Ch. Delagrave (p. 89-92).

XVII

LES TEIGNES

Chut ! écoutez… Pan, pan, pan, pan, pan… C’est Ambroisine, si diligente malgré son âge, c’est mère Ambroisine qui prend soin de la maison de l’oncle Paul.

Sur une corde tendue en travers de la grande allée du jardin, elle a mis le manteau de l’oncle, le manteau à triple collet qui défend si bien de la pluie, du froid et de la neige. Un coin du manteau d’une main, une baguette souple de l’autre, elle tape, mère Ambroisine, comme si elle avait encore les jeunes bras d’autrefois. Pan, pan, pan, pan, pan… Les enfants l’ont entendue, Paul également, et il en profite pour continuer l’histoire des teignes.

Paul. — Eh bien, mère Ambroisine, le drap est-il râpé ?

Ambroisine. — Tout neuf, monsieur ; on le dirait sorti de ce matin de la boutique du marchand. S’il m’en souvient, il est aujourd’hui pourtant dans sa dixième année. Tant que je serai là, ne craignez rien : les teignes ne s’y mettront pas. D’un bon drap souvent secoué ne se voit jamais la fin.

Jules. — Ces teignes, ce sont d’autres papillons ?

Paul. — Les teignes sont des papillons dont les chenilles se fabriquent une maison ambulante, un fourreau qu’elles traînent après elles et qui les recouvre presque en entier. Celle des greniers construit le sien avec des grains de blé agglutinés entre eux ; d’autres en veulent aux étoffes de laine, aux fourrures, aux plumes, au crin dont elles se nourrissent, en même temps qu’elles s’en font un étui pour demeure.

Émile. — Il y a des chenilles qui se nourrissent de crin, de plumes, de drap ?

Paul. — Il n’y en a que trop. Si mère Ambroisine n’y veillait, telle de ces chenilles se régalerait avec votre culotte.

Émile. — Ce doit être pourtant de peu de goût, et difficile à digérer.

Paul. — Je ne dis pas, mais les chenilles ont un estomac qui s’en accommode très bien. Celle qui mange la bourre et digère le crin ne connaît rien de meilleur au monde ; celle qui ronge le vieux cuir se garderait bien de donner un coup de dent à la poire, au fromage, au jambon, choses détestables pour elle. Ainsi des autres. Les larves, je vous le disais un jour, sont les grands mangeurs de ce monde ; tout, ou peu s’en faut, leur passe par le ventre. Elles ont donc, suivant le métier qu’elles sont destinées à faire, un estomac à se nourrir des substances les moins nutritives. Celles des teignes ont pour leur menu les peaux, les cuirs, le drap, la bourre, le crin, la laine, les plumes. À l’état parfait, ces destructeurs de nos étoffes, de nos habillements, de nos fourrures, sont de délicats papillons, généralement blanchâtres, qui viennent, le soir, se brûler les ailes autour de la flamme des lampes dont l’éclat les attire. Voici les plus remarquables dans ma boîte.

C’est d’abord la teigne du drap. Les ailes supérieures sont noires avec l’extrémité blanche. La tête et les ailes inférieures sont également blanches. La chenille se tient sur les étoffes de laine ; elle se construit un fourreau avec les débris du tissu rongé. La teigne des pelleteries a les ailes supérieures d’un gris argenté, avec deux petits points noirs chacune. La chenille habite les fourrures, qu’elle tond poil par poil.

La teigne du crin vit, à l’état de chenille, dans le crin dont on rembourre les meubles. Elle est en entier d’un fauve pâle.

Tous ces papillons, et en général toutes les teignes, ont les ailes étroites, bordées d’une élégante frange de poils soyeux, et couchées en long sur le dos pendant le repos.

La plus à craindre est la teigne qui ronge le drap. Parlons-en plus au long, vous admirerez avec moi l’habileté qu’elle met à se faire un habit. Pour se mettre à couvert et vivre en paix, la chenille se fabrique un fourreau avec des brins de laine coupés et hachés du tranchant des mandibules. En moissonnant ainsi les brins un à un, la teigne rase le drap et fait place nette jusqu’à la trame. Là se borne parfois le dégât ; mais il lui arrive aussi d’attaquer les fils du tissu et de trouer l’étoffe de part en part, de sorte que le drap n’est plus qu’un haillon sans valeur. Les brins de laine hachés servent en partie de nourriture à la chenille, en partie de matériaux de construction pour le fourreau. Celui-ci est artistement façonné au dehors au moyen d’un peu de matière soyeuse bavée par la chenille ; au dedans, de soie seule, de sorte qu’une fine doublure défend la peau délicate de la teigne de tout rude contact. L’habit de la chenille a la couleur du drap tondu ; il y en a de blancs, de noirs, de bleus, de rouges, suivant la teinte de l’étoffe. Il y en a même de bariolés de diverses couleurs, quand la chenille prend des brins de laine un peu par-ci, un peu par-là, sur une étoffe à plusieurs teintes. C’est alors une espèce d’habit d’Arlequin.

Cependant la chenille grandit, et le fourreau devient trop court et trop étroit. L’allonger est facile : il suffit d’ajouter de nouveaux brins de laine à l’extrémité ; mais comment faire pour l’élargir ? Eh bien, l’ingénieuse chenille semble avoir pris conseil d’un tailleur : avec les dents pour ciseaux, elle fend l’habit tout du long, et dans la fente elle ajuste une pièce neuve. La reprise est si bien faite, si bien cousue avec de la soie, que la couturière la plus habile difficilement ferait aussi bien.

Pour garantir des teignes les habillements de laine, on est dans l’usage de mettre dans les armoires qui les renferment des plantes odoriférantes, du poivre, du camphre. On a recours encore aux fumigations de tabac, aux émanations de l’essence de térébenthine, des huiles de goudron. Mais le moyen le plus sur consiste à visiter fréquemment les étoffes, à les secouer, les battre et les exposer à la lumière, car toutes les teignes aiment le repos et l’obscurité. Mère Ambroisine le sait très bien. Comme elle secoue au soleil les habits d’hiver de l’oncle ! Pan, pan, pan, pan, pan.