Les Républiques de l’Amérique du Sud/02

LES REPUBLIQUES


DE


L'AMERIQUE DU SUD.




II.
LA SOCIETE PERUVIENNE.




On se ferait une bien fausse idée de la société péruvienne, si on la jugeait toujours d’après les événemens de son histoire politique. Ces pronunciamientos, ces guerres civiles qui tiennent tant de place dans les récentes annales du Pérou, donneraient à croire qu’il s’accomplit là, entre les Cordilières et la mer Pacifique, une de ces évolutions laborieuses et solennelles qui commencent une ère nouvelle dans la vie des peuples ; en présence d’une société qui se transforme, d’une nationalité qui se fonde, il semblerait que tout, dans la physionomie de la population, dût porter le cachet d’un grand mouvement de renaissance. Après quelques jours passés sur les lieux, on est bien vite détrompé. On retrouve au Pérou un contraste qui se reproduit dans presque toutes les républiques espagnoles de l’Amérique du Sud un esprit de changement poussé à l’excès dans la vie politique, un esprit de conservation non moins obstiné dans la vie sociale. Tandis que le pouvoir passe de main en main, et que les institutions croulent ou se relèvent avec une mobilité sans exemple, les mœurs restent ce qu’elles sont ; l’esprit de la société ne change pas. Il n’y aurait point à se plaindre de cette fixité sans doute, si les mœurs péruviennes étaient ce qu’elles doivent être, la dernière expression du progrès moral et intellectuel dont la proclamation de l’indépendance semblait avoir donné le glorieux signal. Rien malheureusement, dans ces mœurs, n’indique une ère de régénération ; tout y garde l’empreinte d’un passé qui est en désaccord formel avec la situation nouvelle où sont entrées les colonies émancipées par Bolivar. Moitié espagnole, moitié indienne, la civilisation péruvienne est un pittoresque, mais dangereux anachronisme, qui semble condamner à la stérilité toutes les tentatives de rénovation politique dont l’ancien empire des Incas est si souvent le théâtre. Aussi voit-on ces tentatives se multiplier à l’infini, sans apporter avec elles aucun des élémens de prospérité et de stabilité réclamés par le pays, et l’état d’enfance dans l’ordre moral a nécessairement pour contre-coup la fièvre révolutionnaire dans l’ordre politique.

Le spectacle des mœurs du Pérou n’est pas moins intéressant toutefois que celui de ses révolutions. Un pays où se conservent dans un bizarre mélange les coutumes de l’ancien empire des Incas et celles de l’ancienne Espagne a en quelque sorte un double titre à la curiosité du voyageur. Partout d’ailleurs, — dans les usages, dans les fêtes’ nationales, dans la vie domestique des Péruviens, — on démêle sans peine les causes qui retardent et entravent le développement de leur nationalité. Quand on a discerné ces causes, il devient plus aisé aussi de préciser dans quelle voie la société péruvienne doit marcher désormais, si elle tient à se rendre digne des grandes destinées que Bolivar avait promises aux républiques espagnoles.


I

La configuration même du Pérou a partagé la population de ce pays en deux groupes distincts : l’un a pour résidence les rares vallées de la côte, le bord des petites rivières qui les arrosent ; l’autre habite les montagnes qui séparent l’Océan Pacifique des grandes solitudes baignées par l’Amazone. Sur les côtes, c’est la civilisation espagnole qui domine ; dans’ l’intérieur, ce sont les mœurs indiennes qui ont le dessus. La population des côtes a toujours exercé, dans la république péruvienne, une influence prépondérante ; c’est elle qui doit nous occuper d’abord.

Toutes les villes du Pérou ont entre elles un air de famille, et Lima résume, dans son aspect demi-moresque, demi-espagnol, dans le caractère insouciant et frivole de sa population, les traits principaux qui les distinguent. Parcourez la république tout entière, partout vous retrouverez ces rues coupées à angles droits qui laissent entre elles des carrés de maisons égaux et réguliers connus sous le nom de cuadras ; partout vous retrouverez cette place centrale sur laquelle s’élève d’un côté la cathédrale, et de l’autre, si la ville est une capitale, le palais du gouvernement ; en face, une rangée de maisons à arcades dont des boutiques, des magasins de toute espèce occupent le rez-de-chaussée, et où nos petits commerçans, très nombreux en Amérique, étalent à l’envi les riches étoffes et les brillans tissus de la France.

Lima nous offre sur une grande échelle cette disposition particulière à l’Amérique espagnole. Bâtie sur le bord d’une rivière, — torrent à l’époque de la fonte des neiges et ravin pendant l’hiver, — la capitale du Pérou fut fondée par Pizarre le 6 janvier 1545, jour de l’Épiphanie, d’où lui est venu le nom qu’on lui donne encore quelquefois de la Ville des Rois. Son origine espagnole est vivement accusée par l’architecture même de ses maisons, vastes, aérées, souvent ornées à l’extérieur de peintures à fresque qui leur donnent un cachet particulier. Construites de façon à résister aux tremblemens de terre si fréquens dans ces contrées, les habitations liméniennes n’ont guère que le rez-de-chaussée. Dans les rares maisons surmontées d’un premier étage, un immense balcon à jalousies vertes décore la façade et avance sur la rue quelquefois de plus d’un mètre. À part ces balcons de style assez pittoresque, les lignes régulières des madras sont partout respectées dans leur sévère uniformité.

Les églises et les couvens tiennent une grande place dans la physionomie extérieure de toutes les villes espagnoles de l’Amérique. À Lima, plusieurs églises ont gardé de nombreux vestiges de leur ancienne splendeur. Ainsi la cathédrale possède un des plus beaux chœurs en bois sculpté qui se puisse voir ; San-Pedro étale un luxe de tableaux et de dorures dont l’Européen, habitué au style sévère de nos cathédrales gothiques, ne saurait se faire une idée. À côté de ces églises si riches encore, les couvens se distinguent par l’ampleur et la majesté de leurs proportions. Le couvent de San-Francisco n’occupe pas moins de deux cuadras. C’est une suite de jardins et de cours carrées le long desquelles d’élégantes arcades forment de délicieux promenoirs. Les cellules s’ouvrent sur les galeries supérieures pratiquées aux quatre faces du bâtiment, et auxquelles on arrive par de magnifiques escaliers. C’est par centaines que l’on compte ces cellules ; mais ce monastère, jadis trop étroit peut-être pour sa pieuse population, n’a d’autres habitans aujourd’hui que quelques moines qui errent, tristes et pâles, sous ses voûtes désertes et délabrées. Moins vastes que San-Francisco, les couvens de Saint-Augustin et de la Merced ont un aspect non moins désolé. Dans l’église de Saint-Augustin, on remarque pourtant, entre autres objets précieux, le plus beau marbre que possède l’Amérique, la statue de sainte Rose, délicieuse composition que ne répudierait pas le ciseau de Canova. Quant aux couvens de femmes, très nombreux à Lima, il faut renoncer à y pénétrer ; les hommes n’y sont jamais admis. Tous possédaient autrefois de magnifiques peintures que les rois d’Espagne se plaisaient à y envoyer ; la plupart de ces tableaux ont malheureusement disparu ; le musée, très pauvre d’ailleurs si ce n’est en antiquités indiennes, en conserve à peine quelques-uns. On y peut voir cependant une curieuse collection des portraits de tous les vice-rois et des premiers présidens du Pérou, depuis Colomb jusqu’au grand-maréchal Lémar.

Églises, couvens, maisons, tout, on le voit, est espagnol à Lima. Pour distinguer les nuances que le climat et le mélange des races ont introduites dans le type primitif de la population, il faut s’éloigner des quartiers du centre et comparer les rues qu’habite le peuple à celles où réside de préférence la classe aisée ; il faut surtout pénétrer dans l’intérieur des habitations. Partout, chez le pauvre comme chez te riche, la même réception hospitalière vous attend ; partout vous retrouverez cette cordialité charmante qu’exprime si bien dans la langue espagnole le mot intraduisible de confiansa. Si cependant vous cherchez quelque trace des mœurs européennes, c’est aux maisons du centre de la ville qu’il faut vous adresser. Il y a une heure à Lima où tous les salons sont ouverts. Une lampe posée au milieu de l’appartement, en face de la grande porte qui donne sur la rue, projette sa lumière dans la cour intérieure, et semble dire au passant que la famille est réunie, attendant les visiteurs. Entrez sans crainte, à peine avez-vous besoin de présentation. Si vous êtes étranger, c’est de vous que l’on s’occupera surtout ; si vous êtes Français, c’est de la France, c’est de Paris qu’on vous parlera, de ce Paris qui, aux yeux des Liméniennes et idéalisé par la distance, se transforme en une vraie cité des Mille et une Nuits. La casa esta a la disposition de usted (la maison est à votre disposition), vous dit-on quand vous vous retirez, et en effet la maison est à vous ; à la deuxième ou troisième visite, vous y dites reçu comme un vieil ami. Déjà on vous en donne le titre, amigo, ou bien on vous désigne par votre prénom, accompagné seulement de la particule aristocratique don. Si j’insiste sur ces particularités bien connues des mœurs de la Péninsule, telles qu’on peut les observer à Lima, c’est pour montrer combien l’influence de la civilisation apportée par les compagnons de Pizarre est demeurée persistante au Pérou.

Ce caractère espagnol, conservé dans la vie intime des Liméniens apparaît, je l’ai dit, plus ou moins tranché, suivant qu’on se rapproche ou qu’on s’éloigne des quartiers riches de la capitale. Certains salons de Lima sont déjà tout européens. Le piano y a succédé à la guitare, et la musique italienne aux accens monotones des anciens romances. Dans les familles moins favorisées de la fortune, les traditions de la vieille société andalouse[1] se sont gardées plus pures et plus vivaces. En cherchant bien, vous rencontrez encore à Lima quelques-unes de ces maisons où l’émancipation n’a laissé d’autre trace que la ruine, et où se perpétuent, avec le souvenir des vice-rois, les habitudes d’un monde disparu avec eux. Un reste de damas rouge, dernier témoignage de la prospérité perdue, quelques peintures à fresque remplacent sur les murailles lézardées par les tremblemens de terre les riches tentures, les ornemens variés, qu’on admire dans d’autres quartiers, moins rebelles à l’invasion du luxe parisien. Quelques mauvaises gravures de saints ou de martyrs appendues entre des glaces aux cadres dédorés, quelques chaises qui remontent au temps du vice-roi Amat, une table ronde au-dessus de laquelle se balance une vieille lanterne en fer-blanc, tel est l’ameublement du salon, dont les fenêtres, à défaut de vitres, sont garnies de barreaux en bois tourné et protégées par d’épais volets qu’on ferme chaque soir. Rien de plus modeste que ces demeures, derniers sanctuaires de la société liménienne d’avant l’indépendance, et pourtant l’orgueil des anciens conquérans y apparaît encore dans la froide dignité avec laquelle les habitans portent leur misère.

