Les Rêves et les moyens de les diriger/I-II
II
J’ai dit que j’avais treize ans lorsque je commençai à tenir très régulièrement le journal de mes mes rêves. Ce journal, qui forme vingt-deux
cahiers remplis de figures coloriées, représente
une série de mille neuf cent quarante-six nuits,
c’est-à-dire de plus de cinq années. Avant d’entrer
dans le détail des relations qu’il renferme et des
éclaircissements qu’on en peut tirer, prenons
d’abord quelques notes générales sur l’ensemble
même de ces documents.
Durant les six premières semaines, on n’y rencontre guère de narration qui ne soit coupée de nombreuses lacunes. À chaque feuillet on sent des interruptions marquées, soit dans le songe, soit dans le souvenir que j’en ai gardé. Parfois même, une annotation succincte indique simplement que tel ou tel jour je ne me souviens absolument de rien.
Du troisième au cinquième mois, le manque de liaison devient de plus en plus rare, en même temps que l’abondance des récits va toujours croissant. La dernière mention d’un sommeil dont les rêves n’aient point laissé de trace correspond enfin à la cent soixante-dix-neuvième nuit.
Faudrait-il conclure de ce dernier fait que je rêvais dès lors bien davantage, et que cette habitude même de me préoccuper de mes rêves durant la veille avait augmenté sensiblement chez moi les dispositions à rêver ? La faculté de penser s’accroît par l’exercice qu’on en fait ; il n’est donc pas invraisemblable que le même principe s’étende à la faculté de rêver davantage dans le sens d’avoir des rêves plus animés et plus variés ; mais de nombreux passages de mon journal, écrits à une époque où j’étais loin d’avoir encore aucune opinion arrêtée, me prouvent que c’était surtout la facilité à me rappeler mes rêves qui, sous l’influence de l’habitude, allait augmentant de jour en jour, ou, pour mieux dire, de nuit en nuit. En recherchant les souvenirs de la dernière nuit écoulée, il m’arrivait parfois de retrouver tout à coup la chaîne et les incidents d’un rêve antérieur précédemment oublié. Je constatais alors que la mémoire seule m’avait fait défaut, quand j’avais cru pouvoir accuser une interruption dans mes songes. Cette opinion, qui, chez moi, devait devenir plus tard une conviction profonde, à savoir que la pensée ne s’éteint jamais d’une manière absolue, non plus que le sang ne cesse jamais absolument de circuler, j’en avais déjà le germe intuitif, en écrivant des phrases telles que celles-ci :
« 14 juin. ― Cette nuit, je n’ai rien rêvé, ou plutôt je ne me souviens de rien ; car il me paraît impossible que j’aie passé une nuit sans rêves.
« 28 juin. ― Rien, absolument rien ; j’ai beau me creuser la tête, je ne puis me rappeler ce que j’ai rêvé cette nuit.
« 7 juillet. ― (Après avoir détaillé quelques particularités d’un songe de la nuit) : Ceci me rappelle à l’instant le rêve du jeudi de l’autre semaine, dont je ne m’étais pas souvenu du tout à mon réveil. J’étais aussi en bateau… etc. (Suit le récit du rêve, et, à la fin :) Ce n’est pas la première fois que je me rappelle seulement après plusieurs jours des fragments de songes dont je ne m’étais pas souvenu le jour même ; mais c’est la première fois qu’il m’arrive de m’en rappeler un tout entier et si longtemps après. Cela m’étonne, parce que j’avais remarqué au contraire plusieurs fois que, pour se bien souvenir des détails d’un rêve, il fallait les noter aussitôt en se réveillant, avant d’avoir pensé à autre chose. »
Cette dernière réflexion sera plus loin le sujet de quelques observations spéciales. Quant à présent, je me borne à signaler que six mois d’une attention suivie et d’un exercice journalier avaient suffi pour accoutumer mon esprit à conserver toujours, au moment du réveil, le souvenir des rêves de la nuit.
Depuis cette époque, et pendant plus de vingt ans, il ne m’est pas arrivé une seule fois d’interroger ma mémoire au réveil, non-seulement sans qu’elle ne me fournisse aussitôt la notion d’un songe, mais encore sans qu’elle ne m’en reproduise aussitôt toutes les circonstances principales.
Nos occupations et nos préoccupations habituelles exercent une grande influence sur la nature de nos rêves, qui sont généralement comme un reflet de notre existence réelle. C’est là une vérité qui touche à la banalité de fort près, et que je croirais inutile de consigner si ce n’était justement à sa conséquence immédiate que j’ai dû cette facilité de m’observer moi-même, origine des observations que je publie aujourd’hui. L’habitude de penser durant le jour à mes rêves, de les analyser et de les décrire eut pour résultat de faire entrer ces éléments de ma vie intellectuelle ordinaire dans l’ensemble des réminiscences qui pouvaient se présenter à mon esprit durant le sommeil. Il m’arriva donc une nuit de rêver que j’écrivais mes songes, et que j’en relatais de très-singuliers. Mon regret fut extrême au réveil de n’avoir pas eu conscience en dormant de cette situation exceptionnelle. Quelle belle occasion perdue ! me disais-je ; que de détails intéressants j’aurais pu recueillir ! Cette idée me poursuivit plusieurs jours et, par cela même qu’elle assiégeait mon esprit, le même songe ne tarda guère à se reproduire, avec cette modification toutefois que, les idées accessoires ralliant désormais l’idée principale, j’eus parfaitement le sentiment que je rêvais, et je pus fixer mon attention sur les particularités qui m’intéressaient davantage, de manière à en conserver en m’éveillant un souvenir plus net et mieux arrêté. Ce nouveau mode d’observation prit peu à peu une extension très-grande. Il devenait la source d’investigations précieuses, à mesure que je commençais à entrevoir dans ces études autre chose qu’un puéril passe-temps.
Le premier rêve où j’eus, en dormant, ce sentiment de ma situation réelle se place à la deux cent septième nuit de mon journal ; le second, à la deux cent quatorzième. Six mois plus tard, le même fait se reproduit deux fois sur cinq nuits, en moyenne. Au bout d’un an, trois fois sur quatre. Après quinze mois, enfin, sa manifestation est presque quotidienne, et, depuis cette époque, déjà si éloignée, je peux attester qu’il ne m’arrive guère de m’abandonner aux illusions d’un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la réalité.