Les Réfractaires/Un Réfractaire illustre

G. Charpentier (p. 115-141).

UN
RÉFRACTAIRE ILLUSTRE


J’écrivais, en 1857, les pages suivantes auxquelles je me fais un devoir de ne rien changer, et qui résument l’impression que j’éprouvai, quand j’appris que l’un de mes maîtres, qui avait été pour moi un ami, venait de tomber avant l’heure, usé par la misère et vaincu par elle comme le plus obscur d’entre nous.


M. Gustave Planche vient de mourir. « Nous nous en allons tous, » me disait-il, en voyant passer le convoi d’un de ses contemporains, et dans son grand œil triste je lisais comme un pressentiment d’une fin prochaine. Je craignais même que les circonstances ne fussent plus malheureuses, et qu’il rendit le dernier soupir, seul, dans le coin d’une mansarde, sur un grabat, sans un ami pour lui serrer la main avant qu’elle fût glacée par la mort. Cet homme fut toujours malheureux. J’en excepte les années qu’il passa en Italie, « les seuls moments joyeux de ma vie, » disait-il souvent ; et il nous racontait sur ce pays quelque anecdote, bien simple, à peine gaie, en riant à gorge déployée, persuadé que son récit était des plus heureux et des plus drôles.

J’ai entendu certaines gens faire un reproche à Gustave Planche de la façon imprévoyante dont il avait usé de sa fortune.

Comment ! Il part un beau matin pour l’Italie ; il n’y a là ni plaisirs ni joie, mais seulement les musées, Saint-Pierre, le Vatican, Raphaël et Michel-Ange ; il va partout, de Rome à Florence, de Florence à Naples, dépense son patrimoine à courir les églises et les galeries, se pénètre du sentiment des grandes choses, boit à ces sources pures un peu d’espoir et de gaieté ; il veut arracher aux maîtres le secret de leur génie, il sait qu’il a, pour le faire, autorité : il sera digne du public, il saura tout entiers les sujets qu’attaquera sa plume. C’est au nom de l’art, pour la France, pour nous, qu’il a dépensé sa fortune et compromis le repos de sa vie. Qui oserait donc le blâmer et lui faire un crime de sa généreuse imprévoyance  ?

On a ajouté bien autre chose. On lui a fait une réputation de négligence et — comment dire ? de sordidité, qui le suivit partout, en le faisant toujours beaucoup souffrir. Jamais il ne pardonna à M. Janin les plaisanteries d’un goût douteux qu’il s’était permises à son égard dans l’Illustration ou dans les Débats.

« Qu’il parle de mon talent, s’écriait-il avec colère et peut-être avec raison ; mais dire que je porte des cravates à la Colin et que mon chapeau ne vaut pas deux sous ! Est-ce digne, voyons ? »

Et il plaçait là le quoi éternel qu’il mettait au bout de chaque phrase.

Je vis le moment, un jour, où il envoyait chez le feuilletonniste imprudent, d’abord un cartel écrit, puis deux témoins, pour régler, suivant son langage, pour régler l’affaire d’une façon militaire. « Des excuses, ou à vingt pas, » c’était son mot. « Mais il ne répondra pas à ces provocations, ajoutait-il, et je passerai pour un fanfaron. » Puis il prenait une voiture et allait chez Taxile Delord ou Edmond Texier demander conseil. C’étaient, dans Paris, les deux seuls hommes sur lesquels il comptât, et dont il se crût un peu aimé. Dans chaque affaire de ce genre, il parlait d’eux ; MM. Jules Sandeau et Mérimée lui étaient chers à d’autres titres. Le sénateur est, je crois, le seul homme auquel il ait jamais demandé un service.

Gustave Planche aimait la compagnie des jeunes gens ; nous ne parlions guère littérature, et nous lui prêtions volontiers nos épaules pour s’y appuyer jusqu’à sa porte. Là, il nous serrait la main, disait toujours le même mot, « je vais remonter dans ma tour, » faisait toujours le même geste, se collait la figure contre la porte, et attendait comme un pauvre que son concierge eût voulu lui ouvrir. Il fallait l’entendre, le lendemain, raconter ses misères, dire combien de fois il avait sonné, et nous prier de lui débiter encore quelques-unes des farces faites à Pipelet, pour le consoler ; c’était toute sa vengeance. Il riait et n’en parlait plus.