Dans les fêtes mieux encore que dans, les réunions intimes, la physionomie de la population péruvienne se retrouve avec toutes ses nuances et toute son originalité. Si vous voulez connaître, par exemple, tout ce qu’il y a de grace et de vivacité chez les Liméniennes, parcourez les rues à l’heure d’une de ces brillantes processions, accompagnement obligé de toutes les cérémonies religieuses au Pérou. Vous avez sans doute entendu parler de ce costume pittoresque, de cette saya, y manto qui donne aux femmes de Lima un aspect si piquant et si étrange. Figurez-vous un jupon de soie, noir ordinairement, autrefois assez étroit pour accuser toutes les formes du corps, aujourd’hui cependant beaucoup plus ample. Par-dessus la saya, un riche châle de Chine laisse retomber en flottant sa longue frange sur les bras nus ; un voile épais de soie noire, plié en triangle et rattaché à la taille par les extrémités, encadre la figure de façon à ne laisser voir qu’un œil, à ne laisser jaillir entre les sombres plis du manto que l’éclair d’un seul regard. Ce costume, que les femmes savent porter avec une grace sans pareille, est, de mise le jour, pour les courses du matin dans les boutiques, ou bien pour les cérémonies d’église, las fonciones de iglesia, une des grandes affaires des Liméniennes. Le soir, quand l’oracion (l’angélus) a sonné, vous ne voyez plus une seule saya dans les rues : les modes de Paris ont repris tous leurs droits, et bientôt, je le crains, elles auront tout-à-fait détrôné la saya elle-même. Déjà la haute classe l’a à peu près abandonnée, et on peut prévoir le jour où il sera de mauvais goût de porter dans les rues de Lima le costume national.

Parmi les fêtes religieuses du Pérou, la principale est celle de sainte Rose, aujourd’hui la patronne de Lima, depuis que le grand San-Jago est tombé avec le pavillon espagnol qu’il n’a pas su défendre. Par cette fête, on peut juger de toutes les autres, qui n’en sont guère que la répétition plus ou moins pâle. Dès le matin du jour marqué pour cette solennité, les cloches de toutes les églises commencent le plus épouvantable carillon qui ait jamais déchiré un tympan catholique. Les cloches à Lima n’ont rien de cette harmonie grave et pénétrante qui, dans nos pays, prête à leur voix un charme si puissant. L’habitude est d’agiter le battant de la cloche contre les parois, au lieu de la mettre en branle. Ce sont d’ordinaire de petits nègres qui se chargent de ce soin ; à les voir alors suspendus et grimaçant sur la balustrade des vieilles tours, on dirait autant de démons chargés de torturer l’instrument religieux, qui rend, sous leurs coups redoublés, les plus étranges gémissemens. Ce singulier carillon n’en charme pas moins l’oreille peu difficile des Liméniens ; c’est l’annonce d’une grande fête, comme il s’en renouvelle si souvent au Pérou, et il n’en faut pas davantage pour les réjouir. Déjà les autels sont parés, les images des saints dressées sur leurs brancards et couvertes de leurs plus riches ornemens ; les reliques vénérées de sainte Rose sont placées sur un magnifique coussin de velours. La foule encombre l’église où les prêtres célèbrent le service divin. Bientôt les portes s’ouvrent. Une nuée de pétards et un triple carillon annoncent le départ de la procession à toute la ville. C’est vraiment un curieux et saisissant spectacle que celui d’une grande cérémonie religieuse à Lima. Dans les rues semées de fleurs, entre les murailles des maisons cachées sous de riches tentures, s’avance à pas lents le splendide cortége, salué par mille têtes jeunes et rieuses qui se penchent à tous les balcons. Deux haies de soldats ont peine à contenir la foule. Une longue file de moines portant des cierges ouvre la marche, et il faut voir avec quelle grace mutine les tapadas[2] lancent aux révérends pères les plus folles provocations de la parole ou du regard. — Ouah[3] ! votre seigneurie ne sait-elle donc pas tenir son cierge ? — Eh ! Picaro, il y a long-temps qu’on ne vous a vu ; mais on sait où vous étiez. — Et quelquefois le moine, interrompant sa psalmodie, entre tout simplement en conversation avec la tapada ; s’il est jeune, il rit et cause avec, elle ; s’il est vieux, il la gourmande, mais, dans ce dernier cas, ses observations sont assez mal reçues. — Ouah ! señor padre, croyez-vous que je sois venue ici pour me confesser ? — Et, légère comme une gazelle, on la voit s’enfuir en riant, suivie de quatre ou cinq soeurs, cousines ou amies qui l’accompagnent toujours.

Cependant les images des saints apparaissent dans toute leur pompe. Chacune de ces statues vénérées repose sur un énorme piédestal porté par huit ou dix grands nègres dont une ample tenture à franges d’or ne laisse apercevoir que les jambes robustes et les pieds nus. Dans les momens de halte, les malheureux, à demi étouffés par la chaleur, passent la tête entre les épais rideaux de velours et promènent leurs grands yeux ébahis sur la foule. Les tapadas, on le devine, n’ont pas plus de pitié pour eux qu’elles n’ont de respect pour les moines, et les noirs enfans de l’Afrique, accueillis par une pluie de quolibets, ne tardent pas à rentrer sous la tapisserie qui les protège contre la curiosité railleuse des spectatrices en saya. La statue de la sainte vient enfin détourner l’attention générale. Sainte Rose est couronnée d’une fraîche guirlande des fleurs qui portent son nom. — Que bonita ! que blanca ! s’écrie-t-on, et les fleurs, les bouquets pleuvent de tous les balcons sur l’image chérie. Derrière la sainte, marche l’archevêque portant le saint-sacrement. Partout, sur son passage, le silence et le recueillement succèdent aux conversations bruyantes. Puis vient le président rte la république, suivi du conseil d’état, des généraux, de tous les officiers supérieurs, dans tout l’éclat de leurs uniformes brodés. L’armée entière du Pérou, — deux, trois mille hommes quelquefois, — leur sert d’escorte. Ajoutez à ce pompeux cortége la masse entière du peuple, toute une foule bruyante et bigarrée, où l’Indien heurte le blanc, où le métis coudoie le noir, où circulent les femmes en mantille ou en soya, le visage découvert ou la figure voilée ; imaginez, comme encadrement au tableau, d’une part un ciel éblouissant, de l’autre des maisons pavoisées, des balcons garnis de spectateurs, et vous aurez une idée de la magnificence pittoresque qui explique le goût si vif des Liméniens pour les cérémonies religieuses. Il est inutile d’ailleurs de remarquer qu’il n’y a rien là qui prenne sa source dans un sentiment très profond. On court à une procession comme à un spectacle, personne ne songe à chercher dans les pompes de l’église une occasion de pieux recueillement. Tel est du moins le caractère des cérémonies catholiques telles qu’on peut les observer à Lima et dans les autres villes de la côte ; j’aurai occasion de dire plus loin ce qu’elles sont dans les montagnes, où l’élément indien prévaut sur l’élément espagnol.

Après les solennités religieuses, c’est dans les fêtes populaires qu’on peut le mieux saisir les traits caractéristiques des jeunes sociétés de l’Amérique méridionale. La plus curieuse de ces fêtes au Pérou est sans contredit celle des Amancaës ; elle résume en elle tout ce que recherchent les Liméniens dans leurs réjouissances publiques, le bruit, le mouvement, la danse en plein air. Comme pour la favoriser, le ciel, ordinairement si pur et si chaud du Pérou, se voile lui-même d’une légère brume. Les montagnes, nues et désolées pendant l’été, se revêtent en quelques jours d’un manteau de verdure. L’aspect du pays change comme sous le coup d’une baguette magique. C’est que la pluie serait, pour ces côtes arides, comme une fée bienfaisante, et la terre, desséchée par plusieurs mois de chaleur, semble aspirer avec reconnaissance les gouttes humides qui tombent de ce ciel éclatant, dont le condor seul tache çà et là l’inaltérable azur.

Le site choisi pour la fête des Amancaës est aussi l’un des plus pittoresques qu’on puisse trouver dans toute l’Amérique. À deux ou trois kilomètres de la ville, dans une anfractuosité formée par les collines qui marquent en quelque sorte le premier gradin des Cordilières, s’étend une pelouse verdoyante, où pendant les mois de juin et de juillet les rosées nocturnes font éclore une multitude de fleurs aux pétales d’or, aux calices ouverts comme ceux du lis, et que l’on connaît dans le pays sous le nom d’amancaës. On dirait alors un immense écrin où quelque main prodigue aurait jeté à plaisir des milliers de joyaux. Combien de fois, le soir, après avoir lentement gravi la pente douce qui aboutit à ce plateau, ai-je arrêté mon cheval sur le revers du coteau pour contempler la ville dont le vaste panorama se déroulait à mes pieds ! C’étaient d’abord des champs, des bosquets de bananiers aux fruits pressés et retombant comme un poids trop lourd, puis des alamedas plantées de saules, des bois de citronniers et d’orangers dessinant autour de la Ville des Rois toute une fraîche et odorante ceinture. Quelquefois un dernier souffle de la brise de mer, passant au-dessus des fleurs et des feuillages, m’apportait d’enivrans aromes qui se mêlaient aux sauvages émanations venues des Cordilières. Sur le ciel assombri par la nuit se dessinaient, comme de blancs fantômes, les tours jumelles de la cathédrale, les clochers de San-Pedro, de Saint-Augustin, et des mille couvens, des mille églises de Lima. À ma droite, la mer Pacifique, ce bel océan bleu qu’aucune tempête n’agite jamais, déroulait ses profondeurs immenses, et les nombreux navires mouillés dans e port du Callao se balançaient doucement aux derniers mouvemens de la vague. Entre Lima et le Callao, de grands tumulus gris, ruines de temples ou de tombeaux indiens, rappelaient les splendeurs évanouies de l’époque des Incas. Le grand cap nommé Morro-Solar apparaissait à l’extrême limite de l’horizon et formait le fond du tableau. Dans ce paysage, dont la mer était l’encadrement, dont Lima marquait le centre, il y avait ce mélange inexprimable de grace et de majesté qui est propre à. la nature américaine. Le ciel des tropiques a de ces heures délicieuses où il se révèle dans toute sa beauté splendide, heures trop courtes et trop rares dont jamais on ne comprendra sous le ciel du nord les fugitifs enchantemens.

