Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870/06
Le 7 septembre 1867, Garibaldi faisait une entrée triomphale à Genève dans une voiture attelée de quatre chevaux, sous une pluie de fleurs, acclamé par la foule. Il venait assister au congrès de la paix. Pour s’emparer de l’imagination des peuples, il n’est pas nécessaire d’être un grand capitaine, ni un homme de génie. On est certain de ne pas manquer son effet lorsqu’on sait mettre au service d’une idée populaire l’art de la mise en scène. Garibaldi savait se draper ; son éloquence, son geste théâtral, son étrange costume autant que sa vie d’aventures en faisaient un vrai chef de tribu. En arrivant à Genève, il portait une chemise rouge, et par-dessus, un manteau rayé noir et gris ; dans sa main osseuse il tenait une grosse canne dont l’appui recourbé rappelait les bâtons des patriarches bibliques. C’était plus qu’il ne fallait pour attirer les regards et frapper les esprits. Il représentait d’ailleurs une cause chère aux âmes généreuses et qui depuis cinquante ans passionnait. l’Europe ; il avait accompli des choses surprenantes avec peu de ressources ; il avait conquis le royaume de Naples avec une poignée de partisans.
Des libéraux exaltés et des révolutionnaires endurcis s’étaient donné rendez-vous dans la ville de Calvin ; ils étaient accourus de tous côtés, moins pour affirmer les doctrines de l’abbé de Saint-Pierre que pour mettre en question les principes sociaux et s’attaquer aux gouvernemens. Aussi le congrès de la paix devait-il donner à son titre, aux convenances et à la raison un éclatant démenti. Garibaldi, nommé président honoraire, était le héros de cette réunion cosmopolite. Ses premières paroles furent des paroles d’imprécations. « Genève, disait-il, a eu depuis longtemps le privilège d’attaquer en face cette institution pestilentielle qu’on appelle la papauté. Vous êtes justement fiers d’avoir été les premiers à ébranler cette Rome papale, foyer d’idolâtrie et de corruption. Vous avez porté les premiers coups au monstre. Je vous demande de l’abattre. L’Italie est en retard sur vous, elle a expié trois siècles d’esclavage que vous n’avez pas connus. Nous avons le devoir d’aller à Rome, et nous irons bientôt. »
Garibaldi prêchait aux apôtres de la paix la haine et la guerre ; il leur demandait de s’associer à une œuvre de spoliation, de résoudre brutalement par la force la question la plus grave qui pesât sur l’Europe contemporaine et qui touchait aux convictions de plus de deux cents millions de croyans. Son allocution n’était pas en situation, elle dépassait la mesure, elle ne s’adressait pas à des Italiens : elle causa plus d’étonnement que d’admiration. Garibaldi s’aperçut à l’attitude de l’auditoire qu’il avait manqué son effet ; il demanda si sa motion était impertinente. Il s’étonnait que tout le monde ne partageât pas la haine qu’il avait vouée aux prêtres. La vue d’une robe noire agissait sur lui comme le rouge sur le taureau. Ses paroles eurent au dehors, plus encore qu’au palais électoral, un pénible retentissement. Elles dénaturaient le caractère des délibérations, elles autorisaient, sorties de la bouche du président honoraire, les pires excentricités. On vit alors des orateurs obscurs, sans mandat et sans talent, naïfs et suffisans, prendre à partie les gouvernemens, faire le procès à des empereurs pour s’être concertés à Salzbourg, décider du sort de l’Europe, soulever les thèses les plus extravagantes. On comparait Jésus à Garibaldi, on disait qu’ils étaient frères, et Garibaldi attendri se jetait dans les bras de son précurseur. On soutenait que la morale du christianisme se composait de deux élémens : l’un païen, qui était le bon, et l’autre chrétien, qui apportait la guerre dans les familles et parmi les peuples. Un révolutionnaire aux gages de la Prusse allait jusqu’à demander qu’on enlevât le drapeau français, l’étendard qui avait affranchi l’Italie, émancipé les peuples, des faisceaux où se confondaient les bannières de toutes les nations. Après avoir arrêté un sage programme, on avait abordé les problèmes les plus vertigineux ; on avait insulté nos couleurs sans qu’un Français protestât ; on avait exprimé tout ce qui peut entrer d’insanité dans une cervelle humaine.
La population de Genève, froide et sensée, avait fini par s’impatienter ; elle protestait contre ces écarts de la parole, contre ces violences de la pensée. Les protestans partageaient l’indignation des catholiques ; ils trouvaient que le congrès mentait à son programme, que ses adhérens abusaient de l’hospitalité de leur cité : catholiques et réformés[2] adressèrent des protestations aux autorités municipales ; ils demandèrent qu’en présence de la confusion d’idées qui se manifestait au sein de l’assemblée, on mit fin, dans l’intérêt de la paix et de la liberté, à d’irritantes discussions. L’expérience était faite, les illusions étaient tombées, le congrès de la paix avait vécu, laissant le souvenir d’une folle aventure ; il avait révélé les aberrations de l’esprit révolutionnaire.
Garibaldi partit ou plutôt s’esquiva, moins glorieux qu’il n’était venu. Il s’était trompé d’époque. Genève s’était révoltée au XVIe siècle contre les abus de la papauté ; mais, en possession de la liberté de conscience, elle avait applaudi aux transformations de l’église ; elle respectait tous les cultes et ne se souciait pas de s’associer à ceux qui réclamaient l’extermination des prêtres et la destruction du pouvoir temporel.
Tandis qu’à Genève, au congrès de la paix, on s’attaquait aux institutions civiles, politiques et religieuses, à Lausanne, au congrès des ouvriers, on faisait à la même heure le procès au capital ; on préconisait l’anarchie, on réclamait une liquidation sociale. Partout la révolution relevait audacieusement la tête et, sous de perfides inspirations, s’acharnait avec une noire ingratitude contre la France. La France avait pris en main la défense des opprimés, l’émancipation des peuples, ses portes s’étaient ouvertes à tous les proscrits ; elle les avait assistés, adoptés, elle leur avait adouci l’exil ; et ceux qui lui étaient redevables du droit d’écrire, de parler, d’affirmer la liberté et de revendiquer l’égalité, la poursuivaient de leur animosité. On ne s’expliquait pas qu’une nation généreuse, courtoise, toujours prête à se sacrifier, à transiger avec les intérêts d’autrui, pût être l’objet de haines implacables. Ses travers étaient grands sans doute, mais ils ne l’étaient pas assez pour faire oublier ses qualités et justifier un pareil déchaînement. L’empire récoltait ce qu’il avait semé ; le principe révolutionnaire des nationalités se retournait contre lui ; il devenait l’auxiliaire secret des ambitions italiennes et des ambitions prussiennes. Des politiques habiles et sans scrupules s’en faisaient une arme pour nous affaiblir et nous paralyser.