Quelquefois il priait l’un de nous de monter dans cette tour, et l’on gravissait avec lui les cent cinquante ou deux cents marches. Il se déshabillait lentement, mettait son bonnet de coton, allumait un cigare, et l’on causait ainsi longtemps. Jamais il n’était question de littérature ; c’était l’histoire de sa jeunesse, des anecdotes sur les hommes de son époque, et j’en ai retenu plusieurs. En voici une, c’est un grand poète qui en est le héros. Elle nous a tous tellement étonnés que je désire la raconter pour ne plus l’avoir sur le cœur. Un jour chez Renduel, l’éditeur, on causait de Gustave Planche. « Est-il allé chez vous ces jours-ci ? dit le libraire. — Ne m’en parlez pas, fit le poète, il n’y vient plus depuis qu’il m’a emprunté de l’argent. — Combien vous doit-il, fit Renduel étonné, je vais vous payer. » Le poète de balbutier et de rougir, il avait gratuitement menti ; Renduel raconta l’histoire à Planche qui nous l’a répétée souvent.

Mais j’en reviens à cette accusation attachée depuis si longtemps à son nom, d’une négligence trop grande de lui-même. On l’a fait plus noir qu’il était. Ce brave homme se lavait les doigts au moins une fois par jour et usait même beaucoup de savon ; sa main était toujours blanche, il l’avait assez belle et mettait une sorte de coquetterie à la soigner. Si sa barbe n’était pas toujours faite, c’est qu’elle poussait vite, et que souvent, hélas ! il n’avait pas les cinq sous de rigueur pour se faire raser. Ce n’était point chez lui, comme on l’a dit, incurie et négligence, mais pauvreté, misère. Bien des gens se figurent qu’avec son nom, sa réputation, son talent, Gustave Planche gagnait dignement sa vie et se faisait avec sa plume d’excellents revenus. Il n’a jamais gagné plus de quatre mille francs, le malheureux, et encore n’est-il arrivé à ce chiffre que l’année de l’Exposition universelle ! Déduisez ses frais de voiture, fort considérables pour lui, puisqu’il ne pouvait marcher. Il n’a jamais, les autres années, gagné trois mille francs. Je me rappellerai toujours avec quelle joie d’enfant il m’annonça, un soir (le jour de la première représentation d’une pièce de M. Augier du Gymnase) que la feuille lui était payée deux cent quarante francs, et non plus deux cents. Nous n’en avons jamais reparlé : je ne sais s’il fut augmenté depuis ce temps-là ; mais qu’on rapproche ce chiffre de ses articles, qu’on fasse le calcul, et l’on verra s’il avait vraiment de quoi vivre. Et encore lui arrivait-il quelquefois de terribles désagréments ! Le caissier de M. Buloz le payait sur copie. Une page des siennes valait une page de la Revue ; il en portait ou trois, ou quatre, ou cinq, quelquefois six, échangeait contre des écus, et il allait bien vite chez un créancier. Une fois il écrit petit à petit, au fur et à mesure de ses besoins, un long article intitulé Mœurs et devoirs de la critique. Il en a touché le montant, il attend la publication, quand M. Buloz l’appelle. L’article ne passera pas, il est trop violent. Plein de rage et de tristesse, Planche recommence, touche encore l’argent. Nouveaux obstacles ! C’est un troisième article que l’on imprime, celui-là même qui provoqua les lettres de MM. Janin et Cuvillier-Fleury.