Pendant un mois à partir du 24 juin, le plateau des Amancaës présente l’aspect le plus bruyant et le plus animé. On attribue l’origine de la fête populaire dont il est le théâtre à un ermite qui, dans les premiers jours de la conquête, aurait choisi ce lieu pour retraite et y serait mort en odeur de sainteté après une vie d’abstinence et de prières. Une petite chapelle, élevée à l’endroit où l’ermite aurait rendu le dernier soupir, et que les promeneurs ne manquent pas d’aller visiter, aurait été d’abord le but d’un pieux pèlerinage qui aurait fini par se convertir en une excursion toute profane. Quoi qu’il en soit, dès que les plateaux commencent à verdir, la population de Lima se rend à pied, à cheval, en voiture, vers les Amancaës. Sur ces montagnes d’ordinaire si paisibles règnent un mouvement, une agitation étourdissante. Des baraques en planches et en roseaux s’élèvent avec une rapidité féerique. On y vend de la viande, du pain, des fruits, mais surtout de l’eau-de-vie de Pisco et de la chicha, sorte de bière de maïs très goûtée des Indiens. Çà et là se dressent des salles de danse ornées de larges bouquets de fleurs cueillies sur les cerros. Le 24 juin, anniversaire de la Saint-Jean, est le grand jour de la fête des Amancaës. Dès le matin, la route étroite et poudreuse qui conduit au plateau est encombrée d’une foule ardente et folle, divisée en plusieurs partidas ou groupes plus ou moins nombreux de parens ou d’amis. Chaque partida porte avec elle des provisions de bouche et une guitare. Quand la partida fait la route à pied, un des joyeux pèlerins prend la guitare, se place en tête de ses compagnons, et entonne, pour charmer les ennuis du voyage, quelques couplets sur l’air populaire de la zambacueca. Autour de lui, on ne manque jamais de les répéter en chœur, au risque d’avaler les flots de poussière soulevés sur la route par le torrent des promeneurs et des cavaliers. Hommes, femmes, blancs, nègres, Indiens, mulâtres, sambos, cholos, s’en vont ainsi en chantant et en riant. On dirait que toute la population liménienne a été brusquement prise de délire. Ici une partida épuisée de fatigue s’arrête sur le bord du chemin pour réparer ses forces au moyen de copieuses libations de pisco. Là, sur une cariole démesurément chargée, et que deux chevaux efflanqués traînent à grand’peine, se dressent fièrement des sambas en grande parure, le châle drapé sur l’épaule comme la cape d’un caballero. Plus loin, des ginetes (cavaliers), montés sur de hautes selles et les pieds enfouis dans d’énormes étriers, accourent à toute bride sur de tranquilles passans, et, quand le naseau fumant des chevaux effleure presque le dos des promeneurs, ils renversent par un vigoureux coup de mors leur monture en arrière, se jettent brusquement de côté et repartent au galop, à la grande admiration de la foule, à la grande frayeur de ceux qui ne sont pas familiarisés avec ce passe-temps équestre. Malheur au cavalier non suffisamment encore affermi sur sa selle qui se risque imprudemment dans une pareille bagarre ! A peine arrivé dans la pampa (plaine), pendant qu’il chemine tranquillement au petit paso[4], de sa monture, un cri part tout à coup derrière lui, le galop effrayant d’un cheval se fait entendre, et avant qu’il ait seulement eu le temps de retourner la tête, il est saisi au milieu du corps par un bras d’airain, enlevé comme une plume par quelque sambo qui l’asseoit en riant sur le cou de son propre cheval sans pour cela ralentir sa course ; puis, quand le géant américain a bien fait admirer son adresse et sa force, i dépose tranquillement le pauvre cavalier à terre, en l’invitant seulement à se tenir mieux une autre fois. Si par hasard le ginete objet de cette bizarre provocation résiste au premier choc, alors une lutte courte, rapide, animée, s’engage entre les deux cavaliers. Debout sur leurs étriers, le corps incliné légèrement, les bras raidis et tendus l’un vers l’autre, ils se saisissent, se pressent, s’ébranlent, ils cherchent à s’enlever de selle, pendant que les deux chevaux, lancés côte à côte et comme s’ils s’animaient eux-mêmes sous l’effort de leurs maîtres, fuient de toute la vitesse dont ils sont capables et disparaissent bientôt au milieu d’un épais nuage de poussière.

Nous sommes enfin sur le plateau des Amancaës. Hommes et femmes ont mis pied à terre. Le premier moment de confusion passé, les carioles sont dételées et les chevaux sont attachés aux roues sans que personne ait à s’en occuper avant la fin de la journée. Alors les partidas se rassemblent, les amis se retrouvent, on étend les provisions sur l’herbe, et la viguela (guitare) aux notes grinçantes fait entendre les premiers accords de la zambacueca. Cette danse, la seule que le peuple connaisse au Pérou, mérite peut-être d’être décrite avec quelque détail. L’orchestre, des plus primitifs, se compose éternellement de la guitare qu’un des assistans, avec un courage admirable en vérité, racle de toutes ses forces, en y mêlant les accords d’une voix assez peu harmonieuse et des paroles insignifiantes le plus souvent, quand elles ne sont pas d’une liberté grossière jusqu’au cynisme. Auprès du racleur de guitare, une boîte défoncée entre les jambes, un autre musicien de la même force ou à peu près, un chanteur en tout cas non moins impitoyable, marque à grands coups de poing la mesure sur sa caisse, sans doute en guise d’accompagnement. Ace bruyant et irrésistible appel, quelque sambo au teint plus ou moins foncé s’avance aussitôt au milieu du cercle que les spectateurs ont formé déjà, et, le poncho rejeté négligemment sur l’épaule, il vient choisir galamment celle avec laquelle il désire danser. C’est d’ordinaire quelque jolie samba, aux grands yeux noirs et ardens, à la taille svelte et souple, aux dents blanches et aux longs cheveux qui flottent en deux tresses égales sur ses épaules. Debout l’un vis-à-vis de l’autre, la main gauche fièrement appuyée sur la hanche, ils attendent que la musique leur donne enfin le signal. Aux premières vibrations de la guitare, aux premiers éclats de la voix stridente des musiciens, ils partent tous les deux le corps légèrement penché et agitant gracieusement leurs mouchoirs dans la main droite. Ce sont d’abord des passes lentes et peu animées encore, où le danseur, d’un air timide et suppliant, semble poursuivre sa danseuse, qui le regarde dédaigneusement et fuit comme une sylphide en tournoyant autour de lui. Celui-ci, sans se rebuter. s’attache à ses pas, la poursuit dans toutes les courbes que la danse lui fait décrire en l’évitant ; à chaque évolution, il se retrouve face à face avec elle ; à chaque mouvement, il se rapproche un peu plus. Le mouchoir, dans sa main, semble parler un langage mystérieux. Bientôt il l’agite à coups plus secs et plus répétés ; celui de sa danseuse se déploie à son tour et parait répondre à son appel. L’orchestre lui-même, comme s’il prenait part à la lutte, s’anime et lance des accords plus éclatans, sur un rhythme plus vif et plus fougueux. Les yeux ardens, le front perlé de sueur, le haut du corps courbé sur sa guitare, le musicien suspend par moment son chant insignifiant et monotone pour pousser une sorte de cri sauvage d’excitation et de délire. Les spectateurs, battant la mesure à coups redoublés dans la paume de leurs mains, se joignent à lui dans un indicible concert. C’est en vain que, résistant encore, cambrant sa taille, la tête rejetée en arrière, la femme dans un dernier élan, essaie de s’enfuir en tournoyant sur elle-même. Inutiles efforts ! son danseur est là qui l’attend, qui la presse… Épuisée, haletante, elle cède enfin, elle s’avoue vaincue dans la lutte, et sa main, en laissant retomber son mouchoir, aux frénétiques applaudissemens de la foule, semble constater sa défaite et proclamer le triomphe du vainqueur.

La zambacueca est encore dansée très souvent au Pérou, c’est même la seule danse connue dans un grand nombre de salons d’Aréquipa, du Cusco et des villes de l’intérieur. Modifiée par les convenances, elle est devenue là une sorte de pantomime noble, légère, rapide, qui prête beaucoup à la grace du corps et à la flexibilité des mouvemens. Telle n’est pas la zambacueca qu’on danse à los Amancaës, le soir surtout, quand la bouteille d’eau-de-vie a fréquemment circulé, et que toutes les têtes sont échauffées par le mouvement et par le bruit, par la chicha et par le pisco. Rien n’est plus curieux dans sa liberté, dans sa fougue bruyante, que cette zambacueca populaire. La fête touche alors à sa fin déjà on s’attable autour d’une pierre ou d’un banc de gazon. Les provisions apportées de la ville y sont étalées avec un luxe appétissant : ce sont des viandes froides, mais relevées par force piment rouge ou aji, capable de brûler comme un charbon ardent tout autre palais qu’un palais américain ; des poissons frits dont l’odeur se répand au loin et semble appeler les convives ; du pain, du maïs cuit, de la chicha, qui circule sans repos dans un unique, mais énorme verre, capable de contenir plusieurs pintes ; enfin, de l’eau-de-vie blanche de Pisco, le cognac du Pérou, et au-dessus de laquelle on ne connaîtv rien. Si vous passez alors devant l’un de ces banquets champêtres, gais et bruyans comme ceux d’écoliers dans un jour de vacances, on vous invite poliment à vous asseoir et à partager le peu qu’il y a (lo poco que hay), mais que l’on vous offre de bon cœur. Si vous refusez une femme se lève, prend la bouteille de pisco d’une main, de l’autre un petit verre, et, s’avançant vers vous : Usted tomara con migo, caballero (vous allez boire avec moi, monsieur) ? Cette fois, il est bien difficile de refuser, non-seulement parce que la samba est souvent fort gracieuse, mais encore parce que ce serait lui faire la plus grande impolitesse que de ne pas vouloir boire avec elle. Vous trempez donc légèrement vos lèvres dans le petit verre rempli jusqu’aux bords. Ce n’est pas sans peine que vous évitez de l’avaler tout entier ; en faisant valoir votre qualité d’étranger et le peu d’habitude que vous avez encore des liqueurs du pays, peut-être vous excusera-t-on. Seulement, en reprenant le verre encore plein que vous lui remettrez, la samba vous regardera d’un petit air de dédain et d’étonnement, et, l’achevant elle-même d’un seul trait, elle ira en riant reprendre sa place au milieu de sa partida.

Enfin, sur les cinq heures, quand le soleil commence à baisser à l’horizon et que les premières fraîcheurs de la nuit se font déjà sentir, tout ce monde joyeux reprend peu à peu la route de Lima, dans le même ordre, ou plutôt dans le même désordre que le matin. Un épais nuage de poussière s’étend sous les pas de la foule depuis les montagnes jusqu’à la ville. Les premiers cavaliers, aux chevaux tout empanachés de fleurs, qui bondissent au galop jusque dans l’Alameda, sont l’avant-garde de ce turbulent corps d’armée. Toute la haute société de Lima, dans ses plus riches toilettes, s’est portée à la rencontre des arrivans jusqu’à la sortie de la ville. Deux longues rangées de calèches traînées par des mules s’étendent à droite et à gauche sous les arbres de la promenade. C’est au milieu de ces voitures que vient s’abattre, comme une véritable avalanche, la masse confuse et bruyante qui arrive des Amancaës. Elle passe en riant, en chantant, en dansant, aux sons des viguelas, dont les accords se font entendre de tous les côtés. Du reste, dans cette foule et pendant les dix heures qu’elle a passées à se divertir en toute liberté dans la campagne, jamais une lutte, jamais une rixe, jamais une querelle, jamais surtout de ces spectacles honteux d’ivrognerie qui accompagnent trop souvent en Europe les réjouissances populaires. Un certain ordre règne même jusque dans le désordre de l’arrivée et du départ. L’uniforme du moindre agent de police n’est jamais nécessaire pour maintenir la tranquillité. Les Péruviens sont d’un caractère pacifique et doux ; l’homme bien mis peut se mêler sans crainte à toutes leurs réunions et à toutes leurs fêtes. L’Indien semble même flatté de voir le blanc se confondre quelquefois avec lui dans la foule, il le salue poliment, et, si un caballero est remarqué dans un des cercles nombreux formés autour des danseurs de zambacueca, la meilleure place lui est immédiatement donnée. C’est une sorte d’hommage tacite rendu à l’aristocratie de la couleur et à la supériorité de la race.

