Les Reposoirs de la procession (1893)/Tome I/Les deux serpents

Édition du Mercure de France (Tome premierp. 217-223).


LES DEUX SERPENTS
QUI BURENT TROP DE LAIT


À Stuart Merrill.


Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Crépusculaire inspirateur de ton péché,
N’ai-je pas fécondé le lin de ta psyché ?
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
N’ai-je pas dit l’écueil folâtre à ton timon
Que j’attisais d’une caresse de démon ?
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Ne t’accuse donc plus d’avoir lésé mon cœur
Et vis sans redouter l’ongle de ma rancœur.
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Troquons plutôt nos airs de comparution,
Seul je dois me courber sous l’Absolution.
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Offrant ma tête ainsi qu’une boule à ton pié,
Me voici tout au bon vouloir de ta pitié.
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Effeuille le pardon, l’outrage ou le trépas ;
Mais, quel que soit mon sort, ne m’interroge pas.
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Je suis l’énigme noire au sein d’un marbre blanc
Et j’ai détruit la clef magique de mon flanc.
Partageons ta honte comme une assiette de cerises.
Qui tenterait de mettre mon mystère à nu
Ne trouverait qu’un ris de faune biscornu.

Va nous cueillir de nouvelles cerises !


(Les Filles du Calvaire. — À la fille de trahison.)


LES DEUX SERPENTS
QUI BURENT TROP DE LAIT


Ô tardive, dis-moi, quelles sont ces deux blancheurs qui dans l’ombre s’avancent ?

Sans doute deux rayons de lune exprimés par l’huis de ma venue.

Un rayon de lune est fluide et diaphane, ce que je vois est opaque et solide.

Alors ce sont deux banderoles de neige pleurées par les blessures de la tuile.

Nous sommes en juillet, brune amante, mais fussions-nous en décembre, l’haleine de la chambre aurait déjà fondu les flocons que tu dis.

Alors ce sont deux rameaux d’aubépine aux lèvres des persiennes.

Notre mansarde est haute, et je ne sache pas que l’aubépine pousse dans l’espace.

Alors ce sont deux cols de cygne.

Nous n’avons pas de cygnes dans la chambre, et puis un col de cygne est souple et d’harmonie, tandis qu’à la manière des serpents ces choses-là se tordent.

Et si c’étaient deux ce que tu viens de dire ?

Deux serpents, veux-tu rire, blancs ?

On a vu des serpents boire infiniment de lait.

Personne avec toi n’est entré ?

Personne que ma chevelure.

Comment se seraient-ils introduits en ce cas ?

Aurais-tu peur de deux serpents qui burent trop de lait ?

Prends garde, Marcelle ! ils vont sauter sur toi ! viens, oh viens près du lit !…

Laisse donc ces fœtus du sommeil !

Ils ont sauté, sauté jusqu’à ta gorge, ô ma pauvre ! et leurs queues nouées à tes épaules, voilà qu’ils se balancent dans tes gestes vers tes mains…

Fou, puisse ma caresse effacer ton cauchemar !

Ils assaillent mon lit, rampent vers mon cou… ah je les sens s’y joindre en collier de potence !

Non, c’est moi qui t’enlace, bel halluciné…

Eh quoi !… ces deux serpents qui burent trop de lait…

Seraient mes bras, ami, mes deux bras blancs…

Tes bras… tes deux bras blancs…