Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/Une tombe dans la forêt

Les Rêves morts Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 30-34).

UNE TOMBE DANS LA FORÊT

J’ai voulu, ce matin, explorer la forêt,
Qui d’ombre et de mystère habille la montagne.
Par un sentier abrupt, je franchis sans arrêt
La moitié du chemin. Mon fils, qui m’accompagne,
Veut que nous fassions halte au petit campement
Qu’hier, il construisit d’écorce et de branchages,
Et qu’à mon examen il soumet gravement.
J’inspecte avec aplomb et vante les ouvrages,
Puis, nous recommençons lentement à monter,
En nous aidant, parfois, des longs bras des érables,
Lorsque le sol mouvant ne veut plus nous porter :
De gros trones renversés et des branches minables
Rendent plus rude encor la dure ascension.
Il n’est plus de chemin c’est la nature vierge,
Qui semble ignorer l’homme et son ambition.
Mais, pourtant, un grand pin, droit et nu comme un cierge,

Se dresse devant nous, géant majestueux,
Qui montre avec orgueil une ancienne blessure.
C’est l’homme qui l’a faite, et l’arbre malheureux,
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Dans sa lente agonie est une flétrissure !
Le mourant séculaire allonge sur le roc,
Comme des doigts crispés, ses racines saillantes ;
La gigantesque main enserre un large bloc,
Que les ans ont vêtu de leurs mousses luisantes ;
En un cercle incliné, neuf autres pins géants,
Autour d’un oasis, s’allignent dans la côte ;
Un enclos, enfoui sous les débris croulants
De ce qui fut un mur, conserve côte à côte,
Deux tablettes de marbre, où l’on a par deux fois
Gravé le même nom et la date fatale.
Sur les marbres brisés je me penche, et je vois :
« Harriet, onze ans, dix mois ». Seule dans ce dédale,
Au sein des bois ombreux, c’est une enfant qui
[dort !…

Grands pins, qui la gardez, fidèles, dans sa tombe,
Dites-moi le secret de ce glorieux sort :
Un sépulcre de dieu pour une enfant qui tombe,
Fauchée en son matin ! Vous avez vu courir
Cette fillette blonde ou brune, sur la route,
Et vos bons cœurs d’aïeuls doivent s’en souvenir…
Douze ans, elle avait l’âge où de rien l’on ne doute Quand,
si jeune, on a dû la mettre en son cercueil,
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Que des parents en pleurs, et sans doute une mère, Des
frères, une sœur et des amis en deuil,
Sont venus confier ce trésor à la terre,
Arbres silencieux, n’avez-vous pas pleuré ?
Lorsqu’on a sur ton pied posé la tombe blanche,
Trone rugueux, qu’en passant, elle avait effleuré,
N’as-tu pas tressailli ?… Vieux chêne, dont la
[branche

Au-dessus de ce tertre à jamais délaissé,
Comme un voile étendu, mélancolique penche
Et donne sa fraîcheur au doux rêve passé,
Veux-tu me raconter ce que tu sais de l’ange
Qui sommeille, depuis bientôt quatre-vingts ans ?
Le chêne a répondu : "Je sais qu’elle était belle,
Et combien on l’aimait. Hélas ! depuis longtemps,
Nul ne la connaît plus, mais je me souviens d’elle ;
Son âme auprès de moi revient encore errer
Je suis l’unique ami de la morte oubliée Et
quand la forêt dort, je l’entends soupirer ; Dans
la brise, sa voix en un souffle est muée :
"Parents qui m’adoriez, dont j’ai senti les pleurs
Mouiller mon blane linceul, mes coussins de dentelle,
Et mon lit de parade, orné de mille fleurs,
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Qu’êtes-vous devenus ?… « » En vain"… mur[mure-t-elle,
"Pour

sauver de l’oubli l’être qui vous fut cher,
Vous avez dans le marbre enchassé sa dépouille !…
Mais le Temps vous défie ; en ce qui fut ma chair,
Au fond de ce tombeau, lentement sa main fouille…
Vers ce tertre isolé, qui n’a plus de chemin,
Nul ne vient pour prier ; si, parfois, quelqu’un passe,
Brisant, en se hâtant, un rameau de sapin,
Il détourne, inquiet, d’ici sa marche lasse…
Ah ! le marbre a duré plus que le souvenir !
J’ai vu, depuis longtemps, sur les tombes voisines,
L’herbe étouffer les fleurs, les noms s’évanouir,
Et seul, ici, mon corps a nourri des racines…
Les autres sont partis pour d’autres champs de morts,
Où l’orgueil à leurs os a mis un frais suaire…
Mais, le repos m’est doux plus que ces vains
[dehors !…

Et l’oubli m’est un bien, dans ce lieu solitaire,
Qu’avait choisi pour moi le plus grand des amours,
Car, ici, je revis, je revis, joie extrême !
Dans la plante qui germe et qui eroît tous les jours :
Ma jeunesse renaît, en l’asile suprême !
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Voyez ce frêle arbuste, il ronge encor mes os,
Il a bu tout le sang vermeil de ma poitrine ;
Cette fleur, c’est mes yeux, que l’on disait si beaux,
Ce bouton frais éclos, ma lèvre purpurine…""
Puis, le chêne s’est tû. Sur l’herbe vient rouler
Une perle d’iris, tombant de chaque feuille…
Et je vois, en rêvant, les grands arbres pleurer,
Tandis que la forêt s’assombrit, se recueille.
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