Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/La mort d’un pin

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LA MORT D’UN PIN
Dédié à M. Robert J. Wickenden, artiste, peintre et
homme de Lettres.

Le soleil, ce soir-là, dans un épais nuage
Avait voilé sa face avant de se coucher.
Mon compagnon me dit : "C’est un mauvais présage,
Regardez, les oiseaux semblent s’effaroucher ;
Et tous ces paquets noirs, qui dans le ciel se glissent,
S’amassant vers le nord, sont signe d’ouragan :
On dirait que des mains lentement les déplissent,
Les chiffonnant ainsi qu’un sombre et long ruban.
Je crois que l’aquilon nous prépare une fête
Et pose ses décors", ajouta le vieillard.
Quelques instants plus tard, éclatait la tempête.
Un éclair fulgurant déchira le brouillard
Qui tel un rideau gris enveloppait la terre ;
De là-bas, de très loin, un sourd rugissement
S’enfla, se rapprocha, terrible en son mystère,
Et parut se briser sur un escarpement.
On eut dit que des dieux fracassaient la montagne
Et lançaient les morceaux dans l’espace béant.
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La pluie à flots pressés, ravageaient la campagne,
Détruisant les épis nourriciers du froment.
Durant toute la nuit, le vent gémit de rage
Dans le vallon fleuri, sis au pied du grand mont.
De beaux arbres altiers s’inclinaient sous l’outrage
Que l’ouragan vainqueur infligeait à leur front ;
Les feuilles bruissaient des plaintes, des murmures,
Les branches s’agitaient comme pour protester ;
Etouffant des sanglots, en brisant leurs ramures,
De jeunes arbrisseaux tentaient de résister ;
Les fleurs éparpillaient à la brise leur âme
Dans leurs pétales blancs ou roses, parfumés…
La douleur est à vous comme au cœur d’une femme
Comme elle vous souffrez êtres inanimés.
La rafale faisait un bruit diabolique
En brisant de gros trones, du lierre les soutiens,
Déchaînant quelque monstre invisible et tragique,
On eût dit que s’ouvraient les enfers olympiens !
Un grand pin restait droit devant tant de colère, A
peine frémissant, l’arbre semblait d’acier.
Il croissait à côté d’un vieux cèdre, son frère,
Dont la tête branlait comme un grand balancier
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Assise dans mon lit, derrière la fenêtre,
Je suivais au-dehors, ce combat de géants.
La nuit se retirait, l’aube venait de naître,
Doublant d’un reflet d’or les nuages changeants.
Le cèdre se brisa… d’une branche pendante,
Il balaya le sol, avant de s’y coucher.
Et, tel un titan las, qui s’endort sous la tente,
Il s’affaissa, soudain, et cessa de bouger.
Auprès de lui, le pin demeurait impassible !
La tempête parut concentrer ses efforts
Sur ce roi des forêts à l’allure invincible.
Et, soudain, je crus voir frissonner son grand
[corps…

Le soleil se levait sur ce matin morose,
Le pin, ô dieu vaincu, parut tout vêtu d’or.
Et fier, il s’écroula dans une apothéose !
Il avait, pour mourir, attendu le décor !
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