Le soir, pour terminer dignement une journée si bien remplie, les plus intrépides se rendent encore, au fond des faubourgs de Lima, dans quelques chinganas (sorte de taverne), où la danse reprend comme de plus belle et se prolonge quelquefois très avant dans la nuit. La chicha et le pisco y circulent avec la même profusion que le matin. Alors, parmi les nègres surtout, la zambacueca recommence avec plus de fureur que jamais. On entendrait à un quart de lieue à la ronde le concert des voix et les trépignemens frénétiques qui en composent l’orchestre infernal. À voir toutes ces figures noires éclairées à demi par le reflet de deux mauvaises chandelles collées contre la muraille, les verres de pisco qui passent de mains en mains, les excitations, les applaudissemens, les cris qui s’échappent de toutes ces poitrines, on dirait un véritable pandémonium. Ce n’est point là qu’on peut observer les divertissemens des Amancaës dans leur gracieuse originalité. Cette zambacueca, ces orgies nocturnes des nègres ne sont qu’un hideux contraste et non pas un pendant à la fête du matin. Aussi puis-je me dispenser de décrire des scènes qu’on devine, et qu’il est assez difficile d’ailleurs de retracer.

C’est assurément un brillant spectacle que celui de ces fêtes populaires, de ces solennités religieuses si chères aux Liméniens. L’Européen cependant, qui observe de sang-froid cette population rieuse et insouciante, ne peut se défendre d’une pensée de tristesse en présence de ces étranges tableaux qui semblent ne devoir éveiller que de joyeuses impressions. Quelle différence y a-t-il, se demande l’étranger, entre le Pérou émancipé et le Pérou du temps des vice-rois ? N’est-ce point encore aujourd’hui comme autrefois le même goût pour les spectacles, pour les pompes extérieures, pour tous les plaisirs des yeux ? Les citoyens de la république péruvienne ont-ils fait le moindre effort pour élever leur vie privée au niveau des graves devoirs que leur créait l’indépendance ? C’est en vain qu’on cherche dans les plus grandes, villes du Pérou quelque trace d’animation intellectuelle, quelques symptômes de cette transformation morale que la transformation politique du pays semblait annoncer. Je me trompe, il y a des jours où la vie politique se manifeste dans les rues : de Lima ou d’Aréquipa : ce sont les jours de pronunciamiento, d’émeute militaire ; mais dans ces intrigues, dans ces conspirations si peu sérieuses, on ne saurait guère voir encore qu’un prétexte à satisfaire le goût des Péruviens pour les spectacles de la rue. Au fond, c’est une société aimable et frivole qui se révèle jusque dans les guerres civiles dont le Pérou est trop souvent le théâtre. À côté de cette population plus espagnole qu’indienne des villes de la côte, y a-t-il plus d’élémens d’avenir dans la population indienne ou métisse de l’intérieur ? C’est une question à laquelle un voyage dans les Cordilières peut seul répondre, et mes propres souvenirs m’aideront peut-être à la résoudre.


II

L’Européen qui se décide à visiter la partie montagneuse du Pérou doit s’attendre à toute sorte de fatigues et de privations. Dans les pays à peu près déserts que l’on traverse, où quelques huttes indiennes se montrent seules çà et là éparses sur les montagnes, c’est à peine souvent si, après une journée tout entière passée à cheval, on rencontre une mauvaise maison de poste (posta) où l’on puisse passer la nuit. Or, qu’on se figure de misérables cabanes couvertes en paille, n’ayant pour toute ouverture qu’une porte à demi fermée par une peau de bœuf tendue sur un grossier cadre en bois ; à l’intérieur, tout autour de la chambre unique où s’entassent à la fois muletiers et voyageurs, une sorte de banc en terre, haut de quelques centimètres, qui sert de lit ; quelquefois, au centre, un autre banc, en terre également, mais plus élevé : c’est la table commune où chacun dépose les provisions qu’il a apportées ou se fait servir le chupe, si toutefois la viande séchée et les pommes de terre, uniques ingrédiens de ce mets péruvien, se trouvent à la posta. Dans les montagnes, autour de la cabane, errent cinq ou six mauvais petits chevaux maigres, éreintés, le dos couvert de larges plaies, que les Indiens louent à raison d’un réal (62 centimes) par lieue, plus un medio (demi-réal) pour le postillon qui vous suit à pied, ou plutôt vous devance toujours, et qui doit ramener le cheval quand vous êtes arrivé à la posta voisine.

Voilà les ressources qu’offre l’intérieur du Pérou aux voyageurs ; aussi faut-il non-seulement avoir ses chevaux à soi, mais encore tout emporter pour la route ; son lit d’abord, si on ne veut pas dormir sur le sol nu, son pain, son vin, jusqu’à la bougie qui doit vous éclairer le soir dans le malheureux rancho où vous vous arrêtez. Un Indien sert de guide et de domestique à la fois pour le voyage. Il selle les mules le matin, il en prend soin à l’arrivée le soir et conduit au sifflement de son laso celle qui porte les bagages, nombreux toujours, comme on peut le voir. Le costume qu’il faut adopter nécessairement vaut aussi la peine d’être décrit. Un chapeau en paille de Cuayaquil, à cuve basse et à larges bords, est retenu par une attache sous le menton ; des lunettes d’un bleu très foncé protègent les yeux congre la réverbération du soleil et le fatigant reflet de la neige ; quelquefois même un voile abrite le reste de la figure. Sur les épaules, un puncho, sorte de couverture fendue de manière à laisser passer la tête, retombe à larges plis le long du corps : c’est la partie essentielle du vêtement de tout Américain du sud. Le puncho lui sert à la fois de manteau pendant le jour et de couverture pendant la nuit. De grandes guêtres, polaïnas, s’attachent par des courroies au-dessous du genou et garantissent parfaitement les jambes du cavalier. Enfin d’énormes éperons, dont la molette souvent n’a pas moins de trois pouces de diamètre, battent à grand bruit les deux flancs de la mule. On place sur la selle un tapis en laine artistement travaillé, nommé pellon, ou tout simplement une peau de mouton préparée avec sa toison. D’immenses étriers emboîtent le pied tout entier. Tel est l’équipement obligé des voyageurs dans les Cordilières. Bien que ces montagnes puissent être traversées en toute saison, les époques les plus favorables pour les visiter sont les mois d’avril et de septembre, c’est-à-dire les mois qui précèdent ou qui suivent la fonte des neiges. Plus tôt ou plus tard, la route présente peut-être quelque danger, tant par la force et l’impétuosité des torrens qui se forment tout à coup dans les gorges que par le mauvais état des chemins, défoncés alors par les pluies et disparaissant même quelquefois entièrement sous un immense manteau de neige.

Du reste, même dans la bonne saison, la route que l’on suit, une fois engagé dans les montagnes, est presque impraticable. À peine s’est-on éloigné de Lima, qu’il semble que la nature elle-même se transforme immédiatement : les vallées se resserrent et disparaissent peu à peu ; les chemins ne sont plus que de mauvais sentiers, serpentant avec peine à travers les gorges et les ravins. On n’a marché que quelques heures, et l’on sent déjà que l’on est dans la solitude. À chaque pas, le pays semble devenir encore plus nu et plus sauvage. Tantôt c’est un ravin étroit, profond, qui s’étend comme le lit d’un torrent desséché depuis des siècles, encaissé de tous côtés dans un rempart de montagnes rougeâtres : le soleil, en dardant d’aplomb sur le sable fin et uni qui en reflète les rayons comme un miroir, fait pendant le jour de cette gorge désolée une véritable fournaise. Quelques cactus, longs et épineux, y croissent seuls parmi les pierres. Pas un signe de vie, pas un oiseau, pas un insecte : tous ont fui ce sol aride et brûlant, où l’on ne rencontre à chaque pas que des carcasses de mules mortes de chaleur et de fatigue, et dont les os blanchis servent en quelque sorte de jalon aux voyageurs. — Tantôt ce sont des montagnes où la route, suspendue à pic au-dessus d’un abîme, est si étroite et si tortueuse en même temps, que la tête et le cou de la mule, en dépassant les bords, s’allongent tout entiers au-dessus du vide. Çà et là le voyageur atteint à des sommets d’où il découvre dans son ensemble pittoresque le pays où il s’est engagé : partout des gorges, des ravins, séparant, comme d’immenses déchirures, des masses plus immenses encore, entassées les unes sur les autres dans un désordre effrayant ; au loin, une mer de brouillard que percent de distance en distance des crêtes arides et nues ; au pied de ces crêtes, de nouvelles gorges où il faut descendre, resserrées, écrasées entre des montagnes qui semblent se toucher et coupées par des torrens ou par des rochers presque infranchissables.

C’était entre ces émotions et ces fatigues que s’étaient écoulés les premiers jours de mon voyage aux Cordilières ; j’étais enfin arrivé au pied de leurs plus hauts sommets ; il était un peu plus de minuit, quand, après quelques heures passées dans la butte d’un Indien, je montai sur ma mule et me mis en route pour franchir les derniers pics qui me séparaient du versant oriental. J’avais l’intention d’explorer ce versant avec un soin particulier. Deux villages situés dans cette région des Cordilières, Pasco et Vilgue, m’attiraient surtout : l’un est chaque année le théâtre d’une solennité religieuse que j’étais curieux de comparer aux brillantes processions de Lima ; l’autre est célèbre par la foire qui s’y tient, et qui est un peu pour la population des montagnes ce qu’est la fête des Amancaës pour les Liméniens. Mon itinéraire devait me permettre ainsi d’observer sous toutes ses faces la portion indienne de la société du Pérou, de même qu’à Lima j’en avais étudié la portion espagnole.

