Les Républiques de l’Amérique du Sud/01

LES REPUBLIQUES


DE


L'AMERIQUE DU SUD.




LA REPUBLIQUE PERUVIENNE.




Il y a quelques années à peine, pour se rendre d’un port de France dans l’Amérique du Sud, il fallait se résigner aux lenteurs et aux fatigues d’un voyage de long cours. On s’embarquait au Havre ou à Bordeaux, sur un de nos bons, mais modestes bâtimens de commerce, qui, malgré leur titre de paquebots, laissent encore beaucoup à désirer. Après une traversée dont la durée dépassait quelquefois cent vingt jours, on atteignait le port de Valparaiso, terme ordinaire d’une navigation dont le calme ou la tempête, les chaleurs de la ligne ou les glaces du cap Horn, avaient seuls varié la monotonie. Aujourd’hui, c’est en quelques semaines qu’on fait le voyage. Un excellent bateau à vapeur part tous les mois de Southampton et va jeter l’ancre dans la baie de Chagres, après avoir salué sur son passage les Bermudes et Porto-Rico, Haïti et la Jamaïque. Les ressources les plus variées du comfort britannique concourent, avec les plus splendides aspects de la nature, pour abréger les heures toujours si longues qu’on passe sur le pont du steamer ou dans les rares stations de la côte. À bord, on retrouve tous les raffinemens du luxe européen ; à terre, c’est une végétation luxuriante qui se montre au passager dans l’infinie diversité de ses aspects, jusqu’au jour où le bateau à vapeur s’arrête enfin sur la côte orientale de l’isthme de Panama.

Là pourtant le voyage n’est pas terminé ; des canots, faits d’un seul tronc d’arbre et conduits par des indiens à demi nus, reçoivent le passager au sortir du bâtiment européen dont la gigantesque mâture domine la rade presque déserte. Ces canots vont remonter lentement la petite rivière à laquelle la ville de Chagres a donné son nom. Je ne sais si l’ancien ou le nouveau monde offre rien de comparable aux majestueuses solitudes que l’on découvre en se rendant ainsi de Chagres à Panama. La rivière sur laquelle glisse le frêle canot qui vous porte ne tarde pas à se perdre au milieu des forêts. De tous côtés, ce ne sont qu’immenses profondeurs de verdure encadrées magnifiquement par un ciel chaud et bleu. Des singes, des perruches, mille oiseaux à l’éclatant plumage, se bercent ou se poursuivent sur les branches des grands arbres, mêlant leurs cris bizarres au bruit cadencé de la pagaye des Indiens. Les roseaux, les marécages qui bordent la rivière ont aussi leur hôtes : ce sont des hérons qui marchent à pas comptés dans la vase humide, puis d’énormes crocodiles qui dorment la gueule entr’ouverte, et ressemblent de loin à des troncs d’arbres morts étendus au soleil. De distance en distance, une hutte indienne s’élève entre les arbres, au milieu d’un petit champ à demi défriché : unique indice qui rappelle au voyageur qu’il n’est pas tout-à-fait seul dans cette vaste enceinte de forêts.

On arrive ainsi au petit village de Cruces, groupe de maisons chétives où l’on quitte le canot pour prendre des mules et franchir par terre, mais toujours au milieu des bois, les quelques lieues qui vous séparent encore de Panama. Cette ville n’est guère aujourd’hui qu’un lieu de passage ; mais sa situation sur le point central où doivent s’unir les deux Amériques lui promet de grandes destinées, un avenir immense. Elle s’élève au fond d’une large baie, sur un terrain plat et uni, entrecoupé tristement de grands marais dont les eaux stagnantes, accrues, par les pluies torrentielles qui tombent de mai à novembre, corrompent l’air pendant la saison des chaleurs et déterminent souvent des fièvres funestes aux Européens. Aussi ne fait-on en général que traverser Panama : de là partent tous les mois des bateaux à vapeur qui correspondent avec ceux d’Europe, bien que moins grands et moins beaux. Vous pouvez à volonté vous rendre par ces paquebots soit sur les côtes de la Californie, le nouvel Eldorado si long-temps ignoré, soit sur celles du Pérou. L’un de ces pays commence à être connu de l’Europe ; l’autre a encore pour nous bien des mystères : c’est peut-être une raison pour nous y arrêter de préférence. Les côtes sablonneuses du Pérou n’ont pas sans doute pour le voyageur le même attrait que les riantes plaines de San-Francisco : il y a là néanmoins un travail de régénération politique et commerciale que la France doit observer avec sollicitude ; et n’est-ce pas, après tout, un spectacle curieux à plus d’un titre que celui d’une société qui passe de l’anarchie la plus complète au déploiement régulier de sa force et de son activité ?

Si la France pouvait jamais oublier quel doit être le rôle de l’armée dans un gouvernement libre, l’exemple du Pérou aurait quelque poids, nous le croyons, pour conjurer une pareille erreur. Nous savons quel énergique appui une bonne armée peut prêter aux principes conservateurs ; nous ignorons encore, Dieu merci ! jusqu’à quel point les passions anarchiques peuvent abuser de la force militaire. L’histoire du Pérou nous l’apprendra : elle nous révélera aussi un autre danger des pays libres, l’absence de principes fixes dans l’autorité qui gouverne. C’est là, au reste, un trait de ressemblance du Pérou avec la plupart des républiques hispano-américaines. Ce qui frappe surtout dans les révolutions de l’Amérique du Sud, c’est l’avilissement où tombe le pouvoir par suite de son instabilité plus encore que de son incapacité. On trouva un matin à Lima ces mots écrits sur la porte du palais présidentiel : Esta casa se alquila al mes (cette maison se loue au mois). C’est qu’en effet quelques mois se passaient à peine sans qu’une révolution vînt expulser l’hôte passager de cette demeure. L’avènement des classes moyennes, dont l’influence succéda, dans les états républicains de l’Amérique du Sud, à la domination de l’aristocratie espagnole, fut pour la plupart de ces états un malheur plutôt qu’un bienfait. Ces classes n’étaient pas prêtes au grand rôle qui leur était brusquement échu et une foule d’intrigans obscurs se disputèrent sous leur bannière, non pas les honneurs, mais les profits du pouvoir. Le règne des médiocrités subalternes fut ainsi inauguré à la faveur des grands mots de liberté, de constitution, et le nom de république servit de prétexte à un impitoyable despotisme. Quelques hommes de désordre se partagèrent une des plus magnifiques, une des plus riches portions du globe ; les immenses ressources de ces contrées privilégiées furent gaspillées ou détruites par des mains coupables. Sauf de rares exceptions, les chefs des républiques espagnoles songèrent moins à leur préparer un meilleur avenir qu’à perpétuer par tous les moyens leur dictature éphémère. De là une longue série de guerres civiles, de révolutions militaires, qui, chez plusieurs d’entre elles, se prolonge malheureusement encore ; de là ces terribles crises qu’une transition mieux ménagée eût épargnées aux populations sud-américaines, trop brusquement transportées du despotisme à la liberté.

La nécessité de cette transition n’avait pas échappé à l’illustre libérateur de l’Amérique espagnole. Après les batailles de Junin et d’Ayacucho, les anciens sujets de l’Espagne se croyaient libres, parce qu’ils avaient chassé leurs maîtres. Bolivar savait pourtant que son œuvre était loin d’être accomplie ; il avait affranchi ses compatriotes, mais il n’avait pas constitué leurs gouvernemens, et là commençait la partie la plus difficile de sa tâche. Dans le premier enthousiasme de la victoire, en haine du despotisme de Madrid, les Américains du sud avaient proclamé la république. Bolivar eût préféré un régime moins contraire aux habitudes et aux souvenirs des sociétés hispano-américaines. Son vœu secret était la fondation d’un vaste empire sud-américain, sur le trône duquel se serait peut-être assis un prince français. Bolivar fut débordé par ses généraux, par ses amis même, et ses rivaux l’accusèrent d’aspirer en secret à cette couronne, dont certes il n’eût pas voulu[1]. Cette tactique triompha, et le gouvernement républicain fut inauguré dans toutes les anciennes colonies de l’Espagne. Des présidens furent choisis, des constitutions furent votées et débattues. Dès-lors l’Amérique espagnole entra dans l’ère des aventures politiques, et il fut aisé de prévoir qu’elle n’en sortirait pas sans de longs et douloureux efforts. Vingt-six ans se sont passés depuis la bataille d’Ayacucho, livrée en 1824, et c’est par exception que pendant ce quart de siècle elle a connu quelques jours de repos sous des chefs légalement établis. Pour ne parler ici que du Pérou, l’histoire de ce pays, depuis son émancipation jusqu’à l’avènement du général Castilla, est tristement significative. Nulle part peut-être les causes d’anarchie ne se sont montrées aussi nombreuses, aussi puissantes. Bien que ces causes aient en partie cessé d’agir aujourd’hui, il ne sera pas inutile de jeter quelque lumière sur cet étrange dédale de révolutions et de guerres où l’initiative imprudente de quelques chefs ambitieux avait lancé un des plus florissans états de l’Amérique méridionale. Il est surtout un caractère commun des révolutions péruviennes qu’il importe de noter c’est la prédominance des questions de personnes sur les questions de principes. Que pouvait être le gouvernement là où les ambitions personnelles s’érigeaient seules en influences politiques ? Dignité, autorité, stabilité, tout lui manquait de ce qui fait la réalité du pouvoir. On s’attachait à un chef dès qu’on espérait parvenir avec lui ; on l’abandonnait, on le trahissait dès que la fortune penchait vers un rival plus heureux. Quant à la volonté du pays, c’était de quoi les républicains du Pérou s’inquiétaient le moins. L’histoire de ces conflits personnels, si mesquins qu’ils paraissent, est donc bonne à connaître, et le tableau des influences de races, de climat, qui l’ont dominée, en forme naturellement le premier chapitre.


I

Le Pérou s’étend le long de l’Océan Pacifique, du 3e au 21e degré de latitude sud, entre la rivière de Loa et le désert d’Alcanca, qui, au midi, le séparent du Chili, et la rivière de Tombes, qui, au nord, le sépare de l’Équateur. À l’est, il confine avec la Bolivie, avec le grand lac de Titicaca[2], et atteint aux vastes contrées où vivent, le long du Marañon et de l’Ucayali, des tribus indiennes encore insoumises, bien que le Portugal et l’Espagne se soient disputé long-temps le droit stérile de leur imposer des lois. La capitale du Pérou, Lima, s’était, sous la domination espagnole, élevée à un haut degré de richesse, de luxe et de puissance que de brillans vestiges attestent encore. Résidence des vice-rois, chef-lieu d’un immense empire qui s’étendait sur toute la côte occidentale de l’Amérique du Sud, Lima comptait jusqu’à quatre-vingt mille habitans, et semblait devoir jouer de tout temps le premier rôle dans l’histoire des colonies espagnoles du Nouveau-Monde. Plusieurs grandes familles s’étaient fixées dans cette ville, dont la population était plus éclairée, plus polie que celle de la plupart des cités sud-américaines. En dépit même du despotisme de Madrid, qui, en comprimant l’essor intellectuel de ses colonies, voulait étouffer leur esprit d’indépendance, une université avait été fondée à Lima dès l’an 1551. On peut voir encore les vastes et beaux bâtimens qu’occupait cette université sur l’ancienne place dite de l’Inquisition, car l’inquisition a pénétré jusqu’à Lima, quoiqu’elle n’y ait pas fait de nombreuses victimes. L’édifice où siégeait le redoutable tribunal s’élevait tout près de l’université ; les deux palais, celui de la science comme celui du saint-office, sont aujourd’hui sur le point de tomber en ruines. De l’inquisition on a fait la prison de la ville : les cachots étaient tout prêts ; l’université, déserte et abandonnée, n’entend plus guère aujourd’hui d’autres discours que ceux des députés de la république, qui tous les deux ans, à l’époque de la réunion du congrès, s’assemblent dans son ancienne chapelle, au pied d’une chaire transformée en tribune.

La partie du Pérou que baigne l’Océan Pacifique est en général aride et nue. Il n’y faut point chercher cette grandeur, cette puissance de végétation qu’on admire dans d’autres contrées de l’Amérique. Les Cordilières, qui dominent ces côtes sablonneuses, poussent çà et là leurs blocs calcinés jusque dans les flots. Ces montagnes forment un sombre amphithéâtre dont les divers étages font face à l’Océan. Deux chaînes à peu près parallèles courent du sud au nord ; une neige éternelle en couvre les tristes sommets, qu’aperçoit de loin le voyageur embarqué sur les nombreux bateaux à vapeur qui longent en toute saison les côtes de l’Amérique du Sud. Quelques petites rivières, coulant de l’est à l’ouest, répandent cependant un peu de fraîcheur sur ce morne paysage. Dans tous les enfoncemens où pénètrent leurs eaux, des orangers, des bananiers, des citronniers, hauts comme de jeunes chênes, forment de fraîches oasis sur le fond grisâtre des rochers. Entre chacun de ces petits vallons règne un véritable désert de sable, et l’espace compris entre les deux chaînes parallèles des Cordilières n’est lui-même qu’une suite de collines, de plateaux arides, où l’on ne rencontre que bien rarement des traces de culture. Sur ces hauteurs stériles, l’Indien mène tristement sa vie pauvre, monotone et insouciante, au milieu des nombreux troupeaux de llamas, d’alpacas, dont les marchands de la côte viennent tous les ans lui acheter les laines. C’est pourtant dans les plus sombres gorges de ces montagnes, dans leurs profondeurs les plus désolées que se cachent des mines d’argent, de fer, de cuivre, de mercure, de plomb, justement célèbres dans le monde entier ; c’est là que les Espagnols venaient chercher ces lingots dont ils chargeaient leurs galions ; c’est là que le commerce trouve encore l’argent que le Pérou envoie tous les ans à l’Europe en échange des marchandises et des produits de l’ancien continent.

Tel est l’aspect des Cordilières dans la partie occidentale, celle qui avoisine l’Océan. Le versant oriental n’est pas moins digne de l’attention du voyageur. Au pied de ce versant commence le vaste plateau des Amazones, où déjà se révèle la puissante végétation du Brésil. Ces magnifiques contrées ont échappé jusqu’à ce jour à la domination des Européens ; quelques Indiens nomades en sont les seuls habitans. Les Chipeos, les Caparachos, les Antis, tels sont les noms des tribus principales auxquelles appartiennent ces tristes descendans des hommes que vainquit Pizarre. Bien que de courageux missionnaires les aient visitées quelquefois et tenté de les instruire, on sait bien peu de chose sur les sauvages habitans des bords de l’Amazone et de ses principaux affluens, l’Ucayali, le Beni, le Montaro. On peut affirmer seulement que, s’ils ont défendu jusqu’à ce jour leur indépendance contre les efforts de la domination européenne, ils n’ont gardé aucune trace de la civilisation des anciens Incas.

