Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870/03

Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 521-548).
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LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870

III.[1]
LA FRANCE ET L’AUTRICHE. — L’ENTREVUE DE SALZBOURG. — LA CIRCULAIRE PRUSSIENNE DU 7 SEPTEMBRE 1867.


I

L’Autriche et la France n’avaient pas besoin d’écrire ni de parler pour s’entendre : tout les rapprochait, leurs intérêts et leurs ressentimens ; l’entente était pour l’une une question de sûreté, pour l’autre une question d’existence. L’empereur Napoléon déplorait « d’avoir trop saigné l’Autriche » sous l’influence d’idées préconçues, et l’empereur François-Joseph ne se consolait pas d’avoir été si longtemps le complice et la dupe du cabinet de Berlin. Toutefois, quelque profonds que pussent être leurs regrets et leurs espérances, ils étaient condamnés à accepter les faits accomplis, à rester sur la défensive et, pour arrêter la Prusse sur la ligne du Mein, à prendre comme base de leur commune politique le traité de Prague. Puissance slave, l’Autriche avait le même intérêt que nous à fermer à la Russie la route de Constantinople ; puissance allemande, son ennemi naturel comme le nôtre était la Prusse. Mais il ne pouvait être question, entre les deux gouvernemens, d’alliance formelle, tant que leurs armées ne seraient pas prêtes. M. de Beust nous demandait du temps pour la réalisation de son programme et pour sa réorganisation militaire. Il ne nous dissimulait pas les difficultés de sa tâche, il s’ouvrait à nous sur toutes choses avec une absolue confiance en nous exhortant à la patience. Il recommandait la politique expectante, il croyait que la France et l’Autriche étaient forcées d’attendre l’occasion et qu’il ne dépendait pas d’elles de la provoquer.

Les expériences que tentait le chancelier autrichien pour trouver une formule gouvernementale appropriée aux exigences si multiples de la monarchie, le déficit persistant de son budget, les menées russes sur le Danube et les menées prussiennes en Hongrie comme en Bohême, lui imposaient le devoir de se renfermer dans une stricte neutralité, qui d’ailleurs répondait au désir énergique des masses. A part les exaltés du parti militaire, qui brûlaient de prendre une revanche sur la Prusse, tout le monde comprenait qu’il s’agirait cette fois, en cas de revers, non plus d’une contribution de guerre, mais de l’existence même de l’empire. C’était un enjeu trop considérable, trop disproportionné aux avantages que pouvait réserver une lutte heureuse, pour ne pas y regarder à deux fois.

Rien n’était donc moins certain que le concours éventuel et effectif de l’Autriche tant que sa transformation intérieure et militaire ne serait pas accomplie. Ses sympathies nous étaient acquises, cela n’était pas douteux, elle ne voyait de salut qu’en nous ; mais tout indiquait que, par la force des choses, son intervention se bornerait, le cas échéant, si toutefois les chances nous étaient favorables, à une pression diplomatique sur les cours du Midi, et peut-être à la concentration de quelques corps d’armée sur les frontières de la Saxe et de la Silésie. Elle n’était plus en état de contrecarrer sérieusement l’action de la Prusse à Stuttgart et à Munich, elle avait perdu tout prestige et toute influence dans le midi de l’Allemagne, c’était la conséquence de ses défaites et surtout de son attitude à Nikolsbourg, où, sans prévoyance de l’avenir, elle avait, pour satisfaire ses ressentimens, livré ses alliés d’une façon méprisante à la vindicte prussienne. L’effacement du comte de Beust dans les cours méridionales, où il affectait de se faire représenter par des agens sans portée, n’avait donc rien qui pût nous surprendre. La circonspection lui était imposée, non-seulement par l’attitude ombrageuse de la Prusse et le mauvais vouloir de la haute aristocratie, qui, obéissant à des rancunes invétérées, se montrait hostile à l’alliance dont il faisait le pivot de sa politique, mais aussi par ses exigences parlementaires. Il ne pouvait rompre ouvertement avec le sentiment germanique et protester contre les tendances unitaires, sans froisser les députés des provinces allemandes dont l’appui lui était indispensable pour consolider son compromis avec les Hongrois et pour consacrer le dualisme. Aussi, dans une dépêche célèbre, avait-il déclaré que désormais la monarchie des Habsbourg ne prendrait pour règle de sa conduite, ni ses souvenirs, ni ses regrets, ni même ses sentimens, qu’elle ne consulterait en toute rencontre que les intérêts de sa sûreté et de son influence dans le monde. Mais nous savions que, si M. de Beust, dans son langage officiel, affectait le désintéressement et l’abnégation, il ne perdait pas l’Allemagne de vue. Dans ses épanchemens avec la diplomatie française, il ne contenait pas l’expression de ses regrets et de ses espérances ; il ne lui cachait pas que le cabinet de Berlin avait recours à tous les moyens et se servait de toutes les influences pour renouer ses anciens rapports avec la cour de Vienne et pour la rattacher à l’Allemagne ; mais il lui disait aussi, pour la tranquilliser, qu’il maintiendrait la liberté de ses alliances et mettrait le soin le plus rigoureux à ne rien dire et à ne rien faire qui pût autoriser la Prusse à croire à une prochaine réconciliation.

Le souci constant de M. de Bismarck, après la guerre de 1866, était, en effet, d’associer l’Autriche étroitement à sa politique et de l’empêcher de s’engager contractuellement avec la France. Il voulait l’amener à tout prix à chercher son point d’appui à Berlin plutôt qu’à Paris, en lui prouvant qu’elle se méprenait sur ses tendances, que l’hostilité dont il la poursuivait naguère avait disparu de son cœur et qu’en s’associant résolument à sa politique, elle consoliderait le présent et retrouverait en Orient, suivant les prévisions du testament de Joseph II, ce qu’elle avait perdu en Allemagne et en Italie.

« Il est heureux, disait-il, que la France, après la bataille de Königsgraetz, nous ait empêchés d’entrer à Vienne. Tout le monde avait la tête en feu et des démangeaisons dans les jambes. Le roi ne se consolait pas de ne pas coucher à la Burg, mais il n’entrait pas dans mes plans de détruire l’Autriche et de rendre impossible une réconciliation ; je ne voulais pas faire de trou dans le midi de l’Europe[2].

Un publiciste[3] qui ne recule devant aucune divulgation lorsqu’il s’agit de glorifier « le chef, » a été jusqu’à prétendre que M. de Bismarck, à l’heure où s’ouvraient les hostilités, aurait fait parvenir au cabinet devienne les plus stupéfiantes propositions. Bien qu’il fût l’allié de l’Italie et l’obligé de la cour des Tuileries, le ministre prussien aurait offert à l’Autriche de procéder en commun à une brusque et audacieuse volte-face contre la France, de lui arracher l’Alsace et d’en faire de compte à demi, l’appoint de remaniemens politiques et territoriaux en Allemagne. C’était admettre que l’Autriche trahirait ses alliés : la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg, et méconnaîtrait le traité de neutralité que, le 12 juin, elle avait signé avec la France. Il est des limites que la diplomatie la plus osée ne saurait franchir. La Prusse, à la veille de la guerre de Bohême, ne conçut pas d’aussi ténébreux desseins ; elle ne songeait qu’à l’anéantissement de sa rivale. « Le système que nous proposons à l’Italie, écrivait le comte Usedom, au nom de son gouvernement, à la date du 19 juin, est celui de la guerre à fond ; il faut que les coups portés à l’Autriche frappent à la fois ses extrémités et son cœur. »

il en coûte peu aux historiographes d’accréditer des légendes, de subordonner la probité à l’habileté et d’attribuer à la prévoyance ce que Frédéric II, dans sa philosophie, attribuait simplement à « Sa Majesté le Hasard. »

Le conseiller du roi Guillaume ne laissa pas de se montrer grand politique, au lendemain des foudroyantes victoires de l’armée prussienne. Il comprit, en face de l’intervention française, avec une merveilleuse lucidité, le rôle que l’Autriche, réconciliée, jouerait dans son échiquier diplomatique. Il eut, suivant l’expression du prince de Talleyrand, « de l’avenir dans l’esprit. » Il fit savoir à l’empereur François-Joseph par M. Giskra, le bourgmestre de Brünn, que, s’il voulait éconduire le médiateur, il lui ferait un pont d’or.

Plus tard, lorsque éclata l’affaire du Luxembourg, il offrit à la cour de Vienne, en retour de son alliance, de lui garantir ses possessions allemandes et temporairement ses possessions non allemandes ; il lui promettait en outre une série d’avantages politiques et économiques. M. de Beust resta inébranlable. On connaît la réponse qu’il fit au négociateur bavarois, le comte de Taulkirchen, l’intermédiaire du cabinet de Berlin : « Une alliance, disait-il, prévoit la défaite et la victoire. Je sais ce qui m’attend en cas de défaite, mais que m’offrirez-vous en cas de victoire ? Sans doute un exemplaire richement relié du traité de Prague. »

Le comte de Bismarck n’était pas homme à se laisser arrêter par des épigrammes. Il n’en poursuivit qu’avec plus d’obstination, par tous les moyens, légitimes ou occultes, par des alternatives de menaces et de caresses, le but que sa volonté puissante s’était tracé : réduire la maison de Lorraine au rôle de satellite de l’empire germanique reconstitué au profit de la maison de Hohenzollern.

