Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 01

Fayard (p. 5-16).

LES RÔDEURS

DE FRONTIÈRES



I


LE FUGITIF


Les immenses forêts vierges qui couvraient le sol de l’Amérique septentrionale tendent de plus en plus à disparaître sous les coups pressés des haches des squatters et des pionniers américains dont l’insatiable activité recule de plus en plus vers l’ouest les bornes des déserts.

Des villes florissantes, des champs bien labourés et soigneusement ensemencés, occupent maintenant les régions où, il y a dix ans à peine, s’élevaient des forêts impénétrables dont les ramures séculaires ne laissaient que faiblement pénétrer les rayons du soleil, et dont les profondeurs inexplorées abritaient des animaux de toutes sortes, et servaient de retraites à des hordes d’Indiens nomades, dont les mœurs belliqueuses faisaient souvent retentir le cri de guerre sous ces dômes majestueux de verdure.

Maintenant les forêts sont tombées, leurs sombres habitants, repoussés peu à peu par la civilisation qui les poursuit sans relâche, ont fui pas à pas devant elle, ils ont été chercher au loin d’autres retraites plus sûres, en emportant avec eux les os de leurs pères, afin qu’ils ne fussent pas déterrés et profanés par le fer impitoyable de la charrue des blancs, qui trace son long et productif sillon sur leurs anciens territoires de chasse.

Ce déboisement continuel, ce défrichement incessant du continent américain est-il un mal ? Non, certes ; au contraire, le progrès qui marche à pas de géant et tend avant un siècle à transformer le sol du Nouveau-Monde a toutes nos sympathies ; cependant nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un sentiment de douloureuse commisération pour cette race infortunée rejetée brutalement hors la loi, traquée sans pitié de tous les côtés, qui diminue chaque jour et est fatalement condamnée à disparaître bientôt de cette terre dont il y a quatre siècles au plus elle couvrait en masses innombrables l’immense territoire.

Peut-être, si le peuple choisi par Dieu pour opérer les changements que nous signalons avait compris sa mission, d’une œuvre de sang et de carnage aurait-il fait une œuvre de paix et de paternité, et s’armant des divins préceptes de l’Évangile, au lieu de saisir les rifles, les torches et les sabres, serait-il arrivé dans un temps donné à opérer une fusion des deux races, blanche et rouge, et à obtenir un résultat plus profitable au progrès, à la civilisation, et surtout à cette grande fraternité des peuples qu’il n’est permis à personne de mépriser, et dont ceux qui en oublient les préceptes divins et sacrés auront un jour à rendre un compte terrible.

On ne se fait pas impunément le meurtrier de toute une race, on ne se baigne pas sciemment dans le sang innocent, sans qu’enfin ce sang ne crie vengeance, et que le jour de la justice ne luise et ne vienne brusquement jeter son épée dans la balance entre les vainqueurs et les vaincus.

À l’époque où commence notre histoire, c’est-à-dire vers la fin de 1812, l’émigration n’avait pas pris encore cet immense accroissement qu’elle devait acquérir bientôt, elle ne faisait pour ainsi dire que commencer et les vastes forêts qui s’étendaient et couvraient un immense espace, entre les frontières des États Unis et du Mexique, n’étaient parcourues que par les pas furtifs des trafiquants et des coureurs des bois, ou par les mocksens silencieux des Peaux-Rouges.

C’est au milieu de l’une des immenses forêts dont nous venons de parler que commence notre récit, le 27 octobre 1812, vers trois heures de l’après-midi.

La chaleur avait été étouffante sous le couvert ; mais en ce moment les rayons de plus en plus obliques du soleil allongeaient les grandes ombres des arbres et la brise du soir qui venait de se lever rafraîchissait l’atmosphère et emportait au loin les nuées de moustiques qui pendant toute la matinée avaient bourdonné en tournoyant au-dessus des marécages des clairières.

C’était sur les bords d’un affluent perdu de l’Arkansas ; les arbres des deux rives inclinés doucement formaient un dôme épais de verdure au-dessus de ses eaux à peine ridées par le souffle inconstant de la brise : çà et là des flamants roses, des hérons blancs campés sur leurs longues pattes pêchaient leur dîner avec cette insouciante mansuétude qui caractérise en général la race des grands échassiers ; mais soudain, ils s’arrêtèrent, tendirent le cou en avant, comme pour écouter quelque bruit insolite, et, se mettant subitement à courir pour prendre le vent, ils s’envolèrent avec des cris de frayeur.

Soudain un coup de feu éclata répété par les échos de la forêt : deux flamants tombèrent.