Le versant des Cordilières qui avoisine l’Amazone est cependant la plus belle partie du Pérou, celle qui semble appelée au plus brillant avenir, quand nos bateaux à vapeur, remontant les grands fleuves de l’Amérique du Sud, la mettront pour ainsi dire en communication directe avec l’Europe, et iront échanger les produits de notre industrie contre des richesses naturelles trop long-temps négligées. Les Espagnols ne s’étaient guère préoccupés de ces richesses, et les montagnes de la côte convenaient mieux que celles de l’intérieur à ces conquérans installés en si petit nombre dans un pays où les communications étaient d’ailleurs si difficiles. Le Pérou espagnol, si je puis m’exprimer ainsi, ne comprend guère que la langue de terre qui s’étend du Chili à l’Équateur, sur les côtes de l’Océan Pacifique. C’est là que se sont élevées, dans un fouillis inextricable de montagnes et de plateaux, les grandes cités hispano-américaines, presque toutes à portée de la mer, sillonnée incessamment par les galères de la métropole. C’est là que se concentre la vie politique du Pérou. Les diverses phases de cette vie agitée se sont tour à tour déroulées au pied de ces âpres montagnes, tantôt à Aréquipa, tantôt au Cusco, tantôt à Lima. Il convient de nous arrêter un peu sur ce théâtre du drame dont nous avons à retracer les principales scènes.

La configuration même du Pérou suffit presque pour expliquer la multiplicité des révolutions qui s’y sont succédé. Les villes, séparées les unes des autres par de grandes distances, enfouies dans les terres, ou perdues sur le bord de l’Océan, ne peuvent y vivre que difficilement d’une vie commune. Ces grands centres de population, chefs-lieux puissans de provinces rivales et jalouses, sont reliés à peine entre eux par de mauvaises voies de communication[3]. Plus d’une fois Aréquipa, le Cusco, ont rêvé de s’ériger en capitales indépendantes. Entre ces chefs-lieux de provinces, d’autres villes, moins considérables, servaient de satellites à leur ambition plutôt que d’obstacles à leurs projets : c’étaient Tacna, Puno, le Cerro, et enfin les nombreux ports de l’Océan Pacifique, dont l’importance s’accroît tous les jours : Arica, qui exporte presque tous les produits de la Bolivie ; Iquique, qui nous donne ses salpêtres ; Islay ; d’où s’extraient les laines du Collao ; Pisco, devant lequel sont les îles Chincha, où nos navires vont charger le huano ; le Callao, qui est le port de Lima ; Payta, non loin duquel se récoltent les cotons qu’on demande au Pérou. Ces villes, d’ailleurs, et un faible rayon autour d’elles, sont les seuls points habités du Pérou. Le reste du pays est désert, et, sauf des groupes de cabanes dressées sur le bord des rivières, de petits villages qui ne méritent pas d’être nommés, on ne rencontre, dans l’ancien empire des Incas, d’autres habitations que des maisons de poste, encore assez rares, où quelques mauvais chevaux suffisent tant bien que mal au service des courriers et aux besoins des voyageurs. C’est à cheval en effet que l’on parcourt l’intérieur du Pérou. N’y cherchez point de chemins battus, contentez-vous de quelques sentiers à peine tracés, suspendus souvent au-dessus de précipices dont le regard, n’ose sonder la profondeur, et le long desquels le pied de la mule peut seul s’aventurer. N’espérez point non plus trouver d’autre gîte pour la nuit que de pauvres huttes indiennes qu’on n’est pas même toujours sûr de rencontrer au terme d’une journée de fatigues. Qu’on imagine maintenant ce que peut être une insurrection dans un pays où la capitale et les principales villes sont si complètement isolées, où les rapports de l’autorité centrale avec les provinces sont entravés par de tels obstacles. On peut affirmer que bien des révolutions qui ont agité le Pérou auraient été étouffées ou prévenues sans peine, si le gouvernement avait pu agir avec la rapidité nécessaire. Faute de cette facilité d’action, il a vu souvent se tourner contre lui les chefs militaires qui, sous le nom de préfets, commandent dans chaque département. Ces chefs peuvent, s’ils le veulent, se rendre à peu près indépendans ; une foule toujours nombreuse de mécontens est là pour les appuyer. Une fois leur plan bien arrêté, ils lèvent des troupes, frappent des impôts, et, sous le prétexte éternel que la constitution est violée, marchent sur la capitale. Voilà une révolution, quelquefois une guerre civile, qui commence, et presque toujours la lutte n’a pour résultat que la substitution d’un chef à un autre.

Telles sont les facilités que prête à l’anarchie la configuration du territoire péruvien. Trois autres causes concourent avec celle-là pour entretenir au Pérou une agitation que la ferme volonté de son président actuel a pu seule contenir : je veux parler des rivalités de villes des rivalités de races, et enfin de la mauvaise organisation de l’armée.

Antique résidence de l’aristocratie espagnole, Lima, on l’a vu, est la capitale du pays, le centre nécessaire de l’autorité gouvernementale. Deux autres villes lui disputent cependant ce privilège, et offrent aux faiseurs de pronunciamientos militaires un point d’appui qu’ils n’ont garde de négliger. Ce sont Aréquipa et le Cusco. Aréquipa est comme la capitale du Pérou méridional. À une vingtaine de lieues de la mer, dont elle est séparée par un désert de sable, cette ville s’élève sur les bords de la petite rivière Chile, au milieu d’une campagne magnifique qui forme une espèce d’oasis entre les plaines sablonneuses de la côte et les plateaux désolés des Cordilières. Un volcan, éteint aujourd’hui, mais dont la lave couvrit jadis une grande étendue de pays, le Misti, domine les maisons d’Aréquipa, et à voir, par une belle nuit, ce cône immense, couronné de neiges éternelles, détacher sa masse puissante sur le sombre rideau des Cordilières, on dirait quelque géant protecteur de la cité et veillant debout sur sa population endormie. Aréquipa compte environ 25,000 habitans. On y trouve peu de nègres, beaucoup d’Indiens et quelques familles blanches, qui, ici comme partout en Amérique, forment l’aristocratie du pays. En général, le sang y est plus beau, les hommes y sont plus forts, plus robustes qu’à Lima, et si cette dernière ville se vante à juste titre du vernis de civilisation qu’elle doit au contact des étrangers, Aréquipa se prétend bien supérieure à la capitale du Pérou par l’intelligence et l’énergie de sa population.

Une rivalité plus marquée divise le Cusco et Lima. Le Cusco est la ville indienne par excellence, la vieille capitale de l’empire des Incas. Là tout encore est plein de leurs souvenirs. Les ruines de la grande métropole percent de toutes parts sous les constructions neuves de la cité moderne. À quelques pas de son enceinte, sur une montagne qui la surplombe, on voit les débris gigantesques de la forteresse qu’habitaient autrefois les Incas. Il n’est pas jusqu’au fameux temple du Soleil, transformé aujourd’hui en une église chrétienne, qui ne soit debout, comme un dernier témoin de cette grandeur déchue. Secouer le joug de Lima où domine la race blanche, reconstruire l’empire détruit de Manco-Capac, rendre à la capitale des Incas son ancienne gloire, c’est un rêve que les Indiens font quelquefois, et qui s’associe malheureusement dans leur imagination à un vague espoir de vengeance sanglante contre les Européens.

Les rivalités de races sont plus implacables au Pérou que les rivalités de villes ; peut-être même celles-ci ne sont-elles que le masque de celles-là. Sous l’antipathie, par exemple, qui divise les hommes de la côte et les hommes de la montagne ou serranos, on sent la lutte de la société conquérante et de la société conquise qui se perpétue sourdement. Les montagnes sont peuplées surtout d’Indiens et de métis, tandis que la race blanche se tient de préférence dans le voisinage de la mer. Le serrano regarde avec dédain une population qui lui est inférieure en force physique, et les Liméniens de leur côté, fiers de leur civilisation à demi européenne, rougiraient de se comparer à un serrano, dont le nom seul dans leur bouche est presque une insulte.

On peut distinguer au Pérou trois races principales, entre lesquelles le travail, de fusion d’où pourrait sortir l’unité du peuple péruvien n’a encore fait que bien peu de progrès : les blancs, les métis et Indiens, les nègres. La race blanche est restée jusqu’à ce jour la race supérieure, la race aristocratique, de sangre asul (de sang bleu), comme on dit à Lima. En dépit de l’égalité proclamée dans les constitutions républicaines de l’Amérique du Sud, le culte de l’aristocratie y a survécu à toutes les révolutions. Comment pourrait-il en être autrement ? L’aristocratie régnante est celle de la couleur, la plus exclusive de toutes par conséquent, et celle qui se mésallie le moins. La race blanche méprise les métis et les Indiens comme les noirs ; elle regarde les uns comme un peuple conquis, les autres comme un peuple acheté. La différence, à ses yeux, est peu de chose, et elle maintient avec un orgueil jaloux les barrières qui la séparent du reste de la population.

Cependant les métis, particulièrement ceux de sang indien, les cholos, occupent depuis l’émancipation des places importantes dans l’armée et le gouvernement. Un homme qui a joué un grand rôle au Pérou, le général Santa-Cruz, descend par sa mère des anciens caciques ou chefs indiens. Dès l’époque même de la conquête, on avait vu les Espagnols s’allier aux principales familles indigènes, et les comtes de Montezuma, dont le nom indique assez l’origine, donnaient au Mexique un de ses derniers vice-rois. La guerre de l’indépendance exalta l’ambition des métis. Les Péruviens de race blanche, pour s’assurer en eux des auxiliaires, leur firent espérer l’établissement d’un nouvel empire, continuation de l’empire des Incas, dont la grandeur passée vit encore dans la mémoire de tous les Indiens du Pérou. La révolution de Bolivar devint ainsi pour eux comme une réaction armée contre la conquête de Pizarre. Aussi Indiens et fils d’Indiens se levèrent-ils en masse, et sans cette puissante intervention de la race indigène, jamais les Espagnols n’auraient perdu leurs colonies. La récompense de ce concours prêté à la révolution par les métis fut leur admission à la vie politique, dont ils n’avaient jamais connu ni les droits ni les devoirs. On leur confia des postes importans, et un grand nombre des principales familles, particulièrement de Lima, ayant affecté, après la proclamation de l’indépendance, de se tenir à l’écart du nouveau gouvernement, les métis mirent à profit cette indifférence dédaigneuse pour garder les positions qui leur avaient été confiées. Les blancs auraient d’ailleurs eu quelque peine à reprendre ces positions, car la force militaire est tout au Pérou, et c’étaient des Indiens qui formaient alors comme aujourd’hui la majorité de l’armée.

Le cholo est fils de l’Indien et du blanc ; il est petit et trapu ; il a le front bas, la face large et aplatie, les pommettes saillantes, les cheveux noirs, raides et durs, le teint jaune, tous les caractères enfin de la race primitive du pays. Il est paresseux et rusé, doux et insouciant comme l’Indien. Ceux des cholos qui n’ont pu se fixer dans les villes mènent une existence misérable dans quelque petite chacra (ferme) au milieu des Cordilières. Il en est qui vivent de la pêche le long des côtes, réunis dans de petits villages au fond de quelque anse retirée. Les noirs sont en très petit nombre au Pérou ; mais leurs fils, les sambos, issus de leur mélange avec les blancs, sont répartis sur tout le littoral. Le sambo est vif, intelligent, actif, mais corrompu et méchant. Il méprise l’Indien, il déteste le blanc. C’est parmi les sambos que les cités de la côte recrutent leurs plus adroits ouvriers.

Tels sont les types principaux qui se trouvent en présence dans la société péruvienne. Pour qu’un travail de fusion plus complet s’opérât entre eux, il faudrait que le Pérou jouît d’une de ces longues périodes de calme et de prospérité qui seules peuvent éteindre les haines, amortir les rivalités locales. Malheureusement la lutte des races n’est pas la seule cause de désordre au Pérou, et j’ai dit qu’il en existait une autre : la mauvaise organisation de l’armée.

Il y a bien loin de l’armée péruvienne, telle qu’elle est aujourd’hui, à ce qu’elle était lors de la grande guerre de l’indépendance. À cette époque, les populations soulevées marchaient en masse sous la conduite d’officiers braves et expérimentés, dont plusieurs avaient appris dans les rangs des Espagnols eux-mêmes la discipline et l’art de la guerre. Maintenant il en est bien autrement. Les Indiens, que n’excite plus un intérêt national et, américain, ne prennent part au service que contraints par la force. Sans affection pour un gouvernement qui n’est pas celui de leurs pères, ils ne sauraient défendre sa cause avec le courage dont ils firent preuve jadis en face des Espagnols. Les officiers sont plus mauvais encore que les soldats. Créés par l’intrigue et les révolutions, depuis le simple cadete jusqu’aux colonels et aux généraux, ignorant quelquefois les premiers élémens de la science militaire, bons seulement à promener dans les rues leurs grands panaches et leurs uniformes dorés, quelle confiance peuvent-ils inspirer à des soldats enrégimentés par surprise ou par force autour d’un drapeau que ces mêmes officiers sont trop souvent, au jour de l’action, les premiers à déserter ?

C’est dans les derniers rangs du peuple et par la presse que se recrute l’armée péruvienne. Quand on a besoin d’en compléter les cadres, de nombreuses patrouilles sillonnent les rues des villes, ramenant indistinctement tous les Indiens, tous les sambos qu’elles rencontrent en état de porter les armes. Conduits immédiatement à la caserne, ces malheureux y sont inscrits et enrôlés. Quelques jours se passent à faire des exercices, à prendre les premières notions du maniement du fusil ; puis on les envoie dans les différens corps, où ils ne restent que pour attendre l’occasion de déserter. Cette occasion, c’est ordinairement la bataille qui la leur fournit. Le tumulte et le désordre qui la suivent ou la précèdent servent à merveille les projets des nombreux mécontens que traîne à sa suite toute armée péruvienne. Chacun alors choisit un moment favorable pour jeter bas le lourd équipement du soldat, et s’en aller reprendre la vie du pâtre dans les montagnes ou la vie de l’ouvrier dans les villes. Cela n’empêche pas, après la victoire, le général en chef de lancer des proclamations magnifiques, des ordres du jour qui laissent bien loin derrière eux toutes les hyperboles de la jactance castillane. Les journées d’Austerlitz et de Marengo sont éclipsées par les hauts faits des Péruviens. Jamais armée n’a accompli ce qu’ils viennent d’accomplir. Aussi est-il fier de les commander. L’Europe entière a les yeux sur eux, et le monde va apprendre avec étonnement et admiration la nouvelle de leur victoire ! En même temps, pour combler les vides que la mort, comme je l’ai dit, n’a pas tous faits, on fait entrer les prisonniers dans les rangs de l’armée victorieuse, où ils combattront, si la guerre se prolonge, le parti pour lequel ils allaient se faire tuer la veille. Et qu’importe à l’Indien le drapeau sous lequel il marche ? Un chef, pour lui, en vaut un autre ; du jour où il est entré sous les drapeaux, il n’est plus qu’un instrument entre les mains des ambitieux. Le cholo cependant est bien loin de manquer de courage. Il est robuste, infatigable et sobre. Un peu de maïs, quelques feuilles de coca[4], lui suffisent pour une journée. Avec de la discipline et de bons officiers, il n’est pas douteux que l’on pût développer chez lui de précieuses qualités militaires.