La lutte entre le comte de Bismarck et le comte de Beust était inégale : l’un avait le prestige et l’élan que donne le succès, il avait au service de sa politique une grande et glorieuse armée ; le second subissait les conséquences de profondes défaites ; il se débattait, à l’intérieur, dans d’inextricables difficultés. Mais le ministre autrichien n’était pas moins clairvoyant que le ministre prussien, il lisait dans son jeu. Il connaissait la valeur et la portée des promesses qui lui arrivaient de Berlin ; il savait que le jour où il entrerait dans les combinaisons qu’on lui recommandait avec tant de persistance, l’Autriche serait prise dans un engrenage et scellerait à jamais son asservissement à la Prusse. Il n’admettait pas qu’il en fût arrivé à une aussi périlleuse extrémité. Il avait en son œuvre une foi inébranlable, tandis qu’il considérait comme précaire et aventureuse celle de son adversaire. Il tenait le ministre prussien pour un joueur téméraire, il le voyait engagé dans une entreprise violente, artificielle, spéculant à tort sur l’assistance résolue, en tout état de cause, de l’Allemagne du Sud. « Les traités d’alliance imposés aux cours secondaires ne sont que des chiffons de papier, disait-il, et les conventions militaires une arme à deux tranchans qui se retournera contre la Prusse au jour des suprêmes rencontres, lorsque les cours méridionales, sous la pression de la France et de l’Autriche, seront forcées de se prononcer. »

Le comte de Bismarck, de son côté, taxait la politique autrichienne de politique d’expédions (tändelei-Politik) ; il estimait que M. de Beust ne tarderait pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé dans ses calculs et que le mot « d’expression géographique, » appliqué à l’Autriche, était plus vrai que jamais depuis son expulsion de l’Allemagne. « Comment M. de Beust, disait-il, peut-il espérer sauver la monarchie des Habsbourg, alors que, dans d’autres temps, la sagesse d’un prince de Metternich et la brillante énergie d’un prince de Schwarzenberg n’ont pas suffi pour la relever ? Il sera le bouc émissaire des fautes de ses prédécesseurs et la victime de ses propres erreurs ; il sera écrasé sous le poids du rocher de Sisyphe. Il fallait le plaindre, ajoutait-il, car il eût fait un excellent ministre prussien. »

Le gouvernement de l’empereur suivait avec une sollicitude anxieuse la lutte des deux chanceliers ; il ne dissimulait pas ses préférences. L’Autriche était sa dernière carte, il consacrait à son relèvement ce qui lui restait de son autorité passée. Peut-être eût-il mieux fait, dans l’intérêt bien entendu de sa politique, de procéder plus discrètement et de ne pas exciter les inquiétudes du cabinet de Berlin par une intimité trop marquée avec le cabinet de Vienne. C’était révéler à un adversaire irascible, ombrageux, nos arrière-pensées et le pousser à des résolutions violentes sous la menace incessante d’une alliance dont la conclusion n’était rien moins que certaine. Mais l’isolement pesait à l’empereur, il substituait ses désirs à la réalité et subordonnait la prudence au sentiment.


II

On ne parlait plus à la cour que de l’empereur François-Joseph et de l’impératrice Élisabeth. Leur visite, annoncée officiellement pour le 25 juillet, était l’événement impatiemment attendu. On se préparait à les accueillir comme des hôtes préférés, avec la cordialité la plus démonstrative. Mais il était dit que les Tuileries ne connaîtraient plus les joies sans mélange.

Déjà, dans les derniers jours de juin, des bruits sinistres avaient couru sur le sort de l’empereur Maximilien. On se refusait néanmoins à croire à un dénoûment sanglant, on espérait encore qu’il serait conjuré par l’intervention des États-Unis et par la rançon offerte par la maison impériale d’Autriche, tandis que le drame s’était dénoué, dès le 19 juin, par l’odieuse exécution de Queretaro.

Le 1er juillet, au moment où l’empereur pénétrait au palais de l’exposition universelle pour présider à la distribution solennelle des récompenses, le prince de Metternich lui remit une dépêche de son gouvernement qui ne laissait plus de doute sur la fin tragique du frère de l’empereur François-Joseph. La sinistre nouvelle s’était répandue dès le matin. La tristesse planait sur la fête du Champ de Mars. Les esprits anxieux étaient hantés par de sombres présages, l’avenir apparaissait menaçant : tout disait que les beaux jours de l’empire étaient passés et que la France bientôt expierait durement une gloire et une prospérité éphémères.

La fortune, jadis si prodigue envers Napoléon III, semblait avoir décrété sa perte ; elle le frappait à coups redoublés en se jetant à la traverse de toutes ses conceptions. Dans la lettre émue qu’il adressa à l’empereur d’Autriche, il n’atténua pas la responsabilité morale qui rejaillissait sur son gouvernement de la mort de Maximilien. « Dieu, disait-il, qui voit et juge les souverains, connaît la pureté des mobiles dont je me suis inspiré en associant l’archiduc à une grande entreprise digne de ses rares qualités. » Il espérait, et c’était sa consolation, que cette mort cruelle, loin de briser l’entente entre les deux pays, la consoliderait en lui donnant la consécration d’une commune douleur.

On s’attendrit à Vienne sur le sort du frère de l’empereur, mais les larmes furent vite séchées ; l’archiduc Maximilien n’était pas populaire, il portait ombrage. La cour d’Autriche se refusait à rendre la politique française responsable de la catastrophe. « Soyez certains, écrivait le comte de Beust, que, quelque grande que soit la désolation de la famille impériale, les rapports de bonne amitié entre les deux gouvernemens ne s’en ressentiront pas. »

Ce n’était pas ce que l’on espérait à Berlin. La cour avait éprouvé un vif et réel chagrin du sort immérité que le neveu du roi[4] avait trouvé au Mexique. Elle manifesta la profondeur de ses regrets en portant exceptionnellement à un mois, comme à l’occasion de la mort de l’empereur Nicolas, le temps du deuil réglementaire, fixé pour les souverains à trois semaines. Mais le gouvernement, qui ne sacrifiait rien au sentiment, se flattait que le souvenir de l’attentat du 19 juin ne s’effacerait plus, qu’il troublerait les relations entre les deux cabinets. Il se plaisait à le considérer comme un coup de fortune pour sa politique. Tous ses journaux se demandaient si, après un si tragique événement, l’empereur François-Joseph et l’impératrice Elisabeth paraîtraient à la cour des Tuileries : « Sur tes bords de la Seine, disait le Publiciste, l’organe du ministre de l’intérieur, dans les appartemens dorés des Tuileries, tout le bruit de l’exposition, toute la pompe des réceptions princières, tout l’éclat des bijoux de l’Orient n’effacera pas le Mane Tekel que l’histoire vengeresse a écrit avec le sang sur le trône de Napoléon. Un spectre se dressera désormais entre les souverains de France et d’Autriche. »

Le cabinet de Berlin fut vite désabusé ; il apprit par le comte de Goltz qu’une entrevue était arrêtée, que Napoléon III se rendrait en Autriche pour donner à François-Joseph un témoignage de sympathie. L’idée était élevée, touchante ; elle faisait honneur à l’impératrice, qui l’avait suggérée dans un élan chevaleresque. La politique et de frivoles entraînemens en altérèrent aussitôt le caractère.

Tous les regards se retournaient vers l’Autriche. On s’appliquait à pressentir les conséquences de l’entrevue de Salzbourg sur les destinées de l’Europe. Ceux qui connaissaient à fond la situation intérieure de la monarchie n’y voyaient rien d’alarmant pour la Prusse. Ils savaient que M. de Beust lui-même, dans ses correspondances intimes avec ses amis d’Allemagne, ne cachait pas son impuissance. Il avouait qu’il n’était pas en situation de protester contre les infractions multiples faites au traité de Prague et que, si un conflit venait inopinément à éclater entre la France et la Prusse il serait forcé de subordonner son intervention militaire aux premiers résultats de la guerre. Il se sentait isolé à la cour, il n’avait personne qui voulût servir ses idées avec ardeur, il était à la fois l’acteur et le souffleur. La confiance si entière qui l’animait après sa réconciliation avec la Hongrie tendait à s’affaiblir. Les partisans de Kossuth jetaient le gant aux autorités constituées ; les Croates, mécontens de la part qui leur était faite dans la réorganisation de l’empire, refusaient de se faire représenter à la diète de Pesth ; la Bohême et la Moravie étaient minées par la propagande panslaviste et la Prusse, sous main, assistait la Russie dans le travail de désagrégation qu’elle poursuivait le long du Danube. Aussi le cabinet de Vienne, aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes, en était-il réduit à rassurer le cabinet de Berlin sur ses tendances, à affirmer ses sentimens germaniques et à protester contre toute arrière-pensée agressive.

Le gouvernement français, de son côté, s’efforçait de tranquilliser et de ramener M. de Bismarck. La confiance publique était ébranlée ; la crainte d’un conflit paralysait les affaires ; elle était exploitée par les partis hostiles. L’empereur et ses ministres sentaient la nécessité de rassurer les esprits. Ils demandaient à l’ambassadeur du roi de recommander la modération à sa cour, de se porter garant de leurs sentimens pacifiques et de faire ressortir les difficultés de leur tâche, en face d’une opinion publique déçue, nerveuse, excitée par les ennemis de la dynastie. Ils s’épanchaient avec lui en toute confiance ; ils oubliaient ses perfidies passées, l’action paralysante qu’il avait exercée sur nos déterminations au mois de juillet 1866, et les argumens que par ses rapports alarmans, au dire de M. de Bismarck, il avait fournis au parti militaire prussien pour s’opposer à la cession du Luxembourg. Il est vrai que M. de Goltz s’était amendé. Les évolutions lui coûtaient peu. Il avait repris, comme en 1865, le contre-pied de la politique de son ministre ; il cherchait alors à l’entraver dans son essor, il s’appliquait maintenant à le représenter comme un brouillon en voie de compromettre les résultats si glorieusement obtenus par la sagesse du roi et la vaillance de son armée. Il laissait entrevoir que, le jour où il siégerait dans les conseils de son souverain, les relations de la France et de la Prusse ne laisseraient rien à désirer. D’ailleurs son admiration pour l’impératrice Eugénie avait pris le caractère d’une passion qui semblait être le gage de sa sincérité.

L’ambassadeur promit d’être auprès de sa cour l’interprète chaleureux des protestations qu’il avait recueillies aux Tuileries et de représenter l’entrevue projetée à Salzbourg comme une simple visite de condoléance. Il devait prendre les eaux en Allemagne, il passa par Ems avant d’aller à Kissingen. C’était nous rendre un réel service. Il était indispensable que le représentant de la Prusse à Paris s’expliquât une bonne fois avec son gouvernement sur les difficultés que la politique impériale rencontrait dans l’œuvre de pacification à laquelle elle se consacrait, parfois au détriment de sa popularité, en se heurtant à tout instant à des susceptibilités calculées dès qu’elle se permettait l’observation la plus courtoise sur les questions qui touchaient à l’exécution du traité de Prague.