Le pauvre homme était dans une inquiétude mortelle ; il se trouvait redevable des articles payés et non admis. Il n’en dormait pas. Ses craintes étaient sans doute chimériques, et M. Buloz ne lui aurait jamais rien réclamé ; mais ces affaires d’argent le tourmentaient beaucoup. Il avait fait un rêve. Il espérait vendre ses Œuvres complètes, il comptait encore à ce propos sur le bon vouloir de M. Edmond Texier ; il se disait que peut-être il arriverait au chiffre nécessaire pour acquitter certaines dettes et aller passer six mois à la campagne. « Buloz m’a promis de me payer double un roman, c’est-à-dire quatre cent quatre-vingts francs la feuille. Je mettrai là tout ce que j’ai. Ils veulent que je fasse un livre, mais qu’ils m’habillent, qu’ils me logent, qu’ils me nourrissent, et nous verrons. » Ce roman ne fut jamais commencé, et jamais il ne put passer huit jours à la campagne, au bord d’une rivière, au milieu des roses. Il aimait du reste modérément les plaisirs champêtres ; je voulais un jour l’emmener à Frènes. « Allons cueillir des pâquerettes ! — Des pâquerettes ! Des pâquerettes ! Est-ce que je puis me mettre à l’ombre d’une pâquerette. » — Il est de fait que ce colosse eût été peu à l’abri sous la fleur innocente, et j’aurais mieux fait de lui proposer autre chose.

Il était donc pauvre, mais pauvre comme Job. Au lieu de l’enrichir, son nom lui devenait coûteux. Il se plaignait souvent de l’inconvénient qu’il y avait à être connu. Sans cela, il eût pu dîner dans une table d’hôte à tant par mois, — économie certaine : on y mange à meilleur marché qu’au café ! Mais la notoriété ! tel était le mot qu’il avait trouvé. Ce n’était pas la réputation, la gloire ; mais la notoriété, cette méchante notoriété qui l’empêchait de manger tranquille ! On se le montrait, on le jugeait tout haut, on pouvait même l’insulter ; c’était insupportable ! Il ne pouvait pas même vivre comme un étudiant. Il logeait pourtant en garni, dans une chambre que les grisettes du quartier latin auraient trouvée bien vilaine et bien triste. Longtemps il habita, rue des Cordiers, 14, le fameux hôtel Jean-Jacques, où Balzac fait descendre Lucien de Rubempré, et où M. Sandeau et madame Sand ont demeuré.

Il payait vingt-cinq francs sa mansarde. C’était là qu’il était encore quand il fit les articles sur Cousin et sur Lamartine. Triste existence qu’il menait alors ! Le matin, par des temps pluvieux, glacés, il se levait pour échapper aux visites de quelques créanciers importuns. Il avait peur d’eux comme un enfant d’un maître. Il partait, appuyé sur sa canne, pour le Luxembourg, et là, triste, mourant de froid, il s’asseyait sur un banc ; les gardiens le regardaient avec pitié, peut-être avec défiance, et le sommeil venait le saisir, un sommeil fatigant, difficile, pénible. À huit heures, il prenait le chemin de la rue de Fleurus, frappait chez un peintre nommé Lehenaff ; on jetait du bois dans la cheminée et le pauvre Planche se réchauffait.

Son frère, un digne et excellent homme, était plein pour lui d’égards et de bontés. C’est lui qui avait meublé la tour et qui se trouvait toujours là pour soutenir les douleurs du malheureux écrivain. Mais Gustave Planche hésitait à frapper à la porte de sa famille, et après comme avant son départ de la rue des Cordiers, il se trouva souvent en peine pour reposer sa tête et passer la nuit. La crainte des créanciers le poursuivait sans cesse. Un jour il se rend aux Français, sans argent pour le moment, sans un logement pour la nuit. Il avait peur des visites à son domicile. Il s’assied à l’orchestre, à côté d’un ami, d’un de ces vieux amis à qui l’on est presque heureux d’emprunter parce qu’ils sont heureux de prêter. Voilà notre grand critique bien riche ; il a un louis dans sa poche. Il est fort tard ; il s’agit de trouver un gîte. À cette époque le Palais-Royal était entouré de masures ; des rues étroites, sombres et tristes venaient aboutir à la place. À peine des lanternes sales pour éclairer les coins. — Il sonne à quelques portes. Plus une chambre, plus un lit. Enfin il frappe de sa grosse canne dans les volets d’une maison borgne. On lui donne un lit — ce sera trois francs. Il paye et reste un mois à trois francs la nuit. Jamais il n’avait trente francs pour payer d’un coup. Il passait pour un voyageur. Personne au moins ne le savait là, on ne s’aventurait pas dans ces rues dangereuses, on n’avait pas même inscrit son nom sur le livre d’hôtel.


