fait, c’est ce que l’on a eu. La Fortnighthy Review a publié quelques pages de M. Spencer, la Nineteenth Century, de M. Huxley ; les autres revues ont dû se rabattre sur des notabilités de moindre importance ; quelques-unes se sont adressées à des députés, de sorte que leurs lecteurs, à ne lire qu’elles, pourraient s’imaginer que Tyndall, physicien par occasion, a été surtout un homme politique ; mais il n’y en a pas si petite qui n’ait tenu à mettre sur son sommaire, en regard du nom de Tyndall, un autre nom connu du public.

Ni M. Spencer, ni M. Huxley n’ont pris la peine, naturellement, d’apprécier dans son ensemble l’œuvre de Tyndall : ce n’était pas ce qu’on leur demandait, mais seulement de dire, à propos du défunt, n’importe quoi qui leur plaisait à dire. Aussi l’un et l’autre n’ont-ils guère parlé que d’eux-mêmes. Ils l’ont fait chacun à sa manière, sans le moindre souci de se contraindre, en hommes qui ont ailleurs leurs ouvrages sérieux. De sorte que leurs articles nous renseignent aussi peu que possible sur Tyndall, mais nous donnent en revanche une très intéressante image du tempérament, de l’humeur, et des habitudes d’esprit de chacun d’eux.


M. Spencer est avant tout un théoricien : et c’est encore un vieil Anglais un peu bourru, qui ne voit rien au monde que ses théories, et considère le reste des choses comme spécialement destiné à l’importuner. Tel il se montre à nous dans ses quelques pages sur Tyndall.

Il commence par se plaindre de sa santé. « Parmi les inconvéniens de la mauvaise santé, dit-il, c’en est un que l’impossibilité où l’on est d’assister à l’enterrement d’un ami ; et c’en est un autre de devoir ajourner l’honneur qu’on doit à la mémoire de cet ami. »

Et tout de suite, le voici engagé dans une théorie. « Tyndall, dit-il, a été un exemple de l’utilité de l’imagination dans les sciences. On se trompe toujours sur le sens de l’imagination. On attribue cette faculté aux peuples superstitieux, dont les traditions sont encombrées de contes de fées et autres choses du même genre ; et l’on refuse de voir de l’imagination chez l’homme qui invente une machine nouvelle. En réalité, il faut plus d’imagination au savant qu’au plus inspiré des poètes. » Suit une page sur le véritable sens du mot imagination.

Les théories de la page suivante sont d’un intérêt plus haut. « Tyndall, dit M. Spencer, ne bornait point ses pensées à la physique, mais avançait volontiers jusque vers la psychologie. Et naturellement il lui arrivait aussi de passer de la science de l’esprit à cette région indéterminée qui la sépare de la science de l’être : si l’on peut appeler science ce qui aboutit fatalement à l’inconnaissable. Il avait la conscience qu’une porte existe qui est ouverte, mais que la science pourtant ne saurait franchir. »

Et voici des souvenirs qui, fort peu caractéristiques de Tyndall, me paraissent l’être infiniment de M. Spencer. « A son retour de Suisse, dit-il, j’allai voir Tyndall à Folkestone avec l’intention de passer quelques jours près de lui. Dès le premier soir, après une journée toute employée à discuter, et au moment où je me préparais à prendre congé de lui pour la nuit : Croyez-vous à la matière ? me demanda-t-il. La conversation me fatigue beaucoup, depuis 1855 ; je ne pouvais songera supporter ce régime de discussion, et il me fallut abréger mon séjour à Folkestone. La même aventure m’arriva la seconde fois que je rencontrai Tyndall. La vivacité de son intelligence me fatiguait à un tel point qu’après deux nuits d’insomnie, je fus forcé de le quitter. » M. Spencer explique ensuite les motifs qui l’ont empêché de se lier jadis avec le grand ami de Tyndall, Thomas Carlyle : « Il fallait, ou bien l’écouter en silence, — et souvent il disait des absurdités, — ou bien discuter avec lui, ce qui me déplaisait au moins autant. »

