Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870/04

Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 397-417).
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LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870

IV.[1]
LES NOUVELLES TENDANCES DE LA PRUSSE. — LA PRUSSE ET L’AUTRICHE. — L’ENTREVUE D’OOS. — LES PUISSANCES ET LES COMPLICATIONS ORIENTALES.


I.

Le cabinet de Berlin, après s’être débattu dans un double courant entre la crainte et les résolutions violentes, avait repris son sang-froid. Il s’était convaincu que le sentiment public en Allemagne n’avait répondu qu’imparfaitement aux excitations de sa presse; il s’apercevait aussi que l’Europe commençait à se lasser de ces alertes incessantes, qui à tout propos remettaient la paix en question. Les cours étrangères se montraient inquiètes ; elles ne dissimulaient pas les appréhensions que leur causait l’éventualité d’un conflit. Il leur semblait que la Prusse, démesurément agrandie, avait mauvaise grâce de récriminer et de poursuivre, sans égards pour de légitimes intérêts, de nouvelles extensions. Ces doléances, interprétées dans les correspondances de la diplomatie prussienne, servaient de thème auprès du roi Guillaume aux détracteurs du ministre. Ils disaient que les témérités de sa politique conduiraient tôt ou tard à des catastrophes. On trouvait qu’après tant d’étapes, si glorieusement et si rapidement parcourues, il était sage de reprendre haleine, de borner sa tâche à l’assimilation des provinces conquises, à l’organisation de la confédération du Nord, et que, pour l’accomplissement d’une œuvre aussi laborieuse, il importait de ne provoquer personne. On estimait qu’il serait imprudent de pousser Napoléon III à bout et d’affronter une guerre avec la France tant que l’Allemagne ne se serait pas réconciliée avec les événemens de 1866 et qu’il pourrait rester le moindre doute sur les sentimens du Midi et sur l’exécution résolue des traités d’alliance. Les déclarations que le prince de Hohenlohe venait de faire devant les chambres sous la pression de l’opinion publique n’autorisaient pas à croire que déjà on pût, en tout état de cause, compter sur l’ardent concours de la Bavière[2].

Le roi Guillaume n’avait pas les hardiesses du joueur ; c’était un esprit pondéré, méthodique, timide plutôt qu’entreprenant ; il ne se souciait pas de violenter la fortune et de risquer sur un coup de dé, sans la certitude absolue du succès, les résultats acquis. Les ministres tombent du pouvoir et manquent la gloire, mais les souverains perdent leur couronne et compromettent les destinées de leur pays. — Le roi et son conseiller n’étaient pas toujours d’accord. M. de Bismarck avait un grand respect et un profond attachement pour « son maître, » mais il regrettait les timidités, les partis-pris et les faiblesses de ce maître pour d’anciens serviteurs qui se permettaient de critiquer ses actes et de miner son crédit[3]. Ce grand politique ne supportait pas les coups d’épingle. Il déplorait l’influence que des personnalités subalternes exerçaient sur l’esprit du roi. « Je supporte bien la lutte contre des adversaires sérieux, convaincus, disait-il, contre une assemblée, contre des partis hostiles : elle est rationnelle ; inévitable, mais ce qui me brise, c’est la lutte sourde contre des hommes sans valeur, contre des inimitiés traîtresses s’exerçant sur une âme honnête, élevée, mais timorée. C’est une toile d’araignée à défaire chaque jour, c’est l’œuvre nocturne de Pénélope, mes nerfs s’en ressentent et ma patience souvent est mise aux plus rudes épreuves. » Le comte de Bismarck s’irritait des obstacles, il se plaignait d’être méconnu, payé d’ingratitude, il maudissait le pouvoir. Richelieu a connu de plus grandes amertumes ; il a subi les angoisses humiliantes de la journée des Dupes. « Vingt pieds carrés, disait-il en faisant allusion au cabinet de Louis XIII, me donnent plus de peines que toute l’Europe. »

Il ne devait pas coûter cette fois au ministre de se prêter à la volonté royale. Les intérêts de sa politique se conciliaient avec les vues de son maître : il passa de la violence à la modération. Ses retours étaient soudains, déconcertans. Son courroux et son bon vouloir se réglaient au gré des circonstances. Il pouvait, sans rien sacrifier ni compromettre, manifester des tendances pacifiques. Par ses affirmations hautaines et ses procédés discourtois, il avait atteint son but; il avait impressionné la France, inquiété l’Autriche et rappelé au respect de leurs engagemens la Bavière et le Wurtemberg : le comte de Beust protestait de ses sentimens germaniques, Napoléon III affectait la résignation ; au parlement, les libéraux faisaient litière de leurs principes, et les cours du Midi s’appliquaient de leur mieux à faire sanctionner par les chambres des traités qui consacraient leur asservissement.

M. de Bismarck, son évolution accomplie, s’étonnait qu’on se fût mépris sur la pensée dont il s’inspirait en adressant à ses agens, au lendemain d’une entrevue menaçante, une circulaire confidentielle qui, par le fait d’une indiscrétion, avait été livrée à la publicité; il ne pouvait pas prévoir le retentissement que ses paroles auraient à l’étranger et s’attendre au déplaisir qu’elles causeraient à ses alliés du Midi. Il s’était flatté qu’en reconnaissant les obligations qui découlent du traité de Prague, on n’attacherait qu’une importance secondaire aux espérances qu’à titre de consolation il avait laissé entrevoir à ses partisans dans un avenir indéterminé. Pouvait-il, après le concert qui s’était établi, à la face de l’Europe, entre les deux empereurs, décourager le sentiment national qui, au jour du danger, serait sa force? La Prusse n’était-elle pas autorisée à se prémunir contre une agression éventuelle en voyant la diplomatie française en Allemagne s’attaquer à sa politique, contrecarrer sa légitime influence auprès des cours méridionales?

Tels étaient les argumens que le chancelier faisait valoir pour expliquer ses griefs et justifier ses récriminations. Il disait qu’il n’avait rien négligé pour entretenir avec le cabinet des Tuileries des relations confiantes ; il avait prescrit au comte de Goltz une attitude amicale, il lui avait recommandé de se montrer rassuré par les manifestations personnelles de l’empereur et par les déclarations de son gouvernement sur la portée de l’entrevue de Salzbourg. Il lui avait donné l’ordre de nous tranquilliser sur la loyale exécution du traité de Prague, sans admettre toutefois notre intervention dans des arrangemens auxquels nous n’avions pas participé[4]. A l’appui des déclarations calmantes qu’il adressait à ses agens[5], le cabinet du roi nous donnait des gages effectifs de ses sentimens pacifiques. Il réglait sa politique orientale d’après la nôtre, et il reprenait avec le ministre de Danemark à Berlin les pourparlers si bruyamment rompus au mois de juillet par l’étrange méprise du sous-secrétaire d’état. Il informait aussi le gouvernement néerlandais qu’il avait fait sortir de Luxembourg tout le matériel de guerre et que les troupes qui restaient dans la citadelle allaient être retirées. Il espérait, en échange, que la Hollande procéderait au démantèlement de la place, dès que le dernier soldat prussien en serait sorti. L’évacuation avait été différée tant que les appréhensions d’une guerre, soit qu’on dût la subir, soit qu’on voulût la provoquer, étaient prédominantes à Berlin. Les communications faites au cabinet de La Haye ne pouvaient plus laisser de doutes sur les dispositions du gouvernement prussien : elles dénotaient une franche confiance dans le maintien de la paix.