Une nuit, il dormait de son bon sommeil, quand il entend frapper à sa porte. Le brave homme se met en colère.

« Au nom de la loi, ouvrez ! » dit une voix. Il se lève plus mort que vif. « Qui êtes-vous ? dit le commissaire en montrant son écharpe, votre nom n’est pas sur le livre ? » Voyez-vous d’ici l’écrivain entouré d’agents de police, questionné, surveillé, forcé de dire son nom, d’avouer sa misère, et encore ne le croit-on pas sur-le-champ ! Peut-être pense-t-on qu’il est là pour ses vices ! Enfin, on le laisse ; il s’habille, reprend sa redingote, sa plume, ses papiers, et le voilà courant la nuit, comme un forçat qui fuit du bagne.

Dans un autre hôtel, il était si craintif qu’à la fin du mois, quand tombait la quinzaine, après avoir bu son café dans les tasses que portait le marchand de vin du coin, il les rinçait lui-même, de peur que cette besogne n’ennuyât le garçon, et que la mère Honoré, la propriétaire, mécontente, ne songeât à demander de l’argent. Puis il s’étendait tout souffrant sur son lit, et se faisait lire le volume dont il devait rendre compte.

Le grand critique ne parlait jamais politique. Il se piquait pourtant d’audace ; il n’était jamais si content que quand on lui disait : « Savez-vous, monsieur Planche, que tel passage de votre dernier article est bien hardi ? » Il souriait de ce sourire jeune, ou plutôt enfantin, qui éclairait parfois sa bouche petite et fine.

Dans son article sur Brizeux, il avait parlé de César — des phrases innocentes comme l’enfant qui vient de naître ! « Eh, eh ! faisait-il en se frottant les mains et lançant son coup d’œil dans l’espace, on pourrait se fâcher là-haut ! »

Plusieurs fois, m’a-t-on dit, on lui offrit des emplois dignes de lui, avec de véritables appointements. Il était sauvé. On payait les dettes, on allait à la campagne, on faisait le roman. Mais restait-il indépendant ? Pourrait-il parler à sa guise, de certains hommes, dire son sentiment ? — Encore un mot dont il usait souvent. « Pourrai-je dire mon sentiment ? » Il réfléchissait deux minutes, et poussait un soupir. Pour se consoler, il causait médecine avec un de nos bons amis, l’étudiant Collineau ; c’était sa grande prétention ! Il avait commencé, comme on sait, des études médicales, et son bonheur était de parler sciences naturelles, anatomie, pathologie, et le reste. Entre nous, je crois qu’il n’y connaissait rien. Du reste, il était moins instruit qu’on a pu le croire. Quoiqu’il s’amusât encore à nous poser de petites questions embarrassantes, à nous demander des détails sur Jason à propos de M. Legouvé et de sa tragédie, il avait oublié le grec, et ne se souvenait guère du latin. C’était déjà beaucoup de savoir le français. Il eût bien tenu sa place à l’Académie. Et comme il y songeait ! C’était sans doute pour la gloire ; c’était aussi pour les jetons ! « Quinze cents de jetons ! On me mettra au dictionnaire, un billet de mille ! » Voilà presque une rente. « Mais, reprenait-il, je n’aurai qu’une voix, une ou deux, » et il disait lesquelles. Comment Cousin, Villemain, Lamartine, et tant d’autres voteront-ils pour moi, depuis que j’ai dit sur eux mon sentiment ? » Il avait sans doute raison, et nous n’insistions pas.

L’hiver, il avait des jours heureux. Le vendredi, il se trouvait avec des amis à table ; chacun payait son écot. Un convive apportait dans ses poches un homard ou bien un pâté. MM. Gérôme et Barye, étaient, je crois, deux des convives.