« J’ai fait observer à Ems, disait le comte de Goltz, en traversant Francfort, combien était ingrate la tâche de l’empereur, en face d’une opinion déprimée, qui considérait la France comme déchue de son rang, et qui se sentait humiliée par des procédés blessans pour son amour-propre, par des actes qu’elle envisageait comme une atteinte à ses intérêts traditionnels. J’ai ajouté qu’en continuant de la sorte, on compromettrait infailliblement la paix, qu’il arriverait un moment où l’empereur se verrait débordé et entraîné à des résolutions qui lui répugnent. »

Partant de là, l’ambassadeur s’était fait le défenseur d’une politique modérée, conciliante, évitant des discussions oiseuses et des querelles irritantes. Il avait démontré que les appréciations émises par le gouvernement français dans des dépêches confidentielles, soit sur la question danoise, soit sur la création d’un parlement douanier, soit sur le sort des anciennes places fédérales, ne constituaient pas des immixtions caractérisées, bien dangereuses pour l’Allemagne, et qu’elles ne justifiaient pas le tapage qu’elles soulevaient à chaque instant dans la presse allemande.

Toutefois, M. de Goltz, en se portant garant de nos sentimens pacifiques, n’était pas allé jusqu’à atténuer l’étendue de nos armemens et les propos belliqueux qui se tenaient dans les cercles de la cour et dans les sphères gouvernementales. Il n’en restait pas moins persuadé d’avoir, momentanément, imprimé à la politique de son gouvernement, par ses explications et par les assurances dont l’empereur l’avait prié d’être l’interprète, un caractère plus réservé et plus amical. Mais il craignait que le chancelier, en contact avec le parlement, dont la réunion était prochaine, n’en vînt de nouveau, se laissant entraîner par l’effervescence de son tempérament, à sacrifier ses bons rapports avec la France aux exigences passionnées de sa politique allemande.

M. de Goltz avait plaidé notre cause avec chaleur ; s’il n’avait pas convaincu son ministre, qui de parti-pris, et à tout propos, soulevait des incidens, il avait réussi du moins à impressionner son souverain. On constata, dès le lendemain de ses entretiens, que le diapason de la presse était changé ; d’acariâtre, son langage était devenu accommodant[5]. On se flattait sans doute à la cour de Prusse, sur des assurances données à Paris, qu’à son retour de Salzbourg l’empereur rendrait au roi sa visite. Aller à Berlin après nos mécomptes eût été excessif, mais se rencontrer avec Sa Majesté à Coblentz eût été politique. La cour de Prusse avait depuis trop peu de temps le sentiment de sa force et de sa grandeur pour n’être pas sensible à une marque de déférence qui, après tout, n’était que l’accomplissement d’un devoir de politesse. L’axe de la politique était depuis Sadowa violemment déplacé ; s’il ne passait pas encore à Berlin, déjà il n’était plus à Paris. C’est ce qu’on se refusait à croire aux Tuileries.

La ville de Salzbourg s’était pavoisée, elle ne se préoccupait pas du motif qui lui valait la présence d’hôtes illustres, elle se mettait en frais, non pour pleurer l’archiduc Maximilien, mais pour fêter les deux empereurs et distraire les deux impératrices[6]. On ne parlait que de bals, d’illuminations, de promenades nocturnes en gondole, de spectacles et de galas organisés par l’intendant des théâtres impériaux. Ce n’est pas ainsi qu’on célèbre la mémoire des morts, c’était enlever à une démarche dictée par un sentiment de piété sa grandeur et sa dignité. Aussi l’archiduchesse Sophie avait-elle refusé de paraître à l’entrevue ; profondément ébranlée par la mort de son fils, elle avait fait vœu, disait-elle, de porter le deuil jusqu’à la fin de ses jours.

L’empereur et l’impératrice, avant de partir pour l’Allemagne, s’étaient arrêtés à Châlons ; ils quittèrent le camp triomphalement, acclamés par l’armée, le 17 août, à huit heures du matin. A Carlsruhe, ils furent salués par le grand-duc et par la grande-duchesse de Bade, qui offrit un superbe bouquet à l’impératrice, et à Ulm, par le roi de Wurtemberg[7]. Des vivats éclatèrent sur leur passage : ce n’était pas l’amour de la France qui les inspirait, mais les ressentimens contre la Prusse. Il était une heure du matin lorsque le train impérial arriva à Augsbourg[8]. Augsbourg était une ville chère à l’empereur, il y retrouvait les mélancoliques souvenirs de l’exil. Il tenait à revoir la maison qu’avait habitée sa mère, la reine Hortense, et à visiter le collège Sainte-Anne, où il avait fait ses premières études. Il parcourut les salles et s’arrêta aux places que ses maîtres lui assignaient. Le temps avait respecté le nom de Louis-Napoléon, qu’un jour il avait gravé sur la bordure d’une fenêtre. L’écolier était devenu empereur, mais l’Allemagne de ses jeunes années, paisible, studieuse, inoffensive, s’était réveillée transformée ; il la revoyait, par le fait de ses erreurs, agitée, ambitieuse, menaçante. Quel contraste ! Quel désenchantement pour un souverain qui croyait assurer la prépondérance à son pays en proclamant le principe des nationalités !

Le roi Louis était descendu des hauteurs du château de Berg, où il vivait inaccessible à ses sujets, pour complimenter leurs majestés impériales à leur passage à travers la Bavière. Il les enchanta par la bonne grâce de son accueil, par le charme et l’originalité de son esprit. Il tint à honneur de les accompagner jusqu’à Rosenheim, à la frontière de l’Autriche. L’empereur voyageant incognito, sa majesté bavaroise ne crut pas devoir lui présenter le président de son conseil, qui s’était rendu à la gare. C’était pousser loin les scrupules de l’étiquette, mais c’est ainsi qu’on la pratiquait du temps de Louis XIV. L’incident ne passa pas inaperçu ; l’empereur, dès qu’il en eut connaissance, fit dire au prince de Hohenlohe qu’à son retour il serait charmé de lui serrer la main.

Ce fut un spectacle émouvant lorsque les deux empereurs, qui ne s’étaient pas revus depuis Villafranca, se retrouvèrent en présence. François-Joseph seul connaissait alors les revers, Napoléon III commençait à les appréhender à son tour, mais il était loin de pressentir les tragiques vicissitudes que lui réservait un prochain avenir.

La politique a d’étranges retours et de bizarres contradictions. L’Autriche, que nous avions combattue au nom du principe des nationalités, allait devenir notre auxiliaire pour enrayer en Allemagne le mouvement national que nous avions soutenu contre elle en Italie. Entre 1859 et 1867 la contradiction était flagrante : Salzbourg était la contre-partie de Villafranca.

Il était évident que la politique ne resterait pas bannie de l’entrevue, malgré les protestations préventives de la diplomatie autrichienne et de la diplomatie française. Personne n’admettait que les souverains de deux grands pays, passant cinq jours dans une étroite intimité, s’abstiendraient de parler de l’état de l’Europe et de leur situation réciproque. La question allemande les mettait en présence de la Prusse, la question d’Orient les plaçait en face de la Russie. L’empereur, il est vrai, n’emmenait pas de ministre, mais tout le monde savait qu’en France le chef de l’état se passait de ses conseillers pour engager sa politique ; on n’avait pas oublié qu’il était seul à Plombières lorsqu’il arrêta avec le comte de Cavour la guerre d’Italie. M. de Beust avait d’ailleurs intérêt, pour le succès de sa transformation intérieure et de sa politique étrangère, à se prévaloir de l’intimité de ses rapports avec la France et à laisser entrevoir, sinon une alliance imminente, du moins une alliance éventuelle. Il consacra toute son habileté à accréditer les soupçons par son attitude et par le jeu de sa presse. Il s’entoura d’une partie de sa chancellerie, emmena le comte Andrassy et fit venir M. de Beck, le ministre des finances. C’était plus qu’il n’en fallait pour inquiéter le cabinet de Pétersbourg et faire bondir le cabinet de Berlin. Et cependant il a confessé, depuis la guerre, qu’en réalité personne n’avait eu lieu de s’alarmer. « Nous étions, disait-il, comme des gentlemen riders en face d’un fossé et c’était à qui ne le franchirait pas. » L’aveu était superflu ; l’Autriche en 1870 par son inaction devait suffisamment révéler l’inanité des conférences de Salzbourg.

Cependant l’on rédigea un protocole : on y développait les idées émises dans un mémorandum très concis, que M. de Beust soumit à l’empereur et qui fixait les points essentiels de l’entente[9]. Ce protocole n’engageait à rien ; il devait servir de base, suivant les circonstances, à une future alliance. On avait reconnu après avoir passé en revue toutes les questions à l’ordre du jour, surtout en Allemagne et en Orient, que les intérêts étaient identiques et que les deux cabinets devaient s’entendre pour exposer leurs idées de la même manière, employer les mêmes moyens et tenir le même langage pour les maintenir et les faire respecter. On avait prévu les crises et les conflits éventuels ; on avait calculé autant que possible toutes les chances, et l’on s’était promis de rester unis dans l’entente que l’on considérait comme la sauvegarde des intérêts communs. La confiance dans la perpétuité d’un intime accord était telle qu’elle avait dominé toutes les autres considérations. Aussi s’était-on dispensé de se lier par des engagemens secrets, on avait évité tout traité et toute convention ; aucun papier n’avait été signé, mais la parfaite entente présente et future et l’assistance réciproque, solennellement proclamées, avaient eu pour garantie la parole d’honneur des deux souverains[10]. S’ils avaient reconnu l’urgence du maintien de la paix, ils l’avaient soumise à certaines conditions dont ils étaient convenus de ne pas se départir. Ces conditions résultant des traités, les deux gouvernemens avaient déclaré qu’ils n’en souffriraient aucune violation. Ils se posaient en défenseurs du statu quo ; ils n’entendaient ni attaquer la Prusse, ni même revenir sur les faits accomplis ; ils ne voulaient que le maintien des stipulations de Paris et de Prague. Il s’agissait de sauver l’intégrité de l’empire ottoman et de s’opposer à la création d’un empire d’Allemagne qui amoindrirait la France et menacerait l’Autriche dans son existence.

