Les Ravageurs/XVIII
XVIII
LES CARABIQUES
Émile avait bien ri ; oh ! comme il avait ri, le petit Émile ! Voici pourquoi. Il cherchait des insectes dans le jardin, pour les apporter à l’oncle et en savoir l’histoire. — Quel est celui-ci qui s’avance d’un pas empressé, avec ses élytres plus luisantes que le cuivre des chaudrons de mère Ambroisine ? C’est la jardinière, c’est le carabe doré. Il traîne par la patte un hanneton éventré ; de temps en temps il s’arrête pour fouiller avec ses mandibules dans les entrailles du hanneton, dont il semble boire les sucs avec une avidité féroce ; puis il reprend sa course. Où va-t-il ? Il va dans quelque touffe de gazon dévorer à l’aise sa capture. — Émile survient trop précipitamment ; le carabe effrayé laisse le hanneton et poursuit son chemin. L’enfant le surveille à distance pour voir ce qu’il adviendra. — Ah ! quel est cet autre qui trottine sur ses petites pattes ? Il est allongé ; son corselet est d’un noir luisant, ses élytres ont la couleur de l’écorce d’orange. Trottine bien, pauvret, le carabe t’a vu ! Il n’est plus temps : la jardinière le renverse sur le dos pour lui percer le ventre. Émile s’avance bien doucement sur la pointe des pieds et regarde. — Toc ! fait la petite bête jaune en se détendant comme un ressort et frappant à la fois le sol de son corselet et de ses élytres, toc ! L’insecte rebondit et s’élance en l’air à deux pans au-dessus du carabe. Il retombe sur le dos. Une seconde fois, toc ! Il est sauvé, le carabe ne l’a pas vu retomber. — Oh ! comme il avait ri, le petit Émile, du désappointement du féroce carabe quand l’insecte disparaissait soudain. On rit toujours d’un malintentionné qui manque son coup. Le sauteur et le chasseur furent recueillis et apportés à l’oncle, qui raconta ceci.
Paul. — La vulgaire jardinière, connue de tous, se nomme le carabe doré. C’est un magnifique insecte d’un pouce environ de longueur. Le dessus du corps est d’un vert métallique, avec les reflets de l’or ; le dessous est noirâtre. Les élytres, gracieusement allongées en ovale, emboîtent bien le ventre et lui forment une solide cuirasse qui ne s’ouvre jamais, car au-dessous il n’y a pas d’ailes membraneuses. Le carabe court rapidement sur ses longues jambes, mais il ne peut voler. Il se nourrit de proie vivante, limaces, escargots, vers de terre, larves, insectes, chenilles, qu’il cherche dans tous les coins et recoins et qu’il éventre avec ses robustes mandibules. Regardez-les, ces meurtrières armes : comme elles sont longues et pointues, recourbées en crocs qui se croisent à la façon des lames de ciseaux. Comme on voit qu’elles sont faites pour taillader les chairs !
Émile. — C’est avec ses mandibules qu’il avait ouvert le hanneton, dont les entrailles traînaient à terre ?
Paul. — Certainement. Peu d’insectes résistent au carabe, d’autant plus qu’il les happe par le ventre, où la peau est moins dure, et non par le dos, que défendent les élytres.
Émile. — Et si j’avais laissé faire la jardinière traînant le hanneton ?
Paul. — Le carabe se serait repu de sa proie, ne laissant que l’enveloppe coriace. Le même sort attendait l’autre insecte, s’il ne s’était tiré d’affaire en bondissant en l’air.
Jules. — Ce destructeur d’insectes ne fait-il aucun mal aux plantes ?
Paul. — Aucun. Il poursuit son gibier sans toucher aux matières végétales, seraient-elles des fruits exquis. Ce n’est pas de son goût. Il lui faut de la chair, de la chair fraîche, qui frémit sous les crocs des mandibules. Quand vous voyez le carabe courir dans le jardin, ou s’embusquer derrière une motte, il cherche pâture, il guette une proie, une limace peut-être, un hanneton étourdi. Laissez-le tranquille, il travaille pour nous. Au coucher du soleil, il quitte ses retraites pour faire la ronde et fureter dans tous les recoins. Il inspecte les cultures, et gare alors aux maraudeurs qui lui tomberont sous les crocs. Nous l’appelons la jardinière, parce qu’il est très utile dans les jardins en détruisant la vermine. Sa larve, assez laide bête noire, rend les mêmes services.
Jules. — Alors, il ne faut pas détruire le carabe doré ?
Paul. — Gardez-vous-en bien. Il faut respecter aussi ses nombreux confrères, chasseurs infatigables qui nous viennent en aide en faisant la guerre aux ennemis de nos récoltes. On les nomme tous ensemble les carabiques. Il y en a de plus grands que la jardinière, mais il y en a davantage de plus petits. Fréquemment ils ont une couleur métallique, pareille à celle de l’or, du bronze, du cuivre ; il y en a d’un vert ou d’un bleu luisant ; d’autres sont bruns, d’autres sont noirs. Tous se reconnaissent à leur forme dégagée, rappelant celle du carabe doré ; à leur démarche vive, à leurs mandibules crochues, à leurs antennes fines, à leur absence d’ailes le plus souvent. Les carabiques sont les tigres de la classe des insectes ; ils vivent tous de proie et sont ainsi pour nous de précieux auxiliaires dans la guerre que nous avons à soutenir contre l’engeance dévorante. Sans le secours de leurs appétits carnassiers, les ravageurs pulluleraient au point de nous menacer chaque année de la famine. Comme ils sont bien armés pour leur travail d’extermination ! Une taille bien prise et dégagée, de longues jambes, leur permettent d’atteindre le gibier à la course ; l’étui des élytres, serrant de près le corps, les met à l’abri d’un coup désespéré ; des mandibules pointues, recourbées en crocs, servent à éventrer la proie. Ce n’est pas tout : ils rejettent une salive noire dont l’âcreté envenime sans doute la blessure et rend la mort plus prompte ; beaucoup lancent par le derrière un jet de liquide corrosif, dont l’odeur forte met en fuite l’ennemi. Reçu dans les yeux, ce jet provoque une cuisante douleur, comme le ferait le vinaigre. Enfin il y en a de tout petits, d’un magnifique bleu d’azur, qui lancent de la même manière un liquide explosionnant à l’air, avec fumée blanche et bruit. Quand ils sont poursuivis de trop près, ils s’arrêtent sans se retourner, relèvent un peu le bout du ventre, et pif ! brûlent la moustache à l’ennemi d’un coup de pistolet.
Émile se mit à rire de ces canonniers à reculons ; il crut que l’oncle plaisantait.
Paul. — Non, mon ami, je ne plaisante pas. Certains carabiques, appelés brachines, font usage de l’artillerie pour se défendre. Cherchez dans les prairies, au pied des saules, et vous en trouverez. Ils vous bombarderont de manière à vous convaincre. Vous n’avez rien à craindre de leur pièce de canon ; la décharge produit sur la peau une simple tache brune.