Les Reposoirs de la procession (1893)/Tome I/Le trépas du puits

Édition du Mercure de France (Tome premierp. 101-107).


LE TRÉPAS DU PUITS


À Remy de Gourmont.


Qu’il est joli l’aveu jeté par la Jolie
Au Joli près du puits au rire de poulie !

(Air de biniou.)


Moulin ruineux qui serait dans le sol. Haillons de lichens ; margelle usée par les cruches qui s’y posèrent, poules d’argile ; un rien de corde pend à la poulie, tresse défaite…

Chérissant les puits — car ils doivent être, dans l’existence des Choses, les mères consolatrices — je me penchai pour interroger son âme.

On l’avait bue.

Quelques gouttes à peine, très au fond, comme en un creux de main : constellation lointaine au bout d’une lunette d’astrologue, ou bien caresse au sein d’une mémoire.

J’eus pitié de cette carcasse où ne palpitait plus qu’un joyau frêle à vivre, et me pris à songer à ses oboles de fraîcheur.

Ô l’eau : vif désir des blonds déserts ! Absolution de la soif, miniature de l’Enfer !

Vieillissant d’âge en âge le regard de ma pensée, je vis sourdre de l’atmosphère, peu à peu, des blés, des lys, des pommes, des framboises, des iris…

Puis ces fruits et ces fleurs aboutirent à des formes humaines, et ce furent des bras, des gorges, des épaules, des joues, des yeux, des chevelures : tout le jadis de femmes qui vinrent là, de l’enfance à l’agonie du puits.

Derechef, enfin, la vision se transforma.

Ces formes nombreuses, fusionnant sur la margelle, se synthétisèrent en une considérable flamme analogue à une vaste langue pendante.

— Je fus la Soif-de-ce-pays ! dit-elle par des étincelles en guise de paroles.

— Infâme, criai-je, qui pus tarir l’immense fleur miraculeuse et te fis rabats et baudriers de joie avec les perles de son supplice lent !…

— Sa vie n’était-elle pas de mourir perle à perle ? objecta la Soif-de-ce-pays.

— Rouge étendard de l’égoïsme !

— Pas plus égoïste ne fus qu’il ne fut prodigue. Son orgueil était fait de gosiers éteints. Et si ce puits te semble chagrin, c’est des rares pistils laissés par mon respect final en son calice d’ombre.

Or, mon ire sainte et la proximité de l’Apparition (devant laquelle je suais comme un quartier de venaison) m’ayant altéré, je descendis innocemment au fond du puits — et j’y cueillis les gouttes dernières…

À l’orifice remonté, je ne vis plus la Soif-de-ce-pays, mais sur la margelle, à sa place, pétillait un héritage de rires sardoniques, — tandis qu’un crapaud, crachat énorme où se conservent des syllabes, coassait :

— Assassin !

Je compris !

Follement je m’enfuis, n’osant me retourner vers le puits, grand œil aveugle désormais.

En la forêt sombre où j’allai m’effacer, un oiseau rare chanta :

— Le puits est mort joyeux de t’avoir fait plaisir, et je viens t’offrir sa gratitude intarissable.