Au même instant une légère pirogue doubla rapidement un petit cap formé par des palétuviers avancés dans le lit de la rivière et se mit à la poursuite des flamants qui étaient tombés dans l’eau ; l’un d’eux avait été tué sur le coup et dérivait au courant, mais l’autre, légèrement blessé en apparence, fuyait avec une rapidité extrême et nageait vigoureusement.

L’embarcation dont nous avons parlé était une pirogue indienne construite avec de l’écorce de bouleau, enlevée au moyen de l’eau chaude.

Un seul homme se trouvait sur la pirogue ; son rifle placé à l’avant et fumant encore montrait que c’était lui qui avait tiré.

Nous ferons le portrait de ce personnage appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

Autant qu’on en pouvait juger en ce moment à cause de sa position dans la pirogue, c’était un homme de très-haute taille, sa tête un peu petite était attachée par un cou vigoureux à des épaules d’une largeur peu commune, des muscles durs comme des cordes se dessinaient sur ses bras à chacun de ses mouvements ; en somme, toute l’apparence de cet individu dénotait une vigneur poussée à son extrême limite.

Son visage éclairé par de grands yeux bleus pétillants de finesse avait une expression de franchise et de loyauté qui plaisait au premier abord et que complétait l’ensemble de ses traits réguliers et de sa large bouche sur laquelle glissait un éternel sourire de bonne humeur ; il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, bien que son teint bruni par l’intempérie des saisons et l’épaisse barbe d’un blond cendré qui couvrait le bas de son visage le fissent paraître plus âgé.

Cet homme portait le costume de coureur des bois ; un bonnet de peau de castor dont la queue retombait entre ses deux épaules retenait à grand’peine les épaisses touffes de sa chevelure dorée qui tombait en désordre sur ses épaules, une blouse de chasse en calicot bleu, serrée aux hanches par une ceinture de peau de daim, tombait un peu au-dessus de ses genoux nerveux ; des mitasses, espèce de caleçons étroits, couvraient ses jambes, et ses pieds étaient garantis contre les ronces et les piqûres des reptiles par des moksens indiens.

Sa gibecière, en cuir tanné, était passée en bandoulière, et, de même que tous les hardis pionniers des forêts vierges, ses armes consistaient en un bon rifle kentuckien, un couteau à lame droite longue de dix pouces et large de deux, et une hachette au fer brillant comme un miroir. Ces armes, excepté naturellement le rifle, étaient suspendues à sa ceinture, qui soutenait encore deux cornes de bison pleines de poudre et de balles.

Ainsi équipé, dans cette pirogue encadrée par l’imposant paysage qui l’entourait, l’aspect de cet homme avait quelque chose de grand qui saisissait et imprimait un respect involontaire.

Le coureur des bois proprement dit est un de ces nombreux types du Nouveau-Monde, qui ne tarderont pas à disparaître entièrement devant le progrès incessant de la civilisation.

Les coureurs des bois, ces hardis explorateurs des déserts dans lesquels se passait toute leur existence, étaient des hommes qui, poussés par un esprit d’indépendance et un désir effréné de liberté, secouaient, pour ne plus les reprendre jamais, les liens pesants dans lesquels la société garrotte ses membres, et qui, sans autre but que celui de vivre et mourir sans être assujettis à aucune autre volonté que la leur, aucunement poussés par l’espoir d’un lucre quelconque qu’ils méprisaient, abandonnaient les villes et s’enfonçaient résolument dans les forêts vierges, vivaient au jour le jour, indifférents du présent, insouciants de l’avenir, convaincus que Dieu ne leur manquerait pas à l’heure de la nécessité, et se plaçaient ainsi, en dehors de la loi commune, qu’ils méconnaissaient, sur l’extrême limite qui sépare la barbarie de la civilisation.

La plupart des plus renommés coureurs des bois furent canadiens ; en effet, il y a dans le caractère normand quelque chose d’osé et d’aventureux qui convient bien à ce genre de vie, plein de péripéties étranges et de sensations délicieuses dont ceux-là seuls qui l’ont mené peuvent comprendre les charmes enivrants.

Les Canadiens n’ont jamais admis en principe le changement de nationalité que les Anglais ont essayé de leur imposer ; toujours ils se sont considérés comme Français, leurs yeux sont constamment restés fixés vers cette ingrate mère-patrie qui les a abandonnés avec une si cruelle indifférence.

Aujourd’hui même, après tant d’années, les Canadiens sont toujours demeurés Français ; leur fusion avec la race anglo-saxonne n’est qu’apparente, il suffirait du plus léger prétexte pour amener entre eux et les Anglais une rupture définitive.