L’accord était fondé sur la paix, sans caractère agressif : « Il peut ne pas plaire à tout le monde, disait le chancelier autrichien, mais personne n’a le droit de s’en montrer offusqué. » C’est en cela que M. de Beust se trompait. La Prusse et la Russie ne pouvaient voir sans émotion la France et l’Autriche se concerter et s’unir pour entraver leur expansion en Allemagne et en Orient. Il avait beau télégraphier, en voyant le fâcheux effet produit par ses conciliabules avec l’empereur, qu’il n’y avait à Salzbourg « que des cœurs pénétrés de douleur et des yeux remplis de pleurs, » personne n’ajoutait foi à ces dépêches larmoyantes. La diplomatie russe et la diplomatie prussienne croyaient être renseignées. « Que penser, disait M. de Savigny, d’un chancelier d’empire travaillant, au dire même de ses organes, comme un ministre français dans le cabinet de Napoléon III ? Ce fait seul aurait suffi pour nous donner l’éveil, si nous ne savions par des informations sûres, — car en Autriche il y a moyen de tout savoir, — ce qui se trame contre nous[11]. »

La presse inspirée reflétait en termes acerbes les inquiétudes et les colères qui se manifestaient à Berlin ; elle considérait l’entrevue comme une provocation déguisée à l’adresse de la Prusse ; elle n’admettait pas qu’un souverain étranger pût venir en Allemagne pour traiter des affaires allemandes avec une puissance non allemande. La Gazette de la croix écumait : « Une Confédération du Sud sous la direction de l’Autriche[12], et sous le protectorat de la France, disait-elle, tel est le but qu’on poursuit à Salzbourg. Nous n’examinerons pas si une Confédération du Midi dont l’Autriche ferait partie ne serait pas contraire aux stipulations de Prague. Nous ne demanderons pas ce que deviendraient les traités d’alliance que les états du Sud ont conclus avec la Prusse et auxquels ils ne sauraient se soustraire sans manquer à la foi jurée. Nous demanderons seulement si l’Allemagne est disposée à permettre à l’empereur des Français de s’immiscer dans les affaires allemandes.

« Il existe sans doute en Allemagne des misérables qui attendent le salut de la patrie, ou plutôt leur salut personnel, de Paris. On les écrasera, lorsque l’heure de punir les traîtres aura sonné.

« Il est une chose toutefois qu’on fera bien de méditer aux Tuileries : si nous ne nous sommes pas laissé endormir par les flatteries, les menaces ne nous intimideront pas davantage. Nous n’avons pas la prétention d’être les précepteurs des autres pays, mais nous ne souffrirons pas qu’on nous fasse la leçon. Les alliés de Salzbourg ont décidé de ne pas permettre qu’aucune question soit résolue autrement qu’ils ne l’entendent ; eh bien ! qu’ils le sachent, nous ne tiendrons aucun compte de leurs résolutions ; qu’ils le prennent en bien ou en mal, nous garderons notre volonté, et nous savons ce que nous voulons. »

Les journaux de Vienne qui puisaient leurs inspirations à Berlin, à la caisse des reptiles, n’étaient pas moins violens ; ils s’appliquaient à énumérer avec d’outrageans commentaires tous les désastres que la maison d’Autriche avait retirés de ses alliances avec la France. Ils se plaisaient, dans une pensée odieuse, à évoquer le spectre de l’empereur Maximilien ; ils le montraient présidant aux entretiens des deux souverains.

M. de Bismarck, maître de lui-même, avait longtemps dissimulé son déplaisir et ses craintes[13]. Il attendait pour éclater que sa diplomatie et sa police aux aguets lui eussent livré les secrets de l’entrevue : « La France, disait-il, lorsqu’il fut fixé, d’une main nous présente des notes calmantes, et, de l’autre, elle nous laisse entrevoir la pointe de son épée. »

Les souverains du Midi s’étaient tous portés sur le passage de Napoléon III, des manifestations s’étaient produites le long de son parcours, les sentimens particularistes menaçaient de prendre le dessus en Allemagne : il était temps de relever le prestige de la Prusse par un fier langage et de violens procédés.

On songeait à mettre le cabinet de Vienne et la cour des Tuileries en demeure de s’expliquer catégoriquement sur les résolutions arrêtées entre les empereurs. On devait notifier à la France qu’elle n’avait aucun droit de s’occuper des stipulations de Prague ; cette thèse serait affirmée à Vienne et M. de Beust aurait à préciser les griefs qu’il avait à formuler sur la non-exécution du traité de paix. Telles étaient, au dire de M. de Savigny, les résolutions auxquelles on s’arrêtait à Berlin. Ce n’était pas tout, des ordres seraient don nés pour hâter les préparatifs d’une entrée en campagne ; on parlait aussi d’un voyage du roi à Pétersbourg dès le retour de Crimée de l’empereur Alexandre et de la réunion des souverains allemands à Bade afin d’opposer d’éclatantes démonstrations à celle de Salzbourg. On voulait être militairement et diplomatiquement préparé à toutes les éventualités, car on croyait savoir qu’au moment où le comte de Goltz apportait à Ems des déclarations tranquillisantes, l’empereur et ses ministres songeaient à la guerre et la préparaient. Aussi M. de Savigny était-il en proie à de sombres prévisions ; il désespérait du maintien de la paix, après cette épreuve nouvelle qu’allaient avoir à traverser les relations de la France et de la Prusse. Il croyait, comme toute la diplomatie prussienne, qu’en cas de conflit l’Autriche serait vouée à l’impuissance. Il pensait que la Russie, qui dépensait des millions pour ses menées panslavistes, ne laisserait pas échapper l’occasion pour arriver à ses fins et qu’elle soulèverait tous les élémens slaves de la monarchie autrichienne. Il était convaincu que, si le comte de Bismarck, poussé à bout, décrétait la constitution unitaire de 1849 et proclamait l’Allemagne, toutes les populations allemandes de l’empire des Habsbourg subiraient l’attraction et se feraient représenter au parlement comme en 1848[14]. M. de Savigny, dans cette revue dramatique des moyens d’action auxquels son gouvernement se proposait de recourir, exagérait sans doute. Ses paroles, empreintes à la fois de craintes et de menaces, dénotaient cependant un grand trouble dans les idées prédominantes à la cour de Prusse. Mais l’irritation à laquelle on cédait dépassait le but, elle eût été inexplicable si elle n’avait pas coïncidé avec les élections pour le parlement du Nord. On battait monnaie électorale avec l’entrevue, on en exagérait à plaisir la portée ; les récriminations étaient voulues. Pour M. de Bismarck, ne pas avancer, c’était reculer, et il ne pouvait avancer qu’en attisant les passions nationales.

La bonne entente avec le cabinet de Berlin, que la cour des Tuileries s’était récemment donné tant de mal à rétablir, était de nouveau gravement et gratuitement compromise. Si l’état de notre armée n’avait rien laissé à désirer, l’entrevue eût été appréciée certainement avec plus de philosophie, mais on nous savait en pleine transformation militaire, incapables de le prendre de haut. C’est la moralité qui se dégageait du reste de toutes les crises que le chancelier, dans la pensée de nous énerver et de nous atteindre dans notre prestige, soulevait si volontiers au moindre prétexte.

Notre diplomatie en Allemagne appréhendait des complications ; elle s’appliquait à les conjurer.

« C’est au gouvernement de l’empereur de décider, écrivait-on au ministre des affaires étrangères, s’il ne conviendrait pas dans l’intérêt de la paix d’arrêter la cour de Prusse dans la voie violente, périlleuse, où elle s’est engagée, soit par de franches explications diplomatiques, soit par des déclarations plus solennelles qui auraient l’avantage de rallier à notre politique les gouvernemens et les peuples qui n’ont vu dans l’entrevue de Salzbourg qu’un gage non équivoque donné à la tranquillité de l’Europe. »

Cette politique s’imposait, à moins de fournir aux états-majors prussiens le prétexte qu’ils avaient en vain cherché au mois d’avril lors de l’affaire du Luxembourg.

M. de Moustier dépensa beaucoup d’éloquence pour enlever aux entretiens de son souverain avec l’empereur François-Joseph et son ministre la gravité qu’on leur prêtait. Il fournit des assurances verbales au gouvernement prussien, il adressa des circulaires atténuantes à ses agens à l’étranger[15], il multiplia les communiqués pacifiques dans la presse semi-officielle. L’empereur lui-même crut devoir publiquement rassurer la Prusse sur ses sentimens : « Les gouvernemens faibles seuls, disait-il à Arras, pour répondre aux craintes affectées à Berlin, cherchent dans les complications extérieures des dérivatifs à leurs embarras intérieurs. »

Le comte de Goltz, à la fin de juillet, s’était porté garant, à Ems, auprès de son souverain, des sentimens pacifiques de l’empereur, de son désir ardent et sincère de maintenir à ses rapports avec la Prusse le caractère le plus confiant ; il s’était appliqué à enlever toute arrière-pensée politique à l’entrevue et il avait laissé espérer qu’à son retour Napoléon III passerait sans doute par Coblentz pour saluer sa majesté et la remercier de sa présence aux Tuileries pendant l’exposition[16]. Les assurances données par l’ambassadeur ne s’étaient pas justifiées, elles n’avaient servi qu’à démontrer au roi combien les défiances de son premier ministre étaient autorisées. Le roi Guillaume en était de nouveau à appréhender que la guerre, comme M. de Bismarck ne cessait de lui répéter, ne fût plus désormais qu’une question de temps, qu’elle n’éclatât sûrement le jour où les préparatifs de la France et de son alliée éventuelle seraient au complet. Aussi l’ambassadeur regagnait-il son poste peu satisfait de sa campagne et peu reconnaissant à la cour des Tuileries du démenti si manifeste qu’elle avait donné aux déclarations dont il s’était rendu l’interprète. Il déplorait que la démarche de l’empereur eût pris tout à coup des proportions si anormales ; il regrettait vivement l’ostentation donnée au voyage ; il lui semblait qu’une entente cordiale entre les deux gouvernemens aurait pu s’établir d’une façon plus discrète et surtout moins blessante pour sa cour.