La France, qui a tant contribué à l’émancipation des Grecs, des Polonais, des Hongrois, des Roumains, des Serbes et des Italiens, pleure, mutilée aujourd’hui, les erreurs de sa politique sans qu’aucun des peuples qu’elle a affranchis et qu’aucun des gouvernemens qu’elle a soutenus dans la mauvaise fortune compatisse à ses revers, au sort des provinces qu’elle a perdues. L’Europe s’est transformée, elle ne sacrifie plus aux aspirations généreuses ; elle a changé de maître, elle a substitué à un empire débonnaire qui poursuivait la fraternité universelle et préconisait la politique des congrès un empire réaliste, qui impose sa loi et subordonne tout, jusqu’aux considérations d’Humanité, aux intérêts de sa domination.
Garibaldi était obscurément reparti pour l’Italie. Les ovations dont il avait été l’objet à son arrivée à Genève ne s’étaient pas reproduites à son départ. Ses sorties déplacées contre la papauté avaient trouvé peu d’échos sur les bords du lac Léman. Son éloquence n’avait d’attrait que pour ceux qui étaient comme lui possédés par l’idée de se précipiter sur Rome. Le congrès de la paix, qui devait être une préface retentissante à la prise d’armes que la révolution préparait contre le saint-siège, avait tourné à la confusion de son chef. Garibaldi traversa les Alpes, aigri de sa mésaventure ; il allait se jeter à travers la politique italienne, lui susciter de graves embarras, et ne lui laisser d’autre alternative que la révolution ou une intervention de la France. Il s’imaginait qu’il pouvait sans le roi aller à Rome et qu’il lui suffirait de faire briller l’éclair de son épée pour être suivi de l’Italie entière. M. Rattazzi trouvait inopportune une entreprise à main armée contre le territoire pontifical ; il prévoyait qu’elle lui vaudrait de grands ennuis. Il essaya de la persuasion pour détourner le général de ses projets ; il s’adressa à ses amis, il eut recours à M. Crispi, qui revint hâtivement de Paris pour le calmer et le ramener à une appréciation plus saine de la situation. Rien n’y fit. Garibaldi se refusait à compter avec les idées des autres. Le marquis d’Azeglio le définissait un cœur d’or avec une tête de buffle, et Cavour l’appelait questo pazzo.
Après avoir eu le sens de l’à-propos et le discernement des décisions, il était devenu le plus importun des hommes. Il s’était mis en tête que rien n’était fait tant que Rome n’appartiendrait pas à l’Italie, et il avait juré qu’il la lui donnerait par un coup de main. Il disposait de bandes qui lui obéissaient aveuglément ; il les réunissait et les dispersait à volonté ; il spéculait aussi, à tort, sur le soulèvement des populations romaines. Il n’avait pas d’idées, mais il avait une fureur : renverser le pape. Aspromonte lui avait laissé de cuisans souvenirs, il ne se souciait pas de se retrouver en conflit avec l’armée italienne, exposé à ses balles. Aussi avait-il modifié sa tactique ; son plan était de faire passer la frontière isolément à ses soldats, de ne provoquer aucun rassemblement sur le territoire royal, d’installer des comités à Rome, d’y faire pénétrer des caisses d’armes et de munitions. Des députés cachés devaient, au premier signal, sortir de leur retraite et se constituer en convention révolutionnaire.
Lorsqu’on demandait à M. Rattazzi des mesures préventives, il répondait qu’il réprimerait les agressions le jour où elles se produiraient, mais que la législation ne lui fournissait aucun moyen d’agir préventivement. Il disait que la popularité de Garibaldi, sa qualité de député et son habileté à ne jamais donner prise à la loi, soit par ses actes, soit par ses paroles, n’autorisaient pas le gouvernement à sévir avec la certitude d’être soutenu par le parlement et par les tribunaux. Avec une fécondité de ressources extraordinaire il trouvait réponse à toutes nos objections. A l’entendre, il n’y avait pas de dépôts d’armes, pas de bureaux d’enrôlemens, pas de souscriptions, et, lorsque nous revenions à la charge avec des faits précis, il reconnaissait qu’il y avait quelque chose, mais il prétendait que ce n’était vraiment pas la peine d’en parler : Ma poca cosa, disait-il. Le ministre nous promettait toutefois de faire surveiller Garibaldi activement ; il voulait le laisser aller jusqu’à la dernière limite de la légalité, de manière qu’il ne restât de doutes à personne sur l’exécution imminente de ses projets, et l’entourer, au dernier moment, de telle façon qu’il ne pût échapper.
Cependant, l’idée d’un second Aspromonte l’effrayait. Les balles sont aveugles : qui pouvait répondre que le héros de Marsala, aux prises avec les bersaglieri, ne serait pas cette fois mortellement atteint ? Quelle responsabilité ! Jamais l’Italie ne pardonnerait un pareil attentat. Mais comment arrêter un mouvement qui grandissait d’heure en heure ? La gauche, qui donnait l’appoint à la majorité du ministère, réclamait Rome. Elle était en communion de sentimens avec Garibaldi ; il n’était pas aisé de lui faire entendre raison et de l’amener à se départir de son programme. M. Rattazzi dépensait son éloquence à lui démontrer les inconvéniens d’une politique de revendications directes, violentes. Il préconisait la politique des atermoiemens, des chemins détournés ; il croyait qu’en tranquillisant la France par des simulacres d’énergie, il obtiendrait de l’empereur des tempéramens à la convention de septembre. S’assurer la faculté de poursuivre les agitateurs sur le sol pontifical était pour lui un point essentiel, c’était à ses yeux l’équivalent d’une prise de possession. Il se flattait que, ce droit concédé, il serait aisé, avec du savoir-faire, d’arriver insensiblement, d’empiétemens en empiétemens, a Civita-Vecchia et à Viterbe, et qu’on pourrait de la sorte, peu à peu, à petites doses, faire consacrer les droits de l’Italie sur tout le territoire pontifical, jusqu’à la banlieue de Rome exclusivement.
Ces calculs n’avaient rien d’audacieux. Les prétentions les plus contraires à nos intérêts n’étaient-elles pas autorisées par nos faiblesses passées ? L’empereur avait habitué l’Italie aux concessions les plus invraisemblables. Il est vrai que jamais politique, à aucune époque, n’avait eu dans aucun pays, auprès d’un gouvernement étranger, au service de ses intérêts autant de moyens d’action que la politique italienne à Paris. Elle avait ses grandes et ses petites entrées à la cour des Tuileries ; elle y pénétrait par toutes les portes, sous toutes les formes, elle avait des intelligences jusque dans le cabinet du souverain, elle était de la maison. Les ambitieux la ménageaient ; elle avait l’oreille du maître, elle contribuait à la fortune de ceux qui la servaient, elle était de force à ruiner le crédit de ceux qui lui étaient contraires.