A propos des opinions politiques de Tyndall, M. Spencer avoue que ses opinions à lui se sont sensiblement modifiées le long des années. « Ma croyance dans la possibilité d’un régime de liberté absolue, dit-il, si forte jadis, a beaucoup diminué à mesure que j’ai mieux vu que nul peuple ne possède, et probablement ne possédera de longtemps, le caractère qu’il faudrait pour qu’il s’accommode d’un pareil régime. Une nation dont les législateurs votent comme on leur ordonne de voter, une nation où les travailleurs renoncent à leur droit de vendre leur travail comme il leur convient, une telle nation n’a ni les idées ni les sentimens que réclame le maintien de la liberté. Nous marchons ainsi vers l’asservissement de notre pays sous le joug bureaucratique d’une organisation socialiste, et vers le régime de tyrannie militaire qui ne peut manquer de s’ensuivre : à moins qu’une crise sociale violente n’en hâte encore l’avènement. »

Il suffit à M. Spencer de dire que Tyndall était franc pour entrer aussitôt dans une théorie de la franchise, et de dire qu’il était généreux pour tenter une définition de la vraie générosité. Franc et généreux, Tyndall avait pourtant un défaut, que M. Spencer ne lui pardonne pas : il se surmenait, et dédaignait le soin de sa santé physique. Combien d’expériences de plus il aurait pu faire, combien de mémoires de plus il aurait pu écrire, s’il ne s’était point fatigué à courir les glaciers, à donner des conférences, surtout à discuter avec tous ses amis ! M. Spencer, du moins, ne s’est pas exposé aux mêmes inconvéniens. On sait qu’il a obstinément refusé toute sa vie d’appartenir à aucune société, de recevoir aucune distinction honorifique, simplement pour s’épargner l’ennui des lettres de remercîmens à écrire, des toasts à prononcer, et des visites à rendre.

M. Huxley est un tout autre homme. Ce n’est pas lui qui reculerait devant un discours ni une discussion. Aussi bien il aurait grand tort, car ses discours sont des modèles de clarté, de précision et de simplicité ; et personne ne l’égale pour l’entrain et la verve de sa polémique. Mais si M. Spencer, dans son article, a peu parlé de Tyndall, il faut reconnaître que M. Huxley, dans le sien, en a parlé moins encore. J’y ai en vain cherché un seul mot qui définisse exactement la figure, ouïe caractère, ou l’esprit de Tyndall, ou son rôle scientifique. M. Huxley nous raconte ses propres voyages, nous explique les raisons de son admiration pour Carlyle, nous initie aux règlemens secrets d’un cercle, l’x Club, dont Tyndall et lui avaient fait partie, et termine en disant que Tyndall était un homme d’une individualité très marquée. Il ajoute qu’il a dû écrire son article trop vite : je n’ai pas de peine à le croire.

Plus intéressant à beaucoup près est l’article de M. Grant Allen, dans la Review of Reviews. Il débute, précisément, par l’appréciation des traits particuliers qui caractérisent chacun des trois grands savans anglais, M. Spencer, M. Huxley et le défunt Tyndall.

« Herbert Spencer, le plus génial des trois, a été le théoricien et l’organisateur du mouvement évolutionniste : c’est à lui seul que nous devons le mot d’évolution, avec le système d’idées qui s’y joint. Huxley, lui, a été le biologiste ; il a été aussi le vulgarisateur. D’un esprit moins philosophique et infiniment moins étendu que Spencer, il a reçu des dieux le don de l’exposition : au point qu’il n’y a pas de question si compliquée qu’il ne sache, d’un trait de plume, rendre claire aux passans de la rue. Tyndall enfin a été l’orateur de l’école. Il avait la faculté d’expliquer de vive voix ce que les deux autres se contentaient d’écrire. Et il ne faut pas oublier non plus que Tyndall est le premier physicien qui ait adhéré au mouvement évolutionniste, ce qui a été d’une importance énorme pour le succès de ce mouvement. »