Rien n’est plus curieux que le départ d’une armée péruvienne qui entre en campagne. Des femmes et des enfans marchent au milieu de la longue file de soldats qui se déploie confusément dans la direction indiquée par les chefs. Des ânes, des mules chargés de bagages suivent la colonne et se jettent à chaque pas au milieu des rangs. Rien n’a été prévu d’ailleurs ; tout manque, les provisions, les soins, la paie même. Aussi vit-on presque toujours aux dépens du pays qu’on traverse, et les compagnes ordinaires du soldat, connues sous le nom de rabonas, remplacent pour lui l’administration militaire. L’usage d’emmener les femmes en campagne est d’origine indienne. Si l’on ne s’y soumettait, il serait impossible de retenir un seul homme sous les drapeaux. Épouses ou concubines du soldat, les rabonas sont avec lui partout, elles le suivent dans ses marches les plus pénibles, tenant quelquefois un enfant sur les épaules et un autre suspendu à leurs vêtemens. On a vu l’armée péruvienne commandée par le général Santa-Cruz faire jusqu’à vingt lieues par jour dans les montagnes sans que jamais les femmes l’abandonnassent. Cette persévérance est réellement remarquable. La rabona est cependant moins la femme que l’esclave du soldat. Battue, maltraitée trop souvent, elle ne touche aux repas qu’elle-même a préparés qu’autant que son rude compagnon veut bien les partager avec elle. Si dure et si fatigante que soit cette vie, la rabina semble l’aimer. Quand le soldat rentre dans sa caserne, elle l’y suit, et là encore se charge de tous les soins du ménage. Si l’ordre de partir est donné de nouveau, elle se remet gaiement en route. La marche d’une armée péruvienne escortée de ces femmes intrépides ressemble assez à une de ces migrations des anciens peuples indiens chassés de leur territoire par les empiétemens de la race blanche. Ce ne sont pas des régimens, ce sont des populations tout entières qu’un général péruvien traîne derrière lui.

Rivalités de villes, rivalités de races, mauvaise organisation de l’armée, voilà trois grandes causes de désordre. L’histoire du Pérou depuis l’émancipation nous les montrera exerçant tour à tour, et quelquefois simultanément, leur funeste influence. Ce pays serait-il donc condamné à d’éternelles agitations, à des luttes toujours renaissantes ? Je ne le crois pas, et, pour répondre à cette question, il me suffira, après avoir raconté ses révolutions, d’indiquer aussi les germes de prospérité, de progrès matériel et moral, qui semblent près de s’y développer.


III

Le premier de ces dictateurs éphémères qui se succédèrent si rapidement à la tête de la république péruvienne est le président La Riva-Aguero. La victoire d’Ayacucho venait d’assurer l’indépendance du Pérou, dont les Espagnols se préparaient à quitter le territoire. La Riva-Aguero ne devait faire qu’une courte apparition sur le siège présidentiel. Un colonel Lafuente, qu’on retrouvera dans toutes les agitations de la république naissante, ne se vit pas plus tôt en face d’un pouvoir régulier, qu’il ourdit la première de ces conspirations militaires dont le retour allait si fréquemment désoler le Pérou. La conspiration réussit, et les troupes s’étant prononcées contre La Riva-Aguero, le congrès dut lui donner un successeur. Son choix se porta sur le grand maréchal Lamar (août 1827). Ce n’était point là le compte du colonel Lafuente, qui avait cru s’emparer de la présidence, et qui ne gagnait à sa victoire que le grade de général de brigade. L’infatigable conspirateur se remit aussitôt à l’œuvre, et une nouvelle intrigue militaire renversa le président Lamar pendant qu’il était occupé à guerroyer contre la Colombie, car à la guerre civile venait déjà se joindre, pour le Pérou, le fléau de ces guerres non moins déplorables que les républiques espagnoles, au lieu de s’unir et de s’entr’aider, se font entre elles, sous les plus misérables prétextes. Cette fois encore, l’ambition de Lafuente fut déçue. On ne le nomma que général de division. Un des deux généraux avec lesquels il s’était uni contre Lamar, le général Gamarra (l’autre était le général Santa-Cruz), fut élu président. De ces trois hommes, c’était le plus médiocre qui arrivait au pouvoir. Santa-Cruz avait en lui quelques-unes des qualités d’un chef de gouvernement, et il se dédommagea bientôt de cet échec en se faisant nommer président de la Bolivie. Quant à Lafuente, né d’une mulâtresse et d’un Espagnol d’Aréquipa, il offrait en sa personne le type d’un de ces créoles actifs et entreprenans qui suppléent à l’insuffisance de l’éducation première par une rare vivacité d’intelligence. Lieutenant d’abord dans l’armée espagnole, il était devenu capitaine, puis colonel en se ralliant aux patriotes, et général en organisant des pronunciamientos militaires. Du reste, officier médiocre, Lafuente avait laissé plus d’une fois soupçonner son courage.

La présidence de Gamarra mécontentait trop d’ambitions pour ne pas attirer sur le Pérou de nouveaux orages. Une insurrection militaire, ayant éclaté, en 1830, au Cusco, ne put être étouffée que dans le sang de son chef, le colonel Escobedo, qui fut pris et fusillé avec les principaux conjurés. Des troubles nombreux éclatèrent sur divers autres points du territoire, et Gamarra n’atteignit le terme légal de son pouvoir (18 décembre 1833) qu’à travers des embarras de toute sorte. Le congrès élut alors le général Orbegoso.

Orbegoso appartenait à une des meilleures familles du Pérou, ce qui lui valut d’abord les sympathies de toute l’ancienne aristocratie espagnole, très puissante encore par ses richesses et son influence morale. Aucun des prédécesseurs d’Orbegoso à la présidence n’avait pu obtenir le concours de cette aristocratie. Jusqu’à ce jour, en effet, la plupart des hommes portés au pouvoir par la révolution n’appartenaient pas même à la race blanche. Jeune encore et doué de toutes les qualités brillantes qui plaisent aux masses, Orbegoso, déjà soutenu par l’aristocratie, se fit dans le peuple même un parti considérable. Sa présidence commença sous de favorables auspices. Une conspiration militaire, ourdie par l’ex-président Gamarra et le général Bermudez, avait intimidé un moment la capitale ; mais ce court triomphe ne servit qu’à mieux constater l’influence d’Orbegoso. Bientôt la population montra quel cas elle faisait de la pression des baïonnettes ; elle se souleva tout entière, chassa la garnison après une lutte sanglante, et ramena en triomphe le président, qui s’était retiré, pendant le combat, dans la forteresse du Callao (28 janvier 1834).

C’était là, on pouvait le croire, une manifestation significative ; ce n’était pourtant que le début de la guerre civile. Gamarra, qui avait organisé la conspiration, se maintenait dans l’intérieur du pays à la tête de forces considérables. La situation demeurait donc, malgré les événemens de Lima, assez grave pour nécessiter des mesures extrêmes. C’est à ce moment qu’un homme, qui devait plus tard jouer le premier rôle au Pérou, essaya de se mêler comme acteur au drame commencé par la conspiration de Gamarra : cet homme était le général Santa-Cruz, devenu président de la Bolivie, et qui offrait à Orbegoso de le soutenir contre Gamarra. L’ambition du général Santa-Cruz n’était pas tout-à-fait une ambition frivole. Il y avait chez lui un talent d’organisation qui semblait répondre à tous les besoins de la société péruvienne. La présidence de la Bolivie ne suffisait pas à Santa-Cruz, il lui fallait un plus vaste théâtre, et Lima seul pouvait le lui offrir.

Orbegoso hésita long-temps avant de répondre aux avances de Santa-Cruz. La guerre civile commença même avant toute intervention des Boliviens. Le lieutenant de Gamarra, le général San-Roman, battit sous les murs d’Aréquipa (2 avril 1834) le général Nieto, qui commandait dans cette place une division pour Orbegoso. Le général Nieto avait imploré, mais trop tard, le secours de Santa-Cruz. Orbegoso, qui était sorti lui-même de Lima à la tête de ses troupes, n’avait guère été plus heureux contre un complice de Gamarra, le général Bermudez. La révolution menaçait donc de triompher sur tous les points, quand il se fit un revirement inattendu, et comme on n’en voit qu’au Pérou. Le corps d’armée que commandait Bermudez, immédiatement après avoir vaincu Orbegoso, se déclara en faveur de celui-ci, et alla même jusqu’à lui livrer son général, qui fut exilé. Un autre corps révolté, sous les ordres du colonel Guillen, suivit cet exemple ; la ville du Cusco se soumit à son tour, et Orbegoso, revenu à Lima, put de nouveau croire son pouvoir mieux affermi que jamais. Un décret de bannissement à perpétuité fut lancé contre Gamarra et San-Roman. Santa-Cruz n’avait pas trouvé l’occasion d’intervenir ; il se consola aisément, car il savait que, cette occasion s’offrirait tôt ou tard.

Orbegoso cependant pouvait se faire quelque illusion sur la portée de son triomphe. Tout, en effet, semblait indiquer un retour à la tranquillité, à la confiance. Le 19 juin 1834, une nouvelle constitution fut proclamée ; l’effectif de l’armée fut considérablement réduit. Ce ne fut là qu’une courte trêve. La guerre qui devait suivre cet armistice devait avoir, pour le Pérou, des conséquences plus graves qu’aucune des crises précédentes.

Le signal de cette guerre fut donné par une insurrection qui éclata à Puno, et qui obligea le président à réclamer des pouvoirs extraordinaires. Investi de ces pouvoirs, Orbegoso quitta Lima le 10 novembre et se dirigea vers le sud. Le voyage d’Orbegoso ne servit malheureusement qu’à provoquer de nouvelles conspirations. Dès le 1er janvier 1835, la garnison du Callao se soulevait et proclamait le général Lafuente. Ce mouvement, qu’on n’eut pas de peine à réprimer, ne fut que le prélude d’une insurrection plus redoutable. Parmi les lieutenans qu’Orbegoso avait laissés à Lima se trouvait le colonel Salaberry. Cet officier jouissait de toute la confiance du président : il était loin de la mériter. Jeune, actif, entreprenant, Salaberry aspirait depuis long-temps à la dictature ; il avait réussi à se faire un parti dans l’armée. L’insurrection du Callao fut pour lui une occasion qu’il se hâta de saisir. Après avoir repris cette forteresse sur les partisans de Lafuente, il s’y installa lui-même et se munit amplement de vivres, d’armes, de provisions de guerre. Le faible gouvernement de Lima prit sur lui de confirmer à Salaberry un commandement qu’il n’osait pas lui enlever. Reconnu dans ses fonctions usurpées, Salaberry parvint à attirer au Callao, sous divers prétextes, la plus grande partie de la garnison de Lima. Il se l’attacha par de belles promesses, et quand il se vit bien sûr de ses soldats, il leva lui-même l’étendard de la révolte. Il ne faut pas de bien grandes armées au Pérou pour renverser un gouvernement. Salaberry était à la tête de six cents hommes, quand il marcha sur Lima, alors dégarnie de troupes, et y entra sans rencontrer aucune résistance. Il est vrai qu’il fut favorisé en secret par les partisans de Gamarra, qui espéraient trouver en lui un instrument facile pour l’accomplissement de leurs desseins. Leur attitude lui ouvrit bientôt les yeux. Ce n’était pas d’ailleurs un homme avec lequel il fût prudent de se jouer ainsi. Il résolut d’assurer sa domination par la terreur. Un emprunt fut imposé aux principales familles ; un décret confisqua les propriétés de tous les émigrés qui ne seraient pas rentrés dans le délai de quinze jours ; un autre décret enjoignit, sous les peines les plus sévères, à tous les déserteurs, à tous les officiers réformés, de revenir se ranger sous les drapeaux. Il forma ainsi autour, de lui une armée considérable.

Le général Orbegoso, averti de ce qui se passait à Lima, avait envoyé contre Salaberry un corps de cinq cents hommes, qui débarquèrent à Pisco, sous les ordres du général Valle-Riestra. En même temps le général Miller, Anglais de naissance, bon soldat qui avait fait la guerre de l’indépendance, partait du Cusco à la tête d’une seconde division et marchait sur Jauja, où Orbegoso devait réunir toutes ses forces. Salaberry, qui n’avait que quelques centaines d’hommes, semblait perdu, lorsque tout à coup la division Valle-Riestra, qui avait débarqué à Pisco, se soulève et livre son général, qui est lâchement fusillé. En même temps les villes de Puno, Ayacucho, Cusco, abandonnent la cause d’Orbegoso, et déclarent se confédérer entre elles, se séparer de Lima et ne vouloir prendre aucune part à la lutte qui vient de s’engager ; les troupes que commandait Miller l’abandonnent elles-mêmes et reconnaissent le nouveau gouvernement fédéral. Le général Nieto, dans le département de la Libertad, soutenait encore la cause d’Orbegoso. Salaberry marche contre lui à la tête de quatre cent cinquante hommes, et ce général lui est encore livré par ses propres soldats. Enfin, les commandans des bâtimens de guerre péruviens proclament à leur tour Salaberry et viennent mettre leurs navires à ses ordres. Toutes ces trahisons, fruit honteux de la politique corruptrice de ce chef audacieux, souillèrent l’histoire de la milice péruvienne, et n’assurèrent pourtant à Salaberry qu’une supériorité passagère.

Aréquipa seul lui résistait. Orbegoso, qui s’y trouvait avec deux mille hommes, trop faible pour lutter contre son ennemi, se vit obligé d’implorer encore le secours de Santa-Cruz. Cette fois les troupes boliviennes étaient prêtes. Le général Santa-Cruz, qui attendait depuis si long-temps le moment d’entrer au Pérou, le saisit avec empressement, et concentra immédiatement ses forces sur la frontière. Gamarra avait été jusque-là retenu en Bolivie, où il s’était réfugié après sa tentative de révolution à Lima. Santa-Cruz chercha en lui un auxiliaire. Lui rendant toute liberté de rentrer dans son pays, où il savait qu’il avait encore de nombreux partisans, il conclut avec lui et Orbegoso une convention par laquelle ils s’unissaient tous les trois contre Salaberry. Aussitôt et avec cette malheureuse versatilité que nous avons déjà remarquée tant de fois, les troupes qui se trouvaient au Cusco se prononcèrent pour le général Gamarra, qui ne tarda pas à en aller prendre le commandement. Une seconde division, sous le Colonel Larenas, passa également de son côté, et ces mêmes soldats, qui venaient, quelques jours auparavant, de proclamer Salaberry, l’abandonnèrent comme ils avaient abandonné Orbegoso.

Cependant Salaberry ne se laissa pas abattre. Il répondit aux proclamations de ses ennemis par un décret de guerre à mort aux Boliviens, réunit toutes ses troupes dans un camp retranché à peu de distance de Lima, au petit village de Bella-Vista, et se disposa à la plus énergique résistance. Quelque faibles que parussent ses ressources comparées à celles de la coalition, une chance de succès lui restait encore. Il était impossible que la bonne harmonie se maintînt long-temps dans le camp de ses ennemis. L’idée dominante du général Santa-Cruz avait toujours été de réunir la Bolivie et le Pérou par un lien fédératif qui des deux républiques n’en aurait fait qu’une seule, dont il se serait réservé à lui-même la haute direction. Cette idée, qu’il nourrissait depuis l’année 1828, quand il trama avec Lafuente et Gamarra la révolution qui renversa le président Lamar, comptait de nombreux partisans. On doit croire que la position géographique de son pays, qui n’a que le mauvais port de Cobija, et se trouve par là condamné pour son commerce, à de très grands désavantages, fut ce qui inspira à Santa-Cruz la première idée de cette confédération. En même temps, pour que la Bolivie, ainsi réunie à un état beaucoup plus riche et plus étendu qu’elle, ne pût pas en être considérée comme une simple dépendance, le Pérou devait être divisé en deux républiques dont les ressources se trouveraient dès-lors à peu près égales à celles de la Bolivie.