L’attitude du chancelier au Reichstag n’était pas moins rassurante; il calmait les ardeurs patriotiques des nationaux et les alarmes particularistes du Midi. Il employait son ascendant sur les chefs des différentes fractions parlementaires pour enlever à l’adresse au roi[6] tout caractère irritant pour les susceptibilités du dehors. Mais il était difficile de tempérer les passions d’une assemblée aussi jeune, avide de bruit et n’ayant pas le sentiment de la responsabilité politique, ni le respect des convenances internationales. s’arrêter à mi-chemin, ajourner la réalisation d’une œuvre si glorieusement commencée n’était pas un sacrifice ordinaire. M. de Bismarck aimait la lutte, il y excellait, elle répondait à son tempérament; sa popularité y trouvait l’avantage de ne pas s’user dans les débats intérieurs avec une opposition mesquine, frondeuse et dénigrante.

La diplomatie française suivait avec une attention anxieuse les manifestations du ministre prussien, elle pressentait ses desseins, elle savait qu’ils étaient menaçans pour la grandeur et la sécurité de la France. Mais, dans ses correspondances au jour le jour, elle n’avait pas de parti-pris, elle ne s’inspirait d’aucune pensée hostile à l’Allemagne ; si elle signalait les symptômes alarmans, elle relevait avec empressement tout ce qui pouvait réconcilier le gouvernement de l’empereur avec la transformation qui s’opérait à nos portes. L’histoire sera plus clémente pour elle que le comte de Bismarck, qui, dans ses circulaires de 1870, l’a violemment mise en cause. Il lui reprochait alors peu courtoisement son ineptie, sa méconnaissance de l’Allemagne, il l’accusait d’avoir poussé aux résolutions téméraires en entretenant le gouvernement de l’empereur dans de funestes illusions. Il la frappe aujourd’hui pour avoir été trop clairvoyante.

Le gouvernement prussien était en veine de sagesse, il sentait qu’il avait fait fausse route, il cherchait à revenir sur ses pas et à réparer ses erreurs. Il ne se bornait pas à rassurer l’Europe, qu’il n’avait cessé d’alarmer depuis deux ans, il s’efforçait de regagner les sympathies de l’Allemagne qu’il s’était aliénées par la violence de ses procédés. On pouvait craindre qu’au jour des épreuves les populations, au lieu de se rallier autour de la Prusse, ne se retournassent contre elle, en cas de revers, pour échapper à sa domination. Le roi, dans de récens voyages à travers deux de ses nouvelles provinces, la Hesse électorale et le grand-duché de Nassau, avait été frappé de l’impopularité de son gouvernement[7]. Il avait su par les autorités municipales qui, par ordre, étaient venues le complimenter, que son ministère n’avait tenu compte, dans ses instructions, ni des habitudes, ni des intérêts locaux de ses nouveaux administrés. Frappé de ces doléances, il avait reconnu les fautes commises et promis d’y porter remède. Les ministres n’étaient pas restés insensibles au blâme qui leur était infligé, mais ils ne s’étaient soumis que dans une mesure étroite aux observations du roi. Les plaintes s’étant accentuées en même temps que le danger d’un conflit avec la France apparaissait plus imminent, on comprit à Berlin qu’il était urgent de changer de système et de racheter par des procédés plus généreux la politique à outrance que la bureaucratie, sous prétexte d’énergie, poursuivait dans les provinces annexées. Aussi l’irritation s’était-elle sensiblement calmée depuis qu’on était revenu sur les actes qui avaient le plus vivement mécontenté. Des délégués avaient été appelés à Berlin pour régler les différends et atténuer autant que possible la transition d’un règne à l’autre. Le gouvernement avait surtout été bien inspiré en restituant aux provinces conquises leurs caisses domaniales et en traitant avec une magnificence qu’on ne lui soupçonnait pas les princes dépossédés. Le sort du roi de Hanovre et du duc de Nassau n’avait plus rien d’affligeant. Il semblait qu’en les comblant on eût voulu en faire un sujet d’envie pour tous les princes allemands. On assurait au roi de Hanovre, sans porter atteinte à sa dignité par la condition préalable d’une abdication, un capital d’environ 120 millions de francs. Le duc de Nassau, dont le règne s’était passé en conflits avec ses états au sujet de ses biens domaniaux, se trouvait avoir 300,000 francs de revenu de plus qu’il n’avait étant prince régnant.

Cette conversion inattendue à des actes de générosité si peu conformes aux traditions de la cour de Prusse permettait de supposer qu’en accordant à ces deux souverains des compensations pécuniaires aussi considérables, on avait voulu donner des primes d’encouragement aux princes allemands disposés à aliéner leurs couronnes. « Ils devraient bien, disait-on, suivre l’exemple de ce lord qui, ayant laissé dans un steeple-chase à un buisson un pan de son habit, s’empressa, pour se soustraire au ridicule, de couper le pan qui lui restait. »

L’empereur ne demeurait pas insensible au revirement qui s’opérait dans la politique prussienne, elle ne lui avait valu, depuis le mois de juillet 1866, que d’amers déboires ; toutes ses promesses étaient restées en souffrance ; au lieu de lui faciliter la tâche, elle avait mis sa patience aux plus rudes épreuves. s’il avait évité des conflits, ce n’était qu’à force de sang-froid et de résignation. Rien ne pouvait donc lui être plus agréable, au moment où ses difficultés intérieures allaient en grandissant et où l’Italie lui causait de graves soucis, que de voir la modération prévaloir dans les conseils du roi Guillaume. Il constatait avec satisfaction que les protestations amicales du comte de Goltz étaient confirmées par les correspondances de nos agens en Allemagne. Toutefois, l’attitude de la presse prussienne, si bien disciplinée cependant, laissait à désirer ; ses appréciations ne cadraient pas avec les déclarations officielles.

Les organes habituels du cabinet de Berlin continuaient à s’attaquer à nos armemens; ils rendaient le gouvernement de l’empereur responsable du malaise qui pesait sur l’Europe. Ils persistaient, malgré nos dénégations, à signaler nos préparatifs en termes alarmans ; ils parlaient d’achats de chevaux, de la répartition de notre armée le long des frontières allemandes. La Gazette nationale faisait ressortir le contraste entre les dépêches pacifiques de M. de Moustier et la concentration, dans les provinces de l’est, de 60 à 70,000 hommes. Elle se gardait bien de dire que la Prusse avait 75,000 hommes échelonnés, en deux lignes profondes, à nos portes, entre Forbach et Thionville, et que cette masse, mise sur le pied de guerre, atteindrait instantanément un effectif de 120,000 combattans. C’était à Paris bien plus qu’à Berlin qu’on avait lieu d’être inquiet[8]. Dans un pays comme la France, où tout se fait au grand jour, il n’était pas difficile de constater les armemens; mais en Prusse, où tout ce qui touche à l’armée est considéré comme secret d’état, et avec une organisation qui permet une entrée en campagne presque immédiate, les arsenaux regorgeant de munitions et le trésor étant de tradition toujours en mesure de pourvoir largement, pour cinq ou six mois au moins, aux dépenses de la guerre, il n’était pas aisé de contrôler les assertions qu’il pouvait convenir à la politique de M. de Bismarck d’émettre. Il semblait que la presse allemande regrettât de ne plus avoir de prétexte pour exciter les ardeurs patriotiques et entretenir les haines nationales. C’étaient de fâcheux symptômes. Il était permis d’en conclure que, si le gouvernement prussien ne recherchait pas les complications et désirait se consacrer sérieusement à son travail intérieur, il n’entrait pas dans sa pensée de désarmer et d’amener une réconciliation sincère entre les deux pays. Il lui convenait, au contraire, de maintenir en éveil le sentiment national en prévision d’une guerre qu’il persistait à considérer comme inévitable[9].