La politique et les fêtes avaient dénaturé la pensée généreuse dont s’inspirait l’empereur en allant à Salzbourg. Les pieux et tristes souvenirs qui réunissaient les deux cours avaient servi de prétexte à de bruyantes démonstrations, à de frivoles distractions. L’Europe entière avait été mise dans la confidence de projets d’alliance, et les deux gouvernemens que nous avions tout intérêt à ménager, se sentant menacés, nous témoignaient hautement leurs ressentimens. C’était une faute nouvelle à ajouter à tant d’autres. « Quand deux grands princes s’entrevoyent, disait Philippe de Commines, pour cuider appaiser différends, telle venue est plus dommageable que pourfictable, mieux vaudrait qu’ils les pacifiassent par sages et bons serviteurs[17]. » L’entente entre la France et l’Autriche résultant de l’identité de leurs intérêts, il était superflu de la proclamer publiquement et de l’enregistrer dans un mémorandum sans portée contractuelle. C’est par des traités mystérieusement élaborés par la diplomatie, soit à Paris, soit à Vienne, qu’il aurait fallu solennellement la consacrer.

Lorsque Frédéric II trahissait la cour de Versailles et passait aux Anglais, il ne se doutait pas, tant les pourparlers avaient été secrètement menés, que Louis XV et Marie-Thérèse, sous la pression des événemens, dans une situation qui n’était pas sans analogie avec celle de 1867, s’étaient de leur côté rapprochés et liés. Mais l’esprit politique qui pèse, prévoit et combine, semblait disparaître de plus en plus des conseils de l’empire. On se croyait encore maître des événemens et l’on était à leur merci. L’empereur avait conscience de ses erreurs, mais il lui répugnait d’en mesurer la portée et de croire qu’elles fussent irrémédiables. Il préférait s’étourdir et s’en rapporter à ceux qui lui disaient que rien n’était changé en Europe, que son prestige n’était pas atteint, que l’équilibre des forces n’était pas rompu et que l’influence de la France n’était pas diminuée par les deux puissances militaires qu’il avait laissées se constituer à nos frontières. Et cependant son autorité morale s’amoindrissait ; sa voix si écoutée avant la guerre était méconnue. Il était l’objet de provocations, et pour éviter des conflits, il se voyait contraint de justifier ses démarches, d’atténuer les actes de sa chancellerie, de s’expliquer sur ses armemens. Au lieu d’affirmer une politique indépendante, résolue, il en était réduit à louvoyer, à se prémunir contre les surprises d’un adversaire implacable qui, sous l’égide d’un grand souverain et avec l’appui d’une admirable armée dirigée par un grand stratégiste, consacrait son génie, mêlé d’audace et d’artifices, à défaire, au profit de l’Allemagne, l’œuvre de Richelieu et de Mazarin.

« La grandeur est une chose relative, disait à l’empereur un ministre clairvoyant ; un pays peut être diminué, tout en restant le même, lorsque des forces s’accumulent autour de lui. »

La force absolue de la France était restée la même, mais sa force relative s’était affaiblie. Cette vérité devenait chaque jour plus saisissante.


III

Les sombres prévisions de M. de Savigny ne s’étaient pas réalisées. M. de Bismarck n’avait pas mis la France et l’Autriche en demeure de s’expliquer sur les arrangemens intervenus à Salzbourg, l’armée prussienne n’avait pas été mobilisée. Le chancelier fédéral s’était borné à laisser à ses organes attitrés le soin de manifester son courroux ; il avait accepté avec une bonne grâce ironique les déclarations tranquillisantes que le cabinet de Vienne et le cabinet des Tuileries s’étaient empressés de lui transmettre spontanément. Son but était atteint ; il avait prouvé à l’Allemagne qu’on comptait avec lui. Sa presse était redevenue courtoise. La Correspondance provinciale se félicitait de n’avoir pas partagé les inquiétudes générales provoquées par l’entrevue des deux empereurs, qu’elle avait été cependant la première à répandre. Le comte de Goltz s’attribuait auprès de la cour des Tuileries le mérite de ce revirement. Il regrettait qu’à Berlin on eût pris les choses au tragique, il estimait qu’il était plus habile de conjurer les coalitions par de bons procédés que de les provoquer et de les précipiter par les violences. M. de Goltz se donnait à nos yeux le mérite de la sagesse et de la modération au détriment de son ministre.

Les grands politiques ont souvent sous leurs ordres des agens jaloux, dénigrans, qui se plaisent à les desservir et, lorsque ces agens sont couverts par la reconnaissance du souverain, il faut renoncer à les briser en les déshonorant. Le comte de Goltz avait de puissantes attaches à la cour de Prusse ; à l’heure où son roi jouait les destinées de la monarchie sur les champs de bataille, il lui avait rendu des services qu’on n’oublie pas ; il avait su paralyser la France pendant la guerre de Bohême, et par son astuce arracher à Napoléon III, sans rien sacrifier, des cessions territoriales inespérées[18]. Il était à l’abri des ressentimens. L’œuvre du comte de Bismarck était d’ailleurs, dans les cercles de la cour, l’objet de véhémentes critiques. Les conservateurs voyaient avec un amer déplaisir le ministre dirigeant s’engager de plus en plus avec les nationaux, ils lui reprochaient de sacrifier la Prusse à la révolution. Ils avaient beau jeu en face des résistances que sa politique rencontrait des deux côtés du Main. Le roi, en traversant les provinces annexées, avait pu constater combien son gouvernement y était mal vu ; il avait été froidement accueilli[19]. Ce n’est pas à sa personne assurément qu’en voulaient les populations ; elles savaient qu’il était chevaleresque, bienveillant, désireux de leur plaire, et préoccupé de leur sort. Elles se plaignaient du système qu’une bureaucratie formaliste leur appliquait militairement. Le roi en faisait des remontrances à ses ministres : « Nous n’avons pas le temps de nous faire aimer, » répliquait M. de Bismarck, en invoquant la raison d’état.

L’administration prussienne se distinguait par de grandes qualités ; elle était instruite, elle avait le sentiment du devoir et elle témoignait en toutes circonstances d’un ardent patriotisme qui, parfois, s’exaltait jusqu’à l’outrecuidance ; mais elle ne possédait pas le génie organisateur, ni le don de se rendre sympathique. C’est ce qui expliquait l’hésitation dont elle faisait preuve dans la réorganisation des nouvelles provinces, c’est ce qui justifiait aussi la résistance qu’elle y rencontrait. Elle ne songeait qu’à imposer aux populations conquises la loi du vainqueur, elle leur enlevait successivement les privilèges dont elles étaient fières ; elle s’évertuait à les blesser dans leurs intérêts, dans leurs habitudes, dans leurs souvenirs et dans leur amour-propre. « Que de vertus vous nous faites haïr ! » disait Cornélie à César.

Le roi Guillaume s’appliquait à atténuer le rigorisme de ses fonctionnaires par sa simplicité et par sa cordialité. Il conciliait son goût pour les voyages avec les devoirs de sa couronne ; il se mettait sans cesse en contact avec les populations annexées et s’efforçait à les rattacher à sa monarchie. Ses exigences étaient modestes ; il ne tenait pas à des démonstrations bruyantes, enthousiastes, il se contentait des succès d’estime rehaussés par l’apparat des réceptions officielles et des revues militaires. Il avait à cet égard une théorie fort habile qui lui était inspirée par ses principes monarchiques. Il trouvait naturels et même légitimes les regrets qui se manifestaient dans ses nouvelles provinces, il eût été désolé de ne pas les rencontrer, car ces regrets étaient à ses yeux le témoignage le plus certain de leurs sentimens royalistes, et il ne doutait pas qu’après un large tribut payé au passé, elles n’en arrivassent insensiblement à comprendre d’elles-mêmes le bonheur d’avoir part aux bienfaits et à la gloire d’un grand état. Ce n’était pas lui, d’ailleurs, qui avait renversé les princes déchus, c’était la marche fatale de l’histoire, c’étaient les mystérieux décrets de la providence. C’est ainsi qu’il s’était exprimé dans le courant de l’été à Cassel et à Wiesbaden, c’est ainsi qu’il se serait exprimé à plus forte raison à Hanovre, s’il lui avait été permis de prendre officiellement et solennellement possession du pays des guelfes. Mais les populations hanovriennes étaient frondeuses, leur attachement à leur dynastie paraissait inébranlable, il eût été prématuré d’affronter leur accueil. Rachel refusait de se laisser consoler.

L’Allemagne présentait alors un singulier spectacle ; on la disait passionnée pour l’unité, et les élections pour le parlement du Nord, appelé à jeter les bases de sa grandeur future, s’étaient faites au milieu d’une indifférence générale qui avait permis au parti libéral de remporter dans les grands centres de faciles succès. Dans beaucoup de collèges, le résultat du scrutin, faute d’électeurs, n’avait pu être proclamé ; aussi appelait-on le Reichstag « le parlement de la minorité. » Il était atteint dans son prestige avant même d’être constitué. C’était une déception pour M. de Bismarck, un affaiblissement pour sa politique ; il ne lui était plus permis de se prévaloir, vis-à-vis de l’étranger, de l’irrésistibilité du sentiment germanique, pour justifier ses infractions au traité de Prague. L’Allemagne encore saignante semblait avoir abjuré ses rêves de grandeur. Tandis que le parti féodal prussien répudiait l’assimilation politique du Midi avec le Nord, le particularisme reprenait toute sa puissance en Bavière et en Wurtemberg. Le Main, qui au lendemain de Sadowa n’était qu’un mince filet d’eau, devenait un fleuve. Bavarois et Souabes s’en tenaient au statu quo. « La Confédération du Nord leur faisait l’effet d’une ratière qu’on n’avait pas même pris la peine d’amorcer. Les vents qui soufflaient de Berlin n’apportaient à leurs oreilles que le bruit des tambours, les murmures des contribuables, le râle obstiné du Hanovre qui ne pouvait se décider à mourir, et le sourd gémissement de la Saxe, qui, se voyant prise dans un nœud coulant, cherchait à se dégager et se plaignait qu’on l’étranglât. Ces concerts n’avaient rien qui pût les ravir[20]. »

Après avoir surexcité les passions unitaires, M. de Bismarck se trouvait en face d’un affaissement symptomatique. Abandonné momentanément des sympathies de l’Allemagne, il en était réduit à la tâche ingrate d’administrer et de s’assimiler des populations mécontentes, de se défendre contre d’ardentes inimitiés et de pactiser avec un parti dont les tendances répugnaient à ses principes. Il ne pouvait plus maintenir son prestige et son autorité qu’en flattant les passions nationales par la fierté de son attitude diplomatique.