Au moment de mon départ, le froid était vif, et cependant, à cause des difficultés du chemin, je ne pouvais marcher que très lentement. Heureusement, un clair de lune superbe me favorisait, et les pâles rayons qui se reflétaient sur la neige des grands pics éclairaient d’une douce lueur les masses immenses entassées autour de moi. Nous n’avons pas en Europe de nuits comparables pour la limpidité, pour la pureté du ciel à ces nuits magnifiques des Cordilières ; des milliers d’étoiles en font presque des crépuscules ou plutôt des aurores. Quelquefois, du fond d’un ravin, je voyais l’écume blanche d’un torrent bondir au milieu des rochers ; le bruit en arrivait sourd et plaintif à mes oreilles. Un point noir était suspendu au-dessus des eaux : c’était le pont de branchages qui me traçait ma route et que je devais traverser. J’arrivai ainsi vers le matin au sommet des Cordilières ; autour de moi s’élevaient des pics énormes, les uns infiniment plus hauts encore que le point où je me trouvais, les autres entassés au-dessous de moi, comme les vagues d’un océan devenu solide : le ciel était serein, l’air vif et pur. Ces montagnes si hautes, si brisées de ravins, au pied desquelles je venais de passer, ne m’apparaissaient plus que comme les ondulations d’une mer immense. Ainsi que les grands condors, que je voyais planer au-dessus de ma tête, j’embrassais d’un seul regard toutes ces crêtes désolées, tous ces entassemens de rochers, tous ces plateaux couverts de neige ; je ne pus malheureusement donner que quelques minutes à la contemplation de ce grand spectacle. Mon guide me rappela que l’heure avançait et qu’il était peu prudent d’attendre le milieu du jour sur le sommet des Cordilières : c’est dans l’après-midi, en effet, qu’éclatent les orages épouvantables si communs dans ces montagnes pendant plusieurs mois de l’année. Alors des tourbillons immenses les enveloppent tout entières. Le vent roule et fouette la neige avec tant de force, cette neige elle-même est si épaisse, qu’il devient impossible de rien distinguer à quelques pas seulement devant soi ; tout chemin, tout sentier battu disparaît ; or), n’entend que le bruit saccadé du tonnerre ; on ne voit que la lueur rougeâtre des éclairs qui sillonnent le brouillard de neige fouetté par l’ouragan. J’ai deux fois contemplé de loin ces grandes tourmentes des Cordilières : c’est là un de ces spectacles que l’on n’oublie pas.

J’étais alors à quatorze mille pieds environ au-dessus du niveau de la mer. L’air était tellement raréfié, qu’il suffisait à peine à la respiration ; à chaque instant, les mules elles-mêmes étaient obligées de s’arrêter. On a remarqué que dans l’après-midi cette raréfaction de l’air est encore plus grande que le matin. Elle est même telle alors quelquefois, que l’on a vu des voyageurs rendre le sang par le nez et par les oreilles. Ce qui est infiniment plus commun, c’est un malaise général accompagné de fortes douleurs de tête, de maux de cœur, d’une espèce de mal de mer enfin qui saisit presque tous ceux qui franchissent les Cordilières pour la première fois. C’est ce que les Indiens appellent, soroche ; ils attribuent ce malaise à la raréfaction de l’air et à’ des gaz métalliques que le soleil dégagerait, des montagnes.

Enfin je commençai à descendre. La pente qui mène au versant oriental des Cordilières présente de nombreuses aspérités. Les grandes montagnes ne sont jamais sorties d’un seul jet. À leur sommet comme à leur base, elles se composent d’une multitude d’autres montagnes dont les crêtes en amphithéâtre s’élèvent les unes à la suite des autres, de sorte qu’après avoir descendu jusqu’au fond d’une gorge de plusieurs centaines de pieds, on découvre d’autres hauteurs qu’il faut gravir, puis redescendre encore, et cela sur un espace de plusieurs lieues. Cependant le versant oriental diffère essentiellement de celui que je venais de parcourir. Moins bouleversé, moins déchiré par les ravins, il renferme, entre ses crêtes plus isolées, des plaines considérables coupées de nombreux ruisseaux qui coulent de l’ouest à l’est, et forment les sources des grands fleuves qui traversent le continent américain pour se jeter dans l’Atlantique. Ces fleuves eux-mêmes sortent des lacs ou étangs formés par la fonte des neiges et qui dorment au sommet des Corditières, entre leurs pics les plus élevés. Des bandes d’oies sauvages, aux corps blancs et aux ailes noires, paisibles habitans de ces lieux abandonnés, s’enlevaient pesamment à mon approche, et allaient se reposer à quelques pas plus loin. Quelquefois encore, une vigogne, du haut d’un rocher, tendait vers moi son long cou, me regardait à demi épouvantée, et s’enfuyait dans les montagnes. Je la voyais bondir légèrement dans le ravin, disparaître un instant, puis, se montrant de nouveau sur quelque crête plus haute, écouter avec indifférence le bruit de mes pas qui s’éloignait d’elle. Plus loin, des lamas domestiques broutaient l’herbe rare au milieu des pierres. Ils levaient à peine la tête, et se remettaient tranquillement à paître. Ces animaux m’annonçaient le voisinage de l’homme. En effet, partout où je rencontrais des troupeaux de lamas, je voyais presque immédiatement apparaître quelques huttes indiennes, dont le seuil n’était gardé d’ordinaire que par des enfans en haillons jouant dans la poussière au milieu d’une bande de chiens maigres et affamés. Il faut être entré dans ces huttes, il faut avoir assisté au repas des habitans, si l’on veut savoir ce qui peut suffire à des créatures humaines, je n’ose pas dire pour vivre, mais pour végéter dans l’abrutissement et la misère. La hutte n’a le plus souvent qu’une seule pièce, large à peine de quelques pieds carrés. Un toit conique, fait de branchages et recouvert d’une herbe longue et sèche très commune dans les Cordilières, lui donne de loin quelque chose de l’aspect d’une grande ruche. On y entre par une porte si basse, que souvent on n’y peut pénétrer que sur les mains. C’est du reste la seule ouverture de la cabane. Au fond est une espèce de petit fourneau en terre glaise, où, faute de bois, l’on allume du feu avec des herbes et de la fiente de brebis. Deux mauvais vases noircis par la fumée composent tous les ustensiles du pauvre ménage. On y fait bouillir, avec force piment, du maïs, des pommes de terre, quelquefois de rares morceaux de viande de mouton ou de llama séchée au soleil ; c’est le chape (prononcez tchoupé), le seul plat, je crois, de la cuisine indienne ; dans les grands jours, on tue des rats d’Inde, dont les Indiens sont très frians et qui pullulent dans tous les ranchos. Près du fourneau est une sorte de banc en terre recouvert, de peaux de mouton avec leur laine, lit commun de la famille, où père, mère, enfans s’étendent ensemble, enveloppés dans leurs punchos, et se défendent le mieux possible contre le froid de la Cordilière en se pressant les uns contre les autres.

Voilà comment vivent et meurent des milliers de malheureux dans l’intérieur du Pérou. Seulement, comme pour secouer, une fois l’an peut-être, ce manteau de misère qui les écrase, quand l’occasion s’en présente, quand une fête, par exemple, est annoncée dans le village voisin, ce sont alors des orgies, des excès dont rien n’approche. J’ai assisté à plusieurs de ces fêtes pendant mes voyages dans la sierra. Indépendamment des désordres qui en sont toujours la suite, elles ont souvent quelque chose de bizarre qui contraste singulièrement avec les cérémonies catholiques, et accuse la persistance de l’idolâtrie indienne en dépit de l’influence exercée depuis plusieurs siècles déjà dans les Cordilières par la religion de l’Espagne.

C’est à Pasco que j’ai été surtout frappé de ce contraste entre la foi catholique des Indiens et leurs fêtes religieuses. Pasco est un petit village aux rues tristes et sales, bâti au milieu des mines d’argent les plus riches du Pérou, et qui, par cela même, déploie dans certaines solennités religieuses un luxe barbare que l’on ne retrouve sur aucun autre point des Cordilières. J’eus occasion d’y assister à une de ces fêtes qui font oublier aux Indiens, dans quelques heures de grossière ivresse, plusieurs mois passés sous la terre et remplis uniquement par les pénibles travaux des mineurs. Dès le matin règne dans le village une animation inaccoutumée. De tous côtés, les Indiens y accourent revêtus de leurs plus beaux punchos. Les travaux des mines sont généralement abandonnés ; l’église est parée de ses plus riches ornemens, et les cloches à grand bruit annoncent, suivant l’usage, la cérémonie et la fête patronale de Pasco. Bientôt la foule devient plus nombreuse et plus compacte. Partout des tables grossières sont dressées sur la place ; on y vend du chupe, de la viande grillée, du pain, de la chicha, de l’eau-de-vie surtout. Les Indiens sont groupés bruyamment autour de ces tables, et, en attendant la procession qui va sortir, se livrent aux plus copieuses libations. Tout à coup le signal de la fête est donné par une musique discordante. Des bandes d’hommes masqués traversent les rues en sautant avec des contorsions épouvantables : ils sont presque tous affublés de vieux uniformes et coiffés de grands chapeaux à plumes empruntés à la défroque poudreuse de quelque général péruvien des premiers temps de la république. Quelques-uns sont à cheval, et de grands sabres de cavalerie battent les flancs de leur monture, pauvre haridelle épuisée qui ne se met au trot que sous les coups redoublés de l’éperon. Des pièces de monnaie, cousues aux habits brodés de ces grotesques généraux, tintent avec un bruit argentin à chacun de leurs mouvemens. Plus d’un rusé compère dépouille son voisin dès qu’il trouve l’occasion favorable pour se livrer à ses instincts de rapine. C’est ainsi que j’ai vu à Pasco un Indien très gravement occupé à voler à son compagnon une pièce de deux réaux (1 fr. 25 c.), pendant qu’un autre arrachait au voleur même une piastre forte cousue aux basques d’un magnifique habit rouge chargé de deux énormes épaulettes. Tout ce monde, du reste, déjà aux trois quarts ivre, criait et jurait contre le curé, qui faisait trop attendre la procession.

La procession commence enfin. Quelques cierges paraissent sous le porche de l’église ; mais la foule y est tellement pressée, qu’il est tout-à-fait impossible d’y pénétrer. Douze Indiens sortent d’abord : ils portent au bras gauche une espèce de petit écu ou bouclier en étoffe rouge, et à la main droite un long bâton garni d’argent. Des clochettes résonnent à leurs pieds et mêlent leur tintement au bruit des mille pièces de monnaie cousues à leurs costumes formés de haillons de toutes couleurs. Les douze Indiens se rangent en cercle à quelques pas de l’église. Deux d’entre eux se placent au centre, et alors commence une sorte de colloque, accompagné de danses et de chants, auquel prend part la foule des spectateurs. Les deux Indiens frappent la terre du pied, présentent tour à tour leurs écus ou leurs bâtons, sans cependant jamais quitter leur place, et se contentent de tourner sur eux-mêmes, aux refrains d’un air monotone et triste qu’aussitôt la foule entière répète en choeur. Cette danse est peut-être quelque vieille danse indienne très antérieure à la conquête des Espagnols. Quand elle est terminée, les douze Indiens prennent gravement la tête de la procession, qui peut enfin se mettre en marche, mais non sans être arrêtée par de fréquens intermèdes de danse et de chant. On parvient ainsi à faire le tour de la place, au milieu des pétards et des fusées qu’on lance de tous côtés. Deux images de saints ornées de fleurs, des femmes portant des cierges, le curé marchant d’un pas solennel sous les tentures fanées d’un vieux dais en compagnie du vicaire, les chantres, le bedeau et une douzaine de soldats déguenillés et pieds nus, s’efforçant en vain de garder leurs rangs sous la pression irrésistible de la foule, — voilà tout le cortège qui parcourt pendant près de deux heures, à certains jours consacrés par l’usage, les rues du petit village de Pasco. Quand la procession rentre, l’église est illuminée et resplendit de mille feux ; le curé monte en chaire. et après un sermon religieusement écouté la foule se disperse ; on court assiéger les boutiques d’eau-de-vie ; l’orgie, un moment interrompue, continue toute la nuit pour recommencer le lendemain de plus belle. Pendant trois jours, les processions, les danses, les festins, s’entremêlent ainsi sur la même place, dans les mêmes rues, au milieu d’un épouvantable tumulte. C’est là ce qu’on appelle une fête religieuse dans la sierra.