Il était évident que la Prusse, tout en affirmant la paix, ne renonçait pas à ses desseins, et le gouvernement de l’empereur se serait exposé à de cruelles surprises s’il avait pris à la lettre les déclarations rassurantes qui partaient de Berlin. « Le comte de Bismarck, disait-on, est toujours sûr d’étonner et de séduire, mais il n’inspire jamais qu’une demi-confiance, et cette moitié de confiance qu’on lui accorde vient de ce qu’on le sait capable de tout, même en bien, et qu’avec lui, plus qu’avec tout autre, il faut s’attendre à l’imprévu et ne jamais jurer de rien[10]. »

Le dernier mot du chancelier n’était pas dit. Il s’était placé sur une pente qui ne lui permettait plus de s’arrêter, il était forcé de continuer ses empiétemens étape par étape, jusqu’au jour où le nord et le sud se fusionneraient dans un grand empire unitaire. Pour y réussir, il fallait qu’il transformât le tempérament national et séculaire de l’Allemagne en la tirant des voies intellectuelles et pacifiques pour la jeter dans les habitudes, dans les appétits, dans les aventures militaires. Cette œuvre, il entendait l’accomplir avant que la France fût en état de l’entraver.

De la Prusse dépendaient, en réalité, les lendemains de l’Europe. Si le malaise était général et si tous les pays étaient condamnés aux charges écrasantes de la paix armée, c’est que la Prusse tenait une question ouverte qu’elle entendait régler à son heure au gré de son ambition. Elle avait beaucoup de motifs pour désirer la guerre, mais elle était trop avisée pour la provoquer. La France, au contraire, ne pouvait songer, après les enseignemens sortis des champs de bataille de la Bohême, qu’à une guerre de conservation. Il aurait fallu, pour tirer l’épée, qu’elle se sentît atteinte dans sa sûreté par une entreprise violente contre les états du sud de l’Allemagne, qu’elle eût toutes les chances pour elle; il aurait fallu que la provocation fût de nature à mettre l’opinion européenne de son côté. L’empereur le comprenait, mais il était dit que les passions l’emporteraient sur sa volonté défaillante et que la France affolée se jetterait sur l’Allemagne comme le taureau se précipite sur l’épée du toréador.


II.

La presse prussienne continuait à récriminer contre la France et à lui prêter des arrière-pensées agressives malgré la mission du général Fleury, qui était venu à Berlin expliquer les motifs qui avaient empêché l’empereur d’aller saluer le roi à son retour de Salzbourg et donner à M. de Bismarck, sur les tendances de notre politique, les assurances les plus pacifiques. Les journaux inspirés faisaient, au contraire, les yeux doux au cabinet de Vienne, ils lui témoignaient une sollicitude touchante, ils chantaient les éloges de François-Joseph et parlaient avec une déférence affectée de son ministre. Il semblait, à les entendre, que l’Autriche n’eût pas été battue ni violemment exclue de l’Allemagne et qu’il suffisait d’avances équivoques pour la réconcilier avec de récentes et de douloureuses épreuves. On lui rappelait la confraternité des temps passés, on lui démontrait les avantages qu’elle retirerait d’un rapprochement : « Si, à Vienne, disait magnanimement un organe officieux, on n’a pas encore oublié les événemens de 1866, nous pouvons affirmer que toute pensée hostile a disparu à Berlin. » On ajoutait que le terrain y était tout préparé pour un accord et qu’une entente avec l’Autriche permettrait à la Prusse de détendre ses liens avec la Russie. On laissait entrevoir aussi le rappel du baron de Werther, que M. de Bismarck maintenait obstinément à son poste, bien que sa présence fût pénible à l’empereur, depuis la publication de sa dépêche sur le couronnement de Pesth, si désobligeante pour sa personne et si malveillante pour son gouvernement[11].

M. de Bismarck lançait des ballons d’essai ; il croyait le moment opportun pour désarmer le cabinet de Vienne et le ramener à lui avant le départ de François-Joseph pour Paris. Les communications diplomatiques entre les deux gouvernemens étaient devenues plus fréquentes, moins acrimonieuses. Des procédés courtois et des déclarations sympathiques avaient succédé au dédain et aux réflexions amères qui s’échangeaient depuis la guerre. La situation de l’empire, cependant, ne s’était pas améliorée, elle s’était aggravée plutôt, au dire de la diplomatie prussienne. On cherchait les motifs secrets de ce revirement ; il frappait par sa coïncidence avec le relâchement qu’on signalait dans les rapports entre Berlin et Pétersbourg[12]. M. de Bismarck paraissait reconnaître subitement les inconvéniens de l’alliance russe ; elle avait été son salut après Sadowa ; elle l’avait tiré de l’isolement ; elle lui avait permis de transformer l’Allemagne, de réduire à l’état de vassaux les plus proches parens du tsar et surtout de tenir la France et l’Autriche en échec. Mais la situation s’était modifiée depuis, et M. de Bismarck réglait sa politique d’après les circonstances. Il ne redoutait plus de complications, il avait besoin de la paix pour s’assimiler ses conquêtes et opérer la fusion des armées méridionales avec celles du Nord. Il n’avait rien à redouter de la France et de l’Autriche, elles étaient pour longtemps paralysées par leurs difficultés intérieures et leur réorganisation militaire. La Russie, au contraire, cherchait à soulever des complications en Orient, et le ministre prussien prévoyait que ses relations avec le cabinet de Pétersbourg, dont le prince Gortchakof exagérait trop hautement la portée[13], pourraient d’un jour à l’autre le mettre en face de la coalition des puissances occidentales qui avaient présidé au traité de 1856. Aussi évitait-il de s’expliquer sur la question d’Orient. Quand on l’interrogeait, il répondait qu’il ne lisait jamais les dépêches de Constantinople, bien que secrètement il caressât les vues du cabinet de Pétersbourg. Mais l’heure n’était pas venue d’inquiéter la Russie et de la sacrifier à l’Autriche. L’intime alliance avec le cabinet de Vienne avait à passer par bien des péripéties avant d’aboutir. L’empereur Alexandre devait, en 1879, par ses menaces, après les déceptions du congrès de Berlin, et sous de funestes influences, la provoquer et la cimenter[14]. Le tsar avait la prétention d’être son propre ministre des affaires étrangères, ce qui faisait dire au comte Andrassy : « Je suis fier d’avoir pour collègue un souverain, mais bien humilié de le voir si mal inspiré et si peu expérimenté. »

M. de Bismarck n’était pas seulement l’homme des actions hardies et des inspirations soudaines, il était aussi l’homme des longues et utiles patiences ; de longue main, il préparait son terrain, et, lorsque tous ses jalons étaient posés, il saisissait l’occasion ardemment guettée pour réaliser ses projets. À ce moment, il s’appliquait à calmer les amertumes qui couvaient encore dans le cœur de l’empereur François-Joseph, il tenait avant tout à rétablir les rapports personnels entre le roi et son neveu et à atténuer les légitimes préventions de la cour de Vienne. Les journaux parlaient d’une entrevue, tandis que des intermédiaires secrets s’appliquaient à la préparer. La négociation était en bonnes mains ; elle se poursuivait entre l’archiduchesse Sophie, la mère de François-Joseph, et sa sœur, la reine douairière de Prusse.