Le gouvernement anglais le sait fort bien ; aussi use-t-il avec ses colonies du Canada d’une mansuétude qu’il se garde bien d’employer dans ses autres possessions.

Dans les premiers temps de la conquête, cette répulsion (nous n’osons dire haine) était tellement prononcée entre les deux races, que les Canadiens émigrèrent en masse plutôt que de subir le joug flétrissant qu’on prétendait leur imposer. Ceux qui, trop pauvres pour quitter définitivement leur patrie, furent contraints de continuer à habiter cette terre désormais avilie par l’occupation étrangère, choisirent le rude métier de coureurs des bois, et préférèrent adopter cette existence de misères et de périls à la honte de subir la loi d’un vainqueur détesté ; secouant la poussière de leur chaussure sur le seuil du toit paternel, ils jetèrent leur fusil sur leur épaule, et, étouffant un soupir de regret, ils s’éloignèrent pour ne plus revenir, s’enfonçant résolument dans les impénétrables forêts du Canada, commençant à leur insu cette génération d’intrépides explorateurs dont au commencement de ce récit nous avons mis en scène un des plus beaux et malheureusement un des derniers types.

Le chasseur continuait à pagayer vigoureusement ; bientôt il atteignit le premier flamant qu’il jeta dans le fond de sa pirogue, mais le second lui donna plus de peine ; ce fut pendant quelque temps une lutte de vitesse entre l’oiseau blessé et le chasseur ; cependant le premier perdit peu à peu ses forces ; ses mouvements devinrent incertains, il battit l’eau convulsivement ; un coup du plat de la pagaie du Canadien mit fin à son agonie, et il alla rejoindre son compagnon dans le fond de la pirogue.

Dès qu’il eut pêché son gibier, le chasseur dressa ses pagaies et se mit à charger son rifle avec ce soin qu’apportent à cette opération ceux qui savent que leur vie peut dépendre d’une charge de poudre.

Son arme remise en état, le Canadien jeta autour de lui un regard explorateur.

— Eh ! dit-il au bout d’un instant, en se parlant à lui-même, habitude que contractent assez ordinairement les individus dont l’existence est solitaire ; Dieu me pardonne, je crois que je suis arrivé sans m’en douter au rendez-vous ? Je ne me trompe pas, voici là-bas à droite les deux chênes-saules renversés et tombés en croix l’un sur l’autre, près de cette roche qui avance au-dessus de l’eau ; mais qu’est cela ? s’écria-t-il en se baissant et en armant son rifle.

Les aboiements furieux de plusieurs chiens s’étaient tout à coup fait entendre dans l’épaisseur de la forêt, les buissons s’étaient écartés violemment et un noir était subitement apparu au sommet de la roche vers laquelle les yeux du Canadien étaient en ce moment tournés.

Cet homme, arrivé à l’extrémité de la roche s’arrêta un instant, sembla prêter attentivement l’oreille en donnant les marques de la plus grande agitation, mais ce moment d’arrêt fut court, car à peine s’était-il arrêté ainsi quelques secondes, que levant avec désespoir les yeux au ciel, il se précipita dans la rivière et nagea vigoureusement vers la rive opposée.

À peine le bruit de la chute du nègre dans l’eau s’était-il éteint, que plusieurs chiens arrivèrent en courant sur la plate-forme et commencèrent un concert de hurlements horribles.

Ces chiens étaient des animaux de forte taille, ils avaient la langue pendante, les yeux injectés de sang et le poil hérissé comme s’ils venaient de fournir une longue course.

Le chasseur hocha la tête à plusieurs reprises en jetant un regard de pitié au malheureux nègre qui nageait avec cette énergie du désespoir qui décuple les forces, et saisissant ses pagaies, il dirigea sa pirogue vers lui dans le but évident de lui porter secours.

À peine avait-il commencé ce mouvement qu’une voix rauque s’éleva de la rive :

— Oh là ! oh ! cria-t-elle, silence donc, démons incarnés ! silence, by god !

Les chiens poussèrent quelques hurlements de douleur et se turent subitement.

Alors l’individu qui avait gourmandé les chiens cria d’une voix plus haute :

— Eh ! là-bas ! l’homme à la pirogue ! ohé !

Le Canadien atterrissait en ce moment sur la rive opposée ; il échoua son embarcation sur le sable, et se retourna nonchalamment vers son interlocuteur.

