Les Reposoirs de la procession (1893)/Tome I/Le calvaire immémorial

Édition du Mercure de France (Tome premierp. 139-147).


LE
CALVAIRE IMMÉMORIAL


À José Maria de Hérédia.


Mon âme est maternelle ainsi qu’une patrie
Et je préfère au lys un pleur de sacripant ;
Les regrets sont la clef bonne à ma bergerie,
Je fais une brebis du loup qui se repent.

La Magdeleine aux parfums.


La brise bonne de la rêverie me poussait à l’aventure, emmi les toits de chaume, sur le solide fleuve des routes qu’enrivage l’espérance tendre où pâturent les moutons, ces quenouilles vivantes.

Un peu partout, sous les coqs de métal, en les donjons divins, tintaient à rhythme égal les gros sous d’existence versés par l’aile des moulins et la nageoire des charrues.

Solitaire, j’allais ; m’effaçant une fois seule devant la naïve diligence vieille : guêpe au dard de fouet qui, de village en village, voltige et cueille l’animé butin qu’amassera tantôt la ruche de la Ville.

À certain coude du chemin, sans doute rendez-vous de l’adieu des conscrits, je vis un Calvaire soudain.

Le Christ était à deviner, tant il était usé !

Cela s’arborait près d’un if séculaire aux petits fruits pareils à des gouttes de sang.

Or j’eus beaucoup de peine, car Jésus semblait davantage pâtir en sa décrépitude. Il n’était plus que quelque chose de pendu : comme un chiffon de pierre oublié là jadis, et plus jadis encore, par un gars d’avant l’Âge des Lances et des Clous.

Alentour somnolaient les grandes Fleurs de Solitude.

Je dis :

— Que je te plains, Crucifié, d’être si dévasté !… Mais pourquoi telle misère maigre ?… T’avait-on pas appendu bel et grandiose au Sycomore de granit où je te vois à peine avec les yeux de l’âme ? Réponds, ô père fraternel, la forme serait-ce des poussières superposées que lèverait en passant l’aile ménagère des Oiseaux du Temps ? Ou bien t’avait-on fait avec le sel des pleurs, et les larmes longues de la pluie t’auraient-elles fondu ? Parle, frère paternel !… Tu parlas bien, à l’époque de palme, à la Jolie de Samarie.

Jésus me répondit…

Oh ! il ne parlait pas, n’ayant plus de lèvres, plus de langue, plus de bouche, oh ! il ne parlait pas… mais le chiffon de pierre prodiguait des abeilles, et chaque abeille était une voyelle avec deux ailes de consonnes.

Or ce miel j’entendis :

— Non, ce n’est pas la pluie, non ce n’est pas le temps ! bien que je sois là depuis des siècles, dressé par des femmes pies qui seraient très vieilles si elles vivaient encore, et qui sont, en Paradis, très jeunes d’être mortes. Non, ce n’est pas le temps, non ce n’est pas la pluie ! bien qu’il ait plu souventefois pour le plaisir des fleurs et pour la gloire des pommiers ! Non, ce n’est pas cela ! Mais, à ce carrefour, viennent depuis des ans et des années, viennent tous les moroses d’ici-bas. Depuis des ans et des années, pèlerinent vers moi les mendiants de l’âme et de la chair fanées ; et tous, gravissant les marches du Calvaire, baisent fébrilement mon image salubre.

— En vérité, Jésus, la présence des baisers se voit à l’absence de la pierre qui s’en alla parmi les lèvres qui passèrent.

— Sache davantage. Chaque baiser définit la douleur qui le pose. Ainsi le Fol baise mon front, l’Aveugle mes yeux, le Muet ma bouche, le Sourd mes oreilles, le Bancal mes jambes, le Manchot mes mains et mes bras, et mon cœur a le baiser des Madeleines-les-Caresses. Ces souffrants réunis signifient la Souffrance Humaine tout entière, et leurs baisers éparpillés concourent au même but en labourant ma pierre bénévole.

— Ce but, quel est-il, Verbe fait essaim d’abeilles ?

— C’est mon Âme ! mon Âme Divine qui couve ingénument sous la forme terrestre. Elle est pour eux l’Espérance admirable, et s’ils savaient ne pas la récolter un jour sous la charrue de leurs baisers, ces pèlerins adoreraient l’ivraie blasphématrice et perdraient à jamais la foi du Paradis.

— Ô ton Âme Divine ! clamai-je éperdu comme un amant divin.

Alors, gravissant les marches du Calvaire, j’étreignis le rédempteur sycomore et j’y baisai avec ardence le chiffon de pierre à la place présumée des yeux, des mains, des pieds, du cœur, du front, — car le poëte est la Souffrance Humaine tout entière.

Si nombreux furent mes baisers que, l’image disparue de par la forme usée, jaillit l’Âme Divine enfin, l’Âme espérée depuis des ans puis des années par les mendiants de l’âme et de la chair fanées…

Mon cœur, soudain ravi par ce diamant premier de l’invisibilité, s’épanouit ainsi qu’un fanatique héliotrope vis-à-vis du soleil.

Et je dus rester là, vierge, immuable, séculairement.

Seules m’avaient vu les grandes Fleurs de Solitude.