Santa-Cruz étant parvenu à faire partager ses projets au général Orbegoso, un nouveau traité fut conclu entre eux dans ce sens. Gamarra n’eut pas plus tôt connaissance de cette convention, qu’il fit secrètement proposer à Salaberry de s’unir à lui pour repousser les Boliviens : ils se seraient ensuite entendus entre eux sur la question de la présidence. Si Salaberry avait accepté, peut-être aurait-il pu résister à Santa-Cruz ; mais il n’ignorait pas que plusieurs de ses officiers étaient dévoués à Gamarra : il craignit d’être abandonné, sacrifié par eux ; il refusa. Gamarra, qui se trouvait déjà à la tête de forces assez considérables, crut pouvoir se prononcer seul, et se sépara ouvertement de ses anciens alliés. Ainsi trois partis, trois gouvernemens différens se trouvaient en présence et divisaient le Pérou : Orbegoso à Aréquipa, Salaberry à Lima, Gamarra au Cusco : triste état dans lequel ce malheureux pays s’est tant de fois trouvé depuis l’expulsion des Espagnols !

Avant de marcher sur Lima, il importait surtout à Santa-Cruz de détruire Gamarra, qui achevait de consolider son pouvoir dans les départemens du Cusco et de Puno. Les troupes boliviennes, réunies à celles d’Orbegoso, marchèrent en conséquence à sa rencontre. La bataille se livra dans les montagnes, près d’un petit village nommé Yanacocha (13 avril 1835). Gamarra fut entièrement défait, et les départemens qui venaient de le reconnaître obligés de se soumettre au vainqueur. Quant à lui, sans essayer même de réunir les débris de son armée, qu’il savait incapables de résister désormais, il alla chercher un refuge à Lima, où il avait encore des partisans.

Bien que Salaberry eût refusé de s’entendre avec Gamarra pour résister à l’ennemi commun, la ruine d’un chef qui pouvait faire une si puissante diversion en sa faveur n’en fut pas moins un coup terrible pour sa cause. Sans se laisser décourager cependant, et avec une force de caractère que peu de généraux ont montrée au Pérou dans des circonstances aussi difficiles, Salaberry résolut d’aller lui-même au-devant de ses ennemis. Un décret appela sous les drapeaux tous les hommes en état de porter les armes de dix-neuf à quarante ans. Étant parvenu à réunir ainsi quatre mille cinq cents soldats autour de lui, Salaberry leva son camp de Bella-Vista et se dirigea vers les départemens du sud. Soit, qu’après la défaite de Yanacocha il crût Gamarra dans l’impossibilité de lui nuire, soit plutôt qu’il sentît la nécessité de le ménager, il l’avait accueilli à Lima avec une sorte de bienveillance, et était même allé jusqu’à lui offrir la présidence du conseil de gouvernement qu’il y laissait à son départ. Gamarra, qui le premier avait trouvé Salaberry rebelle à ses propositions d’alliance, crut devoir refuser à son tour et feignit de vouloir rentrer dans la vie privée. Il avait parmi ceux mêmes à qui Salaberry avait confié les emplois les plus importans des hommes entièrement dévoués à sa cause, et il attendait ; mais il était difficile de cacher long-temps ses desseins à un chef aussi soupçonneux que Salaberry. Quelques semaines s’étaient à peine écoulées qu’un ordre arriva tout à coup d’arrêter Gamarra et cinq de ses plus chauds partisans. Conduits à Pisco, où se trouvait le quartier-général de l’armée, leur cause fut promptement instruite, et leur arrêt n’aurait pas tardé à être prononcé par celui qui avait fait fusiller le malheureux général Valle-Riestra, si Salaberry n’avait encore été retenu par la crainte de s’aliéner une partie de ses soldats. Les détenus furent condamnés à être déportés à Costa-Rica (13 octobre 1835).

Le général Santa-Cruz, de son côté, n’était pas resté oisif. Après avoir fait son entrée au Cusco, dont la défaite de Gamarra lui avait ouvert les portes, il se rendit à Aréquipa, où, toujours fidèle à son idée de fédération du Pérou et de la Bolivie, il voulait présider lui-même à l’érection du nouvel état sud-péruvien. Celui-ci devait comprendre les départemens du Cusco, Ayacucho, Puno et Aréquipa. Une assemblée devait se réunir à Sicuani le 26 octobre, pour poser les bases de la nouvelle constitution, et Santa-Cruz n’était pas fâché d’y faire peser son influence par la présence de son armée.

Pendant ce temps, Lima était en proie aux plus grands désordres. Salaberry, pour grossir les rangs trop faibles de son armée, en avait enlevé, en partant, tous les hommes chargés ordinairement de la police et du maintien de la tranquillité publique. Au milieu des agitations de la guerre civile, il s’était formé, aux environs mêmes de la ville, des bandes de montoneros, — espèce de guerillas que les troubles soulèvent toujours au Pérou, qui, sous le prétexte de défendre la cause d’Orbegoso, se livraient à des pillages que nulle force ne pouvait plus arrêter, et menaçaient même le gouvernement. Les choses en vinrent à ce point que le colonel Solar, qui commandait à Lima pour Salaberry, dans la crainte de ne pouvoir leur résister, si la ville était attaquée sérieusement par eux, ordonna à tous les employés de se rendre au Callao, où il voulait établir le siège du gouvernement, pour le mettre à l’abri d’un coup de main hardi, mais possible.

Le Callao est le port de Lima ; une distance d’environ deux lieues le sépare de la ville. Il avait alors peu d’importance ; mais les Espagnols y avaient construit une forteresse magnifique, dont les feux peuvent balayer, d’un côté, la rade qui s’ouvre devant elle, et, de l’autre, la route entièrement découverte de Lima. C’est là que Solar se retira momentanément avec la famille de Salaberry et le peu de soldats qui lui restaient. Dès-lors Lima, entièrement abandonné par les troupes, fut rempli de montoneros (26 décembre), et on aurait pu avoir à déplorer les plus grands excès, si des marins débarqués des bâtimens de guerre étrangers n’étaient venus assurer par leur présence la tranquillité de la ville. L’arrivée du général Vidal, qui prit le commandement de ces bandes et essaya de les organiser, sembla promettre un peu de calme. En vain le colonel Solar, s’en reposant sur la discipline supérieure de ses soldats, tenta de surprendre Lima : la haine qu’avait inspirée le gouvernement de Salaberry était telle que la population tout entière s’arma, et Solar, honteusement repoussé, fut obligé de se renfermer de nouveau dans sa forteresse. Enfin, le général Orbegoso lui-même revint à Lima, où il fit son entrée le 9 janvier 1836. Son premier soin fut de mettre le Siège devant la citadelle du Callao, qui capitula presque immédiatement à des conditions honorables. La famille de Salaberry se retira sur la frégate française la Flore, d’où elle se rendit au Chili.

De ce jour, les affaires de Salaberry déclinèrent rapidement. Le général Pardorela, qui commandait pour lui un corps de cinq cents hommes dans le département de la Libertad, abandonna sa cause. Cependant les forces que Salaberry avait amenées de Lima étaient encore intactes, et, bien qu’inférieures en nombre, il comptait sur elles ; lui-même il recherchait un combat comme son unique chance de salut. L’action s’engagea entre ses troupes et celles de Santa-Cruz près du petit village de Socobaya, à quelques lieues d’Aréquipa. Salaberry fut complètement défait. Tombé au pouvoir de son ennemi, il fut condamné à mort avec huit de ses principaux officiers et fusillé. La flotte elle-même, à cette nouvelle, ne tarda pas à faire sa soumission.

Ainsi finit la révolution qui, le 23 février, avait renversé à Lima le gouvernement d’Orbegoso, et, dans l’espace de moins d’un an, causé tant de mal au Pérou. De toutes celles qui s’y sont faites, elle a été une des plus désastreuses comme des plus coupables. Et cependant depuis quelques années, c’est-à-dire depuis la chute de Santa-Cruz et l’extinction complète de son parti, on a cherché à grandir la mémoire de Salaberry ; on a voulu faire de ce hardi conspirateur comme le héros en même temps que le martyr de l’indépendance péruvienne, un instant opprimée par les Boliviens. Il y avait là deux sentimens distincts : l’un, d’amour-propre national blessé, et certes bien facile à comprendre après les défaites de Yanacocha et de Socobaya ; l’autre n’est qu’un sentiment de parti, de réaction, si je puis dire, contre Santa-Cruz et les hommes qui l’avaient appelé ou servi, réaction d’autant plus forte, d’autant plus vive que, même après la chute du protecteur, la lutte s’est prolongée entre ces derniers et les restaurateurs, qui arrivèrent au pouvoir avec Gamarra. Toutefois, pour juger Salaberry, ce n’est à aucun de ces deux points de vue que se placera l’histoire. Quelque courage personnel qu’il ait montré, de quelque énergie qu’il ait fait preuve pendant la lutte contre les Boliviens, on ne saurait voir en lui qu’un ambitieux coupable qui, pour saisir le pouvoir, n’a pas craint de se soulever contre son chef légal, contre son bienfaiteur et son ami, de jeter enfin son pays dans la guerre civile et les révolutions dont il se remettait à peine. Le sang du malheureux général Valle-Riestra, que des troupes corrompues lui avaient livré, restera d’ailleurs sur son nom comme une tache ineffaçable.


III

La victoire de Socobaya termine une première période de l’histoire du Pérou, celle où des intrigues militaires toujours incessantes ôtent toute efficacité, toute autorité à l’action du pouvoir. Cette victoire ne ferme pas l’ère des révolutions ; mais en livrant le gouvernement du Pérou à des mains plus fermes, elle permet déjà de tenter quelques efforts pour consolider l’édifice chancelant de ses institutions. La présidence du général Santa-Cruz est d’ailleurs marquée par des guerres extérieures avec les républiques voisines plutôt que par des luttes civiles. C’est un progrès.

Au lendemain de la bataille de Socobaya, Santa-Cruz était maître de la situation. L’assemblée de Sicuani, qui n’avait pu se réunir l’année précédente à cause de la guerre, fut aussitôt convoquée pour le 16 mars 1836. Le premier acte de cette assemblée fut de proclamer l’érection des départemens de Moquégua, d’Aréquipa, Puno, le Cusco et Ayacucho en état indépendant, sous le nom d’état sud-péruvien. La nouvelle république devait s’unir au Pérou septentrional et à la Bolivie par un lieu fédératif, et remettait l’autorité supérieure entre les mains du général Santa-Cruz, nommé protecteur.

Fatigués des révoltes militaires dont Lima était sans cesse le théâtre, les départemens du sud, en se détachant du Pérou septentrional, cherchaient un repos dont ils avaient surtout besoin, et qu’ils espéraient trouver dans une administration distincte. La ville du Cusco fut choisie pour être le siège du gouvernement. Capitale de l’ancien empire du Pérou sous les Incas, elle était habitée presque entièrement par les fils des Indiens. En plaçant leur ville à la tête d’un état indépendant, on flattait leur amour-propre. Il leur semblait retrouver par là quelque chose de son glorieux passé, et l’idée d’un nouvel empire indien vint de nouveau se mêler à leurs rêves.

En Bolivie, l’érection de la république sud-péruvienne ne fut pas accueillie moins favorablement. En effet, le pacte qui unissait cette république à la Bolivie, en assurant à celle-ci les ports dont elle avait besoin sur l’Océan, devait doubler son commerce et la valeur de tous ses produits. C’était d’ailleurs son propre président qui allait se trouver à la tête de la confédération, et l’influence bolivienne y était par conséquent assurée ; aussi des cris de joie et d’espérance saluèrent-ils le grand acte proclamé à Sicuani.

Il était difficile pourtant que cet acte fût accueilli de même à Lima et dans le nord du Pérou, qui perdaient de riches départemens à la suite de victoires remportées par des étrangers. Cependant, comme toute résistance était pour le moment au moins impossible, les esprits finirent par se calmer peu à peu, et une autre assemblée fut convoquée à Huaura pour le 15 juillet, à l’effet de constituer aussi le nouvel état composé des provinces du nord. L’influence de Santa-Cruz y fut encore souveraine. Les départemens des Amazones, de Junin, de la Libertad et de Lima furent érigés en république séparée, qui prit le titre d’état nord-péruvien. Santa-Cruz fut proclamé protecteur de la confédération, le général Orbegoso président à Lima, et le général Herrera au Cusco. Ces deux derniers n’étaient plus, par le fait, que les lieutenans de Santa-Cruz.

Celui-ci était donc arrivé enfin au terme de ses longs efforts. Il avait réuni dans sa main le gouvernement des deux républiques du Pérou et de la Bolivie. Lima devenait sa capitale ; il allait jouer le premier rôle dans l’Amérique du Sud. Son ambition était surtout d’appeler sur lui l’attention de l’Europe, qu’il admirait et qu’il enviait à la fois. Il voulait se poser à ses yeux comme le successeur de Bolivar, l’homme chargé de continuer et de terminer l’œuvre commencée par le libertador, en constituant les peuples que Bolivar avait seulement rendus indépendans. Aussi appela-t-il autour de lui un grand nombre d’étrangers auxquels il confia souvent les emplois les plus importans. En même temps, dans ses rapports avec les agens diplomatiques de l’Europe, il affecta des formes et un bon vouloir que ceux-ci n’avaient pas toujours trouvés chez ses prédécesseurs. Enfin, l’administration dirigée par lui prit une marche plus ferme et plus franche, et, malgré les guerres qui entravèrent si souvent ses efforts, qui finirent même par le renverser, le pays fit des progrès rapides. Lima, en particulier, parut recouvrer quelque chose de son ancienne splendeur.

Un reproche grave cependant a été fait avec raison au gouvernement du général Santa-Cruz. Pressé souvent par le besoin d’argent pour résister à ses ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs, il prit la fatale résolution d’altérer les monnaies d’argent, dans lesquelles il introduisit près d’un tiers d’alliage. Il espérait sans doute un jour pouvoir retirer aisément ces monnaies de la circulation ; mais ce jour, qu’il croyait prochain, n’est jamais venu : il est tombé lui-même sous les efforts de ses ennemis, et la fausse monnaie créée par lui est demeurée au Pérou et en Bolivie, qui en voient la quantité s’accroître encore tous les jours.

La paix intérieure était partout rétablie, et il ne restait plus à Santa-Cruz qu’à consolider son ouvrage. Malheureusement de nouvelles difficultés, auxquelles il ne s’attendait pas, devaient lui venir de l’étranger. Le Chili, qui avait profité des troubles du Pérou pour appeler dans ses ports presque tout le commerce de l’Europe, dont Valparaiso était devenu comme le vaste entrepôt, le Chili craignit de perdre cet avantage, si la tranquillité se rétablissait à Lima. Santa-Cruz venait d’ailleurs de rendre un décret qui l’atteignait directement en soumettant à une forte augmentation de droits les bâtimens qui avaient touché dans l’un de ses ports avant d’entrer dans un port du Pérou. Évidemment, un grand nombre de navires allaient désormais se rendre en droiture au Callao, qui leur offrait le marché du Pérou et de la Bolivie réunis, beaucoup plus riche, beaucoup plus considérable que celui du Chili. C’était là, pour cette dernière république, une question de la plus haute importance. Elle n’y vit d’autre solution que la ruine du gouvernement fédéral et la chute de Santa-Cruz. La guerre fut résolue ; les prétextes dès-lors ne pouvaient manquer.

