Ch. Delagrave (p. 107-109).

XXI

LA PROCESSIONNAIRE DU PIN

Jules de grand matin alla trouver Louis. Ils se dirent quelques mots à l’oreille et partirent, avec le déjeuner dans la poche, une pomme et un morceau de pain. Où vont-ils si joyeux ? Ils vont, sur la recommandation de l’oncle, chercher certain nid de chenilles dans un bois de pins du voisinage. Chemin faisant, Jules raconte l’histoire du taupin, il raconte l’histoire des branchines, qui tirent du pistolet d’une façon si originale. Ces bombardiers, il faut les voir. En traversant une prairie, on s’arrête donc au pied d’un saule, et, comme l’oncle l’avait dit, des branchines sont bientôt trouvés. La société des petits carabiques bleus se disperse effrayée, canonnant d’ici, canonnant de là. Les deux enfants pouffent de rire. Enfin l’artillerie s’apaise, faute de poudre sans doute, et l’on se remet en chemin. Deux heures après, ils étaient de retour avec le nid de chenilles. Dans l’après-midi, sous le grand sureau du jardin, l’oncle racontait ceci.

Paul. — On voit fréquemment, à l’extrémité des rameaux de pins, de volumineux paquets de soie blanche entremêlée de feuilles. Ces paquets sont, en général, renflés dans le haut et rétrécis dans le bas à la façon d’une poire. Leur grosseur atteint parfois le volume de la tête.

Jules. — Celui que nous avons rapporté a tout juste la forme que vous dites.

Paul. — Ce sont des nids où vit en société une espèce de chenille bleuâtre, ornée de petites verrues rouges que surmonte une aigrette de poils, roux sur le dos, gris sur les côtés.

Le nid fut légèrement ouvert, et l’oncle montra aux enfants la chenille qui l’habite.

Paul. — De cette chenille provient le papillon que voici. Il est d’un blanc grisâtre, avec des bandes transversales noires sur les ailes supérieures.

Une famille de chenilles, provenant des œufs pondus par le même papillon, construit en commun le logement de soie. Toutes prennent part au travail, toutes filent et tissent dans l’intérêt général. L’intérieur du nid est divisé, par de simples cloisons de soie, en une foule d’appartements qui communiquent entre eux. Au gros bout, parfois ailleurs, se voit une large ouverture en forme d’entonnoir ; c’est la grande porte d’entrée et de sortie. D’autres portes, plus petites, sont réparties çà et là. Les chenilles passent l’hiver dans leur nid, bien à l’abri du mauvais temps. Dans la belle saison, elles s’y réfugient la nuit et pendant les fortes chaleurs.

Dès qu’il fait jour, elles en sortent pour se répandre sur le pin et brouter les feuilles. Repues, elles rentrent dans leur demeure de soie, à l’abri des ardeurs du soleil. Or, quand elles sont en campagne, soit sur l’arbre qui porte le nid, soit sur le sol pour passer d’un pin à l’autre, ces chenilles marchent d’une façon singulière, qui leur a valu le nom de processionnaires, parce qu’en effet elles défilent en procession, à la suite l’une de l’autre, et dans le plus bel ordre.



Nid de Processionnaires du pin.
a, Chenille ; b, Papillon.