Le 22 octobre, à sept heures du matin, l’empereur d’Autriche, qui avait quitté Vienne, la veille au soir, descendait à la station d’Oos du train express qui le menait à Paris. Il allait entrer dans la salle du buffet, où l’attendait une collation, lorsqu’il apprit, non sans émotion, que le roi de Prusse accourait de Bade pour le saluer à son passage. Les deux souverains furent subitement en présence : leurs bras ne s’entr’ouvrirent pas, de sanglans souvenirs se dressaient entre eux ; Kœniggraetz jetait une sinistre lueur sur les sermens échangés à Gastein. L’entrevue fut courte, car déjà le train avait du retard, mais la glace était rompue, les mains s’étaient rencontrées. Le roi avait réveillé dans le cœur de son neveu les sentimens de famille et de confraternité allemande ; il savait que l’empereur d’Autriche n’avait rien signé à Salzbourg, il était convaincu qu’il ne signerait rien à Paris[15].

Le comte de Bismarck poursuivait de vastes desseins, mais sans le roi Guillaume il ne les eût pas réalisés. On chercherait vainement dans l’histoire un ministre et un souverain se complétant si merveilleusement, elle ne présente pas d’exemple de deux volontés et de deux ambitions identifiées à ce point.


III.

L’Orient était alors profondément troublé. On se massacrait depuis un an dans l’île de Candie. L’insurrection crétoise paraissait être le prélude d’un soulèvement général de toutes les populations chrétiennes. La fermentation était entretenue par la propagande active et entreprenante des comités slaves. Ceux qui représentaient la Russie officiellement prévoyaient une désagrégation de l’empire, ceux qui la servaient secrètement parlaient d’un démembrement imminent. La situation était inquiétante, mais elle n’avait pas la gravité qu’ils lui prêtaient ; les agens russes substituaient leurs désirs à la réalité. La Turquie avait une vitalité latente qu’ils ne soupçonnaient pas. Les peuples qui ont rempli le monde de leur éclat et de leur grandeur ont l’agonie longue, ils mettent des siècles à disparaître, ils confondent parfois les calculs de ceux qui convoitent leurs dépouilles. « On a conduit plus d’une fois l’enterrement de la Turquie, mais le cercueil était vide et le malade regardait passer le convoi à travers la fumée de son chibouck[16]. »

La Russie spéculait sur les rivalités des puissances, si profondément divisées par les événemens de 1866, pour réaliser ses desseins. Elle avait recherché l’alliance de la France après la guerre de Crimée, elle recherchait aujourd’hui celle de la Prusse, depuis que la prépondérance du roi Guillaume s’était substituée en Europe à celle de Napoléon III. Elle appuyait sa politique sur les principes que l’empereur avait, au détriment de nos intérêts traditionnels, introduits dans le droit public : le principe des nationalités et celui de la souveraineté des peuples.

Le cabinet de Pétersbourg était sincère lorsqu’il affirmait qu’il ne poursuivait aucun agrandissement territorial, mais il entendait créer dans la Turquie d’Europe une multitude de petits états qui, placés sous son protectorat, seraient ses satellites. Ces « petites républiques, » comme les appelait le prince Gortchakof, devaient ouvrir à la Russie la route de Constantinople et former autour de l’Autriche une enceinte continue et menaçante. Personne ne se méprenait sur les arrière-pensées du cabinet de Pétersbourg, malgré le soin qu’il prenait à les déguiser. On savait que l’ardente sollicitude qu’il manifestait dans les documens de sa chancellerie pour le sort des chrétiens n’était pas sans alliage. On se rappelait les entretiens de l’empereur Nicolas avec lord Seymour. L’empire ottoman avait subi de nombreux démembremens, d’autres étaient en voie de s’accomplir, mais il n’était pas dit que l’Europe laisserait la Russie, sous prétexte d’améliorer le sort des populations chrétiennes, s’installer à Constantinople. Tous les cabinets se préoccupaient de l’Orient. La Turquie était le pivot de toutes les combinaisons diplomatiques.

M. de Bismarck s’en servait pour impressionner l’Autriche et la forcer de se retourner vers Berlin. M. de Moustier prêtait son concours moral au prince Gortchakof sous le prétexte de l’assister dans une œuvre de civilisation, mais, en réalité, pour détendre les liens qui, depuis le mois d’août 1866, s’étaient noués entre l’empereur Alexandre et le roi Guillaume. Sauvegarder nos intérêts en Orient en appuyant la Russie qui les menaçait, ne mécontenter par ce double jeu ni l’Angleterre ni l’Autriche, avec laquelle nous venions de lier partie à Salzbourg, telle était la tâche compliquée que s’était donnée M. de Moustier et qu’il poursuivait avec persévérance dans l’espoir de faire échec à l’Allemagne sur le Rhin. Le succès ne répondait pas toujours à ses efforts. Le prince Gortchakof était un allié exigeant, ombrageux. Le caractère et le tempérament des hommes d’état varient à l’infini. Il en est de craintifs, d’irréfléchis et de téméraires, de chimériques et de réalistes : le prince Gortchakof était rancuneux. Il avait introduit dans la politique un élément dangereux : le ressentiment. C’est par ressentiment qu’il avait laissé écraser l’Autriche en 1866 ; c’est par ressentiment que, en 1870, il devait assister impassible au démembrement de la France. « j’ai beau consulter, disait-il à notre ambassadeur pour colorer son évolution vers la Prusse, le bilan de nos rapports avec le cabinet des Tuileries; le nom de la France ne se retrouve nulle part, tandis qu’à chaque colonne, je vois figurer à l’actif le nom de la Russie. » Ses griefs étaient fondés sans doute ; nous avions oublié, en 1863, lors de l’insurrection de la Pologne, les services que le cabinet de Pétersbourg nous avait rendus en 1859 lors de la guerre d’Italie. Mais, en produisant son inventaire, qui, disait-il, se soldait tout à son désavantage, il oubliait la conduite de la France lors de la guerre de Crimée. Elle méritait cependant de figurer à son bilan. Jamais un pays maltraité par le sort des armes ne s’était trouvé, comme la Russie, en face d’un vainqueur plus préoccupé de la seule pensée de ménager sa dignité, de le relever à ses propres yeux et d’atténuer les conséquences de sa défaite[17]. La Russie s’est trouvée depuis aux prises avec de plus dures exigences, et le prince Gortchakof, dans les comptes courans qu’il ouvrait à d’autres puissances, a pu constater des déficits plus graves que ceux qu’il relevait si amèrement en 1867.

La France a de vives sympathies pour la Russie ; elle déplore son effacement en Europe, elle est impatiente de la voir reprendre dans les conseils de la diplomatie son prestige et son ascendant. Elle n’oublie pas les services que le cabinet de Pétersbourg lui a rendus en 1859 et en 1875; elle rend hommage à la sagesse et à l’esprit libéral dont Alexandre II s’est inspiré au début de son règne, à ses efforts pour se réconcilier la Pologne, à l’émancipation des serfs, à ses réformes administratives et financières, mais quelle que soit son admiration pour la politique intérieure du tsar, il lui est difficile de ne pas se rappeler l’hostilité qu’il lui a témoignée en 1870, l’action paralysante qu’il a exercée sur l’Autriche, le Danemark et l’Italie, les récompenses qu’à chacune de nos défaites, sans égards pour nos infortunes, il prodiguait aux chefs des armées allemandes, et les télégrammes qu’il échangeait avec le roi Guillaume. Mieux eût valu, pour les intérêts de notre défense, une guerre franchement déclarée qu’une neutralité aussi perfidement, aussi cruellement exercée.

