Les Reposoirs de la procession (1893)/Tome I/Le carnaval où l’on pleure

Édition du Mercure de France (Tome premierp. 161-171).


LE CARNAVAL
OÙ L’ON PLEURE


À Lucien Muhlfeld.
Si Dieu n’avait posé sur l’âme le masque du corps, vivre en commun serait impraticable.
Lazare.


Il fut stipulé que, chacun abandonnant pour une rare fois son originelle hypocrisie, on apporterait à ce mardi-gras une franchise d’exception et que, au lieu de déguiser leur personne avec tel ou tel emprunt de laideurs à d’imaginaires êtres, les gens affubleraient leur propre corps des arcanes profonds de son âme respective.

C’était, à franc dire, organiser un carnaval à rebours puisqu’il s’agissait d’apparaître en sa plénière vérité : permanente masquée de la Vie, — ce carnaval ?

— De nous montrer tels que foncièrement nous sommes, on rira davantage !

Avaient présumé les tisserands de ce projet.

Ce fut atroce !

Atroce comme la confession publique d’un bagne !

Atroce à ce point que l’ordinaire hypocrisie présidant au commerce des hommes me semble, depuis, le substratum indispensable de l’existence et que, pour ne pas la mettre en parallèle avec la charité des Pères de l’Église, je dois me faire violence.

Dans la coutumière mascarade des corps, caricatures du visage ainsi que gibbosités du buste et bizarreries des membres désopilent la rate par l’absurdité de leur mensonge, cela sort des cadres du possible pour entrer dans l’inoffensive invraisemblance ; aussi, rassuré par cette incontagieuse fantaisie, l’on rit de la forme ridiculisée comme l’on rit de l’orthographe d’un troupier à sa payse. Mais ici le cas fut autre, cette extraordinaire mascarade des psychés nous ayant appris qu’on n’exagérerait jamais assez avec l’Âme humaine, spélonque insondable, et qu’il est impossible d’en dire : voici sa difformité dernière, voilà sa repoussance extrême. La plus téméraire imagination sera toujours battue par les sourdes fantasmagories d’une âme quelconque ; aussi, l’œil privé de la soulageante farce d’outrance, nous perdons le bénéfice du rire, et c’est pourquoi la tragédie de nos monstres secrets provoque notre poche-à-larmes et la crève.

Car on pleura toute la durée de ce macabre mardi-gras.

Ils paraissaient bons pourtant les habitants de cette Ville : le prince avec ses moustaches de héros, la femme avec son diplôme de fidélité, l’homme avec son épée d’honneur à la hanche, la vierge avec ses joues de hameau. Ville de sélection, symbolisée sur la carte par un arc-en-ciel, nid présumable des vertus. Détail caractéristique : le Charlatan Noir n’avait pas encore arraché de tête sur la place du Palais.

N’importe !

Ce fut atroce, vous dis-je !

Sous ce vitrail d’aigles et de mésanges grouillaient des hideurs pires que le pélor à l’œil pareil à quelque moyeu de carriole et le ventre rouillé d’ulcères, la baudroie taureau deux fois par ses cornes et reptile par sa queue hérissée de poignards, la scorpène à la tête de mort, le monocen dont la gueule évoque un soupirail de l’enfer : ignominies embusquées dans les glauques ravins des mers de l’Inde et du Japon.

Au début de ce sabbat d’aveux on se crut d’abord au milieu d’une cité d’Aoste inconcevable, mais il fallut se rendre vite à l’évidence : ces tripes étaient trop celles de la réalité ! ce turpide arc-en-ciel d’érysipèles, cet éventail d’immondices, cette gomorrhe ressuscitée, cette géhenne apparente, c’était bien l’Âme de la Ville faisant lugubrement la roue !

Dès lors les yeux fondent en avalanches sous l’allégorie des écailles.

On pleura tant, parmi les cris de détresse vomis par les cuivres des estrades, qu’à bref délai la somme de larmes parvint aux genoux des Masques, — tandis que grossissait la terreur à la façon de la grenouille que gonfle, en lui soufflant au cul moyennant un chalumeau, le mioche des marécages.

Les langues dardent bientôt l’espace d’apostrophes. Un abominable polichinelle ayant pour goître une pieuvre géante et pour bosse une dame jeanne de fiel « pratique » sur le passage d’un pitre sinistre avec sa face ouraganée de grimaces fourbes et son toupet en nœud de vipères :

— Eh ! quoi, d’habitude je vis à côté de cet épouvantail !

Mais le pitre de riposter :

— Songe à te regarder, triboulet de la poutre et de la paille !

Et le premier se mire en le second pour s’y trouver plus répugnant encore.

— Tous les étalons de vices participent donc à ce pandémonium ?

Roucoule ingénument certain Déguisé qui planait sur le sabbat grâce à ses ailes de séraphin prématuré.

Or celui-là, l’unique, avait été mis au ban de l’opinion parce qu’il vivait selon sa conscience, et sa conscience était sainte.

Les larmes déjà parviennent au nombril effaré des Masques.

Dans le but d’anéantir le cauchemar du cancer voisin et de, surtout, débusquer la harpie cachée sous l’infâme carcan, les Masques se jettent enfin l’un sur l’autre, griffes en avant : sur-le-champ, des officiers, des magistrats, des prêtres, des amis, des frères, des fils, des pères, des mères, tous les représentants des vertus familiales, sociales, divines, se reconnaissent, — et le poète s’aperçoit que des bois de potence tiennent lieu de bras à sa fiancée.

Alors ce fut un tohubohu tétanique où tous cherchaient à s’arracher leur gangue réciproque afin de les noyer dans la synthèse de pleurs dont les lames déferlent maintenant sur les fronts rouges.

Et quand ils furent aussi propres que des limandes, les habitants regagnèrent à la nage leur fenêtre.

Le lendemain, le Prince aux abois décréta que, l’intérêt de ses sujets conseillant, serait plus que jamais obligatoire l’hypocrisie, qu’au surplus il l’élevait au rang de vertu, et que désormais serait jetée hors des remparts comme danger public toute personne qui ne dissimulerait pas suffisamment ses vidanges intimes et sa peste latente.

Ô la Ville des Sépulchres Blanchis !