L’une d’elles, la première venue, car il y a entre elles égalité parfaite, l’une d’elles se met en route et sert de chef d’expédition. Une seconde la suit, sans intervalle entre les deux ; une troisième suit la seconde de la même façon ; et toujours ainsi tant qu’il y a des chenilles dans le nid. La procession, au nombre de plusieurs centaines d’individus, est maintenant en marche. Elle défile sur une seule ligne, tantôt droite, tantôt sinueuse, mais toujours continue, car chaque chenille qui suit touche de sa tête l’extrémité postérieure de la chenille qui précède. La procession figure sur le sol une longue et gracieuse guirlande, qui ondule à droite et à gauche, sous des aspects d’un moment à l’autre changeants. Lorsque plusieurs nids s’avoisinent et que leurs processions viennent à se rencontrer, le spectacle atteint tout son intérêt. Alors les diverses guirlandes vivantes se croisent, s’emmêlent et se démêlent, se nouent et se dénouent, en formant les figures les plus capricieuses. La rencontre n’amène pas de confusion. Toutes les chenilles d’une même file marchent d’un pas uniforme et presque grave ; aucune ne se presse pour devancer les autres, aucune ne demeure en arrière, aucune ne se trompe de procession. Chacune garde son rang et règle scrupuleusement sa marche sur celle qui précède. La chenille chef de file de la troupe dirige les évolutions. Quand elle tourne à droite, toutes les chenilles d’un même cordon, l’une après l’autre, tournent à droite ; quand elle tourne à gauche, toutes, l’une après l’autre, tournent à gauche. Si elle s’arrête, la procession entière s’arrête, mais de proche en proche, la seconde d’abord, puis la troisième, la quatrième, la cinquième, et ainsi de suite, jusqu’à la dernière. On dirait des troupes bien dressées qui, défilant en ordre, s’arrêtent au commandement de halte et serrent les rangs.

L’expédition, simple promenade ou bien voyage à la recherche des vivres, est maintenant terminée. On est arrivé bien loin, fort loin du nid. L’heure presse de retourner à la maison. Comment retrouver le gîte à travers les gazons, les broussailles et tous les accidents du chemin que l’on vient de parcourir ? Se laissera-t-on guider par la vue, que borne une maigre touffe d’herbe ? par l’odorat, que des émanations de toute nature peuvent mettre en défaut ? Non, non ! Les chenilles processionnaires ont mieux que tout cela. Voici ce qu’elles font pour ne pas s’égarer et retrouver leur domicile après une lointaine expédition.

Nous pavons nos routes de cailloux concassés, les chenilles mettent plus de luxe dans leur voirie : elles étalent sur leur chemin un tapis de soie, elles ne marchent que sur la soie. Elles filent continuellement en voyage et collent leur soie tout le long du chemin. On voit, en effet, chaque chenille de la procession abaisser et relever alternativement la tête. Dans le premier mouvement, la filière, située à la lèvre inférieure, colle le fil sur la voie que suit la procession ; dans le second, la filière laisse couler le fil, tandis que la chenille fait quelques pas. La tête alors s’abaisse encore, puis elle se relève, et une seconde longueur de fil est mise en place. Chaque chenille qui suit chemine sur les fils laissés par celles qui la précèdent, et ajoute son propre fil à la voie, si bien que dans toute sa longueur le chemin parcouru se trouve tapissé d’un ruban soyeux. C’est en suivant ce ruban conducteur que les processionnaires reviennent à leur gîte, sans jamais s’égarer, si tortueuse que soit la voie suivie.

Veut-on mettre la procession dans l’embarras, il suffit de passer le doigt sur la trace pour couper le chemin de soie. La procession s’arrête devant la coupure avec tous les signes de la crainte et de la défiance. Passera-t-on ? ne passera-t-on pas ? Les têtes s’élèvent et s’abaissent avec anxiété, recherchant les fils conducteurs. Enfin, une chenille plus hardie que les autres, ou peut-être plus impatiente, franchit le mauvais pas et tend son fil d’un bout de la coupure à l’autre. Une seconde, sans hésitation, s’engage sur le fil laissé par la première, et, en passant, ajoute son propre fil au pont. À tour de rôle, les autres en font autant ; bientôt le chemin rompu est réparé, et le défilé de la procession se continue.

Jules et Louis se trouvèrent bien dédommagés de leur course par cette curieuse histoire des processionnaires ; Émile lui-même, Émile l’étourdi, était dans l’admiration. De plus, l’oncle leur permit d’attacher le nid à un arbre pour assister, d’un moment à l’autre, à la procession. Sur les six heures du soir, à la fraîcheur, les chenilles sortirent et se répandirent sur l’arbre, bien alignées à la file l’une de l’autre. Au retour, elles trouvèrent le chemin de soie coupé par le doigt des enfants. Un pont fut construit, comme l’avait raconté l’oncle, et la procession rentra dans le nid. Enfin on brûla la bourse de soie avec ses habitants, pour ne pas exposer les arbres résineux du jardin à la voracité des chenilles.