Le vice-chancelier se plaignait de l’attitude de nos agens en Orient, si peu conforme, affirmait-il, à notre entente; il était jaloux de notre intimité avec le cabinet de Vienne et récriminait contre l’Autriche. «Je suis indigné contre Beust, nous disait-il; pour nous brouiller, il soulève des complications en Turquie et nous en rend responsables. Je lui renvoie l’accusation ; les convoitises ne sont pas de notre côté, mais du sien ; nous ne poursuivons aucune extension territoriale, tandis qu’il voudrait s’annexer la Bosnie et l’Herzégovine. C’est un « caméléon ; » personne en Orient n’a varié plus que lui, il a passé d’un pôle à l’autre. Ne nous a-t-il pas proposé, d’initiative, sans la moindre incitation de notre part, la révision du traité de Paris[18], dont il se constitue aujourd’hui le plus ardent défenseur? Le jeu qu’il joue ne saurait tromper personne, et j’espère bien qu’il ne réussira pas à jeter du froid entre nous. Vous n’avez pas à vous plaindre de mes exigences; j’use de tous les ménagemens pour ne pas vous être désagréable ; je ne formule que des propositions inoffensives. Mais le voile dont je couvre notre retraite dans l’affaire de Candie est à peine assez épais pour nous sauver du ridicule. Le temps d’arrêt dont souffre notre action commune en Turquie m’est d’autant plus pénible qu’il me constitue ici un échec personnel. Vous savez contre quelles attaques j’ai à me défendre, quel est mon isolement lorsque je plaide en faveur d’une intimité politique avec la France. »

M. de Moustier ne pouvait rester insensible à ces doléances et compromettre, par une plus longue inaction à Constantinople, les relations amicales qu’il avait eu tant de peine à consolider. Il télégraphia à notre ambassadeur, qui ne s’entendait pas toujours avec son collègue de Russie, de modifier son attitude et de faire sans retard à la Porte la déclaration collective convenue entre les deux gouvernemens dans le pro memoria qu’ils avaient échangé à Paris. M. Bourée était un agent brillant, il avait fait sa carrière dans le Levant, il était initié à tous les détours des affaires orientales. Il restait fidèle à nos traditions, il défendait la Porte contre de dangereuses ingérences, mais il avait peine à se pénétrer d’instructions souvent changeantes ; il s’étonnait des contradictions de notre politique ; il ne lisait pas entre les lignes ce qu’on négligeait de lui dire explicitement ; il semblait lui échapper que la sécurité de nos frontières primait l’intérêt ottoman. Les nuages se dissipèrent aussitôt à Pétersbourg dès qu’on sut que le cabinet des Tuileries s’était exécuté. M. de Budberg ne ménagea pas les complimens à M. de Moustier. « Dites à l’empereur, télégraphiait le prince Gortchakof à son ambassadeur, que mon maître n’a jamais douté de la fidélité de Sa Majesté à sa parole. »

Il n’était pas aisé, pour notre diplomatie, de se maintenir en équilibre entre des puissances rivales sans éveiller des défiances et s’exposer à des récriminations. Pour y réussir, il fallait concilier l’habileté avec la loyauté. C’étaient les qualités maîtresses de notre ministre des affaires étrangères. M. de Gramont reçut mission de s’expliquer avec M. de Beust, à cœur ouvert, sur notre intimité avec la cour de Russie et sur notre commune action dans les affaires de Crète. Notre ambassadeur passa en revue avec le chancelier les services réciproques que la France et l’Autriche étaient en état de se rendre. Il lui parla de l’intérêt que nous avions à maintenir avec la Russie des relations confiantes et même cordiales; il lui conseilla la modération dans ses actes, et surtout dans son langage, de manière à ne pas embarrasser ses amis en les plaçant dans l’alternative ou de rompre avec la Russie, ou de séparer leur action de la sienne. M. de Beust comprit les motifs dont s’inspirait notre politique, il ne s’en offusqua pas. C’était un sacrifice qu’il nous faisait, car l’antagonisme déjà si marqué entre Vienne et Pétersbourg s’accentuait de plus en plus.

Il était convaincu que la Russie, poussée par des nécessités intérieures, voulait provoquer des conflits. Il ne pensait pas que le moment fût venu pour des prises de possession en Orient. D’après lui, mieux valait garder les Turcs. « Le Turc, disait-il, est, par tempérament autant que par nécessité, tolérant pour toutes les confessions et certainement plus doux et plus accommodant que ne le seraient les Russes. » Il ne cachait pas qu’en cas de démembrement, il chercherait à s’assurer la Bosnie et l’Herzégovine, mais il disait n’être pas pressé. Il envisageait du reste avec philosophie l’éventualité d’un heurt avec la Russie; il estimait que, pour ses voisins, sa force était plus nominale que réelle; à ses yeux, elle consistait surtout dans son intimité avec la Prusse et dans l’activité de sa propagande panslaviste. Mais il voyait dans son état intérieur, qui laissait tout à désirer, un contrepoids à son expansion au dehors. Il n’en reconnaissait pas moins la nécessité d’une bonne entente avec le prince Gortchakof, en face de la Prusse menaçante, et il nous promettait d’agir en conséquence. Le marquis de Moustier n’avait pas à regretter ses franches explications.

Le 4 novembre, l’empereur d’Autriche, après une journée de chasse passée à Compiègne, quittait le sol français et, le 7, il faisait une rentrée triomphale à la Burg. Il revenait dans ses états avec le prestige d’un éclatant succès. Son voyage, au lieu d’être un simple acte de courtoisie, s’était transformé en un événement politique. Il fallait le récit des manifestations enthousiastes qui, partout en France, éclataient sur son passage pour qu’à Vienne on en comprît la signification. Les ministres de Prusse et de Russie ne dissimulaient pas leur dépit. La diplomatie russe surtout, à en juger par l’aigreur de ses propos, appréhendait que la politique française, si impressionnable et si mobile, n’eût fait une nouvelle évolution. « Il parait, disait le comte de Stakelberg, que depuis que Beust est à Paris, les Turcs ont toutes les vertus, et qu’au lieu de les tancer, on ne leur décerne plus que des éloges. »

Les conjectures des chancelleries étrangères étaient autorisées. François-Joseph avait été en France l’objet d’ovations significatives. On l’avait reçu comme l’hôte préféré, comme un allié, avec la certitude qu’au jour des épreuves il combattrait à nos côtés ; ses ressentimens semblaient s’être confondus avec les nôtres. Aucun des souverains qui l’avaient précédé n’avait été fêté avec plus d’éclat et de cordialité démonstrative. On eût dit qu’on reconnaissait la faute commise en ébranlant la monarchie autrichienne, et qu’on prenait le solennel engagement de consacrer désormais toutes ses forces à les réparer.

Le discours de l’empereur François-Joseph à l’Hôtel de Ville eut un immense retentissement[19]. On se plut à l’interpréter comme un gage donné à l’indissoluble entente des deux pays. Si les secrets compliqués de la politique échappent aux peuples, ils ont en revanche l’instinct des situations. La France sentait alors que son salut dépendait d’une intime alliance avec l’Autriche et qu’il serait funeste et criminel de s’engager dans une guerre sans être certain de son concours militaire.

L’avenir apparaissait moins menaçant au gouvernement de l’empereur; il ne se sentait plus isolé, les intérêts de l’Autriche se conciliaient avec les siens, il était certain qu’il trouverait dorénavant sa diplomatie à ses côtés, prête à le seconder, dans toutes les questions qui surgiraient en Europe. L’accord concerté à Salzbourg avait reçu une consécration nouvelle par l’entrevue de Paris. La France avait sanctionné par de chaleureuses démonstrations l’entente des deux souverains.