M. Grant Allen insiste, ensuite, sur l’origine irlandaise de Tyndall. « C’était un Celte, dit-il, et l’influence de sa race a toujours été très manifeste en lui. Il prétendait bien descendre d’une famille anglaise ; mais pour peu que l’on connaisse les protestans d’Irlande, on sait avec quelle obstination ces gens-là se cramponnent au moindre filon généalogique pouvant les rattacher à une famille anglo-saxonne. D’être Anglais en Irlande, c’est comme, en Angleterre, de descendre des Normands. Il suffit d’une seule alliance anglaise pour que, après dix générations, une famille protestante d’Irlande se pique encore de n’être pas irlandaise. Mais en fait John Tyndall était un véritable Irlandais, de figure et de tempérament. Il avait de ses compatriotes la constitution de fer, l’ardente vigueur, la passion indomptée du danger et de l’aventure, l’imagination fiévreuse, l’éloquence abondante et un peu fleurie, et aussi la tendresse de cœur et l’inépuisable générosité. Il est resté Irlandais même dans l’obstination farouche avec laquelle, dans ses dernières années, il a détesté et combattu l’idée de l’indépendance de sa patrie. Depuis que l’Irlande est une nation, toujours elle a été divisée en factions qui se haïssaient plus mortellement l’une l’autre qu’elle ne haïssaient l’ennemi commun. Jamais un Anglais n’a aussi passionnément lutté contre les projets du home rule que les Burke, les Lecky, les Hamilton, tous, comme Tyndall, d’origine irlandaise. »

« La part que prit Tyndall dans la question du home rule, dit encore M. Grant Allen, je suis persuadé qu’il l’a prise sous l’influence de Carlyle, le mauvais génie de notre temps. Libéral de nature, Tyndall avait eu le malheur de naître en Irlande et d’être protestant. Or le protestantisme en Irlande a été trop longtemps une secte agressive et exotique pour qu’il ne reste pas aujourd’hui à tout protestant irlandais un invincible sentiment de haine contre ses compatriotes catholiques. Mais je croirai toujours que, si Tyndall n’avait pas connu Carlyle, il aurait fini par se défaire de ses préjugés anti-irlandais…

« Il est curieux, en vérité, de remarquer que tous les anciens chefs du mouvement évolutionniste ont fini par devenir des réactionnaires en politique. Leurs élèves des générations suivantes sont allés aux doctrines extrêmes, au radicalisme, au socialisme ; mais eux, les aînés, d’année en année ils ont montré plus d’hostilité à tout projet de réforme, qu’il se soit agi du home rule ou du socialisme. »

M. Chalmers Mitchell, dans la New Review, est le seul qui ait tenté d’apprécier l’ensemble de l’œuvre scientifique de Tyndall. Encore M. Mitchell a-t-il jugé le savant défunt avec tant de sévérité que je le soupçonne d’avoir mis un peu de parti pris dans son appréciation. Tyndall, à l’en croire, est un de ces grands hommes qui perdent tout à mourir. « Son rôle dans la science se réduit à peu de chose. Il n’a point fondé d’école ni créé de grands mouvemens de recherches. Il ne s’est guère occupé que de trois sujets : le diamagnétisme, l’action de la glace, et l’influence des molécules de poussière dans l’air et dans les gaz. Mais dans chacun de ces trois sujets, il s’est borné à poursuivre les expériences de ses prédécesseurs, Faraday, Knoblauch et Pasteur

« Son énorme réputation lui est venue simplement de son application, de sa facilité de parole, et de son adhésion à la doctrine de Darwin, dans un temps où aucun physicien ne l’osait encore. Son œuvre nous intéresse surtout comme le signe du changement qui s’est produit dans l’attitude du public à l’égard de la science ; et s’il reste de lui un souvenir, on se le rappellera comme un des plus hardis et des plus brillans défenseurs de l’esprit scientifique nouveau. »



J’ai signalé ici, il y a quelques mois, l’émotion produite dans le public anglais par les considérations pessimistes du docteur Pearson sur la décadence imminente des races européennes, et de la race anglaise en particulier. Cette émotion n’est pas près de finir, à en juger par le nombre des articles de revue où M. Pearson est encore pris à partie. C’est ainsi qu’un savant, le lieutenant-colonel Elsdale, lui reproche, dans la Contemporary Review, son peu de respect pour la science. Il ne peut lui pardonner, surtout, d’avoir osé affirmer que les grandes découvertes scientifiques étaient désormais faites, et que l’avenir aurait seulement à compléter, à vulgariser l’œuvre du passé. « Comment, s’écrie-t-il, vous assignez des limites à la force inventive de l’humanité ! » Et, sans plus tarder, il se met en position d’indiquer les principales découvertes qui ne peuvent manquer d’être faites dans un avenir très prochain.

Il y en a quatre, à son avis, dont la génération qui nous suit trouvera tous les élémens préparés d’avance : quatre découvertes si importantes qu’elles auront pour effet de transformer de fond en comble la vie de l’humanité.