Les Indiens qui vivent épars dans les Cordilières appartiennent à la classe la plus pauvre de la population. La sierra compte dans ses gros bourgs et dans ses haciendas[5] des habitans plus heureux ; mais ce sont encore des Indiens, qui ont perdu dans de nombreux croisemens un peu de leur originalité première, et se rapprochent davantage des populations à demi espagnoles de la côte. Cette élite des Indiens de la sierra compte parmi ses principales richesses les nombreux troupeaux qui errent sur le plateau du Collao ; c’est elle qui possède et qui cultive les rares vallées de ses montagnes ; c’est elle qui fournit aux négocians de la côte la majeure partie des produits du pays, que ces derniers exportent ensuite en Europe ; c’est parmi elle enfin que se trouve peut-être l’un des germes les plus féconds des forces vitales appelées à se développer un jour au Pérou.

La vie que mènent ces Indiens plus intelligens, plus civilisés que les autres, est encore très dure et très pénible. On comprend combien les ressources d’une petite ville des Cordilières sont bornées. Pour y suppléer sans doute et faciliter, en même temps des transactions de plus en plus fréquentes avec les négocians, européens, on a institué une grande foire qui a lieu tous les ans, à l’époque de la Pentecôte, au milieu même de la sierra. À quelques lieues du grand lac de Titicaca, qui dort comme une mer intérieure entre le plateau du Collao et les montagnes de la Bolivie, s’élève le petit, village de Vilque. C’est là que se tient cette foire, la plus considérable du Pérou, peut-être même de l’Amérique du Sud, et où affluent les populations, non-seulement des départemens voisins, Aréquipa, Moquegua, le Cusco, mais encore de la Bolivie et des provinces argentines, particulièrement du Tucuman. Pendant quinze jours, Vilque, qui renferme à peine quelques centaines d’habitans, voit sa population s’élever jusqu’à dix ou douze mille ames. Aussi les maisons sont-elles trop étroites pour contenir la foule des voyageurs. Les uns se répandent dans les environs ; ils vont chercher dans les chacras (fermes) quelque gîte pour la nuit ; les autres s’enveloppent dans leurs punchos, et dorment étendus au seuil des portes, au coin des rues, au milieu même de la place publique. Il n’y a pas dans l’intérieur de l’Amérique du Sud d’hôtel où l’on puisse descendre ; mais à Vilque, à l’époque de la foire, les plus vastes hôtels ne suffiraient pas à contenir la population nomade qui se presse dans cet humble village. J’avais heureusement pris mes précautions ; je savais qu’on doit se munir, quand on voyage au Pérou, de lettres d’introduction pour tous les endroits où l’on doit s’arrêter. On trouve alors partout la plus franche, la plus gracieuse hospitalité. Il est rare d’ailleurs qu’on invoque en vain cette cordiale hospitalité péruvienne. Vous arrivez, vous êtes étranger, cela suffit ; toutes les maisons vous sont ouvertes aussitôt. À Vilque, j’étais logé chez un des principaux habitans que j’avais connu précédemment à Aréquipa. Au milieu d’un repas entrèrent deux serranos (habitans de la sierra). Le maître de la maison était absent ; sa femme seule était à table avec nous. « Señora, lui dirent-ils, nous sommes en relation d’affaires depuis long-temps avec votre mari. Nous devons passer plusieurs jours à la foire ; nous avons pris la liberté de descendre chez vous. — C’est bien, répondit-elle simplement. Asseyez-vous ; vous arrivez encore à temps pour dîner. » On ajouta deux couverts à la table, et la maison, déjà remplie, compta deux hôtes de plus, sans que personne s’en inquiétât davantage.

Il est vrai que, si rien n’est plus franc, rien aussi n’est plus simple que l’hospitalité de la sierra. Chaque voyageur porte son lit avec lui. Le soir il l’étend, comme il peut, dans la pièce qui lui paraît le moins encombrée ; chacun se presse pour faire place au nouveau venu dans la chambrée commune. Tout le monde dort du sommeil que procure toujours une bonne journée de fatigue. Le lendemain matin, tous les matelas sont roulés, serrés, entassés dans un coin ; l’appartement redevient libre pour les visites que l’on peut recevoir, les affaires que l’on peut avoir à traiter. Le plus souvent chacun sort pour courir la foire et ne rentre qu’à l’heure des repas. À vrai dire, c’est là seulement que les hôtes d’une même maison peuvent se voir et se connaître. Le déjeuner, servi à neuf heures, se compose régulièrement d’un bouillon mêlé de viande, d’un plat d’oeufs ou de poisson, de fromage blanc, fait dans la sierra par les Indiens et d’une tasse de chocolat. Le dîner, à deux ou trois heures, est plus substantiel encore : ce sont d’abord des chupes de plusieurs sortes, au mouton, au poulet, au poisson, servis dans d’immenses plats creux, dont la dimension, partout ailleurs effrayante, peut défier sans crainte le nombre et le robuste appétit des convives. Les rôtis (asados) et les fritures viennent ensuite, le tout assaisonné de petits morceaux de fromage posés dans des soucoupes à tous les coins de la table, et que l’on mange pour aiguiser l’appétit. Au dessert, on apporte des dulces, sorte de confitures préparées à Lima et à Aréquipa, et que les Péruviens aiment beaucoup. Enfin le soir, de huit à dix heures, on prend le thé, mode anglaise qui commence à s’introduire jusque dans l’intérieur du Pérou. Chacun ensuite se disperse de nouveau. Quelques-uns vont chez les notables de Vilque, chez l’alcade ou chez tout autre haut personnage fumer le cigare ou danser la zambacueca ; d’autres, en plus grand nombre, se rendent, enveloppés de leurs manteaux, dans quelques ranchos retirés, où des amis, prévenus à l’avance, les attendent pour quelque grande partie de monte. Le monte est le jeu de hasard le plus commun au Pérou. On le joue avec des cartes, ou le plus souvent avec des dés. Dans ce dernier cas, devant un large tapis vert divisé, en quatre compartimens par deux lignes qui, au milieu, se coupent à angles droits, le banquier est assis, ayant devant lui des piles d’argent et d’or qu’il fait sonner à tout moment comme pour convier les joueurs et les attirer à lui. Sur chacun des quatre compartimens sont dessinés deux grands A et deux grandes S, premières lettres des mots arar et suerte (hasard et sort). Les joueurs pontent à leur gré sur l’une ou l’autre de ces lettres, et le banquier est tenu de faire tout l’argent déposé sur le tapis. Il lance alors deux dés dont les numéros combinés font gagner l’une ou l’autre lettre ; il paie celle qui a gagné, ramasse l’argent de celle qui a perdu. Les joueurs déposent de nouveau leurs piastres ou leurs onces ; le banquier lance de nouveau ses dés, et pendant la nuit tout entière on n’entend que les exclamations courtes et saccadées des joueurs qui se parlent à voix basse, ou le bruit argentin des pièces de monnaie que l’on paie, que l’on compte, que l’on entasse, que l’on remue. Le lendemain, quand le jour paraît, le banquier, aussi froid, aussi impassible qu’au commencement de la nuit, lance encore avec la me ne agilité ses dés sur le tapis vert ; quelques joueurs intrépides sont restés debout autour de la table fatale ; les autres, enveloppés dans leurs punchos, dorment étendus sur le sol. L’aspect d’un champ de bataille après le combat n’est guère moins sinistre que celui d’un salon de jeu péruvien éclairé par les premiers rayons du jour. Le monte de la foire de Vilque est d’ailleurs célèbre dans tout le Pérou ; il dévore souvent de grandes fortunes commerciales, et l’on cite plus d’un négociant dont il a hâté la ruine.

Partout cependant au Pérou le monte a ses temples : ce n’est donc point là qu’il faut chercher le côté original de la fête de Vilque, c’est dans la rue même, et je passai là bien des heures à observer les mœurs, si nouvelles pour moi, de la sierra péruvienne. La place de Vilque, si déserte d’ordinaire, était encombrée de boutiques en planches et élevées à la hâte pour les besoins de la foire. Les marchandises les plus fines comme les plus grossières de l’Europe et de l’Amérique y étaient exposées les unes auprès des autres dans un désordre étrange. À côté des sacs de cacao et des feuilles de coca s’étalaient l’horlogerie de Genève et la bijouterie de Paris ; nos draps, nos velours, nos soieries, étaient exposés en regard des grossiers bayetones,que l’on fabrique au Cusco ; parfois une seule boutique renfermait tous ces produits différens. Les Indiens passaient gravement devant toutes ces richesses, regardant, admirant, marchandant, et telle femme qui n’avait qu’un morceau de bayeta sur les épaules achetait souvent des bagues en brillans de 50, de 60 piastres (250 à 300 francs), ou des pendans d’oreilles en perles plus riches encore. La foule qui se pressait dans les rues offrait comme un panorama complet et pittoresque des divers costumes de la sierra. Au centre de la place, des restaurans en plein vent vendaient du chupe, de la viande grillée sur la braise, du poisson frit pêché dans le lac de Titicaca, de la chicha et du pisco. Une foule de roulettes primitives attiraient les Indiens, à demi ivres souvent, et qui les entouraient : toute la journée au point d’en rendre l’approche à peu près impossible ; te soir surtout, aux reflets de la modeste chandelle de suif, tous ces visages jaunes, encadrés et presque voilés par une épaisse crinière de cheveux raides et noirs, prenaient une expression étrange et presque diabolique : la passion du jeu animait seule les yeux petits et brillans des serranos. Cette passion est une des plus communes et des plus fortes chez les Péruviens de toutes les classes. Après en avoir observé les tristes effets dans les rues comme dans les tripots de Vilque, on éprouve le besoin d’étudier le caractère du serrano sous un plus noble aspect. Pour connaître ce qu’il y a chez l’Américain d’adresse et de vigueur, il faut aller au marché aux mules de Vilque. La province du Tucuman y envoie tous les ans plusieurs milliers de ces animaux à demi sauvages, qui sont très recherchés des Péruviens pour les voyages et le transport des marchandises dans les Cordillères. À un kilomètre environ du village, ces mules sont réunies par troupes de cinq à six cents, souvent même davantage, sous la surveillance de trois ou quatre gauchos ; ceux-ci, avec leurs figures bistrées, leurs grands punchos qui les enveloppent tout entiers, le chiripa qui leur couvre les jambes en guise de pantalon, le couteau toujours pendu à leur ceinture, ont plutôt l’air de bandits que d’honnêtes marchands venus pour vendre leurs mules ; ils se tiennent immobiles sur leurs selles, les rênes d’une main, le laso de l’autre, attendant l’arrivée des acheteurs. Les amateurs se présentent cil assez grand nombre ; ils choisissent des yeux, mais sans pouvoir l’approcher beaucoup, la monture qui leur convient, la désignent au capatas ou chef des gauchos, et traitent avec lui du prix en quelques mots. Généralement le prix est de 30 à 60 piastres, et le marché est rapidement conclu.

