Ch. Delagrave (p. 201-205).

XXXVII

LES NOCTUELLES

Paul. — Voilà déjà trois espèces de chenilles et la larve d’un charançon qui ravagent le chou. Est-ce tout ? Pas encore, tant s’en faut. Beaucoup d’autres chenilles ont une prédilection marquée pour cette plante savoureuse, amenée par la culture au plus haut degré de perfection. Ainsi le chou pommé, qui emboîte l’une dans l’autre ses feuilles tendres et blanches, et le chou-fleur, qui change ses ramifications en une tête charnue, sont un régal pour une laide chenille dont le papillon porte le nom de noctuelle du chou.

Voyons d’abord le papillon. À ses antennes, on reconnaît d’abord qu’il est nocturne. Émile me dira si la chrysalide est enfermée dans un cocon.

Émile. — Oui. Pas de bouton aux antennes, un cocon.

Paul. — C’est bien cela, seulement vous ne pourriez pas dire de quelle nature est ce cocon.

Émile. — Il est en soie.

Paul. — Pas en entier. Beaucoup de chenilles, peu riches en liquide à soie, font entrer dans la construction de leurs cocons des matériaux très divers : de la terre, de la râpure de bois, des débris de feuilles, les poils de leurs corps. La chenille de la noctuelle s’enfonce à une petite profondeur dans le sol pour se métamorphoser ; elle incorpore beaucoup de terre à son maigre tissu de soie.

Le papillon qui sort de ce grossier cocon a les ailes supérieures brunes, avec des lignes transversales ondulées, noirâtres et blanches, et vers le milieu une tache ovale, pointillée de blanc. Les ailes inférieures sont blanchâtres, plus obscures sur les bords. La chenille est d’un vert ou d’un jaune sale. Elle a sur le dos une ligne longitudinale obscure, et de chaque côté une raie noire interrompue. Plus bas, au-dessus des pattes, se trouve une bande jaunâtre. Cette chenille éclôt en mai. Elle broute d’abord les feuilles extérieures ; puis, devenue grande, elle s’enfonce au cœur du chou pommé ou du chou-fleur, et, sans reparaître au dehors, dévore en paix les parties les plus tendres. La déloger alors est assez difficile. On peut essayer cependant l’eau de savon ou bien l’eau de chaux. On saupoudre les choux d’une pincée de chaux délitée à l’air, et quelques heures après on les arrose légèrement. L’àcreté du liquide peut faire périr la chenille sans endommager la plante.

Louis. — Je préférerais détruire les chenilles avant qu’elles aient pénétré dans le chou, quand elles mangent les feuilles vertes de l’extérieur.

Paul. — Évidemment, c’est préférable. Autant que possible, ne donnons pas à l’ennemi le temps de gagner un refuge où il serait difficile de l’atteindre.

À défaut de choux pommés et de choux-fleurs, la même chenille attaque beaucoup d’autres plantes potagères ; elle est du nombre de ces voraces mangeurs qui ne font pas de distinction entre le goût d’une plante et celui d’une autre. Je dois en dire autant de la chenille du papillon que voici, chenille très commune dans la plupart des jardins, où elle se nourrit indifféremment de choux, d’épinards, de laitues, des feuilles du groseillier, du framboisier. La goulue ne respecte pas même les parterres ; de nuit, elle grimpe sur les hautes tiges des dahlias pour en manger les fleurs.

Jules. — C’est bon à savoir. J’ai dans mon jardin trois pieds de dahlias qui, cet automne, me donneront de bien belles fleurs. Je surveillerai de près la chenille, mais avant il faut la connaître.

Paul. — Elle est verte ou d’un brun clair, avec des points blancs, trois lignes longitudinales blanches sur le dos et une bande jaune de chaque côté. Le papillon a les ailes supérieures couleur de rouille, et les ailes inférieures d’un blanc sale bordées de noir. En outre, les ailes supérieures sont ornées de raies transversales obscures, d’une raie blanche sinueuse dont le milieu figure la lettre M, et de deux taches jaunes. La chenille se métamorphose en terre, où elle passe l’hiver à l’état de chrysalide.

Avec les deux papillons qui précèdent se classe ce troisième nommé noctuelle gamma. Sa chenille se nourrit de diverses plantes potagères, notamment des pois et des épinards. Elle est verte, hérissée de poils fins et courts, avec six lignes longitudinales bleuâtres ou blanches et une bande jaune de chaque côté. Le papillon est très joli et facile à reconnaître à ses ailes supérieures d’un gris soyeux, marbrées de brun, de noir et de bronzé, et marquées au milieu d’un trait argenté rappelant la forme d’un Y.

Pour en finir, je vous parlerai de la noctuelle de la betterave, la plus importante à connaître à cause des dégâts énormes qu’elle fait parfois en agriculture. Sa chenille vit dans la terre, à la manière des larves du hanneton ; et avec ses robustes mandibules, elle ronge la racine des plantes, spécialement celle de la betterave. On ne la voit jamais sur les feuilles, jamais sur les tiges. Si de nuit elle abandonne ses galeries souterraines et vient à la surface, c’est pour voyager et choisir un meilleur emplacement, mais non pour grimper sur les plantes, ce qu’elle ne ferait d’ailleurs que très difficilement, à cause de ses pattes peu aptes à saisir. Les agriculteurs lui donnent le nom de ver gris. Elle est lisse, luisante, d’un vert grisâtre avec deux rangées transversales de petites verrues noires et surmontées d’un cil, sur chaque anneau du corps. Pour se métamorphoser, elle se construit dans la terre une petite loge dont elle consolide les parois avec un peu de soie. Le papillon a les ailes inférieures blanches, et les ailes supérieures brunes ou fauves, avec trois lignes transversales ondulées et des taches noirâtres.

Cette noctuelle est parfois d’une abondance calamiteuse dans les grandes plantations des betteraves à sucre. Ces dernières années, elle a fait des ravages pour plusieurs millions dans divers départements de la France, surtout dans ceux du Nord et du Pas-de-Calais. Pour peu que l’on creusât au pied de la première betterave venue, on trouvait à poignées le ver gris rongeant la chair sucrée de la racine. En certains points, on en comptait une centaine et plus pour une étendue de l’ampleur de la main. Il va sans dire que les fabriques de sucre chômaient faute de betteraves, tandis que l’affreux ver gris se régalait sous terre par légions innombrables.

Je n’ajouterai plus que quelques mots pour vous apprendre à distinguer les noctuelles du bombyx, dont je vous ai déjà raconté l’histoire. Les noctuelles ont les antennes menues, effilées ; leurs chenilles, rarement velues, vivent de plantes basses ou de racines et se métamorphosent en général dans le sol, où elles agglutinent de la terre avec un peu de soie pour se faire un cocon. Les bombyx ont les antennes en panache plumeux, dans les mâles surtout ; leurs chenilles, fréquemment hérissées de poils ou de tubercules épineux, se métamorphosent dans des coques de soie. Le papillon dont la chenille est élevée pour la soie de son cocon est un bombyx.