Le général Freyre, ex-président de Santiago, exilé au Pérou, avait armé secrètement au Callao deux navires avec lesquels il avait tenté de débarquer sur les côtes du Chili pour y renverser l’administration du général Prieto. Il est difficile de supposer que le général Santa-Cruz ait ignoré les projets du général Freyre, mais il est certain aussi qu’il ne lui prêta aucun appui. Le Chili n’en crut pas moins devoir user de représailles, et, bien que Freyre eût échoué dans son entreprise, il envoya au Callao un bâtiment de guerre, le brick l’Achille. Entré comme navire ami et sans que personne pût avoir le moindre soupçon de ses projets, le brick chilien saisit, pendant la nuit du 21 au 22 août 1836, trois bâtimens de guerre péruviens, qui se laissèrent surprendre dans leur propre rade. Or, non-seulement aucune déclaration de guerre n’avait eu lieu, mais aucune réclamation même n’avait été adressée au Pérou par le gouvernement de Santiago pour l’affaire du général Freyre. Ce ne fut que le lendemain de cet acte de piraterie qu’une note du commandant du brick l’Achille fit savoir à Lima que la capture de ces trois navires n’était que le prélude d’hostilités plus sérieuses. On comprend quel effet dut produire cette étrange déclaration. Dans le premier moment de sa colère, le général Santa-Cruz fit arrêter le chargé d’affaires chilien. Celui-ci ne tarda pas, il est vrai, à être remis en liberté ; mais il reçut en même temps ses passeports avec l’ordre de quitter immédiatement le territoire de la république.

Cependant le Chili, pour soutenir les menaces du commandant de l’Achille et continuer les hostilités, envoya une escadre sous les ordres de l’amiral Blanco, qui ne tarda pas à paraître à l’entrée de la rade du Callao. Il voulait évidemment la guerre ; pour garder du moins quelques dehors de modération, il envoyait avec son escadre un ministre plénipotentiaire, M. Egaña, chargé de proposer un accommodement. C’était le 31 octobre 1836 que l’escadre chilienne arrivait au Callao. Le général Santa-Cruz, qui sentait que son pouvoir ne pourrait s’affermir que par la paix, consentit à recevoir M. Egaña. Les conférences s’ouvrirent ; mais on dut bientôt voir qu’il serait impossible de s’entendre. Le Pérou ne pouvait pas accepter les conditions humiliantes que voulait lui imposer le Chili, et M. Egaña se refusait à toute concession. Faisant une dernière tentative pour la conservation de la paix, Santa-Cruz lui proposa alors de soumettre leur différend aux agens diplomatiques étrangers résidant à Lima et de s’en rapporter à leur décision. Cette ouverture fut repoussée comme les autres, et dès-lors la guerre devint inévitable entre les deux républiques. Elle fut déclarée le 28 décembre 1836, et, peu de temps après, le gouvernement argentin s’unit également au Chili pour renverser la confédération.

Les préparatifs de guerre n’empêchèrent pas Santa-Cruz de s’occuper activement de l’organisation définitive des trois républiques unies. Il savait en effet qu’il pouvait avoir bien plus à craindre de ses ennemis intérieurs que de ses ennemis extérieurs. La marine chilienne était sans doute supérieure à la sienne, surtout depuis la capture des trois navires surpris par l’Achille ; mais le Pérou et la Bolivie pouvaient mettre sur pied une armée considérable et défendre aisément tous les points de leurs côtes ouverts à l’invasion. Toute la question pour lui était donc dans la conservation de la tranquillité intérieure. Aussi, le vit-on courir incessamment du nord au sud, du Pérou dans la Bolivie, sur tous les points de l’immense pays qu’il gouvernait, partout où il pensait que sa présence pouvait être nécessaire. En même temps, une assemblée fut convoquée à Tacna pour rédiger la constitution des républiques fédérées. Le général Santa-Cruz s’y rendit tant pour la présider que pour réunir ses forces dans le sud et faire ses préparatifs de défense contre les tentatives d’invasion probables de la part du Chili.

L’assemblée de Tacna confirma à Santa-Cruz le titre de protecteur de la confédération que lui avaient donné les assemblées de Sicuani et de Huaura. En laissant du reste à chacun des trois états son gouvernement particulier, elle établit un gouvernement général, composé d’un congrès divisé en deux chambres électives, qui se réunissaient tous les deux ans dans chacune des trois républiques alternativement. La nomination du protecteur suprême appartenait au congrès, et devait être renouvelée tous les dix ans ; mais le protecteur sortant pouvait être réélu. Telles étaient les principales dispositions de la constitution votée à Tacna ; il ne restait plus qu’à la faire ratifier par chacun des trois états. Malheureusement des difficultés se rencontrèrent là précisément où on devait le moins s’attendre à en trouver. Pendant l’absence de Santa-Cruz, une forte opposition s’était formée contre lui en Bolivie. Le congres, assemblé sous la présidence de M. Calvo renfermait dans son sein, un parti puissant qui repoussait le système de la confédération. Ce parti, mécontent des tendances trop favorables à Lima qui se manifestaient chez Santa-Cruz, craignit de voir la Bolivie, absorbée par le Pérou, perdre un jour sa nationalité indépendante et ne plus devenir qu’une province de son heureuse rivale. Le pacte fédéral, à peine conclu, était donc sur le point de se briser. Santa-Cruz crut devoir se rendre immédiatement lui-même en Bolivie ; mais il put se convaincre que, dans les circonstances présentes, toute discussion serait dangereuse. Il trancha la difficulté en prorogeant indéfiniment le congrès.

Déjà précédemment il avait été obligé de faire aux embarras de la situation un sacrifice important. Les réformes à apporter à l’administration intérieure avaient, de tout temps, appelé son attention particulière, et une des plus urgentes était, sans contredit, celle de la législation. Aussi, peu de temps après son arrivée à Lima, avait-il promulgué un nouveau code civil, rédigé en grande partie dans l’esprit du code français, et qui devait remplacer le dédale des lois et ordonnances espagnoles qui seules encore avaient régi le Pérou jusqu’à ce jour. L’établissement de ce code rencontra une forte opposition, particulièrement dans la magistrature et dans le barreau, arrachés tout d’un coup à leur routine, et aussi dans le clergé, dont il diminuait les trop nombreux privilèges. Une députation à la tête de laquelle se trouvait l’archevêque de Lima se rendit au palais pour supplier le protecteur de modifier le nouveau code. Santa-Cruz, dont le gouvernement n’était pas encore suffisamment bien établi, crut prudent de céder pour le moment. Une commission fut nommée pour en revoir les dispositions, et l’application en fut suspendue provisoirement. À la chute de Santa-Cruz, ses ennemis, par haine du chef qu’ils venaient de renverser, détruisirent tout ce qu’il avait établi, et le nouveau code, qui ne rencontrait d’ailleurs que trop d’opposition, disparut nécessairement avec celui qui l’avait donné.

Pendant que Santa-Cruz parcourait les provinces du Pérou pour assurer partout la tranquillité intérieure, le Chili avait précipité ses armemens, et au mois d’octobre 1837, sa flotte parut devant le petit port de Hornillos, près de Quilca, où elle débarqua deux mille huit cents hommes d’infanterie et six cents chevaux, qui marchèrent immédiatement sur Aréquipa. Trop faible pour résister, la garnison de cette ville se retira dans les montagnes, où elle attendit l’arrivée de Santa-Cruz, qui se trouvait encore en Bolivie, et qui se hâta de réunir ses troupes pour s’opposer à l’invasion. Il arriva à la tête de forces considérables ; mais, pour détruire les Chiliens, il n’avait pas même besoin de leur livrer bataille. J’ai dit déjà quelle est la position d’Aréquipa. Une immense plaine de sable, qu’il faut traverser pour y arriver, s’étend entre la ville et la côte, distante de plus de vingt lieues. De l’autre côté sont les Cordilières, dont quelques hommes suffiraient seuls pour défendre le passage à une armée. Les Chiliens, qui n’avaient pu pénétrer plus avant, se voyaient par conséquent enfermés entre le désert et les soldats de Santa-Cruz, qui arrivaient bien supérieurs en nombre. Affaiblis d’ailleurs par les maladies, ils étaient tout-à-fait hors d’état de combattre. L’amiral Blanco se trouvait entièrement à la disposition de son ennemi : il comprit qu’il n’avait plus qu’une voie à tenter, celle des négociations.

Santa-Cruz était à Paucarpata, petit village à une lieue d’ Aréquipa ; c’est là qu’il reçut les ouvertures du général chilien. Il sentait plus que jamais le besoin de la paix ; il l’avait toujours désirée ; il eut le tort d’écouter ces propositions avec trop d’empressement, et surtout de ne pas exiger des garanties suffisantes pour assurer l’exécution du traité conclu avec Blanco. Une fois l’armée chilienne sortie de l’impasse où elle s’était lancée, le gouvernement de Santiago se croirait-il lié par la parole de son général ? Sans se préoccuper assez de cette question, Santa-Cruz signa la paix, le 17 novembre 1837, à des conditions honorables pour les deux partis, mais non aussi avantageuses pour le Pérou que Santa-Cruz aurait pu les imposer. L’amiral Blanco se retira et se rembarqua sans être inquiété. Quatorze mois plus tard, ces mêmes troupes que Santa-Cruz avait épargnées opéraient une nouvelle descente près de Lima et remportaient la victoire de Yungay, qui mit fin à la vie politique du protecteur.

Après le départ de Blanco, Santa-Cruz comprit trop tard la faute qu’il avait commise. Le Chili ne ratifia pas le traité conclu à Paucarpata, et la guerre, un instant suspendue, recommença plus vive que jamais. Le Chili voulait à tout prix détruire la confédération péru-bolivienne. Il craignait la concurrence que le port du Callao pouvait faire à Valparaiso ; il redoutait surtout les talens supérieurs du général Santa-Cruz, et, pour conserver sa suprématie commerciale, il ne voyait d’autre moyen que la guerre. Le général Santa-Cruz fut donc obligé de reprendre les armes malgré lui.

L’escadre ennemie, composée de cinq bâtimens, sous les ordres du commandant Postego, ne tarda pas à se montrer devant la rade du Callao (3 mai 1838). Cependant elle était trop faible pour inspirer des craintes sérieuses de débarquement, si la tranquillité intérieure n’était pas troublée. Par malheur, un sourd mécontentement se faisait depuis long-temps pressentir dans l’état nord-péruvien ; il n’avait jamais vu avec plaisir la confédération s’établir et les départemens du sud se séparer de lui pour former un état indépendant. Gamarra y avait toujours de nombreux partisans, ennemis par conséquent de Santa-Cruz et disposés même pour le renverser à tendre la main aux Chiliens. Ceux-ci comptaient sur ces mésintelligences. La présence d’une armée bolivienne dans les environs de Lima, le grand nombre de places importantes occupées dans l’administration par des Boliviens, qu’en dépit du pacte fédéral on continuait à regarder comme des étrangers, avaient froissé l’amour-propre national des Péruviens, et la confédération se trouvait déjà menacée bien plus fortement par ces germes de discorde que par les armes du Chili. Enfin, la guerre, que l’on savait uniquement dirigée contre Santa-Cruz, pesait particulièrement sur les départemens du nord, les moins disposés à le soutenir. La reconnaissance tardive de la confédération par le congrès bolivien, assemblé à Cochabamba (30 mai 1838), n’était pas une compensation aux coups qui lui étaient portés à Lima. Une tentative de révolution y avait eu lieu : elle fut réprimée ; mais l’opinion publique ne s’en prononçait pas moins contre le système fédératif, et tous les partisans des gouvernemens déchus, tous les ambitieux qui ne voyaient dans une révolution qu’un moyen d’arriver au pouvoir, travaillaient ardemment à exciter les haines de la population péruvienne contre les Boliviens. Déjà le général Nieto, commandant militaire de l’état du nord, avait des intelligences avec l’amiral chilien. Les généraux Gamarra et Lafuente, réfugiés au Chili, entretenaient des correspondances secrètes avec les mécontens, et animaient le cabinet de Santiago dans ses projets de descente. Ils comptaient pour l’appuyer sur leurs partisans, et pour cela ils cherchaient à présenter la guerre, non plus comme une lutte de nation à nation, mais comme celle d’un parti appuyé sur l’intervention armée du Chili contre un autre parti appuyé sur l’intervention armée de la Bolivie. Pour atténuer autant que possible le mauvais effet d’une invasion étrangère, ils étaient encore parvenus à faire donner à des officiers péruviens, exilés comme eux, plusieurs commandemens importans dans l’armée chilienne, et eux-mêmes devaient prendre place dans ses rangs.

C’est alors que le général Orbegoso, soit qu’il regrettât secrètement de voir son pouvoir borné à l’état nord-péruvien sous le protectorat de Santa-Cruz, soit qu’il crût que les intérêts du pays lui commandaient un changement de conduite, se déclara à son tour contre le système fédératif. Le général Santa-Cruz, obligé de se transporter souvent sur les différens points des deux républiques qu’il gouvernait, était en ce moment dans le sud du Pérou ; ses ennemis avaient le champ libre. Les troupes restées fidèles au protecteur se virent contraintes d’abandonner Lima et se retirèrent au Callao. Les Chiliens trouvèrent le moment favorable pour une descente et en profitèrent. Ils venaient de recevoir des renforts. Après avoir croisé encore quelque temps devant le Callao, ils entrèrent dans la petite rade d’Ancon, à quelques lieues au nord de Lima, et y débarquèrent, sous les ordres du général Bulnes (8 août 1838).

Ici encore se présente une de ces complications si communes dans l’histoire du Pérou. Orbegoso s’était prononcé contre Santa-Cruz et la confédération péru-bolivienne ; il n’entendait point cependant accueillir en amie une armée qui envahissait le territoire du Pérou. Lafuente et Gamarra, deux conspirateurs incorrigibles, se trouvaient d’ailleurs dans les rangs des envahisseurs. Il n’en fallut pas davantage pour décider Orbegoso à marcher, à la tête de deux mille cinq cents hommes, contre les Chiliens. Tout en séparant sa cause de celle de la confédération, Orbegoso allait combattre pour son propre compte les ennemis de Santa-Cruz.

Le 17 août, les Chiliens se portèrent sur la route du Callao, à une lieue et demie de Lima. Le 21, un combat décisif se livra sous les murs mêmes de la ville. L’armée péruvienne se battit bien, mais elle était de beaucoup inférieure en nombre ; d’ailleurs, un corps considérable, sous les ordres du général Nieto, qui avait des intelligences avec le général Bulnes, ne prit aucune part à l’action ; les troupes d’Orbegoso furent entièrement défaites, et Lima tomba au pouvoir des Chiliens. Le général Gamarra se fit immédiatement proclamer président provisoire (24 août) par une assemblée de notables qu’un décret de Bulnes convoqua à cet effet. Orbegoso, après s’être d’abord enfermé dans la forteresse du Callao, se retira à bord de la frégate française l’Andromède. Ce ne fut que le 10 novembre que le général Santa-Cruz, après avoir réuni ses troupes, parut devant Lima, à la tête de six mille cinq cents hommes. Bulnes ne crut pas devoir l’y attendre, et rétrograda du côté de Huaras ; mais, au lieu de le poursuivre sans relâche dans sa marche et, de le rejeter à la mer, Santa-Cruz perdit à Lima un temps précieux qui permit aux Chiliens de se fortifier.

