Les Ravageurs/L
L
LA COURTILIÈRE
Depuis quelques jours, l’oncle Paul avait disposé dans le carré des laitues deux grands pots à demi pleins d’eau et enterrés à fleur du sol. C’était, disait-il, un piège pour les courtilières, insectes de grande taille dont il soupçonnait la présence dans le jardin, sur l’indice de quelques salades flétries. Un matin, en visitant les pots, Émile y trouva trois courtilières noyées. À la veillée, l’oncle raconta leur histoire.
Paul. — L’insecte qu’Émile a trouvé pris au piège s’appelle courtilière, d’un vieux mot français, courtil, hors d’usage maintenant, signifiant jardin. La courtilière est, en effet, un ravageur assidu des jardins. On l’appelle encore taupe-grillon, mot qui fait allusion à certaines ressemblances de l’insecte d’une part avec la taupe, d’autre part avec le grillon. Il a du grillon les fines et longues antennes, les deux filaments flexibles placés au bout du ventre, les ailes rudes pouvant frotter l’une contre l’autre pour produire une espèce de chant.
Émile. — C’est donc avec les ailes que chantent les grillons ?
Paul. — Oui, mon ami. Le grillon, pour chanter, relève à demi ses ailes, qui sont sèches et rugueuses, et les frotte vivement bord contre bord. Les autres insectes qui chantent font à peu près comme le grillon. La sauterelle des vignes, à gros ventre vert et jaune, a sur le dos deux écailles rondes qui s’emboitent et frottent l’une dans l’autre. C’est son instrument de musique. D’autres sauterelles jouent du violon, c’est-à-dire qu’elles frictionnent le bord rude de leurs ailes avec leurs grosses cuisses en guise d’archet. La cigale a sous le ventre, au fond d’une double cavité que protègent des couvercles pouvant plus ou moins se soulever, deux pellicules sèches et luisantes, tendues à la manière de la peau d’un tambour. On les appelle miroirs. La cigale chante en les faisant trémousser dans leurs boîtes.
Émile. — La courtilière fait-elle cri-cri comme le grillon ?
Paul. — Non. Son chant est un bruit monotone, une sorte de bourdonnement aigu, assez doux et continuel.
Émile. — Et pourquoi chante-t-elle, la courtilière ? Quelle laide bête avec ses petits yeux rusés, ses ailes écourtées, son gros ventre et ses affreuses pattes de devant !
Paul. — Elle chante pour charmer sa solitude, pour appeler sa compagne. Vous la trouvez laide ; moi, je la trouve admirablement outillée pour le métier qu’elle doit faire. Elle vit dans la terre, à la manière des taupes ; et, comme les taupes, elle est armée d’un instrument spécial pour fouiller le sol et trancher les racines qui lui barrent le passage. Avez-vous jamais regardé les pattes de devant de la taupe ? Ce sont de larges pelles dentelées d’ongles robustes. Les pattes de devant de la courtilière ont une conformation semblable. Elles sont larges, courtes et armées de dents de scie sur la tranche. Avec ces deux puissants outils, l’insecte laboure le sol de galeries souterraines.
Jules. — Voilà pour quel motif on l’appelle taupe-grillon : elle a de la taupe les pattes larges propres à fouir.
Émile. — Je voudrais bien savoir ce qu’elles font sous terre, la taupe et la courtilière.
Paul. — Elles y recherchent des vers et des insectes de toute sorte pour s’en nourrir. Dans leurs chasses souterraines, l’une et l’autre tranchent avec leurs pattes de devant les racines qui les gênent ; mais la taupe, exclusivement carnivore, ne les mange jamais, tandis que la courtilière, vivant à la fois de vers et de matières végétales, les ronge quand elles lui conviennent. Elle ne dédaigne pas non plus une feuille tendre de laitue quand elle sort de nuit de dessous terre pour prendre un peu l’air et faire connaissance avec ses voisines. La courtilière fait donc de grands dégâts dans les jardins, soit en déchaussant les jeunes plantes lorsqu’elle creuse ses galeries, soit en tronquant les racines avec la scie de ses pattes, soit en les rongeant pour s’en nourrir.
La femelle construit, à un pan de profondeur, un nid qui se compose d’une boule de terre creuse de la grosseur du poing. Dans la cavité, soigneusement lissée, elle pond ses œufs, au nombre de trois à quatre cents ; puis elle se tient dans le voisinage, comme pour veiller sur son nid. Nouvellement éclos, les jeunes sont tout blancs et ressemblent à de grosses fourmis. Il faut détruire ces nids toutes les fois qu’on les rencontre en bêchant.