« Laissez dormir le traité de Prague tant que le parlement sera réuni et surtout ne provoquez pas d’incident, » nous avait dit le baron Nothomb[21] au lendemain des élections. Ses conseils n’étaient pas à dédaigner, il était avisé, perspicace ; c’est lui, qui, à l’avènement du comte de Bismarck, s’était demandé s’il serait Richelieu ou Alberoni. L’incident que ce sage prévoyait ne devait pas tarder. Malgré la prudente réserve de notre diplomatie, il se produisit sous la forme d’une circulaire retentissante ; le ministre prussien affirmait à l’improviste, sans motif apparent, le droit qu’avait l’Allemagne de se constituer librement au gré de ses aspirations ; il disait, il est vrai, qu’il s’abstiendrait de toute pression sur les états du Sud, mais il ajoutait, au mépris de la ligne du Main, consacrée par les préliminaires de Nikolsbourg, qu’il leur ouvrirait à deux battans les portes de la Confédération du Nord le jour où il leur plairait d’en réclamer l’entrée.

Les nationaux libéraux s’étaient plaints du discours du trône à l’ouverture du Reichstag ; ils l’avaient trouvé incolore, décourageant. C’était pour la première fois depuis Sadowa que le roi, en s’adressant au pays, n’avait fait aucune allusion aux aspirations germaniques. Ils auraient-voulu qu’il affirmât hautement le droit de l’Allemagne de se constituer à sa guise, au mépris du traité de Prague. Grisés par le succès, ils ne connaissaient plus d’obstacles ; ils empiétaient sur les prérogatives de la couronne en concertant une adresse[22] pour stimuler les ardeurs patriotiques du souverain et du ministre, dont ils combattaient, au temps du conflit, les réformes militaires et les ambitieux desseins. — Le prestige du chancelier était en jeu, il ne pouvait laisser au Reichstag l’initiative d’une manifestation nationale et subir sa pression. Il lui prouva, en livrant à la publicité la circulaire qu’il avait écrite le 7 septembre sous l’émotion de l’entrevue de Salzbourg, qu’il n’avait pas attendu l’expression de ses vœux, qu’il les avait devancés et dépassés par la hardiesse de ses affirmations.

« Mon patriotisme, disait-il à M. de Bennigsen, n’a pas besoin d’être stimulé, mais les ménagemens que m’impose la politique extérieure ne me permettent pas de répondre aux impatiences de vos amis, qui voudraient me voir chausser des bottes de sept lieues[23]. » On croyait M. de Bismarck maître de la situation, et les contradictions incessantes de sa politique prouvaient que sa volonté était dominée tantôt par les influences de la cour, tantôt par les exigences des partis. « Voudrait-il s’en tenir strictement aux traités, disaient ses défenseurs officieux, qu’il ne le pourrait plus, car le jour où il cesserait de diriger le mouvement national, sa popularité serait atteinte et la Confédération du Nord, qui n’est qu’une œuvre de circonstance, sérieusement compromise. »

L’événement avait justifié les prévisions du baron Nothomb ; l’incident avait surgi et, bien que la France ne l’eût pas soulevé, il ne se retournait pas moins contre elle. La presse allemande, toujours agressive, s’empara de la circulaire, elle la commenta en termes blessans pour notre amour-propre avec l’arrière-pensée de provoquer des répliques. Nos journaux s’y laissèrent prendre. On avait créé à leur intention la Correspondance de Berlin, une feuille autographiée rédigée en français ; elle devait les renseigner sur les affaires allemandes, qu’on leur reprochait de ne pas comprendre, mais, en réalité, elle avait pour mission de provoquer d’irritans débats et d’entretenir des sentimens haineux entre la France et l’Allemagne. M. de Bismarck faisait flèche de tout bois, il ne dédaignait aucun moyen. « Un ministre habile, disait le cardinal de Bernis, sait faire d’un million de petites choses une chaîne qui mène aux grandes[24]. » Nos journaux, au lieu de riposter et de prêter le flanc à de brutales reparties, auraient dû comprendre qu’un silence dédaigneux est souvent la plus éloquente des réponses. Mais, avides de bruit, ils se préoccupaient moins de l’intérêt de notre politique que de leur tirage.

La circulaire de la chancellerie fédérale, rehaussée par d’irritantes polémiques, eut un fâcheux retentissement en France, c’était à prévoir ; elle était loin de répondre aux assurances que le ministre du roi Guillaume nous avait données, à Paris, d’éviter tout ce qui pourrait exciter nos légitimes susceptibilités ; elle mettait la longanimité du gouvernement de l’empereur derechef à une pénible épreuve ; elle fournissait de nouveaux argumens aux adversaires de sa politique. Elle ne blessa pas moins les souverains du Midi ; son opportunité leur parut discutable. La Bavière et le Wurtemberg firent des observations au sujet de cette mise en demeure déguisée, insolite d’entrer dans la Confédération du Nord ; elles n’en étaient pas encore arrivées, comme le grand-duché de Bade, à vouloir abdiquer ce qui leur restait d’autonomie entre les mains de la Prusse. On savait fort bien à Berlin que les gouvernemens, voulussent-ils se prêter au sacrifice de leur indépendance, ne seraient pas suivis par les populations. Il était donc peu charitable au comte de Bismarck, alors qu’il se retranchait lui-même derrière le traité de Prague pour éviter des complications européennes, d’augmenter la somme des difficultés qui pesaient sur les cabinets du Midi en les rendant en quelque sorte responsables devant l’opinion allemande du retard forcé que subissait l’œuvre de l’unification. Mais ces considérations ne pouvaient l’arrêter ; il lui importait d’affirmer le sentiment national, qu’il avait l’ambition de personnifier et qui, au jour des épreuves, serait entre ses mains une arme puissante pour briser les résistances particularistes et entraîner l’Allemagne entière à sa suite. La circulaire du 7 septembre, personne ne s’y méprenait, était un acte révolutionnaire, une concession faite aux nationaux, un avertissement donné aux gouvernemens récalcitrans. On les sommait de hâter la ratification des traités d’alliance par leurs chambres et de procéder énergiquement à leur réorganisation militaire. On ne leur cachait pas « que le gouvernement du roi veillerait avec une résolution énergique au maintien des alliances et à l’exécution des conventions qu’ils avaient signées avec la Prusse. »

Le chancelier se souciait peu de l’assimilation politique de la Bavière et du Wurtemberg ; elle ne pouvait qu’ajouter à ses embarras. Mais il tenait à s’assurer à tout prix, au cas d’une guerre qu’il ne cessait de prévoir, l’assistance en tout état de cause des contingens méridionaux. Il sentait à quel péril serait exposée la Prusse si, à l’heure des combats, elle devait rencontrer la moindre défaillance à Stuttgart et à Munich. Il s’agissait d’un appoint de 150,000 hommes, dont fa défection constituerait dans une guerre engagée avec la France, sans parler du contre-coup moral qu’elle exercerait sur les populations annexées, une différence de 300,000 combattans.

M. de Bismarck se rappelait les objections que le baron de Varnbuhler et le prince de Hohenlohe lui avaient opposées au mois d’avril lorsqu’il invoquait le casus fœderis, au moment où les états-majors prussiens allaient envahir notre territoire ; il se préoccupait des démonstrations dont Napoléon III venait d’être l’objet en traversant le Wurtemberg et la Bavière pour se rendre à Salzbourg ; il prévoyait, que si ses alliés n’étaient pas rivés à sa politique par des liens indissolubles, ils pourraient bien, dans une crise suprême, sous la double pression de la France et de l’Autriche, céder à leurs penchans et ne plus consulter que leurs intérêts immédiate.

Les plaintes du gouvernement prussien étaient fondées ; on était au mois de septembre 1867 et les traités signés en août 1866 n’avaient pas encore reçu la consécration des chambres méridionales. L’entrevue de Salzbourg était un avertissement ; l’Allemagne pouvait se trouver, d’un jour à l’autre, en face d’une coalition, il n’était que temps de se préparer à de menaçantes éventualités. Les ministres de Bavière et de Wurtemberg protestaient hautement de leur fidélité à la cause allemande, mais la perspective d’une guerre les troublait, surtout après l’entente qui s’était si manifestement établie entre les deux empereurs. Le prestige militaire de la France n’était pas atteint, malgré les défaillances de sa politique au lendemain de Sadowa, l’Autriche se consacrait avec ardeur à la réorganisation de ses armées, et l’on croyait savoir que le cabinet des Tuileries et le cabinet de Vienne s’opposeraient dorénavant à toute nouvelle transgression des stipulations du traité de Prague. On se sentait entre l’enclume et le marteau. Il était permis de réfléchir.