Mais, depuis Sadowa, bien des écailles étaient tombées, le vent avait tourné. Les influences catholiques l’emportaient à la cour sur les doctrines du Palais-Royal. Le marquis de Moustier et le maréchal Niel avaient pris de l’autorité dans les conseils de l’empire ; ils défendaient nos intérêts avec une patriotique conviction. Le gouvernement impérial avait d’ailleurs de graves motifs pour ne pas alarmer le pape et pour ne rien laisser dire ni laisser faire qui pût autoriser à croire qu’il se prêterait à des modifications qui affaibliraient les garanties stipulées en faveur du saint-siège. Il n’était pas éloigné du moment où il serait forcé d’affronter l’épreuve d’élections générales, et cette épreuve pouvait être désastreuse si, à l’opposition libérale, se joignait l’opposition cléricale. Il ne pouvait avoir d’hésitations. M. Rattazzi était, par la force des choses, ramené à l’exécution pure et simple de la convention ; elle lui imposait le devoir de protéger le pape contre les turbulences de Garibaldi et contre les complots de Mazzini. Les insinuations de sa diplomatie restaient sans échos.
L’entreprise que tentait Garibaldi n’était pas, à vrai dire, une expédition militaire, c’était une expédition politique : elle devait raviver dans les cœurs italiens une flamme prête à s’éteindre ; elle était le signal qui devait mettre le feu aux poudres et livrer la péninsule à la révolution. Déjà, dans plusieurs villes du territoire romain, les volontaires avaient proclamé la république. Les intérêts de la couronne étaient enjeu, M. Raltazzi ne pouvait plus hésiter. Son dévoûment au roi était absolu ; il lui subordonna les considérations parlementaires et le souci de sa popularité ; il retrouva l’énergie d’Aspromonte ; il décréta l’arrestation de l’incorrigible agitateur.
Le 24 septembre, Garibaldi était signalé à Asinalunga, sur la frontière pontificale ; il adressait à l’Italie un véhément appel à l’insurrection. « Le moment est venu, disait-il, de ne laisser à la maison que les femmes et les enfans. « Il ajoutait que tout Italien qui ne prendrait pas les armes serait un lâche. Le préfet de Sienne l’avait en vain exhorté à rebrousser chemin, à renoncer à une entreprise qui, sans chance de succès, pouvait compromettre les destinées de l’Italie. Il lui avait répondu par de dédaigneux défis. Les ordres du préfet étaient formels, il fit intervenir la gendarmerie. Garibaldi était arrêté, à cinq heures du matin, dans les conditions les moins dramatiques, au moment où il entrait dans son bain ; il était reconduit à Arezzo et de là dirigé sur la forteresse d’Alexandrie.
« L’étonnement est profond à Florence, télégraphiait notre chargé d’affaires ; les partisans de Garibaldi ont peine à se remettre de leur émotion. Personne n’était préparé à ce coup d’énergie. Les troupes ont été consignées. Le soir, des attroupemens se sont formés autour du ministère de l’intérieur et dans les rues avoisinantes. Des groupes séditieux parcourent la ville et crient : Vive Garibaldi ! à bas Raltazzi ! Des émeutiers ont tenté de forcer les portes de la questure et du télégraphe ; ils ont pillé plusieurs boutiques d’armuriers, brisé à coups de pierre les fenêtres de la maison qu’habite Rattazzi. Un agent de police a été tué, plusieurs carabiniers grièvement blessés par des coups de poignard. Un officier de cavalerie a été atteint par un coup de revolver. Le syndic, M. de Cambray, fait afficher une proclamation. Des députés, M. Crispi à leur tête, protestent violemment contre l’arrestation de Garibaldi. Ils ont adressé une lettre au président du conseil. La cavalerie est en train de déblayer les points menacés et de disperser les rassemblemens. Un violent orage, accompagné d’une pluie torrentielle, achève la déroute. »
Une note, insérée le lendemain dans la Gazette officielle, disait que, le mouvement provoqué par Garibaldi s’étant manifesté par un commencement d’exécution, le gouvernement du roi s’était trouvé dans l’alternative, ou de laisser violer les traités au mépris de la foi publique et de l’intérêt du pays, ou de maintenir sa parole et de conserver intacte la majesté de la loi. La note ajoutait que le ministère avait rempli son devoir en arrêtant Garibaldi, et que, s’il n’avait tardé, il se serait trouvé en face des plus douloureuses conséquences. Lorsque notre chargé d’affaires félicita le président du conseil de son énergie, du service qu’il avait rendu à son pays et à l’Europe, il fut répondit : « On ne m’accusera plus désormais d’avoir peur et de manquer à mes promesses. » C’était un trait décoché à M. de Malaret[3], qui souvent avait froissé son amour-propre en le rappelant de trop haut à l’exécution de ses devoirs internationaux.
L’énergie du président du conseil n’eut pas de lendemain. Garibaldi, à peine interné à Alexandrie, était élargi et conduit à Caprera. On reculait devant une mise en jugement, on transigeait avec les passions nationales, et surtout avec les exigences de l’extrême gauche. M. Rattazzi était un avocat habile à plaider les circonstances atténuantes ; il colora sa faiblesse en prétendant qu’il suffisait de priver le parti d’action de son chef pour arrêter le mouvement ; il nous parlait des mesures prises pour empêcher toute tentative d’évasion ; il nous disait que l’élargissement n’avait en lieu que sous garanties, que Garibaldi, pour obtenir la faveur de rentrer dans son île, s’était engagé à n’en plus sortir. Mais la Riforma publiait aussitôt une lettre du général affirmant que ses projets n’étaient pas modifiés, qu’il n’avait pris aucun engagement et qu’il s’était réservé toute sa liberté d’action. Le captif de Caprera montrait en même temps combien la surveillance de ses geôliers était accommodante, en inondant l’Italie de ses proclamations ; il s’adressait au peuple, à l’armée, et les poussait à la révolte. « Les Romains, disait-il, ont le droit des esclaves de s’insurger contre leurs tyrans les prêtres, et les Italiens ont le droit de les aider. En avant donc, Romains et Italiens ! le monde vous regarde. » Son cri de guerre était : « Au Golgotha ou à Rome ! »
Ses fils et ses officiers étaient libres, les bandes étaient organisées, les volontaires accouraient de tous côtés ; des comités de secours et d’armement fonctionnaient publiquement sous les yeux des autorités ; ce n’étaient pas les demi-mesures d’un gouvernement aux abois qui pouvaient empêcher la révolution d’envahir le territoire romain. Garibaldi était toujours blâmé, souvent arrêté, mais on tirait avantage de toutes ses entreprises : son programme était celui de la nation, il n’y avait de divergence entre lui et le gouvernement que sur les questions de moyens et d’opportunité. Ses plus folles équipées étaient toujours le présage d’un succès ; il était, disait-on, dans toutes les bonnes fortunes de l’Italie.