Reste à prendre la mule au milieu de cette foule de bêtes à longues oreilles, toutes jeunes, entêtées, et dont pas une seule encore n’a senti le frein. Sur un signe du capatas, un des gauchos prend son laso, le fait siffler au-dessus de sa tête en tournant au grand trot autour de la troupe à demi effrayée : les mules se mettent aussitôt elles-mêmes à courir en rond, en se pressant de plus en plus les unes contre les autres. Celle que l’acheteur a choisie disparaît bientôt ; mais le gaucho, lui, ne l’a pas perdue de vue. Son laso ramassé se balance en sifflant au-dessus de sa tête ; bientôt, quand le moment favorable est venu, il se déploie comme un énorme serpent, et, à douze ou quinze pas du cavalier, va saisir à la gorge l’animal désigné. En vain la mule épouvantée se raidit contre l’étreinte, le laso, attaché à la selle même du gaucho, ne lâche pas le pauvre animal. Au contraire, plus il fait d’efforts, pour se dégager, plus le nœud coulant le serre fortement. La mule tombe quelquefois alors, elle se roule sur la poussière de rage et de douleur. Vains efforts ! la respiration lui manque, les forces l’abandonnent, elle est vaincue. Le gaucho, calme comme un homme qui n’a pas fait autre chose toute sa vie, met pied à terre, s’approche lentement de l’animal dompté sans quitter le laso qui le tient captif, lui jette rapidement son puncho sur les yeux : c’est fini, il en est le maître, il peut en faire ce qu’il veut. Alors commence une autre scène plus animée encore. Il s’agit de monter la mule, de la faire galoper avec son cavalier pour connaître ses allures, car dans ces foires l’acheteur ne peut l’essayer qu’après le marché conclu. Il donne 4 réaux (2 fr. 50 cent.) au gaucho, qui, pour cette modique rétribution, ne craint pas de s’exposer à se faire briser les reins. Pendant que la mule est encore à terre, on lui met un frein très fort dans la bouche ; une sorte de bât à peine recouvert d’un vieux cuir en lambeaux, avec deux cordes passées dans un morceau de bois en guise d’étriers, est jeté sur le dos de l’animal et fortement sanglé. Au moment où, délivrée du laso, la mule se relève encore à demi étourdie, effarée, le gaucho s’élance sur son dos, la presse entre ses deux jambes armées d’immenses éperons en fer, aux molettes larges comme la paume de la main. D’ordinaire, la mule s’arrête un instant, comme étonnée elle-même du poids nouveau qu’elle sent sur ses épaules, du frein qui lui étreint la bouche pour la première fois ; puis, tout d’un coup, se ramassant sur elle-même, elle s’élance par bonds courts et saccadés, se jetant à droite, à gauche, se cabrant, se roulant, se redressant ; mais le gaucho ne la quitte pas : il est aussi calme, aussi inébranlable sur sa selle au milieu de ces bonds effrayans qu’un dandy qui galope au bois de Boulogne doucement porté sur un cheval de manège. Quand la malheureuse bête, fatiguée, épuisée, commence à se calmer sous les efforts victorieux du cavalier, celui-ci lui enfonce ses éperons dans les flancs, il la pousse, il l’excite à son tour, il la lance écumante au milieu de la plaine, où, après avoir couru quelque temps, il revient au galop à son point de départ. Alors il s’arrête enfin, jette de nouveau son puncho sur les yeux de l’animal épuisé, lui passe une corde autour du cou et l’amène à l’acheteur, qui paie les 4 réaux promis. Le gaucho examine sans rien dire la pièce d’argent, comme pour s’assurer qu’elle est de bon aloi, la met dans la ceinture en cuir qu’il porte toujours autour du corps, et remonte impassible sur sa selle, où il attend qu’un nouvel acheteur lui offre bientôt pour un pareil exploit l’occasion de gagner une autre pièce de 4 réaux.

Quand on a vu les dompteurs de chevaux et les joueurs de monte, on connaît les deux spectacles les plus curieux de la foire de Vilque. Rien ne m’y arrêtait plus. Une, excursion, dans les Cordilières n’est complète toutefois que lorsqu’au retour on se dirige vers le Cusco, l’ancienne ville indienne, pour y observer comme à leur source les mœurs des populations de la montagne. De Vilque au Cusco, la route est peu accidentée. Le voyageur arrive d’abord à Puno, capitale du département de ce nom, sur les bords mêmes du lac de Titicaca. C’est une ville de sept à huit mille ames, triste et pauvre aujourd’hui malgré sa fameuse mine el Manto, dont les produits, si merveilleux autrefois, suffisent à peine aujourd’hui à couvrir les frais d’exploitation. J’y fus témoin d’une étrange et triste cérémonie. Devant la porte ouverte d’une maison, plusieurs personnes étaient arrêtées. Au fond d’une chambre, sur une espèce d’autel tout entouré de cierges, une petite fille de deux ou trois ans, assise sur un large fauteuil, semblait doucement endormie. Des chants joyeux s’élevaient autour d’elle. Deux Indiens, l’un portant une harpe, l’autre en raclant les cordes, s’avançaient en tête d’une procession d’enfans qui semblaient accourir à une fête. On enleva bientôt la petite fille, toujours assise dans son fauteuil.,et le cortège se mit en marche fort gaiement aux sons d’une musique vive et bruyante. C’était pourtant au cimetière qu’on se rendait, et la petite fille, parée comme pour un bal, n’était qu’un cadavre. La mort d’un enfant est une fête pour les Indiens de la sierra. N’y a-t-il pas quelque chose de fondé dans cette bizarre coutume, souvenir éloquent de la croyance chrétienne qui promet la félicité éternelle aux jeunes victimes d’une mort prématurée, et n’est-ce pas encore ici le cas de reconnaître que l’instinct populaire a quelquefois sa philosophie ?

De Puno au Cusco, la route se dirige vers le nord. Le lac de Titicaca s’étend à droite, bordé à l’horizon par les montagnes de la Bolivie. La distance entre les deux villes est d’une centaine de lieues. Le pays est triste, nu, monotone. De nombreux troupeaux de brebis, de llamas, d’alpacas, paissent aux bords du chemin. Quelques huttes s’élèvent çà et là. On traverse la petite ville de Lampa, dont la population ne dépasse point quatre ou cinq mille habitans, presque tous Indiens ; Pucara, simple pueblo où se tient une foire considérable quelques semaines après celle de Vilque ; Santa-Rosa, qui s’élève au pied de cimes couvertes de neiges éternelles. Quelques lieues plus loin, un bras de montagnes, en s’avançant, ferme le plateau du Collao et sépare les deux départemens de Puno et du Cusco : il porte le nom de la Raya. Au sommet du plateau, deux sources, peu éloignées l’une de l’autre, donnent naissance à deux rivières coulant sur des versans opposés : la première traverse le bourg même de Santa-Rosa ; l’autre, après avoir reçu le petit ruisseau qui passe au Cusco, va se perdre dans l’Apurimac. L’industrie de tous ces pays est à peu près nulle : elle se borne à la fabrication de vases en terre, de draps épais, dits bayetones, dont se couvrent les Indiens, mais surtout à l’élève des troupeaux et au transport à dos de llama du quinquina que l’on retire de la province de Carabaya. Le sol ne produit qu’un peu d’orge qui ne mûrit jamais, et que l’on donne en herbe aux bestiaux, des pommes de terre, des yücas, et quelques autres racines dont se nourrissent les Indiens. Les montagnes renferment une assez grande quantité de mines d’argent, toutes depuis long-temps abandonnées.

Après avoir dépassé Agua-Caliente (eau chaude), pauvre posta près de laquelle coulent des eaux minérales qui lui ont donné son nom, et Manangani, petit village à douze lieues de Santa-Rosa, on arrive à Sicuani. Ici, la végétation commence enfin à montrer quelque puissance, et la culture prend un peu plus d’extension. De Sicuani jusqu’au Cusco, un grand nombre de villages bordent la route : ce sont d’abord San-Pablo, San-Pedro, Tinta, auprès duquel on voit encore les ruines d’un palais indien. Un peu plus loin, sur une montagne peu élevée, on distingue, à quelques pas de la route, le cratère éteint d’un volcan, qui a semé de pierres calcinées tout le pays environnant. Vient ensuite Combapata, à six lieues de Sicuani, et, sept lieues plus loin, Quiquijana, où un pont en lianes, modèle primitif de nos ponts suspendus, traverse la rivière dont, quelques jours auparavant ; j’avais vu la source à la Raya. À Quiquijana, la richesse et la fertilité du pays annoncent an voyageur qu’on approche du Cusco. On découvre enfin cette ville assise au milieu des montagnes, et, deux heures après, on y entre par un long et tortueux faubourg.

Le vieux Cusco n’existe plus depuis long-temps, ou du moins on n’en retrouve que les débris épars, sur lesquels s’élève le Cusco moderne, le Cusco des Espagnols, ville insignifiante et qui ne peut certes que faire regretter l’ancienne capitale des Incas ; aussi je ne parlerai que de celle-ci. Le Cusco fut fondé, en l’an 1002, par Manco Capac, premier Inca du Pérou. Aujourd’hui, à côté des maisons espagnoles, on y rencontre encore d’assez nombreuses ruines, qui rappellent la domination de la race indienne. L’église de Santo-Domingo est bâtie sur les débris mêmes du temple du Soleil. Derrière le chœur actuel, le temple s’élevait en demi-cercle. Cet édifice, dont la partie inférieure est encore très bien conservée, est remarquable par le fini du travail des pierres, toutes d’une dimension égale et si parfaitement unies, quoique sans ciment, qu’elles semblent ne former qu’un seul bloc. À quelque distance était le palais des Vierges, dont on voit les débris dans la rue del Triunfo. On en avait d’abord fait un couvent, puis une caserne. Ces ruines sont remarquables, plus encore que celles du temple du Soleil, par la dimension et surtout par la forme bizarre des pierres, taillées en polygones irréguliers de huit, dix et jusqu’à douze faces. Ces blocs énormes n’en sont pas moins si habilement assemblés, qu’aujourd’hui même, là où la main des hommes ne les a pas ébranlés, il est impossible de faire pénétrer une lame de couteau entre les deux pierres juxta-posées. Plusieurs des couvens du Cusco, la préfecture et de nombreuses maisons sont bâtis sur des ruines indiennes ; mais le monument le plus curieux est la forteresse, appelée aujourd’hui le Rodadero : elle est bâtie sur une colline qui domine entièrement la ville. On monte au Rodadero par un chemin étroit et escarpé. Du côté du Cusco, on ne retrouve guère que quelques débris de l’ancienne forteresse ; du côté opposé, tous les fondemens existent encore et s’élèvent en plusieurs endroits à six ou huit mètres au-dessus du niveau du sol. La forteresse avait une triple enceinte, bâtie en amphithéâtre et à angles saillans, formée de pierres immenses, dont plusieurs n’ont pas moins de six mètres de haut sur deux de large : c’est une suite de grands blocs s’enchevêtrant en quelque sorte les uns dans les autres pour former une muraille indestructible au temps ; c’est réellement une œuvre gigantesque.