Santa-Cruz, en s’arrêtant à Lima, était préoccupé d’un plan dont malheureusement l’exécution ne répondit pas à ses espérances. Non content de chasser les Chiliens du Pérou, il voulait surtout détruire leur marine ; mais, comme il n’en avait lui-même aucune à leur opposer, il favorisa l’armement de corsaires qui se recrutèrent particulièrement parmi les matelots, déserteurs de toutes les nations que l’espoir d’un butin facile attira en grand nombre. Des bâtimens de commerce furent achetés et armés en guerre. Munis de lettres de marque, portant d’ailleurs le pavillon péruvien, ils devaient courir sus à tous les navires du Chili et ruiner son commerce maritime. Un Français, M. Blanchet, créé capitaine de vaisseau par Santa-Cruz, reçut le commandement de ces corsaires, et ne tarda pas à sortir du port du Callao. Les premières rencontres furent heureuses ; elles enhardirent Blanchet, qui osa alors attaquer l’escadre chilienne réunie. La fortune d’abord, sembla vouloir encore le favoriser. Engagé dans une lutte corps à corps avec le navire que montait le commandant chilien, Blanchet était parvenu, par la supériorité de son artillerie, à lui causer des avaries qui allaient lui permettre de tenter l’abordage, quand il tomba frappé à mort. Découragé par la perte de son chef, l’équipage suspendit le combat ; les deux navires se séparèrent, en se contentant de s’observer mutuellement et sans recommencer leur feu. Les corsaires péruviens rentrèrent au Callao ; mais la mort de Blanchet les avait désorganisés. La discorde se mit parmi ces hommes de nations, de langages différens, que la cupidité avait pu seule réunir un instant ; il fallut désarmer les navires qu’ils montaient.

C’était un échec pour Santa-Cruz. Les Chiliens demeuraient maîtres de la mer, et il n’avait plus aucun moyen de les attaquer. Il se résolut enfin à quitter Lima et à marcher sur Bulnes, qui était resté à Huaras. Les forces du protecteur étaient bien supérieures à celles de son ennemi, et tout semblait annoncer que cette fois il allait l’écraser ; mais la trahison était depuis long-temps dans le camp péruvien. Les deux armées se rencontrèrent près du petit village de Yungay (20 janvier 1839), lieu devenu célèbre, car de la bataille qui y fut livrée datent la ruine du gouvernement protectoral et la chute du général Santa-Cruz. Celui-ci, au reste, ne fit pas preuve pendant l’action du courage et du sang-froid qu’il aurait dû montrer. Trahi d’ailleurs par ses lieutenans, il fut complètement défait, et, abandonnant les débris de son armée, il courut à Lima porter lui-même la nouvelle de son désastre, en demandant de nouveaux secours. Des trois états qui composaient la confédération, le Nord-Pérou, comme je l’ai dit, lui était le moins favorable, et il fallait que Santa-Cruz se fît une étrange illusion pour compter sur son appui après la défaite qu’il venait d’essuyer. Les agitateurs qu’il avait comprimés un instant ne virent dans sa chute prochaine que l’occasion de se montrer de nouveau, de s’emparer de la scène politique, de dominer à leur tour. Plusieurs aussi étaient d’accord avec les Chiliens ; aucun ne pensa à les repousser. Ils affectèrent même de voir en eux non des ennemis qui envahissaient leur territoire, mais des alliés qui venaient les délivrer des Boliviens. On put prévoir que le Pérou célébrerait un jour l’anniversaire de la bataille de Yungay comme une victoire.

Ne pouvant rien obtenir de Lima, Santa-Cruz se rendit à Aréquipa, où il avait laissé un corps de réserve. Il savait le sud mieux disposé pour lui que le nord, et, avec l’appui des provinces méridionales, il se flattait de rétablir bientôt ses affaires. Il allait en effet se voir à la tête d’une nouvelle armée : le Pérou méridional avait conservé toutes ses ressources, et, si les habitans de ces provinces étaient réellement dévoués à Santa-Cruz, la lutte était loin d’être finie, les Chiliens pouvaient être repoussés ; mais en Amérique les amis prêts à se dévouer pour un chef vaincu sont plus rares que partout ailleurs. À Aréquipa comme à Lima, toutes les petites ambitions personnelles étaient déjà en mouvement ; chacun ne songeait qu’au parti qu’il pouvait tirer du changement politique qui allait s’accomplir, et la cause du pays envahi par des étrangers disparut là aussi, étouffée sous des intérêts particuliers. Le général Santa-Cruz, trahi de nouveau par ses soldats, obligé de résilier le pouvoir, et bientôt même de fuir et de se cacher, put à peine arriver sain et sauf à bord d’un bâtiment de guerre anglais, où il se réfugia (23 février 1839). Quelques jours après, le général Gamarra rentrait à Lima avec les Chiliens, et les Boliviens lui remettaient la citadelle du Callao, qu’ils occupaient encore.

Ainsi finit la confédération péru-bolivienne. Édifice trop vaste, réunion mal affermie d’états que mille rivalités divisaient, quel que fût le génie de son chef, elle ne devait pas durer, et dès le premier jour on pouvait en annoncer la ruine. Ce n’est pas seulement l’intervention chilienne qui l’a détruite, c’est la force même des choses. L’intervention du Chili n’a été redoutable que par le mécontentement des peuples de la confédération même. Santa-Cruz aurait vaincu à Yungay, qu’il aurait succombé plus tard, ou du moins son successeur aurait succombé. L’édifice ne pouvait avoir de durée, il péchait par la base. Pour réunir dans les mains d’un seul homme des pays aussi étendus, et où les rapports entre les différentes villes sont si difficiles encore, il fallait au protecteur des lieutenans intelligens et fidèles, sur lesquels il pût compter entièrement, et une marine à vapeur pour transporter rapidement ses forces et se transporter lui-même sur les points menacés. Santa-Cruz ne pouvait pas même compter sur sa marine à voile, qui, sentant son infériorité, n’osait plus sortir depuis l’apparition de la flotte chilienne. L’esprit remuant et ambitieux de ses lieutenans ne lui faisait que trop sentir d’ailleurs combien peu ils méritaient sa confiance.

Aux termes de la constitution votée au congrès de Tacna, le gouvernement protectoral devait être transporté alternativement dans chacun des différens états de la confédération ; cependant, par le fait, Santa-Cruz avait fait de Lima le siège presque permanent du protectorat. Il semblait qu’il eût besoin d’un grand théâtre, où toute l’Amérique pût le contempler, et, sous ce rapport, sans doute il ne pouvait mieux choisir ; mais au point de vue politique il commit une grande faute. Foyer perpétuel d’intrigues et de révolutions, Lima était la dernière ville où il pût espérer d’affermir son pouvoir. Toujours considéré comme un étranger par les Péruviens, Santa-Cruz froissait malgré lui leur amour-propre national, tandis qu’il s’aliénait aussi, par cette préférence, l’esprit des Boliviens, ses plus chauds partisans. La Bolivie, en effet, n’était-elle pas réduite à un rôle secondaire ? Ainsi, de l’un et de l’autre côté, Santa-Cruz avait préparé sa ruine.


IV

La chute du gouvernement du général Santa-Cruz fait époque dans l’histoire du Pérou. Malgré ses fautes et ses erreurs, cet homme ne saurait être confondu avec les intrigans de bas étage, les fauteurs de révolutions militaires qui s’étaient succédé dans le gouvernement de ce pays. Supérieur à ces aventuriers par l’intelligence, Santa-Cruz l’était surtout par le sentiment national et américain. Uniquement préoccupé de la grandeur de sa patrie, il sut poursuivre son but, sinon avec toute l’adresse, toute la fermeté désirables, du moins avec une loyauté, une noblesse qu’on ne saurait méconnaître. Aussi a-t-il laissé dans les pays qu’il a gouvernés, et qu’il n’habite plus aujourd’hui, des souvenirs et des regrets qui avaient toujours manqué à ses prédécesseurs. Une période d’anarchie avait précédé la présidence de Santa-Cruz : une période non moins triste la suivit ; mais elle aussi devait aboutir à une ère de repos et de progrès. La chute du général Santa-Cruz, décidée, comme on l’a vu, par la perte de la bataille de Yungay, amena au pouvoir le parti dit restaurateur, et le général Gamarra fut proclamé président. Ce parti, dont les principaux chefs s’étaient unis un instant pour renverser le gouvernement établi, ne tarda pas à se diviser lui-même, et la seconde présidence du général Gamarra fut encore troublée par plus de désordres et de tentatives insurrectionnelles que la première.

Les amis de Santa-Cruz, bien que déconcertés un instant, étaient nombreux et puissans encore, et, en Bolivie particulièrement, l’ex-protecteur pouvait conserver l’espérance de ressaisir un jour le pouvoir. Dans le courant de 1841, une insurrection ayant renversé le général Velasco, la majeure partie des provinces boliviennes proclamèrent de nouveau le général Santa-Cruz ; les autres reconnurent le général Ballivian, son lieutenant et son ami, mais qui ne confondait pas en tous points ses intérêts avec ceux du protecteur. Le gouvernement de Lima, uniquement composé de restaurateurs, s’émut nécessairement d’une pareille révolution, accomplie si facilement. Des pouvoirs extraordinaires furent immédiatement donnés au président Gamarra, et l’armée, renforcée par de nombreuses levées, reçut l’ordre d’aller jusque sur l’extrême frontière se placer en observation. C’était polir la Bolivie une menace directe. Gamarra, non content encore de cette provocation, entra sur le territoire de la république bolivienne, sous le prétexte d’y étouffer la révolution. Il pénétra jusqu’à La Paz, et voulut y dicter la volonté du Pérou, qui, à aucun prix, ne pouvait permettre que Santa-Cruz commandât encore à Chuquisaca[5].

Le sentiment de la nationalité est un des plus vifs chez les Américains. En présence du drapeau péruvien qui flottait sur leur territoire, en face de ces soldats qu’ils avaient vaincus à Yanacocha et à Socobaya, les Boliviens, divisés en deux partis, se réunirent. Ceux qui appelaient Santa-Cruz se joignirent sans hésitation à ceux qui avaient proclamé Ballivian ; celui-ci avait l’avantage de se trouver sur les lieux ; le commandement en chef de l’armée lui fut donné d’un commun accord, et la bataille d’Ingavi (1841) ; où périt Gamarra, couronna glorieusement le généreux et patriotique effort des Boliviens en rejetant leurs adversaires vaincus au-delà des frontières de la république.

Fort du prestige de la victoire qu’il venait de remporter avec des forces bien inférieures en nombre à celles de l’ennemi, le général Ballivian n’eut pas de peine à se faire maintenir le pouvoir, que les santa-crucistes ne lui avaient cependant confié que momentanément et en raison des circonstances impérieuses où était la Bolivie. Au Pérou, le parti de Santa-Cruz ne se trouva pas davantage en mesure de profiter des chances favorables que la mort de Gamarra paraissait devoir lui offrir. Là, comme en Bolivie, l’éloignement du chef de ce parti compromit sa cause. Santa-Cruz manqua de résolution en ne se hâtant pas de débarquer sur les côtes du Pérou, dans les départemens du midi, qui lui étaient plus particulièrement dévoués. Gamarra avait, il est vrai, avant de quitter Lima, pris ses précautions contre une tentative pareille. Aussitôt que les hostilités avec la Bolivie avaient éclaté, le président du conseil d’état, M. Menendez, avait, aux termes de la constitution, été chargé du pouvoir exécutif. Ce n’étaient point là pourtant des obstacles sérieux pour Santa-Cruz, et on peut s’étonner qu’il n’ait pas cherché plus résolument à ressaisir le pouvoir confié à de si faibles mains.

Après la défaite d’Ingavi et la mort de Gamarra, le devoir de Menendez était de convoquer immédiatement le congrès pour procéder à la nomination d’un nouveau président de la république. Ce devoir, Menendez hésita à le remplir. Il voulait garder le pouvoir et ne chercha qu’à retarder la réunion du congrès. Il ne comprenait pas qu’il donnait ainsi aux ambitions surexcitées par la mort de Gamarra des armes contre lui-même. Les agitateurs ne désiraient, en effet, qu’un prétexte pour crier à la constitution violée. Après la défaite d’Ingavi une nouvelle armée péruvienne avait été mise sur pied, et le général Lafuente en avait reçu le commandement. Menendez ne vit pas ce qu’avaient de redoutable pour lui les menées de ce chef ambitieux. Lafuente se hâta de traiter avec Ballivian au lieu de le combattre, et à la tête de ses troupes, se disposa alors à jeter le poids de leur influence dans le choix qui allait être fait du nouveau chef du pouvoir. Menendez reconnut enfin la faute qu’il avait commise en confiant à cet infatigable conspirateur le commandement de l’armée du Pérou. Pour parer à ce danger, et, sous le prétexte de quelques craintes de guerre que l’Equateur inspirait, il fit lever immédiatement une seconde armée, et la confia à Torrico, général jeune encore, sans antécédens politiques et connu seulement par une charge de cavalerie qui lui avait donné une grande réputation de valeur. Cet homme peu capable, mais plein de prétentions, se croyait, comme tant d’autres, le seul en état de sauver la république. Le premier soin de Torrico, aussitôt qu’il eut son armée, fut de renverser Menendez, qui dut se retirer au Chili (16 août l842).

Du reste, rien de plus pacifique, rien de moins révolutionnaire au fond que ces révolutions péruviennes. La conspiration se trame quelque temps dans l’ombre, garantie par le secret le plus profond, la dissimulation la plus impénétrable. Les rôles sont assignés, les proclamations préparées, les emplois distribués, les récompenses promises ; puis, le jour venu, un régiment, quelques compagnies font leur pronunciamiento ; cinq ou six personnes parmi les plus influentes sont arrêtées dans leurs maisons, les autres se cachent ; quelques aides-de-camp portant des ordres parcourent les rues au grand galop de leurs chevaux. Aussitôt toutes les portes se ferment, le mot révolution court de bouche en bouche ; quelques têtes curieuses, insouciantes pour : la plupart se montrent seules aux fenêtres ; les proclamations s’affichent, et la révolution est faite. La lie du peuple, à qui on donne quelques pièces de monnaie et de l’eau-de-vie de Pisco, va aussitôt saluer de ses vivats le nouveau chef du pouvoir, afin que le lendemain le journal officiel puisse, suivant l’éternel usage, dire que le gouvernement a été acclamé par le pays tout entier ; il en avait dit autant du gouvernement tombé, il en dira autant du gouvernement futur. La scène est la même toujours ; les noms seuls sont changés.