L’Angleterre, si étroitement associée à notre politique, depuis le commencement du règne, se désintéressait, il est vrai, sous l’influence de l’école de Manchester, des affaires du continent ; elle ne protestait pas contre la transformation de l’Allemagne ; comme toujours, elle prenait son parti des faits accomplis. A la veille de la guerre de Bohême, elle n’avait pas eu de blâme assez sévère pour le cabinet de Berlin ; elle s’attaquait au roi et outrageait son ministre. On traitait alors la Prusse comme un parent pauvre ; on la recherchait depuis qu’elle avait révélé ses ressources ; on se félicitait de sa fortune, on se flattait qu’on trouverait en elle un solide appui contre les exigences de la France et les ambitions de la Russie. Cependant les souvenirs de la guerre de Crimée, bien qu’attiédis, ne s’étaient effacés ni à Paris ni à Londres. La reine nous avait donné une marque éclatante d’amitié dans une heure de détresse, lors de l’incident du Luxembourg. Elle était sortie de son deuil pour écrire une lettre pressante au roi Guillaume et, par l’énergie de sa démarche, elle avait puissamment contribué à conjurer la guerre.

La Russie ne cessait de nous faire des avances, elle réclamait notre concours à Constantinople en échange des conseils qu’elle donnait à Berlin. Le prince Gortchakof se plaisait à rappeler les souvenirs de l’entrevue de Stuttgart, il semblait oublier, momentanément, la Crimée et la Pologne.

L’Italie, en revanche, causait à l’empereur d’amères déceptions. Elle était son œuvre. En la délivrant il avait cru assurer à la France une alliée à toute épreuve ; elle devait nous assister dans les congrès et sur les champs de bataille, et elle méconnaissait les services rendus, elle devenait pour notre politique un sujet d’inquiétude, une cause d’affaiblissement. Elle ajoutait à nos embarras en soulevant la question romaine au mépris du traité du 15 septembre; et, ce qui était plus douloureux encore, elle sollicitait secrètement l’appui de la Prusse. Le comte de Bismarck nous faisait à son sujet d’étranges confidences. Il racontait à notre ambassadeur que Garibaldi lui avait écrit pour réclamer des armes et de l’argent ; mais, soupçonnant un piège de l’Autriche et sachant combien il était aisé d’imiter l’écriture du révolutionnaire italien, il avait répondu à son intermédiaire qu’il ne disposait d’aucune somme dont il ne dût rendre compte, et qu’il ne pouvait distraire aucune arme des arsenaux de la Confédération du Nord. Il confiait aussi à M. Benedetti que le chargé d’affaires du cabinet de Florence était venu lui soumettre une dépêche de son gouvernement qui désirait savoir s’il était disposé à seconder l’Italie et dans quelle mesure elle pourrait compter sur son assistance. Ces confidences, si peu conformes aux usages de la diplomatie régulière, avaient lieu de nous surprendre. Il était permis de se demander comment le ministre prussien savait que l’écriture de Garibaldi était facile à imiter. On pouvait s’étonner aussi qu’il eût reçu un de ses émissaires; n’était-ce pas encourager la révolution?