Comment, sans instrumens en fer, les Indiens sont-ils parvenus à tailler et à polir ces pierres, à les unir si parfaitement ? Comment, sans machines de la plus grande puissance, ont-ils réussi à transporter di : u fond des carrières voisines, à travers un ravin profond et une large rivière, des blocs énormes jusqu’au haut de la montagne du Rodadero ? Il est évident que la civilisation des Indiens du Pérou était, à l’époque de la conquête espagnole, infiniment plus avancée qu’on ne le croit généralement. Après avoir visité le Cusco, on s’explique mieux les traces profondes qu’elle a laissées dans la population péruvienne. On comprend alors mieux aussi le caractère mixte de cette société, où les mœurs espagnoles et les mœurs indiennes forment de si nombreux et de si étranges contrastes.


III

Cette société péruvienne, que nous avons observée dans les villes et dans les montagnes, dans les salons de Lima et dans les solitudes des Cordilières, se compose, on a pu le remarquer, de trois élémens distincts. J’écarte la race noire, qui n’a aucun rôle à revendiquer dans le mouvement social du Pérou. Il reste donc, pour représenter la nationalité péruvienne, trois groupes bien tranchés : les Espagnols, les métis et les Indiens. Ce que j’ai dit des villes de la côte a pu donner une idée des mœurs de la population espagnole et métisse ; ce que j’ai dit des montagnes a fait connaître la population indienne. Montrer les divisions sociales qui depuis la révolution du Pérou correspondent aux divisions de races, préciser l’état de lutte que l’émancipation a créé et chercher les moyens de le faire disparaître, ce sera compléter ce tableau de la société péruvienne en indiquant, à côté des causes de ses présens embarras, les conditions de sa prospérité future.

Il n’y a pas seulement au Pérou trois races en présence, il y a trois classes de citoyens entre lesquelles existe une sourde opposition. Si les dénominations d’aristocratie, de classe moyenne et de classe ouvrière pouvaient s’appliquer aux portions encore flottantes d’une société mal assise, on pourrait les appliquer aux trois races espagnole, métisse et indienne. Les Espagnols formeraient l’aristocratie ; les métis, la bourgeoisie ; les Indiens, la masse du peuple. Avant l’émancipation, le niveau commun d’un pouvoir despotique pesait sur toutes les classes de la société péruvienne ; l’émancipation, en supprimant ce niveau, a créé entre les diverses classes un état de lutte ou plutôt d’antagonisme. C’est à opérer la fusion ou au moins l’alliance des classes que doivent tendre tous les efforts du gouvernement péruvien ; seulement, pour travailler à cette grande œuvre avec intelligence, avec efficacité, on doit bien se demander quels sont les tendances, les, instincts, les souvenirs qui divisent les Espagnols, les métis et les Indiens. Sans des notions précises sur l’esprit de ces trois groupes principaux de la population péruvienne, on ne découvrira jamais le terrain commun où ils pourraient s’unir.

L’homme de sang espagnol a un souverain mépris pour les métis comme pour les Indiens. L’infériorité numérique des familles blanches, l’état de torpeur intellectuelle ou elles s’endorment trop souvent, ne justifient guère cependant leurs prétentions aristocratiques. Presque tous ruinés par la révolution ou privés, par le manque de bras, du revenu de leurs immenses terres, les grands propriétaires espagnols ne parviennent à maintenir leur position et leur rang qu’en s’imposant les plus pénibles privations, en vendant pièce à pièce les bijoux et la précieuse argenterie de leurs ancêtres. La position des possesseurs de la terre ne pourrait changer que si le sol du Pérou était exploité par une population laborieuse. En attendant que cette population se forme, la suppression des majorats et le principe d’égalité introduit dans les successions ne feront qu’aggraver la position déjà si pénible des familles aristocratiques. L’intérêt bien entendu de ces familles nous amène à une conclusion que l’état des classes moyennes et laborieuses du Pérou nous forcera encore de poser : la nécessité pour ce pays d’une forte émigration européenne, s’il ne veut prêter le flanc tôt ou tard à une invasion anglo-saxonne. C’est là le terrain commun sur lequel peuvent se rencontrer dès ce moment les classes dont la division funeste entretient le Pérou dans un état de crise permanent. On se convaincra aisément, en effet, que, vis-à-vis de l’émigration européenne, t’intérêt des métis et des Indiens est le même que celui des Espagnols.

C’est au profit de la race métisse que s’est accomplie la révolution péruvienne, c’est dans cette race que se conserve avec le plus d’énergie cette tendance qui porte le nom significatif d’américanisme, et qui, est née de la réaction des colonies émancipées du Nouveau-Monde contre le despotisme européen. Pourtant aucune race au Pérou ne devrait se montrer moins hostile à l’élément européen que la race métisse. Ce sont les idées libérales apportées de l’ancien monde dans le nouveau qui lui ont donné, avec le gouvernement républicain, une influence et un rôle politiques. Aussi ne s’explique-t-on pas l’étrange orgueil avec lequel les métis se proclament quelquefois descendans de Manco Capac et fils du Soleil. Cet orgueil est d’autant plus bizarre, que ces hommes, si fiers en apparence de leur origine indienne, affichent en même temps la prétention de frayer avec les blancs sur un pied d’égalité parfaite, et se composent très souvent une généalogie qui les ferait remonter aux premières familles espagnoles. Il y a là une faiblesse de l’esprit humain qu’on pourrait bien excuser, si l’intérêt politique du Pérou, l’intérêt des métis eux-mêmes, n’en souffraient pas. Les métis ne comprennent-ils donc pas qu’ils n’ont qu’un moyen de répondre dignement aux dédains de l’aristocratie blanche ? C’est de se poser en face des représentans de l’ancienne Espagne comme les amis et les représentans, si l’on veut, de la moderne Europe. L’émigration européenne, encouragée par les métis, fortifierait évidemment leur position politique, de même quelle améliorerait la condition matérielle des familles blanches. Un des premiers résultats de cette émigration serait de faire pénétrer un esprit plus franchement libéral dans la société du Pérou. L’histoire des révolutions de ce pays a montré quel désordre fâcheux y entretenait l’organisation vicieuse de l’armée. Des abus aussi graves que ceux dont l’armée péruvienne donne le triste, spectacle se retrouvent, il faut bien le dire, dans la magistrature et dans le clergé. Sous l’influence directe des idées européennes, ces abus ne tarderaient pas sans doute à disparaître, et, au lieu de magistrats trop souvent corrompus, de moines ignorans et superstitieux, le Pérou connaîtrait enfin des hommes dignes des austères fonctions du juge ou du prêtre.

Reste l’intérêt des populations indiennes, dont il importe aussi de tenir compte ; mais qui ne voit les avantages qu’elles retireraient de l’exemple et du concours d’une émigration laborieuse"et intelligente ? Aujourd’hui, sur un sol inculte et négligé, l’Indien mène une vie misérable, et cette race indolente ne connaît malheureusement les races supérieures que par les mauvais traitemens qu’on ne lui ménage guère. Ainsi, au moindre bruit de révolution, la presse vient arracher l’Indien à sa famille et l’entraîne de force dans les rangs de l’armée. Les mouvemens de troupes, si nombreux au Pérou, portent à chaque instant la dévastation dans ses champs ou dans ses troupeaux, quelquefois le pillage dans sa maison. L’Indien supporte tous ces maux avec une résignation, stupide. Naturellement sobre, il se contente de quelques pommes de terre, d’un peu de maïs et de piment. Le bonheur pour lui, c’est de ne rien faire. Et comment en serait-il autrement ? Le travail ne s’est jamais révélé à lui par ses bienfaits. Tant que le territoire à peine peuplé du Pérou[6] ne s’ouvrira pas à des émigrans courageux, à des populations actives qui amèneront avec elles l’ordre et la prospérité, l’Indien restera plongé dans son morne abrutissement. Enveloppé dans son puncho, dormant au soleil pendant l’été ou au coin de son feu d’herbes sèches pendant l’hiver, il verra avec indifférence les jours se suivre, les saisons se succéder, et passera presque sans transition du sommeil de la vie au sommeil de la mort.

La fusion, l’alliance des races, telle est, on le voit, la condition de prospérité, de salut pour le Pérou, et une émigration européenne peut seule faciliter et activer cette fusion. Le tableau des mœurs de la côte et des montagnes a dû montrer combien l’esprit du Pérou est encore rebelle aux influences étrangères ; il ne reste donc qu’à insister sur les dangers que créent à la société péruvienne cet attachement irréfléchi au passé, cette contradiction si bizarre et si malencontreuse entre son état moral et son état politique. La révolution péruvienne, comme toutes les révolutions de l’Amérique du Sud, s’est faite au nom de deux sentimens en apparence contradictoires, le culte de l’indépendance américaine et le culte des idées de l’Europe moderne. Aujourd’hui l’un de ces deux sentimens tend à exclure, à étouffer l’autre : l’américanisme prétend régner seul et continuer à son profit le mouvement inauguré si glorieusement par l’émancipation des colonies espagnoles du Nouveau-Monde. Il faut espérer cependant que le pays comprendra mieux ses intérêts, et qu’il ne persistera point à ériger la haine des étrangers en dogme politique. S’il ne sait point accepter à temps l’influence européenne, il tombera, qu’il le sache bien, sous une influence plus redoutable et moins désintéressée : l’ouverture de l’isthme de Panama, en facilitant les relations du Nouveau-Monde avec l’Europe, agrandira aussi la puissance des États-Unis, et posera à l’Amérique, espagnole une grave question qu’elle doit se préparer à résoudre ; il dépendra d’elle de grandir librement avec le concours des émigrans européens, ou de voir son originalité disparaître devant les rudes pionniers de la race anglo-américaine. Entre ces deux alternatives, son choix ne saurait être douteux.


A. DE BOTMILIAU.

  1. Les premiers habitans de Lima étaient presque tous Andalous.
  2. Tapadas, littéralement cachées. On désigne ainsi les femmes dont le visage est voilé par le manto.
  3. Interjection favorite des Liméniennes.
  4. Espèce d’amble que les chevaux ont au Pérou, où l’on trouve que le trot fatigue.
  5. Les haciendas sont les terres cultivées. On appelle haciendo le propriétaire qui exploite lui-même sa terre.
  6. Il ne compte que 1,800,000 habitans.