La confiance dans le maintien de la paix s’affaiblissait de plus en plus. La crainte d’un conflit s’imposait au sud du Main à tous les esprits. « Aurons-nous la guerre ? » se demandait-on journellement ; les chances de la lutte étaient discutées dans la presse et dans des brochures à sensation[25] ; on montrait l’Allemagne du Midi livrée à la France par un rapide coup de main qui lui assurerait dès le début de la campagne d’énormes avantages militaires et politiques : militaires, en lui permettant de tourner la ligne du Rhin et en lui fournissant une base d’opérations solide contre le Nord ; politiques, en détachant dès le début de la défense commune une partie de l’Allemagne, qui serait vouée à l’impuissance. Ces appréhensions, publiquement exprimées, trahissaient les sentimens qui hantaient les cours et les populations. On se voyait exposé aux premières attaques et l’on se demandait avec anxiété quelles garanties on aurait d’être soutenu, dans quelle mesure la Prusse protégerait ses alliés, s’ils étaient menacés par une double agression de la France et de l’Autriche, et vraisemblablement par une intervention italienne. La Prusse, avant de parer au danger d’autrui, ne se préoccuperait-elle pas tout d’abord de sa propre défense ? Ce n’étaient pas quelques régimens de la Confédération du Nord jetés dans Ulm et dans Rastadt qui préserveraient le Midi d’une invasion. On demandait des garanties plus précises que celles résultant des traités[26]. « Nous serons exposés à l’invasion étrangère, disait-on, nous subirons tous les dommages et toutes les horreurs de la guerre, nous serons dépouillés et foulés aux pieds, nous deviendrons le prix du vainqueur. »

Les gouvernemens, tiraillés en tous sens, étaient partagés entre la crainte et le sentiment de leurs devoirs ; ils comprenaient que l’heure était solennelle, que le temps des objections était passé ; la circulaire du 7 septembre, commentée énergiquement par la diplomatie prussienne, était l’équivalent d’un ordre sans réplique. Les agens et les partisans de la Prusse les harcelaient sans relâche, ils se constituaient leurs auxiliaires officieux ; ils ne craignaient pas de recourir à des moyens révolutionnaires, en organisant des assemblées populaires pour intimider les corps constitués et pour leur imposer un vote favorable. La partie était vigoureusement engagée de part et d’autre, car les adversaires de l’unification ne mettaient pas moins d’ardeur à défendre l’autonomie du pays. En Bavière, c’était surtout le parti catholique qui s’agitait et pétitionnait. Des adresses envoyées au roi de tous les coins du royaume protestaient contre l’aggravation des impôts et réclamaient de nouvelles chambres pour permettre au peuple de choisir des représentans qui, au lieu de livrer le trône et le pays à la « Grande Prusse » sauraient maintenir la souveraineté de la Bavière. En Wurtemberg, c’était M. Mohl[27], un des membres les plus éminens de la seconde chambre, qui se mettait à la tête du mouvement. Il combattait les traités de la plume et de la parole. « Les gouvernemens étant liés, disait-il, c’est aux représentans de la nation de rejeter des conventions qui menacent les états du Sud dans leurs droits, dans leur liberté, dans leur bien-être, et qui, si elles étaient votées, conduiraient fatalement à une conflagration générale. » Il contestait les titres de la Prusse à la suprématie de l’Allemagne, il énumérait tous les avantages sociaux, civils et politiques que le Midi avait sur le Nord, et il démontrait, se laissant aller à de patriotiques invocations, combien il faudrait être aveugle pour sacrifier ces bienfaits à la Prusse qui venait de ravager et de rançonner l’Allemagne. « Si nous descendions au rang de vassaux, ajoutait-il, nous serions les premiers envahis ; mieux vaut conserver notre indépendance, et en restant neutres, abandonner à leur dangereuse témérité, ceux qui ont inscrit sur leur drapeau les mots de fer et de sang. »

Tel était le tableau qu’en 1867 présentait l’Allemagne ; elle cédait aux passions, aux ressentimens ; elle traversait de mauvais jours dont le souvenir lui pèse et qu’elle renie aujourd’hui. Les peuples glorieux sont comme les individus arrivés à une haute fortune : ils n’aiment pas qu’on leur rappelle leurs misères passées.

La circulaire du 7 septembre n’en avait pas moins produit tous ses effets ; par l’énergie dédaigneuse de son langage, elle avait froissé la France, flatté les passions allemandes et contraint les gouvernemens du Midi à se consacrer énergiquement à la ratification des traités qui les enchaînaient aux destinées de la Prusse.

Cette nouvelle campagne diplomatique, bien qu’elle n’eût ni les proportions ni le retentissement de celles qu’avaient provoquées l’affaire du Luxembourg, l’article 5 du traité de Prague et l’entrevue de Salzbourg, ravivait nos appréhensions toujours prêtes à s’atténuer. Elle révélait un parti-pris de subordonner en toute occasion les relations de la Prusse avec la France aux passions germaniques. Une politique aussi turbulente, aussi exclusive, toujours aux aguets des moindres prétextes, s’affirmant dédaigneusement aux dépens de nos intérêts et au mépris de nos susceptibilités, rendait la tâche bien ardue au gouvernement de l’empereur ; elle devait, d’incidens en incidens, amener des complications et aboutir à des catastrophes. La France et la Prusse étaient comme deux convois, partant de points opposés, lancés sur la même voie par une erreur funeste. Personne ne voulait du choc, on s’écriait, on renversait la vapeur, on serrait les freins, mais l’effort était inutile, l’impulsion venait de trop loin ; il fallait qu’un immense holocauste fût offert à la folie humaine[28].


