Ch. Delagrave (p. 1-4).

I

LE LILAS CASSÉ

Pendant la nuit, il s’était levé un grand vent qui sifflait dans les trous des serrures et grondait dans le canal de la cheminée ; quelques volets non retenus par leurs agrafes battaient contre le mur. Jules s’éveilla. Il dormait cependant du calme sommeil du jeune âge, mais un fâcheux pressentiment vint peut-être en rêve lui traverser l’esprit. Jules écouta ; il entendit dans le jardin de l’oncle un bruit de feuillage froissé et de branches entre-choquées. « Ah ! mes pois de senteur, se disait-il à lui-même, mes pauvres pois de senteur, en quel état vous trouverai-je demain ! La ramée qui vous soutient sera couchée à terre. Et mes belles capucines qui commençaient à fleurir, et mes touffes de réséda, et mes giroflées toutes jaunes de fleurs ! Ah ! mon pauvre petit jardin ! » Il lui fut impossible de se rendormir. Plus jeune que lui de quelques années, Émile n’entendit rien de ce qui se passait dehors. Laissons-le dormir jusqu’à ce qu’un rayon de soleil vienne caresser ses joues roses, et disons un mot des gens de la maison.

L’oncle Paul est bien dans le village celui de tous qui sait le mieux conduire un jardin. Quand le temps des cerises est venu, on s’arrête émerveillé devant sa rangée de cerisiers, dont les branches luisantes fléchissent sous la charge des fruits. Puis il y a des poires plus grosses que les deux poings, dont la chair sucrée se fond dans la bouche ; des pommes parfumées, colorées de rouge sur une moitié, de jaune sur l’autre ; des prunes enfarinées d’une fine poussière bleue et qui pour la douceur valent presque le miel ; des raisins blancs dont les grains à peau fine laissent voir le jour à travers ; des fraises qui vous embaument, des pêches exquises et même des noisettes, si savoureuses quand elles sont fraîches. Que de belles et bonnes choses il y a dans le jardin de l’oncle Paul ! Il est vrai, personne ne le conteste, que, de tout le village, c’est lui qui sait le mieux conduire un arbre à fruit. Il greffe, il taille mieux que pas un ; il connaît à fond ce qui peut nuire aux arbres et ne manque jamais d’y porter remède de tout son pouvoir. Aussi son jardin est-il cité comme modèle à deux lieues à la ronde. Il conduit avec le même succès ses blés, ses orges, ses luzernes, ses vignes, ses pommes de terre, car il est très entendu sur tout ce qui a rapport aux travaux des champs. Souvent on vient le consulter sur les choses de l’agriculture, parfois d’assez loin, et c’est toujours avec une parfaite bonté qu’il met son savoir au service des autres. En reconnaissance et pour l’honorer, les gens du village lui disent : maître Paul. Ce savoir, il le doit beaucoup à l’expérience, et beaucoup aux livres, qu’il a de tout temps aimés.

Ses deux neveux sont avec lui, Jules et Émile. Jules, l’aîné, lit couramment ; il écrit même sa page en fin, non sans se barbouiller les doigts d’encre et quelquefois aussi la figure ; tout cela par trop de précipitation, car il sait que, la page faite, il lui sera permis d’aller au jardin arroser le semis d’œillets. Pour prendre patience en disant la leçon, Émile caresse sa toupie dans la poche, sa belle toupie qui ne le quitte guère. Mon Dieu ! qu’il est pénible d’écrire sa page, de dire sa leçon quand on a une toupie qui ronfle, un semis d’œillets qui lève ! Mais aussi quel affreux malheur pour nous si, devenus grands, nous ne savions écrire ni lire !

Dans le jardin de l’oncle, Émile et Jules ont chacun leur petit carré, qu’ils cultivent comme bon leur semble. Jardiner est pour eux le plus grand des plaisirs. Quand ils manient la bêche, un peu lourde pour leurs jeunes bras, ils s’échauffent et deviennent rouges comme des pivoines, tant ils mettent de l’entrain au travail. Puis, c’est le tour du râteau ; puis, le tour de l’arrosoir ; puis, on dépote, on transplante, on émonde, on fait des boutures qu’on abrite sous un verre fêlé en guise de cloche, des semis qu’on n’a pas toujours la patience de laisser venir à bien. Depuis avant-hier, Émile a semé six haricots. Il les a déterrés déjà trois fois pour voir si les racines poussent. Ce n’est pas Jules qui aurait commis cette étourderie : il sait trop bien que les graines doivent être laissées en paix dans la terre si l’on veut qu’elles germent.

L’oncle voit de bon œil ces délassements agricoles, les encourage même par le don de quelques fleurs, de quelques arbustes, persuadé qu’il est que ces jeux enfantins tourneront avec l’âge en occupations sérieuses. Or, parmi les arbustes donnés à Jules, il faut compter avant tout un magnifique lilas, dont les grappes s’épanouissaient depuis quelques jours. Hier l’arbuste embaumait l’air de ses parfums, les abeilles et les papillons lui faisaient fête : ce matin il gît tout de son long à terre, le feuillage flétri, les grappes de fleurs fanées. Les pressentiments du pauvre enfant ne se sont que trop réalisés. Le petit jardin a été bouleversé par le vent, la ramée des pois de senteur est dispersée, et, pour comble de malheur, le lilas est cassé. On pleurerait pour moins. Jules accourut vers l’oncle les yeux gonflés de pleurs ; Émile le suivait, prenant part à sa peine.