« Dans quel but, écrivait notre ambassadeur, M. de Bismarck, qui n’est jamais indiscret sans calcul, m’a-t-il spontanément fait ces communications? Craignait-il que nous en lussions informés par d’autres voies ? Ou bien s’est-il uniquement proposé de nous apprendre avec quel empressement les partis et le gouvernement l’italien lui-même sont prompts à s’adresser à la Prusse et combien il lui serait facile de trouver des alliés au-delà des Alpes[20]? » Le comte de Bismarck était cruel dans ses confidences. Il nous révélait l’inanité de l’alliance de 1859, il nous rappelait que nous avions méconnu les intérêts séculaires de la France en sacrifiant à de faux dieux. L’Italie était aujourd’hui une carte maîtresse dans son jeu ; elle nous forçait de détourner notre attention de l’Allemagne, en nous mettant aux prises avec le cabinet de Florence, qui s’irritait des obstacles que nous opposions à ses revendications nationales, et avec le pape qui nous accusait de le livrer à la révolution.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier, et du 1er février.
  2. Dépêche d’Allemagne. — « Les déclarations du prince de Hohenlohe sont de nature à mécontenter la Prusse; les journaux n’attendaient qu’un signal du gouvernement pour manifester leur indignation. Le signal n’a pas été donné, M. de Bismarck a proféré se montrer satisfait. C’est adroit et judicieux. Il se rend compte des difficultés qui accablent le premier ministre du roi Louis. Il sait que la Bavière n’est pas disposée à se fusionner avec le Nord et que, s’il voulait lui imposer le programme du parti national, il se heurterait aux intérêts dynastiques et aux vœux populaires. Il se place dès lors sur le terrain où la Bavière est d’elle-même disposée à se placer. Le prince de Hohenlohe ne voulant pas entrer dans la confédération du Nord et le Wurtemberg ne se souciant pas d’une confédération du Sud, on en est réduit à chercher une formule qui permette de constituer l’unité par des institutions identiques et par la solidarité des intérêts économiques et militaires. La presse nationale se refuse à admettre des transactions, elle s’attaque au prince de Hohenlohe, elle demande la mise en accusation du baron de Dalwigh, le ministre du grand-duc de Hesse; elle réclame des garnisons prussiennes à Kehl et à Rastadt. Le grand-duc de Bade, qui veut passer à tout prix le Main, avec armes et bagages, s’impatiente. On dit que récemment il aurait livré à son beau-père, le roi Guillaume, un véritable assaut pour se faire ouvrir les portes de la confédération du Nord.
    « Les déclarations du prince de Hohenlohe ont un grand retentissement en Allemagne; elles serviront à calmer en France, il faut l’espérer, les appréhensions sincères ou calculées de ceux qui tiennent l’unité germanique, par l’attraction que la confédération du Nord exercerait sur le Midi, comme un fait déjà accompli. L’échange inusité de courriers qui a eu lieu dans ces derniers temps, entre Berlin et Munich, permet de supposer que le comte de Bismarck a eu de la peine à sanctionner le programme bavarois. S’il ne s’en accommodait pas, il serait exigeant, car le roi Louis, ramené aux sympathies prussiennes par l’influence de sa mère et de son ministre dirigeant, aurait promis au roi Guillaume, en échange de son assentiment à la politique de son gouvernement, le concours le plus loyal, et il aurait même engagé sa parole qu’en cas de guerre il n’hésiterait pas à marcher sous sa bannière. »
  3. Dépêche de Berlin. — « Le court séjour que le comte de Goltz a fait à Berlin a donné lieu à plus d’un incident. Le ministre et l’ambassadeur se sont exprimés l’un sur l’autre avec peu de tempérance. Si le comte de Bismarck témoigne peu d’égards à ses collègues du conseil, il n’agit pas avec moins de violence contre les adversaires qu’il rencontre jusque sur les marches du trône. La distance est grande entre lui et le prince royal, qui le rend responsable de l’irritation persistante de l’opinion publique dans les provinces annexées. Le mécontentement ne s’apaiserait pas en Hanovre ; M. de Bennigsen méconseillerait le voyage, il craindrait que Sa Majesté ne fût exposée à un fâcheux accueil. Les rapports du plénipotentiaire militaire à Munich ne seraient pas plus rassurans. »
    Dépêche d’Allemagne. — « Le comte d’Usedom, qui vient de passer plusieurs semaines à Berlin, m’a parlé des voies obscures dans lesquelles la Prusse s’est engagée ; il manifeste des inquiétudes au sujet du maintien de la paix. Il ne ménage pas les critiques à M. de Bismarck, il énumère avec complaisance ses fautes ; il dit qu’il n’aime pas les programmes et qu’il n’est pas aisé de s’entretenir avec lui des éventualités de l’avenir. »
  4. Dépêche de Berlin. — « Il suffit au comte de Bismarck d’avoir empêché la confédération du Sud. Son intention n’est pas de braver la fortune en poursuivant la médiatisation constitutionnelle absolue des souverains dont l’indépendance a survécu à la guerre de 1866. Isolés les uns des autres, les états du Midi pourront de moins en moins se passer de l’appui de la Prusse. Il le leur assurera au moyen d’arrangemens particuliers qui auront le caractère de combinaisons internationales, de façon à satisfaire tous les goûts et à ménager les susceptibilités des puissances étrangères. C’est par le caractère international et conditionnel des transactions qui interviendront dans un avenir plus ou moins rapproché que les rapports des états du Sud avec la Prusse se distingueront du statut constitutionnel qui forme la base fondamentale de la confédération du Nord en un tout compact et indivisible à jamais. »
  5. Circulaire prussienne. — « Il me revient que la circulaire du 7 septembre, que vous avez communiquée au gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité, a été dans certains cercles mal interprétée. Malgré la clarté de ma dépêche, on y a vu l’intention d’exercer une pression morale sur les états du Midi pour les forcer à entrer malgré eux dans la confédération du Nord. Le gouvernement du roi maintiendra certainement avec fermeté les rapports et les conventions avec les gouvernemens du Midi, mais il est fort éloigné de vouloir exercer la moindre pression sur la libre détermination de ses alliés. Nous les laisserons toujours parfaitement libres de resserrer à leur gré, maintenant ou plus tard, les liens qui les rattachent au Nord. Le gouvernement du roi désire rester en bonne intelligence avec tout le monde, mais il considère comme un devoir d’achever l’édifice dont le sentiment national a jeté les bases et de fonder le bonheur des nouvelles parties de la monarchie sur une paix durable, seule capable de couronner une œuvre difficile. »
  6. Le parlement décida que l’adresse serait portée au roi, qui voyageait dans le midi de l’Allemagne. C’est à Nuremberg, la vieille cité impériale, choisie à dessein, que la députation fut reçue. Guillaume Ier venait de saluer à Hohenzollern le berceau de ses ancêtres et il allait recevoir à Augsbourg, la ville de Charles-Quint, le roi de Bavière, On ne négligeait aucune occasion pour raviver les souvenirs du saint-empire. Le roi Louis, qui ne s’était prêté à l’entrevue qu’à son corps défendant, en revint fort satisfait. Le roi de Prusse avait su capter sa confiance, si bien qu’il s’engagea à marcher, en cas de guerre, résolument sous sa bannière. Il était arrivé à Augsbourg comme roi de Bavière et il en était reparti, disait-on, comme préfet prussien.
  7. Dépêche d’Allemagne, 31 juillet 1867. — « Le roi de Prusse a-t-il été bien inspiré en allant à Wiesbaden? c’est ce que beaucoup de personnes se sont demandé hier après son entrée dans l’ancienne capitale du duché de Nassau. La spontanéité et l’élan du cœur ont fait absolument défaut à cette fête. A côté des couleurs prussiennes flottaient partout, en signe de protestation, les couleurs du pays. Les populations des campagnes s’étaient abstenues, et, dans le cortège organisé par les soins et sous la pression de la régence, ne figuraient que les élèves des écoles et des gymnases et quelques jeunes filles vêtues de blanc. Quantité de Prussiens du Nord, mus par un sentiment patriotique, étaient accourus de tous côtés pour suppléer, par leurs démonstrations, aux acclamations de la population indigène. Sans le concours d’élémens étrangers, qui tenaient à assister le roi dans une épreuve un peu risquée, on en serait sans doute à regretter une démarche qui, généralement, a paru prématurée. Le roi avant de se rendre à Wiesbaden est allé inspecter la garnison de Mayence. Cette démarche faite en l’absence du grand-duc de Hesse, dans une ville qui ne dépend pas de la confédération du Nord, et peut-être sans avis préalable donné au souverain territorial, est considérée comme une prise de possession morale contraire à l’esprit du traité de Prague. »
  8. Dépêche d’Allemagne. — « Les assurances pacifiques que la Prusse nous prodigue, soit par ses journaux, soit par les organes de sa diplomatie, et bien que leur sincérité ne paraisse pas douteuse en ce moment, ne sauraient cependant nous faire perdre de vue le soin constant avec lequel elle s’applique à donner à ses armemens le plus complet développement. Il est vrai qu’en ce moment elle semble s’y consacrer avec une activité moins fiévreuse que par le passé. Je ne suis arrivé du moins, par mes observations personnelles, à relever autour de moi aucun indice dénotant des arrière-pensées qui seraient en contradiction manifeste avec les déclarations tranquillisantes qui ont pu vous être données. Les pensées audacieuses dans lesquelles se complaisait l’état-major général lors de l’incident du Luxembourg se sont atténuées; le général de Moltke n’en est plus à dire, comme au mois d’avril: « Ce qui pourrait nous advenir de plus heureux, c’est une guerre avec la France. » Les préoccupations n’en restent pas moins tournées vers l’éventualité d’un conflit, toutefois moins en vue d’une attaque qu’en vue de la défense. Par l’activité qui se déploie sous mes yeux, je vois combien on a hâte de transformer les recrues en soldats aguerris à toutes les fatigues. Les régimens sont en mouvement tous les jours dès cinq heures du matin, pour ne rentrer qu’à onze heures, et le soir, jusqu’à la nuit tombante, les officiers surveillent le tir et les manœuvres de peloton. Tenir le soldat toujours en haleine est de règle dans l’armée prussienne, et il ne faudrait pas s’étonner si ce principe reçoit en ce moment une application exagérée. Après avoir soulevé d’aussi vives appréhensions, la politique prussienne n’est que logique en se tenant prête à tout événement. »
  9. Dépêche d’Allemagne. — « Le gouvernement prussien est convaincu, et il appuierait ses convictions sur des renseignemens positifs, que la guerre n’est plus qu’une question de temps, qu’elle éclatera le jour où nos préparatifs et ceux de notre alliée éventuelle seront au complet. Mais il sait aussi que ce moment est relativement encore assez éloigné, car la fabrication de nos fusils, quelque activité que nous y mettions en multipliant nos commandes, ne marchera jamais assez vite pour nous permettre d’entrer en campagne, dans des conditions d’égalité, avant plusieurs années. Il sait aussi qu’en Autriche les armemens marchent avec plus de lenteur encore ; il n’admet pas qu’avant trois années son développement militaire atteigne le degré de préparation voulue, si toutefois il n’est pas entravé par des complications intérieures. Il ne faudrait donc pas nous étonner si les idées de l’état-major prussien, si agressives au printemps dernier, conservent un certain ascendant à Berlin. Elles répondent d’ailleurs aux convictions du chancelier. »
  10. M. Victor Cherbuliez, l’Allemagne nouvelle.
  11. Dépêche de Berlin. — « Il serait question de nommer le baron de Werther, dont la position à Vienne est devenue impossible, sous-secrétaire d’état au ministère des affaires étrangères. Cela permettrait à M. de Bismarck de se soustraire à l’obligation d’entretenir des rapports directs avec le corps diplomatique qui le gênent et l’ennuient. Cet esprit, naguère si peu sensible à certaines faiblesses, est par momens comme subjugué par un immense orgueil.
  12. Dépêche d’Allemagne. — « Les journaux qui s’inspirent à la chancellerie fédérale parlent d’incitations dont la Prusse aurait été l’objet de la part de la Russie; ils prétendent que ces avances ont reçu un accueil peu encourageant. Ils disent que les démarches tentées par le cabinet de Pétersbourg à Berlin et à Londres, en vae d’une entente sur la question d’Orient, compromettante pour la paix de l’Europe, sont restées sans succès. Non-seulement ces tentatives auraient échoué, mais elles auraient prouvé que la politique prussienne ne tend à rien moins qu’à une alliance avec la Russie, qu’elle n’a aucun souci de favoriser ses desseins sur la Mer-Noire, qu’une alliance ne manquerait pas de provoquer une coalition entre la France, l’Autriche et l’Angleterre, parfaitement unies d’intérêt, aujourd’hui comme autrefois, dans les affaires d’Orient.
    « Il est possible, m’a dit un diplomate allemand, que l’empereur Alexandre ait essayé de renouveler à Londres la tactique poursuivie autrefois par l’empereur Nicolas auprès de lord Seymour. Mais il a dû s’apercevoir que l’intérêt de l’Angleterre en Orient reste ce qu’il a toujours été et ne saurait amener d’entente, sur aucun point, avec la Russie. Le danger d’une conflagration en Turquie, a-t-il ajouté, diminue en raison de la constance et de la fermeté de la politique anglaise et de l’éloignement que montre la Prusse à s’unir à la Russie pour favoriser, au contraire, de tout son pouvoir, la mission de l’Autriche en Orient. D’après lui, l’isolement du cabinet de Pétersbourg, ainsi constaté, serait la meilleure garantie de la paix européenne.
    « Il est impossible de ne pas être frappé de l’insistance que mot le cabinet de Berlin, dans ses manifestations officieuses, à faire ressortir le désir, pour ne pas dire la nécessité, de se rapprocher de l’Autriche et de lui faciliter ce qu’elle se plaît à appeler sa mission en Orient depuis qu’il l’a exclue de l’Allemagne. Ce désir ne saurait être mis en doute, il s’est accentué depuis que l’Autriche s’est rapprochée de la France. M. de Bismarck, au lendemain de la guerre, tenait la régénération de la monarchie autrichienne pour impossible, l’œuvre tentée par M. de Beust lui semblait une chimère. Selon lui, la maison de Habsbourg était condamnée à disparaître sous l’action d’une loi fatale de décomposition ; ses idées se sont bien modifiées, aujourd’hui qu’il s’aperçoit que l’empire dont il prédisait la fin prochaine a plus de vitalité qu’il ne le soupçonnait, il ne néglige rien pour se réconcilier avec le cabinet de Vienne »
  13. Lettre du baron de Talleyrand. — « Le vice-chancelier veut à tout prix bien vivre avec Berlin; il s’applique, en toute occasion, à faire croire à une intimité plus grande que ne l’admet la légation du roi Guillaume à Pétersbourg. »
  14. La Russie, en 1879, armait sans relâche; la dislocation de ses troupes sur les frontières de la Prusse et de l’Autriche prenait un caractère alarmant. Le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin réclamèrent des explications. Les préparatifs furent niés; mais M. de Bismarck était renseigné. « Pourquoi, disait-il. Dieu aurait-il créé les juifs polonais, si ce n’est pour servir d’espions?» Les journaux russes continuaient d’ailleurs l’ardente campagne qu’ils avaient ouverte contre l’Allemagne. On savait que les articles les plus acrimonieux sortaient de la plume de M. de Jomini, ce qui leur donnait une importance exceptionnelle. Ils reflétaient la pensée du tsar, qui, dans ses entretiens et dans ses correspondances, parlait de ses griefs et formulait des menaces. C’était le moment où la presse inspirée s’adressait à nos ressentimens et nous conviait à une alliance, tandis que les généraux en mission en France et Skobelef affectaient des allures de défi et de dédain pour l’armée allemande. La Prusse et l’Autriche se sentirent menacées, bien que le gouvernement français ne répondit qu’avec une extrême réserve aux incitations dont il était l’objet. M. de Bismarck se trouvait à Gastein; sur son appel, le comte Andrassy vint l’y rejoindre. On se concerta sur les précautions à prendre, on jeta les bases d’une entente, et il fut convenu que M. de Bismarck irait à Vienne pour discuter et conclure une alliance.
  15. l’empereur était accompagné des archiducs Charles Louis et Louis-Victor. Le comte de Beust n’emmenait que le chef de son secrétariat et un conseiller aulique. Le train, après une courte halte à Strasbourg, arriva à midi à Nancy. L’empereur y passa la nuit. Il désirait s’arrêter dans l’ancienne capitale de la Lorraine, le berceau de sa famille. Marie-Thérèse, fille de Charles VI, le dernier rejeton de la maison de Habsbourg, avait épousé le duc François Ier, qui, en 1738, échangea la Lorraine contre le grand-duché de Toscane. Dès son arrivée, François-Joseph visita, en grand uniforme de maréchal, les tombeaux des ducs de Lorraine. Il s’arrêta avec émotion devant une inscription qui, sur le fronton de la chapelle, rappelait le courage et les vertus de ses ancêtres :
    PASSANT !