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier.
  2. M. Victor Cherbuliez, l’Allemagne politique.
  3. M. Maurice Busch.
  4. On l’appelait ainsi par extension ; sa mère était la sœur de la femme de Frédéric-Guillaume IV.
  5. Dépêche d’Allemagne, 17 août 1867. — « Les déclarations contenues dans votre dépêche du 6 août me seront d’un usage précicux ; elles me permettront de calmer les appréhensions que j’entends se manifester et qui, par leur caractère persistant, ont pour effet de surexciter les passions germaniques et de les retourner contre nous. Elles contribueront d’autant plus efficacement à ramener la confiance, qu’elles concordent avec des instructions que M. de Bismarck a jugé utile d’adresser à ses agens en Allemagne à la suite de ses entretiens avec le comte de Goltz. La circulaire du chancelier s’appliquerait à enlever à l’entrevue de Salzbourg tout caractère inquiétant pour les relations amicales que la cour de Prusse entretient avec celles des Tuileries et d’Autriche. Ces instructions, inspirées, comme celles de Votre Excellence, par la même pensée, bien comprises et énergiquement commentées par la diplomatie des deux pays, ne sauraient manquer d’exercer sur l’opinion l’effet que le gouvernement de l’empereur et le gouvernement du roi on attendent. »
  6. La gare était décorée du haut en bas de velours semé d’abeilles, d’écussons avec le chiffre de Napoléon, de mats vénitiens et de drapeaux tricolores. L’empereur aurait pu se croire dans une gare française.
  7. Ces musiques militaires jouaient l’air de la reine Hortense à l’arrivée du train dans les gares.
  8. L’empereur déclina l’hospitalité que lui offrait le roi de Bavière ; il descendit à l’Hôtel des Trois-Maures.
  9. Mémorandum autrichien. — Maintien du traité de Prague. — Éviter tout ce qui pourrait être exploité par la Prusse comme une provocation. — Action morale sur les états du Midi pour qu’ils ne sortent pas du statu quo. — Le système libéral inauguré en Autriche servira à réveiller les anciennes sympathies des populations. — Une politique franchement pacifique du gouvernement français enlèvera tout prétexte à de nouveaux engagemens de la part des cours méridionales s’ils leur étaient demandés en prévision d’une guerre. — L’union de la France et de l’Autriche devra se manifester de façon à les faire réfléchir et à leur faire sentir la nécessité d’une attitude indépendante et réservée. — L’accord de la France et de l’Autriche en Orient impressionnera le midi de l’Allemagne s’il ne tardait pas à se manifester. — En Orient aussi, on maintiendra le statu quo. — L’attitude commune, sans être hostile à la Russie, devra être persévérante. La question de Candie devra être reprise en sous-œuvre. — Une cession à la Grèce est devenue de plus en plus difficile. — Il faudra obtenir une pacification prompte du pays en donnant satisfaction à tous les vœux des populations compatibles avec la dignité de l’empire ottoman. On fera une démarche auprès du gouvernement russe pour obtenir son avis sur les moyens de résoudre l’affaire de Candie. On s’adressera ensuite à l’Angleterre pour l’associer aux communs efforts. On tiendra un langage conforme à Athènes pour amener le gouvernement hellénique à une appréciation plus saine de la situation. — L’Autriche s’abstiendra de soulever des différends avec le gouvernement des Principautés-Unies malgré ses griefs, à moins d’y être contraint par des circonstances imprévues. Elle s’impose cette réserve pour conjurer l’intervention armée d’une autre puissance. Si le gouvernement autrichien était forcé d’occuper une partie des principautés contiguë à son territoire, le gouvernement français interposerait ses bons offices. Il convoquerait une conférence pour aviser, suivant l’esprit du traité de Paris, au rétablissement des choses.
  10. Notre ambassadeur à Vienne, le duc de Gramont, assistait à l’entrevue, mais, sur la demande de M. de Beust, il ne fut pas initié aux négociations. Le prince de Metternich et M. Rouher seuls eurent connaissance du mémorandum et du protocole. L’empereur aurait voulu un traité offensif et défensif, mais le chancelier lui fit observer qu’un acte pareil n’échapperait pas à la vigilance de la diplomatie prussienne, malgré toutes les précautions prises, et que M. de Bismarck, dès qu’il le connaîtrait, provoquerait un conflit. M. de Beust n’admettait pas que la France et l’Autriche, dont l’armement était à peine ébauché, fussent déjà en état de soutenir la lutte. Il subordonnait l’alliance à leur réorganisation militaire, qui, d’après lui, nécessiterait encore beaucoup de temps. Ce furent aussi les objections que l’archiduc Albert, lors de sa mission à Paris, au mois de février 1870, fit valoir auprès de l’empereur. On raconte qu’après être sorti du cabinet de Sa Majesté, il revint sur ses pas, et dit en entrebâillant la porte : « Sire, surtout n’oubliez pas, quoi qu’il advienne, que nous ne serons pas en état d’entrer en ligne avant un an. »
  11. L’empereur François-Joseph conféra au prince de Metternich, en présence de ses hôtes, l’ordre de la Toison d’or, la plus haute de ses distinctions. Il avait à cœur de prouver à Napoléon III combien il appréciait le zèle et l’ardeur que son ambassadeur consacrait à l’intime entente des deux pays. C’était donner à l’entrevue une consécration solennelle et permettre de supposer, en octroyant au prince de Metternich une aussi éclatante récompense, que l’alliance qu’il poursuivait était définitivement scellée.
  12. On prétendait que Napoléon III, à son passage à Munich, avait essayé de convertir le roi Louis et son ministre à l’idée d’une Confédération du Sud sous le protectorat de l’Autriche. M. de Beust protesta énergiquement contre ces bruits dans des dépêches adressées à ses agens : « L’Autriche, disait-il, s’en tient strictement aux stipulations de Prague, qui reconnaissent à l’Allemagne du Sud le droit du se constituer en confédération séparée, mais qui n’admettent pas qu’elle puisse se placer sous un protectorat étranger. Il n’a donc pas été question de protectorat autrichien à Salzbourg, l’empereur François-Joseph en a donné l’assurance au roi de Bavière. »
  13. Dépêche d’Allemagne (21 août 1867). — « La diplomatie prussienne est plus vivement préoccupée de l’entrevue de Salzbourg qu’elle ne l’avouait il y a quelques jours. Elle se montre inquiète, je dirai même nerveuse, et les ovations dont l’empereur a été l’objet en Wurtemberg et en Bavière ne font que l’agacer davantage. M. de Bismarck, qui cependant n’est pas facile à émouvoir, n’échapperait pas à la contagion de ses agens ; il verrait dans la rencontre des deux souverains un danger sérieux pour la politique qu’il poursuit en Allemagne.
    « Les lettres du prince Gortchakof ne tendraient pas à le calmer, elles montreraient M. de Beust disposé à tout écouler et prêt à tout signer. Aussi le chancelier s’arrêterait-il aux résolutions les plus énergiques. Il aurait l’intention de mettre, dès à présent, les cours secondaires au pied du mur, de leur demander de compléter leurs engagemens et de prendre avec lui toutes les mesures que l’éventualité d’une guerre pourrait rendre indispensables ; ces négociations ne laisseront pas d’être délicates, car les cours dont il réclame l’assistance aveugle et illimitée seront, après l’entrevue de Salzbourg, moins disposées encore que par le passé à aliéner le peu de liberté qui leur reste. Fidèle à sa tactique, qui consiste à toujours prendre l’offensive, le chancelier ne se bornerait pas à s’expliquer avec les cours du Midi ; il interpellerait le gouvernement français et le gouvernement autrichien sur la portée de l’entrevue. Il s’attendrait à des explications tranquillisantes, mais il ne se tiendra pour satisfait, dit-on, qu’autant que l’un des deux empereurs se prêterait, par une visite au roi, à la contrepartie de Salzbourg. Cette visite aurait pour sa politique plus d’un avantage : elle consacrerait ce qui, depuis un an, s’est fait en Allemagne et elle serait, pour les populations allemandes le commentaire le plus significatif donné aux tentatives d’alliance entre la France et l’Autriche.
    « On dit que l’échange des communications entre Pétersbourg et Berlin n’a jamais été plus fréquent et que la réunion d’un congrès de souverains allemands sous la présidence du roi de Prusse, et dont le grand-duc de Bade aurait pris l’initiative, serait arrêtée pour le mois de septembre.
    « M.de Beust est l’objet de violentes attaques ; on le fait passer pour traître à son pays et à la patrie allemande, qu’on s’applique à confondre avec l’Autriche dans une même pensée… En soulevant contre lui les passions, dans la presse et dons les assemblées populaires, on espère sans doute le renverser du pouvoir. »
  14. Dépêche d’Allemagne. — « L’ambassadeur d’Angleterre à Berlin, qui a passé ici, m’a parlé des inquiétudes que l’entrevue de Salzbourg a soulevées à la cour de Prusse. Il ne les partage pas ; il trouve naturel que deux souverains si directement menacés aient à cœur de s’entendre sur les éventualités de l’avenir. Mais il doute que le chancelier se soumette à une interprétation restrictive du traité de Prague, lui serait-elle notifiée dans la forme la plus courtoise et serait-elle conçue dans l’esprit le plus large en ce qui concerne les faits accomplis en Allemagne. L’ambassadeur de la reine est convaincu d’une entente entre la cour de Prusse et la cour de Pétersbourg, mais il croit que le cabinet de Berlin ne se prête qu’à regret à une alliance avec la Russie, il en sent tous les inconvéniens, ne serait-ce que celui de s’aliéner l’Angleterre. D’après lui, M. de Bismarck préférerait de beaucoup se rattacher à l’Autriche, serait-ce au prix de sacrifices. Il aurait entendu plus d’une fois des diplomates prussiens regretter qu’en 1866 on ait cédé aux passions irréfléchies de la victoire pour rompre violemment les liens qui rattachaient l’Autriche à l’Allemagne. Il sait que de nombreuses démarches ont été faites, sous toutes les formes et par divers intermédiaires, en vue d’une réconciliation. Il croit que, n’ayant pas réussi par la persuasion, on cherche aujourd’hui, en désespoir de cause, à impressionner et à ramener le gouvernement impérial par la terreur de la Russie, prête à soulever les populations slaves de la monarchie autrichienne. M. de Beust aurait on main les preuves les plus compromettantes pour la diplomatie russe, telles que des lettres du comte de Stackelberg, saisies en Gallicie, sur des émissaires moscovites. »
  15. Dépêche d’Allemagne (2 septembre 1867.) — « Il n’est pas un esprit impartial en Europe qui se méprenne sur le sens et la portée de l’entrevue de Salzbourg ; aussi suis-je convaincu que les déclarations du gouvernement de l’empereur destinées à rectifier les interprétations erronées qui en dénaturent le caractère, seront accueillies comme un témoignage de notre loyauté et de nos sentimens pacifiques. »
  16. Dépêche d’Allemagne (août 1867). —« L’entrevue était envisagée, au début, avec bonne grâce. On se flattait que l’empereur, avant de rentrer en France, aurait à cœur de se rencontrer avec le roi. La déception est grande aujourd’hui que l’on sait qu’il ne reviendra pas par Coblentz et ne s’arrêtera même pas à Bade. La blessure est profonde. On considère qu’en allant à Paris, le roi a donné à la France un témoignage de bonne volonté aussi explicite, aussi flatteur qu’on pouvait le désirer. »
  17. Commines, Mémoires, ch. VIII.
  18. La Politique française en 1866, p. 270. — Le Comte de Goltz et son action à Paris.
  19. Dépêche d’Allemagne. — « 15 août 1867. Le roi de Prusse a traversé Francfort ce matin se rendant à Cassel ; l’administration avait convoqué pour sa réception, à la gare du chemin de fer, tous les personnages de la ville ayant un caractère officiel. On comptait une centaine de fonctionnaires mêlés à quelques curieux et aux officiers de la garnison. Le roi ne devait s’arrêter que le temps de prendre une collation, car les autorités n’avaient pas jugé prudent de mettre Sa Majesté en contact avec des populations mal pensantes. Mais un incendie ayant pendant la nuit embrasé toute la partie intérieure du Vieux-Dôme, où les empereurs se faisaient couronner du temps du saint-empire, le roi a cédé aux élans de son cœur et s’est rendu sur le lieu du sinistre. L’occasion lui a paru bonne pour donner un témoignage de sollicitude à l’ancienne ville libre si cruellement éprouvée depuis un an. Les masses sont superstitieuses ; la coïncidence de l’incendie du Dôme avec l’arrivée du roi a frappé les imaginations ; on la considère comme d’un fâcheux augure pour la maison de Hohenzollern… On s’imagine qu’elle a perdu les chances de ceindre la couronne impériale, aujourd’hui que la nef séculaire du Dôme où venaient se faire couronner les empereurs est devenue la proie des flammes. »
  20. M. Victor Cherbuliez, l’Allemagne nouvelle.
  21. Le ministre de Belgique à Berlin. Voir son portrait dans l’Affaire du Luxembourg, page 132.
  22. « Notre œuvre ne sera achevée, disait l’adresse, que par l’entrée du Sud dans la Confédération du Nord. Une force irrésistible s’oppose à tout pas en arrière. Nous sommes convaincus que les gouvernemens confédérés, en marchant résolument à leur but, n’auront pas à redouter la contestation de nos droits à une existence nationale. La nation allemande, confiante en elle-même et décidée à repousser toute tentative d’immixtion étrangère, maintiendra, quoi qu’il arrive, son droit incontestable en l’appuyant au besoin sur la force. »
  23. Dépêche d’Allemagne. — « La composition du parlement n’est pas telle que l’espérait M. de Bismarck ; le parti libéral y prédomine, grâce à l’indifférence qui a présidé aux élections, et ce parti n’a que momentanément subordonné ses principes à l’unification. Ce n’est qu’en ménageant le sentiment national et en l’affirmant en toutes circonstances qu’il parvient à lui faire accepter des mesures fiscales et des lois militaires qui répugnent à ses tendances. »
  24. M. Frédéric Masson, Mémoires et lettres du cardinal de Bernis.
  25. Brochure de M. Arcolay et brochure de M. Molh.
  26. Dépêche d’Allemagne. — « Les cours de Munich et de Stuttgart persistent à protester de leur fidélité aux traités d’alliance, mais l’éventualité d’une guerre les effraie ; elles voudraient obtenir du cabinet de Berlin des garanties précises, certaines. Elles craignent que le roi de Prusse, en usant du droit qui, d’après les traités, lui confère le commandement suprême de toutes les armées allemandes, ne dispose, avant tout, de leurs contingens que pour sa propre défense ; elles ont peur d’être exposées aux premiers coups, d’être livrées à la vindicte de la France et de l’Autriche, si le sort des armes était contraire à l’Allemagne. Il est difficile à la Prusse de tranquilliser ses alliés autant qu’ils le désirent ; elle peut bien garantir leurs droits de souveraineté en cas de succès, mais elle ne saurait garantir leur intégrité territoriale en cas de revers. »
  27. M. Mohl était le frère du célèbre orientaliste naturalisé Français et membre de l’Institut ; ses antécédens du libéralisme le pluspur et ses sentimens d’un germa nisme éprouvé donnaient à ses discours et à ses écrits une grande autorité.
  28. M. Prévost-Paradol, la France nouvelle.