M. Rattazzi passait alternativement de la crainte à la confiance ; l’inquiétude le reprenait envoyant, l’agitation se développer ; il pressentait le moment où il ne serait plus maître de la situation. Il cherchait dans ses entretiens avec M. de La Villetreux à établir la loyauté et la fermeté de ses mesures et à nous prouver que, s’il ne réussissait pas à entourer, comme il l’eût voulu, les frontières d’un cercle infranchissable, ce n’était ni faute de précautions, ni faute de bonne volonté. Il nous communiquait des lettres du général Revel, le ministre de la guerre, qui expliquaient comment quelques bandes avaient pu traverser les lignes d’observation sans être inquiétées et de quelle façon des fusils se trouvaient entre leurs mains, « Cent mille hommes, s’écriait M. Rattazzi, ne suffiraient pas pour garder strictement une ligne aussi étendue. » Ce que le ministre ne disait pas, c’est qu’il remplissait son devoir sans ardeur et partageait les passions de ceux qu’il devait contenir. Donner Rome à l’Italie, garder le pouvoir, et ne pas manquer ouvertement à ses engagemens, tel était le problème complexe qu’il aurait voulu résoudre à sa gloire et à nos dépens.
La France n’était représentée à Rome et à Florence que par des chargés d’affaires : le comte Armand et le baron de La Villetreux. Nos intérêts étaient en bonnes mains ; au sentiment du devoir ces deux agens ajoutaient le tact et l’expérience que donne une carrière laborieusement remplie. Le comte Armand soutenait par sa parole la cour de Rome, souvent prête à céder au découragement ; pénétré de l’intérêt français, il devançait ses instructions en affirmant aux heures où le doute était autorisé que le gouvernement de l’empereur ne permettrait pas la violation de la convention de septembre, que son armée protégerait le territoire du saint-siège contre la révolution.
La tâche du baron de La Villetreux était plus ardue. Il se trouvait dans un milieu fiévreux, presque hostile, aux prises avec les aspirations de tout un peuple, forcé de rappeler chaque jour un gouvernement faible, perplexe au respect de ses devoirs. Il n’était pas aisé d’être énergique, de se faire écouter sans froisser de légitimes susceptibilités. Il fallait les formes courtoises de M. de La Villetreux, son sang-froid et l’aménité de son caractère, pour y réussir.
L’empereur avait à son service une diplomatie vigilante, éclairée, mais il se méfiait d’elle ; il savait que, fidèle à nos traditions, elle n’approuvait pas les transformations qu’il poursuivait. Il ne portait aucune atteinte à ses droits, il avait le respect des situations acquises, mais il ne l’initiait pas à sa politique. Que de forces dont il n’a pas su tirer parti ! Que d’ardeurs patriotiques il a méconnues ! Discerner les hommes et se les attacher est, pour un souverain, la plus précieuse des qualités.
Les craintes s’étaient dissipées au Vatican à la nouvelle de l’arrestation de Garibaldi. On ne s’attendait pas à tant d’énergie de la part du gouvernement italien. Le cardinal Antonelli parlait avec éloge, presque avec admiration[4] de M. Rattazzi. Il disait qu’il fallait du courage pour affronter le poignard des carbonari, et le pape, qui n’était pas toujours clément pour l’empereur, faisait remonter à son intervention l’acte de vigueur qui lui rendait la sécurité. Déjà l’on croyait tout danger écarté lorsqu’on apprit que Garibaldi était élargi et reconduit sans garanties à l’île de Caprera.
Le doute n’était plus possible : le gouvernement italien était ou impuissant ou complice. Il ne restait plus qu’à se défendre. L’empereur avait promis maintes fois au pape de ne jamais l’abandonner. « J’ai tout un paquet de lettres, disait Pie IX, rempli de ses promesses ; » mais rien n’indiquait qu’il eût une volonté assez forte pour affronter un conflit avec l’Italie et s’exposer à des complications avec l’Allemagne. Ni Mgr Berardi ni le corps diplomatique accrédité à Rome ne croyaient à une intervention française. Ils savaient par leurs correspondances de Paris que l’empereur était tiraillé en tous sens ; ils craignaient que l’Italie, cette fois encore, ne sortît victorieuse de la lutte qui s’était engagée autour du souverain ; ils étaient convaincus que la France ne recommencerait pas une seconde expédition dans les états pontificaux. Notre chargé d’affaires ne donnait pas moins comme certaine l’assistance du gouvernement impérial ; il remontait les esprits et encourageait la défense. Le pape n’avait pas de défaillances, il éconduisait les cardinaux qui lui parlaient de départ. « Je défendrai mon pouvoir temporel, disait Pie IX ; bien qu’il ne soit plus aujourd’hui au milieu de l’Europe qu’une dilution homéopathique. » Il affectionnait cette image ; souvent elle revenait dans ses conversations. Ses mots étaient pittoresques. C’est ainsi qu’à propos de la trop rapide unification de l’Italie, il disait un jour à M. Soulange-Bodin, notre consul général à Naples : « Lorsque la chatte met bas trop tôt, ses petits sont aveugles. »
Le saint-père manifestait l’intention de se retirer dans le château Saint-Ange, qu’il faisait approvisionner ; il voulait se défendre jusqu’à la dernière extrémité, il aspirait au martyre. Mais tous ses cardinaux ne partageaient pas son exaltation. Bien des âmes étaient troublées. Plus d’un prélat, effrayé de la perspective d’un siège, réclamait la protection éventuelle de l’ambassade de France ; les plus timorés sollicitaient un refuge sur nos stationnaires. Ils avaient lieu d’être inquiets : Garibaldi ne prêchait-il pas l’extermination des prêtres ? Les événemens allaient, du reste, se précipiter. Il n’était que temps de se mettre à l’abri des surprises. Les rangs des révolutionnaires grossissaient chaque jour au-delà des frontières, et à Rome même, les comités préparaient un soulèvement.
Le 28 septembre, on signalait des bandes fortes de 300 à 400 hommes du côté d’Orvieto et de Corrieti ; peu de jours après, toutes les provinces romaines étaient attaquées, envahies. Les troupes pontificales se battaient vaillamment ; le 8 octobre, elles délogeaient de Bagnorea les garibaldiens qui s’y étaient fortifiés, elles les battaient à Monte-Libretti. Mais la lutte était inégale : les garibaldiens avaient la supériorité du nombre et aussi l’avantage de se soustraire aux poursuites en repassant la frontière pour s’abriter derrière les troupes italiennes. La situation devenait périlleuse. M. Rattazzi, après s’être fait fort de comprimer le mouvement confessait sans transition son impuissance. Il jetait le masque et révélait sa tactique. Il disait que, dans l’impossibilité d’arrêter l’élan croissant des révolutionnaires, il ne voyait plus que dans une intervention italienne le moyen de sauver la papauté et la monarchie. En même temps, et comme si le cabinet de Florence avait pressenti ou voulu devancer l’assentiment du gouvernement français, le cordon de troupes qui gardait la frontière était rompu et l’armée italienne se formait en colonnes de marche et d’attaque. Les bandes garibaldiennes passaient dès lors sans obstacles et tout se faisait avec si peu de mystère que les volontaires arrivaient par le chemin de fer et prenaient leurs billets en uniforme.