Pendant que Torrico faisait sa révolution à Lima, Lafuenfe faisait aussi la sienne dans le midi ; seulement il se cachait sous le nom du général Vidal, son lieutenant, deuxième vice-président du conseil d’étai, qui, comme tel, se proclamait chef de la nation sous le prétexte que Menendez, dont il ignorait encore la chute, était entièrement sous la dépendance de Torrico et de ses soldats, et que le premier vice-président, M. Figuerola, était incapable, par son âge et le mauvais état de sa santé, de gouverner la république dans les circonstances difficiles où elle se trouvait. Les deux prétendans étaient chacun à la tête d’une armée ; il était évident que le sort des armes devait seul décider entre eux. Ce fut ce qui arriva. Torrico sortit de Lima et alla lui-même au-devant de son ennemi. Il le rencontra près du petit village d’Agua-Santa (octobre 1842) ; mais, dans ce combat, Torrico, bien que supérieur en force, ne soutint pas la réputation de courage qu’il s’était acquise dans une occasion précédente. Battu complètement, il revint à Lima de toute la vitesse de son cheval, suivi seulement de quelques-uns de ses officiers, traversa la ville sans s’y arrêter, et alla au Callao se jeter éperdu à bord de notre brick de guerre l’Adonis. Dans l’Amérique du Sud, les bâtimens de guerre et les maisons des consuls sont le refuge général où se précipitent tous les pouvoirs déchus, les faiseurs de révolutions avortées, les aventuriers politiques de toute sorte, qui croient avoir besoin de mettre momentanément leurs têtes à l’abri. Ils passent de là dans quelque pays voisin où ils se voient, se concertent, s’entendent entre eux, correspondent avec leurs amis, avec leurs partisans demeurés dans leur patrie, et attendent tranquillement et en sûreté que le moment soit venu d’essayer une nouvelle révolution. En l’absence de tout principe politique, de toute idée supérieure à celle d’un simple intérêt personnel, il n’existe trop souvent au Pérou que deux partis : ceux qui sont au pouvoir et ceux qui veulent s’en emparer, les premiers se défendant au nom de la constitution, les autres les attaquant au nom de la constitution, et s’appuyant sur la masse, toujours trop nombreuse, des mécontens de bas étage.

À propos de ces révolutions incessantes, il faut bien dire aussi un mot du rôle qu’y jouent les femmes. Spirituelles, vives, aimant l’intrigue, en général très supérieures à leurs maris, les Liméniennes savent au besoin réagir sur les résolutions les mieux arrêtées, et bien souvent par le fait elles conduisent les affaires les plus importantes. Favorisées par un costume aussi bizarre que gracieux, qui ne laisse voir de leur figure que la prunelle de leur grand œil noir, elles peuvent aller partout sans être reconnues, tout voir, tout visiter, intriguer partout. Aussi ne s’est-il pas fait une révolution, un pronunciamiento à Lima, où les femmes n’aient eu la plus large part. Ce sont elles qui excitent leurs maris, les poussent, les animent, réchauffent leurs partisans, déroutent leurs adversaires, prévoient tout, préparent tout pour le triomphe. Libres de tout dire sous la saya y manto (c’est le nom de leurs costumes inviolables), sous un masque que l’opinion publique rend sacré en quelque sorte, elles n’ont aucune crainte de compromettre ni elles-mêmes ni leurs familles ; tout au plus, si elles échouent, jugent-elles prudent de s’enfermer pour quelques mois dans l’un des nombreux couvens de femmes de Lima. Ces couvens sont l’asile le plus sûr et le plus commode à la fois, car aucun pouvoir n’oserait le violer, et les agitatrices politiques de Lima peuvent y continuer leurs intrigues par correspondance, quelquefois même en sortir encore à la faveur de la saya.

Lafuente, qui avait commandé seul à Agua-Santa, aurait pu facilement, s’il l’avait voulu, s’emparer de la présidence. Il préféra s’abriter sous la légalité bâtarde du général Vidal, et fit procéder aux élections et à la convocation du congrès. Il espérait arriver légalement au pouvoir et se donner ainsi une force morale qu’il n’aurait pas eue autrement ; mais l’administration du général Vidal, presque uniquement signalée par des actes de violence et d’incapacité, ne tarda pas à irriter l’opinion publique, et Lafuente, que l’on savait gouverner sous son nom, dut nécessairement subir toutes les conséquences de cette impopularité. Cependant il aurait peut-être encore pu se faire élire, si le parti santa-cruciste, vaincu à Yungay, ne s’était relevé à son tour, et, sans oser mettre en avant l’ex-protecteur, qui se tenait toujours trop prudemment à Guayaquil, n’avait fait proclamer le général Vivanco, alors préfet d’Aréquipa, jeune homme intelligent, mais peu familiarisé avec la conduite des affaires. L’armée elle-même, sous les ordres du. général Pezet, reconnut Vivanco, et Vidal se vit obligé de se retirer, sans avoir même essayé de se défendre, en remettant le pouvoir au premier vice-président du conseil d’état, M. Figuerola, vieillard infirme dont il avait lui-même quelques mois auparavant proclamé l’incapacité. Ce gouvernement dérisoire dura trois jours, au bout desquels M. Figuerola fut déposé, et le général Vivanco, reconnu partout, ne tarda pas à faire une entrée triomphale à Lima.

La nouvelle administration commença sous les auspices les plus favorables. Malgré le vice de son origine, on eut confiance en elle. Il semblait qu’on dût attendre beaucoup d’un homme qui se trouvait à peu près étranger aux erremens de tous les anciens gouvernemens, et qui d’ailleurs promettait hautement toutes les réformes que depuis long-temps réclamait le pays. Le mot même de régénération du Pérou fut prononcé souvent, et les jeunes gens surtout affectèrent de le répéter avec confiance ; mais cette confiance même, que la flatterie entretenait déjà, et à laquelle l’esprit un peu léger du général Vivanco se livra trop aveuglément, fut précisément la cause première des fautes qu’il commit alors, et qui finirent par amener sa ruine. C’est ainsi que, pour faciliter la marche de son administration, le jeune président, qui d’abord avait annoncé n’établir qu’un gouvernement provisoire, et qui s’était contenté du titre modeste de directeur, osa renverser par un simple décret cette même constitution au nom de laquelle il avait levé son drapeau et qu’il avait juré de défendre. Après cette première faute, au lieu de hâter l’installation du congrès, il convoqua de son autorité, devenue tout à coup presque dictatoriale, non le congrès, mais une assemblée constituante. Et cependant, tant il est vrai que le sens politique finit par s’émousser chez les peuples fatigués de révolutions, ce n’est aucun de ces actes étranges qui devait émouvoir et soulever le pays. Vivanco tomba non pour avoir supprimé d’un mot la constitution, mais pour avoir entrepris une chose utile, nécessaire, pour avoir osé, sans attendre que son pouvoir fût suffisamment bien affermi, s’attaquer à l’armée, dont il voulut opérer la réduction immédiate et la réforme. Cette réforme pourtant était indispensable, et l’opinion publique, qui se prononçait tous les jours davantage contre les militaires, la réclamait hautement ; mais elle était difficile, elle était intempestive surtout, et malheureusement, aveuglé par un excès de confiance en lui-même, convaincu que rien ne lui était impossible, Vivanco n’hésita pas à l’entreprendre. Témoin de tout le mal que l’armée avait si souvent fait au pays, il avait eu l’idée de lui substituer une garde nationale bien organisée, idée heureuse peut-être, et à laquelle tout le monde eût applaudi, s’il avait été assez fort pour l’exécuter. Il ne l’était pas encore, et, par sa tentative imprudente, il ne fit que mécontenter inutilement ceux à qui il devait son élévation, et qui dès-lors commencèrent à comploter sa chute.

Un des premiers instigateurs de la révolte fut le général Ballivian ; autrefois ami de Santa-Cruz, il occupait maintenant sa place en Bolivie. Ballivian chercha à saper par tous les moyens le pouvoir de Vivanco. L’armée péruvienne était mécontente et paraissait, regretter le général Torrico, bien certaine que ce dernier n’aurait jamais entrepris les réformes dont Vivanco la menaçait si imprudemment. Le président de la Bolivie n’eut pas de peine à s’entendre avec le général Torrico. Un assez grand nombre de Péruviens étaient demeurés en Bolivie depuis la bataille d’Ingavi. Ballivian les lui livra ; on y joignit quelques nouvelles recrues : Torrico se mit à leur tête et précédé de nombreuses proclamations adressées à l’armée, dont il voulait, disait-il, venger les droits méconnus par Vivanco, il passa la frontière, et entra sur le territoire péruvien. Il espérait y relever son ancien parti et appeler en même temps à lui tous les mécontens, en leur présentant un premier noyau auquel ils pussent se rallier. Ce n’est pas autrement que les révolutions se font d’ordinaire en Amérique ; mais cette fois la tentative insurrectionnelle avorta complètement, d’abord parce qu’il n’y avait pas de troupes dans les provinces où Torrico pénétra, ensuite à cause du peu d’influence que son nom avait dans le pays. Toutefois cette échauffourée eut des suites fâcheuses pour le gouvernement de Vivanco, car elle absorba son attention au moment où un danger bien plus grave le menaçait sur un autre point du territoire.

La ville de Moquégua n’avait jamais voulu reconnaître le gouvernement directorial. Elle s’était levée avec vigueur au nom de la constitution violée, et ses seuls habitans avaient déjà repoussé plusieurs fois victorieusement les troupes qui avaient été envoyées pour la soumettre, quand le général Castilla, que Vivanco venait d’exiler au Chili, parvint à s’échapper du navire qui l’y portait, se rendit à Moquégua, prit le commandement des gardes nationales qui s’y battaient, et y installa avec les généraux Nieto et San-Roman, sous le nom de junte constitutionnelle, un gouvernement en opposition avec celui de Lima. Ce mouvement, d’abord considéré comme insignifiant, prit bientôt assez d’importance pour que Vivanco envoyât sur les lieux le ministre de la guerre lui-même, le général Guarda, à la tête de trois mille hommes, c’est-à-dire d’une armée très forte pour le Pérou. Une rencontre eut lieu près de la petite ville de San-Antonio, et, soit qu’il y eût trahison dans les troupes de Vivanco, soit qu’il n’y eût qu’ineptie et incapacité chez le général Guarda, celui-ci ne fut pas seulement défait, mais obligé de mettre honteusement bas les armes et de livrer son armée tout entière à un ennemi inférieur en nombre et à peine armé. La question alors changea de face. Ainsi qu’il arrive le plus souvent au Pérou en pareille circonstance, presque tous les prisonniers, c’est-à-dire presque toute l’armée de Guarda, vinrent grossir les rangs de l’armée de Castilla, et ce général se trouva à la tête de forces considérables, possesseur en outre d’armes et de munitions de guerre de toute espèce, qui lui avaient surtout manqué jusqu’à ce jour.

Tel était l’état des choses dans le midi du Pérou, quand un nouvel incident vint fortifier encore l’autorité du général Castilla. On apprit tout à coup que le général Santa-Cruz venait de débarquer dans la petite baie de Mejillones, et qu’il avait été fait prisonnier. Santa-Cruz n’avait jamais perdu l’espérance de revenir au pouvoir. Pendant que son parti faisait proclamer le général Vivanco à Lima, il travaillait non moins activement en Bolivie, ou une immense conspiration en faveur de l’ex-protecteur n’attendait plus que sa présence pour éclater ; mais cette fois encore, Santa-Cruz manqua d’énergie ou de résolution : la conspiration fut découverte, et deux de ses neveux, entre autres, payèrent de leur vie leur attachement à sa cause. Cependant le parti santa-cruciste était si fort, que la conspiration, un instant déconcertée, se renoua de nouveau. Honteux d’avoir deux fois manqué par son absence des occasions en apparence infaillibles de ressaisir le pouvoir, Santa-Cruz, qui comptait d’ailleurs sur le gouverneur de Lima, sortit enfin de Guayaquil, et alla débarquer dans le sud du Pérou. Malheureusement les vents contraires avaient retardé son arrivée, et, quand il débarqua, Castilla était déjà presque maître de la situation. Là où Santa-Cruz croyait trouver des amis, il ne rencontra que des adversaires. Tombé entre leurs mains presque immédiatement après avoir débarqué, il fut remis par Castilla au gouvernement chilien, à la suite d’un traité conclu entre ce gouvernement, la Bolivie et la junte constitutionnelle. Retenu d’abord prisonnier dans la petite ville de Chillian, Santa-Cruz n’obtint la liberté qu’à la condition de quitter pour toujours l’Amérique, où, du reste, il dut comprendre que son rôle politique était à jamais fini.

Depuis la bataille de San-Antonio, tout le midi du Pérou reconnaissait le général Castilla. Aréquipa, Lima et les départemens du nord appartenaient au contraire à Vivanco. Ce dernier y leva une seconde armée, se mit cette fois lui-même à sa tête, et partit pour Aréquipa, dont il fit son quartier-général et le pivot de ses opérations. Ses forces étaient supérieures à celles de son ennemi, mieux payées, mieux équipées surtout ; aussi tout le monde s’attendait à une bataille, et les chances, en effet, semblaient devoir être favorables à Vivanco. La fortune pourtant ne tarda pas à se déclarer contre lui. Le président du Pérou, très médiocre général du reste, était surtout extraordinairement indécis. Au lieu d’attaquer Castilla, il se borna pendant plusieurs mois à des marches et à des contre-marches sans but à travers les montagnes. Dans ces opérations inutiles, il perdit par la désertion et les maladies une grande partie de ses soldats, et finit par se voir acculer sous les murs mêmes d’Aréquipa avec des troupes fatiguées, démoralisées, en présence d’un adversaire actif, entreprenant, enhardi par de nombreux succès. Aussi le résultat de la lutte ne semblait-il plus guère être douteux, quand un nouveau pronunciamiento, fait à Lima contre Vivanco, vint le rendre plus certain encore.

Lorsque Vivanco avait quitté Lima pour prendre lui-même le commandement de son armée, il y avait laissé, avec le titre de préfet et les pouvoirs les plus étendus, un homme encore inconnu jusque-là dans l’histoire des révolutions de son pays, mais d’une haute capacité et d’une influence plus grande encore, don Domingo Elias, à qui seul il dut pendant long-temps tous les secours d’hommes et d’argent qui lui permettaient de soutenir la lutte. Effrayé sans doute de la position où allait le placer la chute imminente de Vivanco, de la ruine de son commerce et de son immense fortune territoriale qui allait en être la suite, Élias n’hésita pas à porter lui-même au directeur le dernier coup en le déclarant incapable de répondre plus long-temps aux besoins de la nation, et en se chargeant provisoirement à sa place du pouvoir exécutif (17 juin 1844).

Vivanco n’avait plus dès-lors qu’un parti à prendre livrer enfin bataille à Castilla et tenter de rétablir par une victoire ses affaires, tant de fois compromises par ses fautes et ses hésitations ; vainqueur, en effet il n’était pas douteux que Lima lui serait revenu. Aréquipa lui était dévoué ; son armée restait nombreuse encore malgré ses pertes : il ne sut jamais se décider, et pendant qu’il perdait un temps précieux à prendre et à quitter des positions sans savoir pourquoi, quelques compagnies ayant été surprises à Yanahuara par les tirailleurs de Castilla et repoussées violemment, d’autres compagnies marchèrent pour les soutenir. Castilla, de son côté, appuya les siens, et, sans que Vivanco eût donné un seul ordre, avant même qu’il eût été prévenu, la lutte s’engagea entre les deux armées, lutte confuse, désordonnée du côté des troupes du directeur, qui, après une courte résistance, se débandèrent et rentrèrent à Aréquipa (22 juillet I844).

Vaincu presque sans avoir combattu, Vivanco, avec quelques officiers plus particulièrement dévoués ou plus compromis, se retira à Islay. Il avait là trois ou quatre navires sur lesquels il voulait s’embarquer, revenir à Lima et tenter un dernier effort auprès d’Élias pour le ramener à lui ; mais, comme il aurait dû s’y attendre, l’escadre refusa de lui obéir, maintenant qu’elle le savait vaincu et impuissant. Elle s’empressa, au contraire, de faire sa soumission à Castilla, entre les mains duquel Vivanco lui-même aurait probablement fini par tomber, s’il n’était parvenu à se jeter à bord d’un des bateaux à vapeur qui, font le service mensuel de Valparaiso au Callao. Vivanco put donc atteindre ce dernier port, d’où il fut exilé par Élias dans l’Amérique centrale.