D’abord, la conquête de l’air. Elle se réalisera non point par des ballons, mais par des machines volantes, et M. Elsdale voit déjà le temps où l’on pourra aller de Londres à Paris, par voie d’air, en vingt-cinq minutes. On le pourra même d’autant plus facilement qu’on n’aura pas à craindre de tomber à l’eau en traversant la Manche : car s’il nous promet la conquête de l’air, M. Elsdale nous autorise en outre à espérer la conquête de l’eau. Aussi bien, il est plus facile de nager que de voler.

Les deux autres problèmes dont parle M. Elsdale sont, suivant lui, plus importans encore, mais il n’en parle qu’en passant, et sans indiquer les moyens qui vont servir à les résoudre. Le premier, c’est l’utilisation directe de la chaleur emmagasinée dans le charbon. Le second, c’est la mise à la portée de l’estomac humain de toute la nourriture végétale dont s’alimentent les animaux. « Les élémens chimiques de cette nourriture, dit-il, sont pareils à ceux des végétaux que nous mangeons : le tout serait donc que nous arrivions à les digérer. Et à cela les progrès de la chimie et de la médecine ne sauraient manquer de nous faire bientôt parvenir. » Voilà donc quelle sera, d’après M. Elsdale, le suprême résultat de la science moderne : de nous rendre capables de manger du foin !



Depuis qu’il a renoncé à la littérature, l’activité littéraire du comte Léon Tolstoï est devenue prodigieuse. Elle en est arrivée à ce point que pas une semaine ne se passe sans que, sur un coin quelconque du globe, en Russie, ou en Angleterre, ou en France, nous voyions paraître un nouveau manifeste du plus fécond des moralistes. Mais en même temps que le plus fécond, il en est aussi le plus hardi, le plus libre, et le plus éloquent, de sorte qu’à mesure qu’il parle davantage il trouve davantage à se faire écouter.

Et il arrive malheureusement que, par un phénomène tout à fait extraordinaire, chacun de ses nouveaux écrits, destiné dans sa pensée à compléter les précédens, a plutôt pour effet de nous prouver que nous nous étions trompés sur leur vraie signification. Non pas que le comte Tolstoï se contredise d’un article à l’autre ; nous sentons tout de suite, au contraire, que l’explication nouvelle est la seule qui vaille, et que c’est nous qui, jusque-là, avions mal compris. Mais peut-être sommes-nous indéfiniment condamnés à mal comprendre l’ensemble d’une doctrine qui contient tant d’élémens divers, et que l’auteur s’obstine à nous présenter toujours par morceaux détachés. Je crains bien par exemple que, avec nos habitudes de clarté et de simplicité, nous n’arrivions jamais à deviner par quelle série de nuances insensibles le comte Tolstoï met d’accord sa morale et sa théologie. Tantôt nous voyons en lui un moraliste utilitaire, qui nous recommande le renoncement et la charité pour les avantages pratiques que nous en devons retirer : car il nous dit expressément que notre bonheur peut se réaliser dans ce monde, et que la seule preuve de la divinité de Jésus-Christ est dans l’excellence de ses préceptes moraux. Et nous découvrons ailleurs que le vrai fondement de la morale est dans la volonté de Dieu, et le vrai bien dans une aveugle obéissance à cette volonté surnaturelle. Il n’est pas douteux que, pour le comte Tolstoï, ces deux principes se concilient ; mais nous aimerions à saisir plus nettement le fil qui les rejoint.

Ce fil insaisissable, je l’ai vainement cherché encore dans un grand article de la Contemporary Review sur la religion et la morale. J’espérais que le comte Tolstoï allait enfin nous dire si c’est la morale du Christ qui prouve sa divinité ou si c’est sa divinité qui est la garantie de l’infaillibilité de sa morale. Mais le maître russe s’est borné une fois de plus à développer une seule de ces deux thèses, sans rien nous dire des liens qui la rattachent à l’autre. Il a défini, avec une admirable clarté, ce qu’il entendait par le mot de religion ; il a montré ensuite qu’une morale sans religion ne saurait être une vraie morale ! mais nous continuons à ne pas savoir à qui, de la morale ou de la religion, revient le rôle principal dans la conduite de la vie.