La convention du 15 septembre était manifestement violée.
« L’excitation, l’entraînement sont tels aujourd’hui, écrivait M. de La Villetreux, qu’on se demande quel parti va prendre le gouvernement en face d’un pareil soulèvement. Les journaux sont unanimes pour conseiller l’entrée de vive force sur le territoire romain. L’arrestation de Garibaldi faite à temps eût paralysé le parti d’action ; mise à exécution tardivement, elle n’a servi qu’à surexciter les esprits et à ajouter aux passions déchaînées celle de la [5] vengeance. » M. de La Villetreux ajoutait que, si le gouvernement avait été sincère, il ne se serait pas borné à l’arrestation de Garibaldi, il se serait assuré de ses fils et de ses principaux lieutenans.
M. Rattazzi avait trop compté sur son habileté. Il se voyait acculé dans une impasse, entraîné par le sentiment public, débordé par la révolution et déçu dans ses combinaisons diplomatiques. Il avait compté sur l’appui de l’Angleterre, spéculé sur l’intervention de la Prusse et sur les défaillances de la France, et l’événement démentait toutes ses prévisions. Le cabinet de Londres et le cabinet de Berlin restaient insensibles à ses appels, et, en France, l’opinion s’agitait ; les journaux catholiques dénonçaient la duplicité du ministère italien et sommaient le gouvernement impérial de faire respecter la convention du 15 septembre.
Le ministre italien était dérouté : l’empereur manifestait une énergie qu’il ne lui soupçonnait pas, l’Angleterre se dérobait et le comte de Bismarck répondait à ses doléances et à ses sollicitations par des paroles d’une correction décourageante. Comment concilier le langage si mesuré du chancelier avec les encouragemens de ses organes occultes ou attitrés ? Le commandeur Rattazzi avait pris ses désirs pour des réalités. Ceux qui lui disaient être dans le secret des dieux avaient abusé de sa crédulité ; le comte d’Usedom s’était mépris sur le sens et la portée de ses instructions ; Frédéric II en avait remontré à Machiavel. Du reste, tous les diplomates accrédités à Florence s’y étaient laissé prendre ; l’attitude du ministre de Prusse et de son personnel les avait frappés, ils en avaient conclu qu’il y avait connivence entre les deux gouvernemens et que, si l’Italie menaçait le saint-siège et bravait la France, elle y était secrètement encouragée par le cabinet de Berlin : « Au milieu de ces graves événemens, écrivait M. de La Villetreux au commencement du mois d’octobre, la tenue du corps diplomatique à Florence est des plus réservées. Les représentans des puissances catholiques principalement tiennent à honneur, en face des manifestations hostiles au saint-siège, à garder une attitude digne et circonspecte. Tel n’est pas tout à fait le cas du personnel de la légation de Prusse. Si M. d’Usedom se contente de laisser entendre qu’il comprend les aspirations de l’Italie[6] et son désir de s’annexer les états du saint-siège, son premier secrétaire ne se gêne pas pour manifester ses sympathies aux garibaldiens et ses vœux pour le renversement du pouvoir temporel. Tout le monde remarque les fréquens entretiens que M. d’Usedom a avec M. Rattazzi. Le ministre d’Autriche pense comme tous ses collègues que, s’il n’existe pas encore d’accord entre l’Italie et la Prusse, cette dernière ne néglige aucun moyen pour pousser le cabinet de Florence dans une voie qu’elle sait devoir nous susciter des difficultés. » Le cabinet de Berlin n’était pas désintéressé assurément dans les complications italiennes. Il les suivait avec satisfaction ; il ne pouvait voir avec déplaisir la France aux prises avec l’Italie, qui s’irritait des obstacles que nous opposions à ses revendications nationales, et avec le pape, qui nous accusait de poursuivre la ruine de son pouvoir temporel. La politique prussienne, à coup sûr, se serait emparée de la question romaine pour s’en faire une arme contre nous si elle avait appréhendé une guerre imminente sur le Rhin. Mais il était difficile d’admettre, — et c’est ce qu’établissait une correspondance d’Allemagne à laquelle M. de Moustier attachait du prix, — que la Prusse, avec ses dix millions de catholiques, en face du pétitionnement imposant qui s’était organisé en faveur du pouvoir temporel en Westphalie, en Silésie, dans le grand-duché de Posen et surtout dans les provinces rhénanes, voulût froidement, sans profit immédiat, se constituer l’alliée de la révolution contre la papauté. Le comte de Bismarck avait à ce moment bien d’autres soucis ; toute son attention se reportait sur le midi de l’Allemagne, où se débattaient des intérêts autrement importans pour sa politique. Les traités d’alliance qui rendaient illusoire la barrière du Mein étaient soumis aux chambres à Stuttgart et à Munich. Ils y rencontraient une vive opposition ; on les discutait avec passion ; ils eussent été rejetés immanquablement si la Prusse, qui déjà inspirait tant de préventions, s’était mise en hostilité ouverte avec les sentimens intimes des députés catholiques du Wurtemberg et de la Bavière. L’Italie, sans finances, sans armée, livrée à l’anarchie la plus profonde, n’était pas une alliée assez sérieuse pour que M. de Bismarck lui subordonnât l’intérêt allemand. En se jetant, à la suite de Garibaldi, dans une aventure dont le but était la destruction du pouvoir temporel, il s’exposait à une guerre avec la France dans les conditions morales les plus désavantageuses.
Les partisans de l’Italie à Paris n’affirmaient pas moins, et notre ambassadeur à Berlin n’était pas éloigné de partager leurs craintes, que les états-majors prussiens n’attendaient que l’embarquement de nos troupes à Toulon pour franchir le Rhin. Ils voulaient conjurer l’intervention à tout prix ; n’était-elle pas la condamnation de leur politique ?
M. Nigra ne ménageait pas les démarches, il se servait de la parole et de la plume pour plaider la cause de son pays. Il allait à Biarritz pour impressionner et attendrir l’empereur. Les entretiens et les communications de chancellerie ne lui suffisaient pas ; il écrivait des billets familiers, confidentiels ; il était censé ne parler qu’en son nom et ne paraissait s’inspirer que de son affection pour la France. L’occupation des états pontificaux par l’armée italienne sous le prétexte d’y rétablir l’ordre et de sauver le pape, telle était la solution qu’il poursuivait au nom de son gouvernement avec une infatigable ardeur.
Tout s’enchaine en politique, tout obéit à une logique fatale. L’Italie s’était engagée à défendre les frontières romaines contre toute agression, et la France avait pris, vis-à-vis du pape et des catholiques, l’engagement d’honneur de veiller à la loyale exécution de la convention de septembre. Le cabinet de Florence se refusait à son rôle, le gouvernement de l’empereur ne pouvait manquer au sien. Nous étions condamnés, malgré nous, au risque des plus graves complications, à reprendre, pour la seconde fois, à Rome, une faction ingrate, à couvrir de notre drapeau des idées contraires à l’esprit moderne et aux principes de notre politique.
