Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/La bonté

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LA BONTÉ Dédié à M. Emilien Daoust, Officier d'Académie et Président de la Librairie Beauchemin.

J’ai passé bien des jours à chercher sur la terre
Un astre peu connu, qui s’appelle Bonté,
Car pour la dévoiler et troubler son mystère
Il faut la poésie et non la volupté.
Le poète est son frère, il se revoit en elle,
Et ses plus beaux accents sont par elle inspirés ;
Pour lui, chanter l’amour est une bagatelle,
Et les vers sans efforts paraissent soupirés ;
Il peut dire à la gloire : "Avance, reie telle
Qu’en Grèce la Beauté devant toi s’inclinait
Et que, souventes fois, à la vertu cruelle,
Tu passais en broyant un cœur qui te suivait,
Quand défile un cortège en voiles de tristesse,
Il peut, dans l’élégie, aussi dire à la mort :
"De l’humaine grandeur montrant la petitesse,
Tu révèles le Ciel en corrigeant le sort."
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Si d’une âme timide il exprime la crainte
D’un destin rigoureux qui brise un fol espoir,
Il peut discrètement, en exhalant sa plainte,
Et sans tout le trahir, à tous faire savoir
Un chagrin qui parfois éveille le génie.
Le désespoir est beau, quand il scande un sanglot,
S’il peut, sans s’émouvoir, rappeler l’avanie
t
Qui, goutte empoisonnée, est retournée au flot…
C’est un flot que la vie ! En émergeant, l’épreuve
Laisse au cœur douleureux un souvenir pervers,
Qui sans cesse de fiel ou l’enivre ou l’abreuve, "
Et qui, dans l’avenir, prend des aspects divers :
Il peut être la haine et se nommer prudence,
En reniant l’erreur d’un sentiment surfait,
Ou s’appeler regret et n’être qu’impudence,
Pour arrêter la main qui s’apprête au bienfait.
Mais la Bonté toujours peut guider la sagesse,
Et, sans l’humilier, dire au malheur : "Je sais,
Je sais en l’honorant soulager la détresse
Et ne rien imposer des choses que je hais ;
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Au cœur désespéré je montre l’espérance
En un destin meilleur ; je parle du devoir
A celui qui l’oublie en sa grande souffrance,
Et si l’on dit adieu, je réponds « au revoir ».
Et moi qui l’ai trouvé cet astre rarissisme
De la Bonté parfaite et de l’honnêteté
Je voudrais en mes vers m’élever à la cime
Pour le crier au monde, à la postérité.
La gratitude est sœur de la vertu si belle, ar
Elle marche à son ombre et ne saurait briller :
Que sa présence, au moins, par un nom se révèle
Moi j’ai tracé le vôtre et veux le publier.
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