Ce n’est pas que le comte Tolstoï se refuse à nous renseigner. Il n’y a pas une question morale dont il ne parle, dans son article : et l’on sent qu’il essaie de bien nous expliquer toute sa pensée. Mais il nous l’explique par fragmens ; chacune des idées qu’il développe l’intéresse si fort qu’il la traite comme si elle était seule ; et ainsi la suite des idées risque de nous échapper. Au moment d’être convaincus, nous nous rappelons d’autres articles où nous avions cru distinguer des conclusions différentes. Nous sommes surpris d’entendre traiter comme la plus importante et nécessaire de toutes choses la religion, tandis que, l’autre mois encore, le comte Tolstoï nous était apparu si éloigné de toute théologie, et si violent à l’occasion contre tous les représentans des religions établies. Et c’est à grand’peine seulement que nous devinons que la contradiction n’est peut-être pas absolue, mais que le comte Tolstoï s’est seulement laissé entraîner à développer une pensée que nuancent et modifient dans son esprit une foule d’autres pensées voisines.

N’importe, il y a là un inconvénient réel ; et on ne peut s’empêcher de le déplorer, soit qu’on voie dans le comte Tolstoï un littérateur, le plus grand de son pays, ou qu’on le vénère comme le fondateur d’une doctrine morale nouvelle. Le comte Tolstoï écrit trop, il écrit trop vite, et trop au hasard des occasions. De si graves matières ne se laissent pas traiter aussi couramment. Il les traite avec le plus étonnant génie de franchise et de clarté ; mais à mesure qu’il éclaire l’une de ses idées, ce sont les idées précédentes qui redeviennent obscures. Peut-être même n’est-ce point sa faute, mais celle des sujets dont il nous entretient. J’ai toujours pensé que, si les philosophes avaient mis plus de clarté dans l’exposition de leurs systèmes, on aurait tout à fait cessé de pouvoir les comprendre, car les contradictions d’une page à l’autre seraient alors manifestement apparues. Le comte Tolstoï aura du moins cet avantage sur les autres philosophes que les diverses parties de sa doctrine peuvent être admises séparément : chrétiens et libres penseurs, par exemple, s’accommoderont de sa morale, pour peu qu’ils aiment le repos, et ne soient pas enchaînés à la vie du monde par des liens trop forts. Et le comte Tolstoï a encore cet autre avantage sur les philosophes, qu’il n’est un philosophe que par occasion. L’abondance de ses articles théoriques aura beau obscurcir un moment pour nous l’ensemble de sa doctrine : nous retrouverons cette doctrine plus claire, plus fraîche, plus émouvante que jamais, dans les romans et les contes où l’a jadis exprimée son auteur. Car telle est la force de l’art, que ceux mêmes qui le dédaignent ne peuvent agir sur nous que par lui.


Ah ! si le comte Tolstoï pouvait avoir, sur les rapports de la religion et de la morale, des idées aussi simples, aussi faciles à comprendre d’ensemble, que celles qu’exprime sur le même sujet M. Grant Allen, dans un récent article de la Fortnightly Review ! Pour M. Grant Allen, la religion est proprement l’ennemie de la morale : c’est elle qui empêche les hommes d’être heureux, et il suffirait que les hommes fussent heureux pour qu’ils devinssent vertueux. La théorie n’est pas nouvelle, bien que M. Grant Allen lui donne le nom de Nouvel Hédonisme ; mais jamais encore on n’avait osé, en Angleterre du moins, l’exposer avec tant de franchise et en des termes si clairs. « C’est une folie de vouloir fonder la morale sur le sacrifice, dit M. Allen ; et rien n’est plus sage, au contraire, que de lui donner pour principe le libre développement de soi-même. Il est temps que naisse enfin parmi nous un Apôtre des Gentils qui prêche devant notre peuple la beauté et la pureté du Nouvel Hédonisme, les opposant à la laideur, à la mesquinerie, à l’influence déprimante de la morale chrétienne. » Frédéric Nietzsche, on le voit, a enfin trouvé en Angleterre un disciple digne de lui. Encore ce qui n’était pour Nietzsche qu’un jeu de sophiste devient-il pour M. Grant Allen un système complet de morale et de philosophie. Je vous recommande en particulier ses considérations sur l’instinct sexuel et le rôle de l’amour dans le Nouvel Hédonisme : elles vous conduiront aussi loin que possible des conclusions ascétiques de la Sonate à Kreutzer.


T. DE WYZEWA