Les regards de l’Europe ne se reportaient plus vers Biarritz, que M. de Bismarck, dans d’autres temps, appelait sa fontaine de Jouvence. Napoléon III y vivait triste et solitaire. La villa Eugénie, où jadis s’épanouissaient de glorieuses et parfois de folles pensées, avait pris un aspect sévère ; les soucis chassaient les plaisirs ; on n’y recevait plus que des nouvelles troublantes ; de quelque côté que l’empereur tournât les yeux, l’horizon apparaissait menaçant. En Italie, la révolution se jetait sur Rome ; en Allemagne, la Prusse procédait à une transformation inquiétante pour notre sécurité ; en Orient, la Russie révélait l’impatience de ses ambitions : la France se trouvait enveloppée dans un cercle d’hostilités et d’ingratitudes. Notre politique surprise, irrésolue, ou résolue trop tardivement, en était réduite aux regrets, aux angoisses et parfois aux alarmes. Quelles que fussent les intentions pacifiques de l’empereur, il ne pouvait plus arrêter la marche des événemens. Il était atteint dans son prestige, il avait laisser péricliter son armée, et il n’avait su ni garder ses alliés ni contenir ses ennemis. Souvent les fautes d’un règne sont lentes à se faire sentir. L’empereur assistait, après de fugitives années de prépondérance, à l’effondrement de toutes ses œuvres, avec une santé perdue, sans énergie pour lutter contre les retours de la fortune. « De tous les regrets, disait Dante, celui des grandeurs perdues est le plus amer. »
Une sorte de fatalité semblait pousser Napoléon III aux expéditions. Nos armées, souvent sans d’impérieuses nécessités, étaient apparues à Home, en Grimée, en Chine, en Syrie, au Mexique ; elles allaient être forcées de reparaître dans les états pontificaux. La résolution était grave ; elle soulevait en France de violentes polémiques ; les catholiques la réclamaient impérieusement, les libéraux la combattaient à outrance. Il fallait prendre un parti, on n’avait que trop hésité. Si, au lieu de temporiser, l’empereur avait dit énergiquement et opportunément, au moment où Garibaldi ouvrait sa campagne, qu’il ne permettrait pas à une révolution sans mandat de détruire la convention de septembre, le cabinet de Florence n’eût vraisemblablement pas méconnu l’intérêt supérieur qui lui commandait de faire tous les sacrifices pour prévenir le retour de l’armée française. Mais, au lieu de s’expliquer catégoriquement, il avait autorisé toutes les conjectures en paraissant vouloir tenir la balance égale entre les aspirations italiennes et les résistances pontificales. Il avait retenu à Paris, en congé, son ambassadeur à Rome et son ministre à Florence, et laissé à de simples chargés d’affaires le soin de protéger le Pape et d’empêcher le gouvernement italien de manquer à ses engagemens.
La fièvre de Rome avait gagné toute l’Italie ; des comités de secours se formaient dans toutes les villes, les enrôlemens des volontaires se faisaient publiquement, on leur délivrait des billets gratuits sur les chemins de fer aboutissant aux frontières romaines, ils partaient aux applaudissemens frénétiques de la foule. Menotti Garibaldi, revenu de Londres, recevait à Florence les députés de la gauche et les chefs du parti d’action, il leur communiquait les instructions de son père, il organisait des bandes et les dirigeait sur les états romains. On apprenait aussi qu’on avait traité avec la compagnie orientale et que ses steamers devaient s’arrêter sur les côtes de la Sardaigne pour assurer l’évasion du prisonnier de Caprera. M. de La Villetreux ne laissait ignorer au gouvernement italien aucun des renseignemens que lui envoyaient notre chargé d’affaires à Rome et nos consuls dans la péninsule. M. Rattazzi reconnaissait la gravité de la situation ; il prétendait que les efforts des préfets pour contenir le mouvement étaient immenses, que ses ordres étaient formels et sans réticences, et notre chargé d’affaires se retirait emportant une fois de plus des assurances sans cesse renouvelées, mais jamais suivies d’effet. Sans doute M. Rattazzi faisait son devoir, mais il ne faisait pas tout son devoir. Il avait été sincère au début ; dans toutes ses dépêches il avait déclaré qu’il ferait exécuter la convention, même par la force ; il avait procédé à l’arrestation de Garibaldi. Mais peu à peu il s’était laissé circonvenir, il était devenu malgré lui le complaisant et presque le complice de la révolution. Une situation aussi tendue ne pouvait se prolonger. « Je voudrais pouvoir espérer, télégraphiait le cardinal Antonelli au nonce du pape à Paris, que les faits que je vous prie de signaler au gouvernement impérial provoqueront, de sa part, quelque acte énergique qui mettrait un terme à de pareilles iniquités ; mais je n’y compte pas. » Le cardinal Antonelli se trompait : l’empereur était arrivé à la dernière limite de la longanimité ; sa volonté défaillante allait se réveiller et, en s’affirmant, renverser tous les calculs du ministre italien. M. Rattazzi devait se briser contre l’obstacle qu’il redoutait le moins : l’énergie de Napoléon III. A la date du 11 octobre, l’empereur télégraphiait placidement à M. de Moustier, comme s’il s’agissait d’une affaire de service : « D’après les nouvelles que vous m’avez envoyées, je crois qu’il faut écrire à Rattazzi ; il paraît ne plus pouvoir empêcher l’invasion du territoire romain, ni seul exécuter la convention. Dans ce cas, nous serons forcés d’aviser. » L’empereur, sans prévenir son ministre, télégraphiait en même temps au roi pour lui faire connaître sa détermination.
M. Nigra, toujours si bien renseigné, était pris cette fois au dépourvu. La cour était à Biarritz ; les influences et les moyens d’information dont il disposait à Paris lui faisaient défaut, au moment le plus critique.
L’émoi à Florence fut indescriptible. Les conseils se succédèrent. On conférait avec les sénateurs et les députés. Fallait-il passer outre et se prévaloir du fait accompli, ou bien fallait-il se résigner et subir l’intervention ? On décréta des mesures sévères propres à nous calmer ; on ferma les bureaux de secours, on opéra des saisies d’armes et de munitions, on procéda à de nombreuses arrestations. Il était trop tard. Quelques semaines plus tôt, ces actes d’énergie eussent arrêté le torrent révolutionnaire qui menaçait d’envahir les états romains, et rendu la confiance au gouvernement de l’empereur.