L’habitation de la courtilière se compose de conduits qui descendent plus ou moins profondément dans le sol et de galeries de chasse à fleur de terre. Pour déloger l’insecte de sa retraite, on introduit d’abord un peu d’huile dans le canal où l’on soupçonne qu’il est réfugié, puis de l’eau à plein arrosoir jusqu’à ce que toutes les galeries soient inondées. Suffoquée par l’huile qui lui bouche les voies respiratoires, la courtilière ne tarde pas à venir à la surface. On peut encore employer le piège dont je me suis servi. Un vase large et profond est enfoncé dans la terre jusqu’au niveau de sol ; puis on le remplit à moitié d’eau. Attirées par la fraîcheur, les courtilières s’y noient pendant leurs promenades nocturnes. Quelquefois enfin, aux approches des froids, on dispose de place en place des trous que l’on remplit de fumier de cheval. La chaleur du fumier plaît aux courtilières, qui viennent se blottir dans le tas pour y passer l’hiver. Quand les froids sont venus, on visite ces abris, et l’on détruit les insectes engourdis.
La courtilière, le grillon, les criquets, les sauterelles, appartiennent à un ordre d’insectes que l’on nomme orthoptères. Ce mot signifie ailes droites. On veut entendre par là que les ailes inférieures, celles qui servent au vol, sont pliées en long suivant des lignes droites pendant le repos, à la manière d’un éventail fermé. Regardez les ailes rouges ou bleues des criquets, si fréquents en automne dans les gazons secs ; vous les verrez élégamment plissées dans le sens de la longueur. Quant aux ailes supérieures, elles sont un peu coriaces et généralement rapprochées en toit. Beaucoup d’orthoptères, mais non tous, ont les cuisses postérieures renflées en massue et terminées par de longues pattes épineuses, qui leur servent à sauter. Enfin, divers de ces insectes ont au bout du ventre une tarière, vulgairement sabre, dont le rôle est d’introduire les œufs dans la terre.
Un orthoptère fait en Afrique d’épouvantables ravages. On l’appelle criquet voyageur, parce qu’il se rassemble en immenses essaims pour changer de contrée quand la nourriture vient à manquer. La bande émigrante s’envole comme à un signal donné, et traverse les airs sous forme d’un grand nuage qui intercepte la clarté du jour. Puis l’essaim destructeur s’abat, ainsi qu’un orage vivant, sur les cultures de quelque province. En peu d’heures, gazon, feuilles des arbres, blés, prairies, tout est brouté ; le sol, comme ravagé par le feu, ne conserve plus un brin d’herbe.
Jules. — Puisqu’ils voyagent, ces criquets affamés ne pourraient-ils venir chez nous ?
Paul. — Poussées par un vent favorable, des nuées de sauterelles traversent parfois la mer Méditerranée et viennent s’abattre sur les départements méridionaux. À diverses reprises, le territoire d’Arles a subi leur terrible visite. Il faut vous dire que si le pays leur convient, les sauterelles y pondent leurs œufs, d’où naît une légion de dévorants plus nombreuse que la première. Pour amoindrir les ravages de cette seconde génération, on fait la chasse aux œufs, que le criquet dépose en un tas au fond d’un trou cylindrique, creusé dans la terre à quelques centimètres de profondeur. En 1832, aux environs d’Arles, on recueillit près de 4.000 kilogrammes d’œufs, sans compter les sacs d’insectes. Il faut 80.000 œufs pour un kilogramme. C’est donc 320 millions de criquets que l’on détruisit en leurs germes. Figurez-vous les ravages d’une pareille nuée s’abattant sur la verdure d’un canton. Devant pareil fléau, l’homme baisse la tête et reconnaît son impuissance : l’insecte l’accable de son nombre.
Que de ravageurs, mes enfants, autres que les sauterelles, bravent par leur multitude nos moyens de défense ! Maintenant vous pouvez le comprendre, en vous rappelant ces larves, ces chenilles, ces vers, ces insectes de toute forme, de toute taille, de tout appétit, qui s’attaquent à nos cultures. Ils seraient certainement les maîtres si nous étions seuls à leur faire la guerre. D’autres, par bonheur, viennent à notre secours. Je vous raconterai plus tard l’histoire de ces précieux auxiliaires de l’agriculture. Pour aujourd’hui, terminons là nos causeries sur les ravageurs. Je suis loin, je le sais, d’avoir tout dit sur leur compte, des années entières n’y suffiraient pas ; mais mon but est atteint. J’ai appelé votre attention sur des ennemis très sérieux qu’il nous importe au plus haut degré de connaître. Les réflexions d’un âge plus mûr et l’observation feront le reste.