    ARRÊTE ET ADMIRE SOUS CES TOMBEAUX
    DANS CES DUCS DE LORRAINE
    AUTANT DE HEROS ;
    DANS LES DUCHESSES AUTANT DE FEMMES FORTES ;
    DANS LEURS ENFANS
    AUTANT DE PRINCES NÉS POUR LE TRONE

    PLUS DIGNES ENCORE DU CIEL.

    Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, François-Joseph arrivait à Paris. L’empereur Napoléon le reçut à la gare et le conduisit à l’Élysée, où l’attendaient la famille impériale e(les dignitaires de la cour.

  16. Valbert, Revue des Deux Mondes.
  17. La Politique française en 1866.
  18. Le comte de Beust, à son entrée au pouvoir, dans l’espoir de détacher la Russie de la Prusse et de se la concilier, avait pensé qu’il serait de bonne politique de relever le cabinet de Pétersbourg des clauses humiliantes de la paix de Paris; mais ni l’empereur Alexandre, ni son ministre ne pouvaient oublier l’ingratitude du cabinet de Vienne pendant la guerre de Crimée; ils lui témoignaient leurs ressentimens en toute circonstance. Ils applaudissaient à ses revers en 1865, et si, en 1875, le comte de Bismarck s’était associé à leurs desseins, l’Autriche eût été menacée dans son existence.
  19. Discours de l’empereur François-Joseph en réponse au toast de l’empereur Napoléon. — « Lorsque, il y a peu de jours, j’ai visité à Nancy les tombeaux de mes ancêtres, je n’ai pu m’empêcher de former un vœu : Puissions-nous, me suis-je dit, ensevelir dans ces tombes confiées à la garde d’une généreuse nation toutes les discordes qui ont séparé deux pays appelés à marcher ensemble dans les voies du progrès et de la civilisation I Puissions-nous, par notre union, offrir un nouveau gage de cette paix sans laquelle les nations ne sauraient prospérer. Je remercie la ville de Paris de l’accueil qu’elle m’a fait; car, de nos jours, les rapports d’amitié et de bon accord entre les souverains ont une double valeur lorsqu’ils s’appuient sur les sympathies et les aspirations des peuples. »
    Réponse de l’empereur d’Autriche aux félicitations de la municipalité de Vienne à son retour de Paris. — « Les sympathies que partout j’ai rencontrées en France s’appuient principalement sur la conviction que l’Autriche, qui a acquis une nouvelle vigueur par son union à l’intérieur, reprendra la position qui lui appartient, et que c’est en conséquence dans la paix que nous devons chercher sa force. »
  20. M. Benedetti, Ma Mission en Prusse.