M. Rattazzi tenta une suprême démarche pour conjurer le retour d’une armée française en Italie. Il chargea M. Nigra de plaider auprès du cabinet des Tuileries les circonstances atténuantes et de l’amener, s’il ne parvenait pas à le détourner d’une intervention, du moins à un compromis, qui permettrait à l’Italie d’occuper simultanément avec la France le territoire pontifical. L’envoyé du roi ne négligea aucun argument pour nous tranquilliser et nous convaincre ; il y mit toute sa souplesse, toute la dextérité de son esprit. « Son amitié pour la France, disait-il, en s’adressant à notre ministre des affaires étrangères, ne lui permettait d’entrevoir qu’avec terreur l’éventualité d’une rupture entre les deux pays. » Sa lettre était émue, elle était l’expression de ses sentimens. Comment M. Nigra n’eût-il pas été ému en voyant l’alliance de 1859, dont il affirmait, en toute rencontre, l’indissoluble maintien, méconnue, compromise ? Pouvait-il oublier, sous l’imminence d’un conflit, tous les sacrifices que l’empereur, sur ses instances, avait si souvent faits à l’Italie et les attentions dont il le comblait personnellement ? De tous les diplomates étrangers à Paris il était le plus choyé, le mieux informé ; on n’avait pas de secrets pour lui, il représentait un pays dont les destinées nous passionnaient depuis cinquante ans et auquel la France garde encore aujourd’hui au fond du cœur, malgré d’amers désenchantemens, le souvenir attendri de ses plus chères amours. Il faut plaindre les diplomates qui, de bonne foi, entretiennent de décevantes illusions, et dont les efforts sont trahis par les fautes des gouvernemens et la marche implacable des événemens.
« Je viens de recevoir dans la nuit, écrivait M. Nigra au marquis de Moustier, deux télégrammes de Florence que je vous prie de faire parvenir à l’empereur. Vous voudrez bien considérer cette communication, non pas comme un acte, mais comme une simple conversation. Le premier télégramme répond à votre note d’hier. M. Rattazzi dit que ce ne sont pas des bandes garibaldiennes, mais des volontaires isolés, qui pénètrent dans les états pontificaux. Le mouvement des volontaires est si grand, la frontière est tellement étendue qu’il serait impossible à une armée de 200,000 hommes d’en barrer entièrement le passage. Si la population des états romains reste tranquille, cela est dû uniquement à l’attitude du gouvernement du roi, qui s’oppose à toute invasion. Le gouvernement du roi, malgré toute sa bonne volonté, ne peut en faire davantage. La situation en Italie est tellement tendue qu’elle ne saurait longtemps durer ainsi. Nous faisons tous les efforts, mais nos troupes sont exténuées, épuisées de fatigues. L’administration en souffre gravement, l’autorité du gouvernement perd son prestige. Il faut y songer et y pourvoir le plus tôt possible. L’empereur a exprimé le désir que l’on ne fit rien sans que les deux gouvernemens se soient mis en communication et aient tâché de se mettre d’accord. M. Rattazzi pense que le moment est venu pour un tel échange d’idées. Il croit que les choses sont arrivées à un point d’où il est difficile de sortir sans une occupation par les troupes italiennes du territoire pontifical ; il attache un grand prix à connaître les appréciations de l’empereur. Le président du conseil me charge en tout cas de vous faire comprendre tous les inconvéniens, tous les dangers qu’entraînerait une seconde expédition française. De toutes les solutions possibles, celle-ci serait la plus dangereuse. L’opinion publique en Italie y est absolument contraire. Elle entraînerait les plus grands malheurs pour l’Italie, les plus grands embarras pour la France. Qui peut garantir qu’elle n’amènerait pas une rupture entre les deux pays ? Mon gouvernement ne dit pas cela, mais la pensée seule que cela peut devenir possible m’obsède et me préoccupe d’une manière si vive que je croirais manquer au devoir que m’impose la confiance du roi et dont l’empereur m’honore, si je cachais cette préoccupation de mon esprit. »
Dans la seconde partie de sa lettre, M. Nigra disait que l’empereur avait fait comprendre au roi, par une dépêche télégraphique, son intention d’envoyer un corps d’armée à Rome si la convention de septembre était violée, et que son gouvernement considérait ce fait comme le plus funeste qui pût arriver, comme une violation du traité du 15 septembre, dont l’un des buts avait été de mettre fin à toute intervention étrangère. « M. Rattazzi, ajoutait l’envoyé italien, répète qu’il a respecté la convention, qu’il lui a payé un large tribut en se soumettant à de graves dangers et de lourds sacrifices. Il ne saurait admettre que, tandis que la convention était observée par l’Italie, elle pût être violée par la France. Si des troupes françaises étaient envoyées à Rome, l’Italie serait forcée d’intervenir aussi. Ce serait là une nécessité absolue pour empêcher la guerre civile, sauver les institutions et la monarchie. Mon gouvernement me prie de recourir à Votre Excellence, dans la forme la plus amicale et la plus confidentielle, pour qu’Elle veuille bien m’expliquer au juste la pensée qui a inspiré la communication de l’empereur au roi et exposer à Sa Majesté la gravité et les conséquences d’une résolution qui ramènerait les soldats français sur le sol italien. Je vous ai dit à cœur ouvert et sans réticence tout ce qu’on m’écrit. J’ai l’ordre, conforme du reste à mes sentimens, de parler de tout ceci avec loyauté et de la manière la plus amicale. Que dois-je répondre ? J’irai chez vous chercher la réponse ; laissez-moi espérer qu’elle sera de nature à nous tranquilliser sur le danger d’une nouvelle expédition. »
Il était difficile d’être plus pressant et d’entourer la menace de plus de circonlocutions. Le lendemain, M. Nigra revenait à la charge, cette fois avec une branche d’olivier à la main. Il faisait miroiter aux yeux de l’empereur la réunion d’un congrès qui résoudrait une fois pour toutes la question romaine. Il était bien entendu que, si l’Italie était forcée, d’ici là, de pénétrer dans les états du saint-siège, son intervention, concertée avec la France, ne préjugerait en rien la question de souveraineté.
L’empereur retint l’offre du congrès, il espérait qu’un congrès le dégagerait d’une lourde responsabilité et placerait le pouvoir temporel sous la garantie collective des puissances catholiques ; mais il refusa de consentir à une intervention de l’Italie dans les états du pape. Son siège était fait ; l’ingratitude italienne avait ulcéré son cœur. Rien ne pouvait plus l’impressionner : ni les caresses, ni les menaces. Les moyens qui avaient réussi à M. de Cavour n’étaient plus de saison. M. Rattazzi perdait son temps en dénonçant à la police française les complots qui, au dire de ses agens occultes, se tramaient dans l’ombre contre la vie de Napoléon III[7]. L’empereur restait insensible à ces marques de sollicitude pour sa personne ; il réclamait d’un ton mélancolique, mais résolu, l’exécution pure et simple de la convention de septembre. Des divisions étaient concentrées dans le Midi, les escadres étaient prêtes à appareiller, et déjà le général Prudon et des officiers du génie, arrivés secrètement à Rome, prenaient des mesures pour mettre la ville à l’abri d’un coup de main. L’Italie, à moins d’un miracle, ne pouvait plus échapper à une seconde occupation française.