Celui-ci était un homme de taille moyenne, trapu, vêtu comme le sont ordinairement les riches fermiers ; sa physionomie était brutalement chafouine ; quatre individus, qui paraissaient être ses domestiques, se tenaient auprès de lui : il va sans dire que ces cinq personnages tenaient en main des fusils.

La rivière en cet endroit était assez large : elle avait à peu près quarante mètres, ce qui, provisoirement du moins, établissait une barrière assez respectable entre le nègre et ceux qui le poursuivaient.

Le Canadien s’appuya contre un arbre :

— Est-ce à moi que vous vous adressez, par hasard ? répondit-il d’un ton assez méprisant.

— Et à qui donc, by god ! répondit avec colère le premier interlocuteur ; ainsi, tâchez de répondre à mes questions.

— Et pourquoi répondrai-je à vos questions, s’il vous plaît ? reprit en riant le Canadien.

— Parce que je vous l’ordonne, drôle que vous êtes ! fit brutalement l’autre.

Le chasseur haussa dédaigneusement les épaules.

— Bonsoir, dit-il, et il fit un mouvement pour s’éloigner.

— Demeurez là, by god ! s’écria l’Américain, ou, aussi vrai que je me nomme John Davis, je vous envoie une balle dans la tête.

En proférant cette menace il épaula son fusil.

— Ah ! ah ! fit en riant le Canadien, vous êtes John Davis, le fameux marchand d’esclaves !

— Oui, c’est moi ! après, fit-il d’un ton bourru.

— Pardonnez-moi ! je ne vous connaissais encore que de réputation ; pardieu ! je suis charmé de vous avoir vu.

— Eh bien ! maintenant que vous me connaissez, êtes-vous disposé à répondre à mes questions ?

— Il faut savoir de quelle sorte elles sont ; voyons-les donc d’abord.

— Qu’est devenu mon esclave ?

— De qui parlez-vous ? Est-ce de l’homme qui s’est, il n’y a qu’un instant, jeté à l’eau de la plate-forme sur laquelle vous vous trouvez en ce moment ?

— Oui ; où est-il ?

— Ici, à côté de moi.

En effet, le nègre, à bout de force et de courage, après la lutte désespérée qu’il avait soutenue pendant la poursuite acharnée dont il avait été l’objet s’était traîné jusqu’à l’endroit où se trouvait le Canadien, et s’était laissé tomber à moitié évanoui presque à ses pieds.

En entendant le chasseur dénoncer aussi catégoriquement sa présence, il joignit les mains avec effort et levant vers lui son visage inondé de larmes :

— Oh ! maître ! maître ! s’écria-t-il avec une expression d’angoisse impossible à rendre, sauvez-moi ! sauvez-moi !

— Ah ! ah ! s’écria en ricanant John Davis, je crois que nous pourrons nous entendre, mon gaillard, et que vous ne serez pas fâché de gagner la prime.

— Au fait je ne serais pas fâché de savoir à combien est taxée la chair humaine dans votre soi-disant pays de liberté. Est-elle forte cette prime ?

— Vingt dollars pour un nègre marron.

— Peuh ! fit le Canadien en avançant la lèvre inférieure avec dédain, ce n’est guère.

— Vous trouvez ?

— Ma foi, oui.

— Je ne vous demande qu’une chose bien facile cependant pour vous les faire gagner.

— Quoi donc ?

— D’attacher le nègre, de le mettre dans votre pirogue et de me l’amener.

— Très-bien ; ce n’est pas difficile, en effet ; et lorsqu’il sera entre vos mains, en supposant que je consente à vous le rendre, que comptez-vous faire de ce pauvre diable ?

— Ceci n’est pas votre affaire.

— C’est juste ; aussi ne vous le demandé-je que comme simple renseignement.

— Voyons, décidez-vous, je n’ai pas de temps à perdre en vaines paroles ; que me répondez-vous ?

— Ce que je vous réponds, master John Davis, à vous qui chassez les hommes avec des chiens moins féroces que vous, et qui en vous obéissant ne font que ce que leur instinct leur enseigne ? Je vous réponds ceci : c’est que vous êtes un misérable, et que si vous ne comptez que sur moi pour vous rendre votre esclave, vous pouvez le considérer comme perdu.

— Ah ! c’est ainsi, s’écria l’Américain en grinçant des dents avec rage et se tournant vers ses domestiques, feu sur lui, dit-il, feu ! feu !

Et joignant l’exemple au précepte, il épaula vivement son rifle et tira. Ses domestiques l’imitèrent, quatre coups de feu retentirent et se confondirent en une seule explosion, que les échos de la forêt répétèrent sur un ton lugubre.