Cependant un des lieutenans de Vivanco, le général Échenique, se trouvait à la tête de dix-huit cents hommes dans le département de Junin ; à la nouvelle du pronunciamiento d’Élias, il avait marché sur Lima dans l’espoir d’y étouffer ce nouveau parti à sa naissance et de conserver la capitale au directeur ; mais Élias s’y était déjà fortement établi. Pendant son administration, il avait su se faire aimer de la population. Ce fut à elle qu’il fit appel pour défendre Lima. S’emparant, habilement de l’idée première qu’avait eue Vivanco de remplacer l’armée par la garde nationale, il organisa celle-ci au moyen des armes et des équipemens de toute sorte qu’il avait d’abord, préparés contre Castilla, et se mit hardiment à la tête du parti bourgeois contre le despotisme militaire, qui écrasait le pays depuis si long-temps. Quelques centaines d’hommes qu’il fit venir de la province d’Ica, qui lui était entièrement dévouée, formèrent le noyau autour duquel se rallièrent les gardes nationaux. Quand Échenique, qui ne s’attendait à aucune résistance, parut sous les murs de la ville, il dut reconnaître l’impossibilité absolue d’y entrer, et reprendre le chemin des Cordilières, où il perdit, par la misère et la désertion, plus de la moitié de son corps d’armée.

Délivré de ce premier danger, mais sans interrompre pour cela ses préparatifs de défense, Élias, qui, après tout, avait rendu à Castilla le plus grand service qu’il pût lui rendre, lui envoya des commissaires chargés de traiter avec lui et de l’amener a un arrangement. Il n’avait jamais songé sérieusement à garder lui-même le pouvoir ; toute résistance était d’ailleurs impossible après San-Antonio et Yanahuara ; les bases de l’accord à intervenir ne furent pas très difficiles à poser. Seulement, comme Castilla avait toujours combattu au nom de la constitution il exigea, pour s’y conformer, qu’Élias remît le pouvoir à Menendez, comme président du conseil d’état et seul chef légal du gouvernement depuis la mort de Gamarra. Menendez, qui, en vertu d’une amnistie générale donnée par ce même Élias, était déjà de retour à Lima, se trouva ainsi, par un singulier jeu de la fortune, reporté momentanément au pouvoir ; mais il était bien clair qu’Élias devait en demeurer le chef réel, au moins jusqu’à l’arrivée de Castilla. C’est ce que Menendez ne voulut pas comprendre. Guidé encore par de mauvais conseils et une présomption que rien chez lui ne justifiait, il essaya, au contraire, de lui faire une opposition impossible, et quelques jours s’étaient à peine écoulés, qu’il était obligé lui-même de se retirer en remettant, sous le prétexte de sa mauvaise santé, le pouvoir entre les mains du vice-président, M. Figuerola. Celui-ci, vieillard presque octogénaire, nomma Élias son ministre général, et ne fut là, en effet, que pour donner sa signature.

Cependant on procédait partout aux élections pour la présidence de la république. Le résultat ne pouvait en être douteux, et si Élias, dont le parti dominait pourtant à Lima et dans les départemens du nord, avait pu se faire un moment quelque illusion, il ne dut pas tarder à être désabusé. En proie d’ailleurs à bien des attaques de la part des amis de Vivanco pour l’opposition qu’il lui avait faite après l’avoir soutenu si long-temps, peu habitué aux luttes ardentes des partis et des intérêts politiques, il se retira, fatigué de son rôle et abreuvé de dégoûts. Avec lui, M. Figuerola se retira également. Menendez put donc, par conséquent, reprendre une troisième fois le pouvoir et le garder jusqu’à la proclamation du général Castilla comme président de la république.

Ici finit l’histoire des dernières révolutions du Pérou ; jusqu’à ce jour du moins, la présidence du général Castilla n’a point été troublée par les orages qui avaient agité la république péruvienne sous ses prédécesseurs. Cette tranquillité se maintiendra-t-elle, et par quels moyens sera-t-il donné au Pérou de prévenir le retour des tempêtes politiques dont il a tant souffert ? Quelques mots en finissant sur la république et sur les institutions qui la régissent actuellement répondront peut être à cette question.

V

Une ère nouvelle allait enfin s’ouvrir pour le Pérou. Après tant de révolutions, le pays fatigué se repose, depuis quelques années du moins, sous une main plus ferme et une administration plus intelligente. Le général Castilla, qui n’est qu’un brave soldat, a eu la sagesse d’appeler auprès de lui des hommes capables et expérimentés, afin de pouvoir s’aider de leurs conseils et s’entourer de leurs lumières. On n’ose cependant entrevoir sans inquiétude le moment où le président du Pérou, qui, aux termes de la constitution nouvelle, n’est pas rééligible, devra remettre le pouvoir à un successeur moins heureux peut-être que lui. L’Amérique républicaine du Sud devrait pourtant être bien dégoûtée des révolutions. Que lui ont rapporté ces pronunciamientos de tous les jours dont le récit attriste les premières pages de son histoire ? Du sang répandu, des finances obérées, des existences détruites et la prospérité même du pays compromise ; puis des constitutions qu’un congrès improvise et qu’un décret abolit : feuilles inutiles dont le nom peut tout au plus servir de jouet à des peuples enfans qui ne le comprennent même pas. Le Pérou seul a déjà eu tant de constitutions depuis vingt-cinq ans, que lui-même en sait à peine le nombre. Je me bornerai à indiquer les principales dispositions de celle qui le régit aujourd’hui, et qui fut proclamée par le congrès assemblé à Huancayo après la chute de Santa-Cruz.

À la tête de l’état est un président élu pour six ans et chargé du pouvoir exécutif. À côté de lui, un conseil d’état, siégeant en permanence, prépare les lois, et son président remplace le président de la république en cas d’absence ou de maladie.

Le congrès, composé de deux chambres, le sénat et la chambre des députés, est nommé au suffrage universel et s’assemble tous les deux ans. Les sessions durent à peine quelques mois. Le président les ouvre en personne par un court exposé de la situation du pays, que chaque ministre développe plus tard dans un rapport imprimé et soumis aux membres du congrès. Le congrès vote ensuite les lois qui lui sont proposées, ratifie les traités de commerce et de paix, et s’occupe des questions d’intérêt majeur qui lui sont présentées. Pour tout le reste, le pays s’en rapporte au pouvoir exécutif, qui de fait est encore beaucoup plus puissant que la lettre de la constitution ne le laisserait supposer.

La république est divisée en départemens, à la tête desquels est un préfet, chef militaire et administratif à la fois. Il a sous ses ordres le commandant d’armes (comandante de armas), qui est à la tête des troupes du département ; les sous-préfets, qui administrent les arrondissemens ou provinces (provincias) ; les alcades ou maires, et en général tous les employés municipaux. Aux principaux chefs-lieux de départemens réside en outre une cour supérieure de justice, à laquelle il est appelé des tribunaux de première instance, et dont les décisions ne peuvent être cassées que par la cour suprême qui siège à Lima.

Les ressources financières du Pérou se bornent à peu près au revenu des douanes, dont les droits sont souvent très élevés, et auxquels s’est ajoutée depuis quelques années la vente du huano des îles Chincha, qui a produit des sommes très considérables. Ces revenus devraient suffire et auraient suffi en effet aux besoins du pays, si les révolutions et les désordres qu’elles entraînent à leur suite n’étaient venus si souvent bouleverser la république naissante et lui imposer des charges sous lesquelles ses finances ont dû plier plus d’une fois. Parmi ces charges, la plus pesante est celle des militaires de tout grade et des employés de toute sorte que chaque révolution improvise, casse ou reprend tour à tour, et à qui il faut payer toujours des soldes de non-activité, ou monte pio, qui absorbent le plus clair des revenus de l’état. Il y a peu de pays en effet où la manie des places soit aussi grande qu’en Amérique, où on arrive plus rapidement à des emplois publics, et où on les perde avec plus de facilité. Une révolution vous élève, une autre vous renverse : la conséquence est forcée ; mais aussi il s’ensuit trop souvent que des hommes arrivés de la sorte, prévoyant, dès le jour de leur élévation, le jour de leur chute, songent plutôt à leurs intérêts propres qu’à ceux de l’administration qui leur a été confiée. La fidélité et l’intégrité, il faut bien le dire, ne sont pas toujours les premières vertus des fonctionnaires péruviens.

Un tel état de choses réclame assurément bien des réformes, et n’explique que trop les épreuves qu’a traversées le Pérou depuis l’indépendance. Malheureusement il y a des réformes que le temps seul peut accomplir. Ce ne sont pas les institutions qu’il faudrait changer au Pérou, ce sont les mœurs. J’ai dit, par exemple, ce que c’est que l’armée péruvienne. On a vu ses chefs arriver au pouvoir par l’intrigue et les conspirations pour tomber par d’autres intrigues et d’autres conspirations. Plus que toute autre cause peut-être, cet avilissement de l’autorité militaire a contribué à démoraliser le pays. Instrumens de révolutions dont ils deviennent tour à tour les héros, les jouets ou les victimes, les chefs de l’armée péruvienne ne savent même pas racheter par le courage le vice de leur élévation ou la honte de leur chute. Il est triste d’avoir à porter un jugement tout aussi sévère sur d’autres corps qui, non moins que l’armée, devraient être jaloux de leur dignité, de leur influence morale : je veux parier du clergé et de la magistrature. Là encore la réforme est urgente, indispensable, et personne au Pérou ne l’ignore. Avant que le gouvernement puisse agir efficacement lui-même, peut-être la presse américaine pourrait-elle contribuer fortement à préparer cette réforme, si la presse à Lima, au lieu de se prêter à des récriminations personnelles qui finissent le plus souvent par tomber dans de grossières injures, comprenait mieux le grand rôle qu’elle pourrait jouer.

Malgré tant de mauvaises influences qui pèsent sur ses destinées, il n’est pas douteux cependant que, depuis quelques années surtout, le Pérou est en voie de progrès. Que leur faut-il, en effet, à ces beaux pays de l’Amérique pour devenir chaque jour plus riches et plus florissans ? La paix, la tranquillité surtout. Bien différens de notre vieille Europe, où l’homme qui travaille n’est pas toujours sûr de gagner le pain de sa famille, les jeunes états de l’Amérique du Sud appellent au contraire les travailleurs et offrent à l’activité de l’homme un champ illimité. Là, ce n’est pas la terre qui manque aux bras, ce sont les bras qui manquent à la terre. Les gouvernemens, s’ils entendaient mieux leurs véritables intérêts, devraient donc s’efforcer d’y appeler les émigrans européens de tout leur pouvoir. Malgré la distance, l’émigration ne tarderait pas à se porter dans un pays où un ouvrier peut facilement gagner 8, 10 francs par jour et davantage. Par malheur il existe, il a toujours existé dans la race espagnole une prévention hostile contre les étrangers, et cette prévention domine encore au Pérou comme dans toute l’Amérique du Sud. Il y a là une tendance fâcheuse que le rôle d’un gouvernement éclairé serait de combattre.

Cette prévention, qui est faite pour décourager les émigrans, ne s’étend pas, j’ai hâte de le dire, aux voyageurs isolés : ceux-ci sont parfaitement repus, ils trouvent partout un accueil bienveillant, parfois même une hospitalité que bien peu d’autres pays pourraient leur offrir ; mais, pris en masse, Anglais, Français, Italiens, hommes de l’Europe enfin, de quelque pays, de quelque nation qu’ils soient, sont cordialement détestés du gros de la population, qui les subit comme une nécessité, et qui ne demanderait pas mieux que de les chasser tous du sol américain, si l’occasion s’en présentait jamais. Je sais que les étrangers ont parfois d’assez graves torts à se reprocher vis-à-vis des Américains ; mais ce ne sont pas ceux que les Américains leur supposent. Les Américains sont persuadés que les Européens ne viennent chez eux que pour les dépouiller ; que cet argent que nous exportons de leur pays en échange de nos étoffes, de nos tissus, de nos produits de toute espèce, nous le prenons à leur détriment, et qu’ils seraient beaucoup plus riches, s’ils ne nous connaissaient pas. Ils oublient ce que nous leur donnons, ils ne voient que le métal que nous allons chercher chez eux, et le métal, or ou argent, est encore aux yeux d’un grand nombre la seule, l’unique richesse d’un pays.

Ces idées absurdes, et les préventions contre l’Europe qui en sont la suite naturelle, doivent tendre nécessairement à disparaître peu à peu. L’Amérique, en s’éclairant, comprendra qu’elle a besoin de l’Europe, comme l’Europe a besoin d’elle. Dieu n’a pas fait les peuples pour s’isoler, mais pour s’entr’aider mutuellement. L’Amérique a ce que nous n’avons pas : les matières premières qui alimentent nos fabriques, et que nos bâtimens vont lui demander ; elle a besoin, en retour, des produits de ces mêmes fabriques, qu’elle ne peut pas créer encore, qu’elle n’aura même pas intérêt à créer de bien long-temps. L’Amérique et l’Europe doivent se tendre la main, si elles veulent prospérer l’une et l’autre. Il est d’ailleurs pour la race espagnole de l’Amérique du Sud un ennemi bien autrement envahisseur, bien autrement redoutable que les hommes de l’Europe : c’est la race anglo-saxonne des États-Unis. Elle vient de s’emparer de la moitié du Mexique ; elle dit déjà tout haut qu’avant trente ans elle sera à Panama, et qui sait si elle s’y arrêtera ? Ce danger vaut la peine que les Hispano-Américains y réfléchissent. S’ils ne se fortifient pas par les immigrations européennes, quelle barrière opposeront-ils aux Anglo-Américains ?

La politique à suivre pour les républiques hispano-américaines peut donc être résumée en quelques mots : prospérité matérielle, progrès intellectuel. Ce double but, que, depuis son émancipation, l’Amérique espagnole ne devrait jamais perdre de vue, elle ne l’atteindra que par le concours des émigrans d’Europe : c’est à elle de voir si elle préfère s’obstiner dans la voie funeste au bout de laquelle l’attend la ruine, ou si elle veut encourager le mouvement d’immigration qui seul peut lui donner la grandeur commerciale aussi bien que l’indépendance politique.


A. DE BOTMILLIAU.

  1. Les derniers jours du libérateur, malgré ce beau nom qui lui avait été donné, furent bien tristes et bien amers. Après avoir failli être assassiné plusieurs fois, il mourut, non de vieillesse, mais de chagrin, dans cette Amérique qu’il venait de rendre indépendante.
  2. C’est là que fut déposé, suivant la légende indienne, le premier des Incas par son père le Soleil.
  3. Il est juste de reconnaître que des améliorations ont été récemment introduites dans le système des voies de communication au Pérou. Ainsi, tous les ports de cette république sont aujourd’hui parfaitement reliés entre eux par un service de bateaux à vapeur, que les Anglais ont établi de Valparaiso à Panama ; mais l’époque n’est pas encore bien éloignée où le voyage d’Arica au Callao, contrarié par le vent du sud, durait quelquefois douze ou quinze jours, au lieu de quarante-huit heures, qui suffisent amplement aujourd’hui pour ce trajet.
  4. Plante qui croît au Pérou, et dont l’Indien mâche la feuille à peu près comme nos matelots mâchent le tabac.
  5. Chuquisaca est la capitale de la Bolivie.