« L’existence du ministère semble menacée, télégraphiait M. de La Villetreux le 18 octobre. Il y a conseils sur conseils : Rattazzi est découragé, inquiet. Il me dit qu’il ne restera pas au pouvoir si un conflit devait éclater avec la France. Le commandement en chef a été offert au prince Humbert, qui l’a nettement refusé ; il part ce soir pour Milan. »
Il semblait qu’en Italie la pensée d’une intervention française ne fût venue à personne et que tout le monde se crût assuré d’une complète liberté d’action. On ne pouvait expliquer autrement la politique du ministère, les facilités laissées aux préparatifs des volontaires, le retard apporté à la répression. On se défendait en disant qu’on avait usé de tous les moyens pour empêcher l’invasion, qu’on se sentait impuissant à lutter contre un élan irrésistible, contre l’opinion qui réclamait Rome et l’unité… Mais n’était-ce pas le gouvernement lui-même qui avait laissé se développer l’agitation, surexcité les esprits ? Ne pouvait-on pas lui reprocher sa condescendance envers le parti d’action ? D’ailleurs, l’élan n’était pas aussi unanime qu’il le prétendait. Ce n’était pas l’Italie entière qui se portait aux frontières avec cette unanimité, cette furie qui caractérisait l’élan de 1866, c’étaient les séides de Mazzini et les bandes de Garibaldi. Les tentatives révolutionnaires excédaient les sentimens de la majorité de l’Italie et aussi des états du saint-siège. Le programme révolutionnaire n’était nullement du goût des Romains ; sans doute, ils désiraient des institutions plus libérales, ils auraient voulu voir entrer le gouvernement pontifical dans la voie des réformes et se réconcilier avec l’Italie ; mais, au fond, ils appréciaient les avantages de leur situation et ne se souciaient pas d’entrer dans les vues de l’émigration. Le parlement avait proclamé que « Rome appartenait à l’Italie, » et les Romains, malgré la propagande des comités secrets et l’envahissement du territoire pontifical, n’appelaient pas les Italiens.
Le dénoûment approchait, le ministère agonisait. Après avoir échoué à Paris, M. Rattazzi tentait un suprême et infructueux effort à Berlin. « Il s’échange depuis hier, télégraphiait M. de La Villetreux, une correspondance des plus actives entre Florence et Berlin, M. Rattazzi a de fréquentes entrevues avec le comte d’Usedom. L’agitation est vive, l’inquiétude est grande. La maison du roi est dans la stupeur. Les journaux poussent avec violence le gouvernement à Rome. Il y parait décidé, toutes les mesures sont prises pour faire entrer les troupes dans les états pontificaux à la première nouvelle de l’embarquement de nos soldats. Les fils télégraphiques entre Rome et Florence sont rompus. Rattazzi est triste, découragé, il cherche en vain les moyens d’éviter un conflit qui serait désastreux pour l’Italie. »
Victor-Emmanuel n’était pas moins triste et moins découragé que son premier ministre, il ne savait quel parti prendre. Marcher à la suite de Garibaldi, c’était l’abaissement de la monarchie, la guerre avec la France ; exécuter la convention de septembre sans pénétrer dans les États pontificaux, c’était l’impopularité, la guerre civile. Le roi fit venir notre attaché militaire, il lui traça un tableau émouvant des difficultés qui l’assiégeaient. Il espérait attendrir l’empereur et le convaincre que de l’entrée de l’armée italienne sur le territoire romain dépendait le salut de sa couronne. « Je suis dans une situation cruelle, unique, disait-il au colonel Schmitz, ma personne et ma dynastie sont en jeu. On me demande d’aller à Rome, et si je m’y refuse, on proclamera la république. Je n’ai plus le choix, si vous entrez dans les « États romains, j’y entrerai avec vous. » Il ne s’échangeait plus entre Paris et Florence que des plaintes, des reproches et des menaces. Qu’étaient devenus les sermens de Plombières et les souvenirs de Solferino ?
G. ROTHAN.
- ↑ Voyez la Revue des 1er et 15 janvier, 1er février, 15 mars et 15 avril.
- ↑ « Genève a été révoltée, disait M. Fazy, de ces excès ; les catholiques se sont honorés devant l’Europe par leur dignité et le calme de leurs protestations, et les vieux protestans de la cité ont sauvegardé leur honneur en s’associant à leurs protestations. »
- ↑ M. de Malaret avait quitté Florence le 9 août après avoir accrédité, comme chargé d’affaires auprès du gouvernement italien, le baron de La Villetreux, le premier secrétaire de la légation.
- ↑ Dépêche du comte Armand… « A la manière dont le cardinal Antonelli parle des poignards des carbonari, on serait tenté de croire qu’il ressent de l’admiration pour le courage que vient de manifester M. Rattazzi. »
- ↑ L’armée pontificale ne comptait que 7 à 8,000 combattans. 800 hommes formaient la légion d’Antibes, le reste se composait de deux régiment de ligne, des carabiniers suisses et des zouaves pontificaux recrutés, en majorité, en Belgique, en Hollande et en France. La garnison de Rome était de 6,000 hommes, y compris les non-valeurs ; 2,000 gardaient Frosinone et Velletri, 1,500 Viterbe, 500 Civita-Vecchia. Tous ces prélèvemens opérés, le gouvernement du saint-siège pouvait mettre 500 soldats en campagne contre les bandes garibaldiennes.
- ↑ « Le comte d’Usedom était un esprit positif et idéologue à la fois, un diplomate savant doublé d’un poète et d’un artiste, un gentilhomme poméranien amoureux de la renaissance. Il était sous le charme de l’Italie, il en avait la passion, il était ce que nous appelions en France un italianissime ; son culte s’étendait jusqu’à Garibaldi, on disait même jusqu’à Mazzini inclusivement. Il préconisait les avantages d’une alliance entre la Prusse et l’Italie. Il la préparait en tenant maison ouverte et en prouvant par son érudition, par une connaissance profonde et variée du passé glorieux de l’Italie que personne ne comprenait mieux que lui ses nécessités présentes. Il n’en fut pas moins, après que l’Italie eut réalisé ses destinées, rappelé à Berlin, victime de la politique qu’il avait servie avec tant de zèle et de bonheur, méconnu à la fois par M. de Bismarck et le général La Marmora. » (La Politique française en 1866.)
- ↑ Dépêche de M. de Saint-Vallier, chef du cabinet du ministre des affaires étrangères, au baron de La Villetreux : « On nous dénonce des complots contre la vie de l’empereur ; on dit que cinq garibaldiens travestis auraient été expédiée de Naples et seraient déjà arrivés à Marseille. » M. de La Villetreux, de son côté, transmettait à Paris les informations que lui fournissait le président du conseil, soit directement, soit par des intermédiaires, sur les attentats projetés par le parti révolutionnaire.