Ces jours-là, il revenait plus gai dans le petit café où il avait planté sa tente. On lui a reproché ces habitudes : après ce que j’ai dit, on les comprendra mieux. Logement triste et froid dans lequel il n’osait demeurer seul en face de son ennui et de ses grands chagrins ! Cette malheureuse notoriété, qui l’empêchait de fréquenter les tables d’hôte ! Il allait au café. Tout le monde a le droit d’y aller, et tout le monde y va. Mais si parfois il essayait de consoler ses peines, s’il puisait dans sa soucoupe un peu d’oubli, qui donc aurait le courage de lui en vouloir ?

Il était aimé de tous ceux qui l’ont vu de près. Les louis qu’il tirait à grand’peine du fond de son encrier, il les mettait avec bonheur dans la main de ses vieux et de ses jeunes amis. Il n’usait pour personne de ses relations et de son influence, il n’en usait pas pour lui-même.

Il aimait à raconter le duel qu’il avait eu jadis. C’était je ne sais pourquoi : peut-être s’agissait-il de madame Sand. Son adversaire était M. Capo de Feuillide ; les témoins étaient, si je me souviens bien, M. Buloz et un docteur de ses amis, qui s’est fixé dans ces derniers temps aux environs de Paris. On se battait au pistolet. Je n’ai jamais eu l’honneur de voir M. Capo de Feuillide, je ne sais s’il était gros et grand ; mais je sais bien que Planche était visible à l’œil nu et offrait une circonférence respectable, de celle que les balles ne respectent pas. Là pourtant n’était point pour le grand critique le vrai danger.


Un paysan rôdait sur les limites du terrain choisi par les témoins et accepté par les adversaires ; à côté, une vache à la robe rousse paissait tranquillement. Gustave Planche aperçoit les deux importuns, son cœur s’émeut, il réfléchit, et appelant le villageois :

« Mon brave, lui dit-il, combien vaut votre vache ?

— Est-ce que vous voudriez l’acheter ?

— Je ne suis pas assez riche pour me procurer cette fantaisie. Mais voulez-vous suivre mon conseil ?

— Lequel ?

— Il va se passer des choses délicates. Votre vache pourrait bien être tuée, et ce serait dommage. »

En même temps il flattait la bête, tandis que les témoins marquaient les pas.

« Emmenez-la, c’est plus sûr. »

Et le bonhomme tout bêtement d’emmener la vache assez loin pour qu’on ne la vît plus.

« Voilà déjà une précaution prise, n’oublions pas l’autre, dit Gustave Planche. Ôtons ma montre ; si je suis touché, les éclats du verre pourraient bien me blesser. » Il avait une montre en ce temps-là, et de la prudence, comme vous voyez. Dieu merci, personne ne fut touché, ni M. de Feuillide, ni la vache, ni les témoins. L’un d’eux du reste avait eu soin, dit-on, de chercher un abri. On ne se met pas à l’ombre des pâquerettes, quand on a cinq pieds six pouces, mais un homme de taille moyenne peut se cacher dans le creux d’un arbre. C’est là qu’un des témoins attendait l’issue du combat. Les deux adversaires étaient de grands journalistes, mais surtout de grands maladroits, et l’on a bien raison de se mettre à couvert quand on court de pareils risques.

Est-ce à cette époque, est-ce plus tôt, est-ce plus tard qu’il fut nommé, par M. de Salvandy, professeur de littérature étrangère à Bordeaux ? Je ne sais, mais il riait bien fort, le grand critique, en racontant sa visite au ministre. Il va le remercier. « Je suis prêt à accepter, mais à peine ai-je quelques notions de langues étrangères. Ainsi, je ne connais pas un mot d’espagnol.

— Commencez par là, » fit le ministre.

Planche sans doute exagérait et s’amusait innocemment aux dépens de M. de Salvandy. Pourtant il donnait l’histoire comme vraie, et il riait de si bon cœur en la disant !

Il était moins gai les jours où il s’agissait d’aller vendre à M. Lévy un ou deux volumes composés avec ses articles de la Revue des Deux-Mondes. C’était d’abord des serments formidables ; « il ne lâcherait ses livres que moyennant telle somme ; personne ne l’en ferait démordre ; on le saignait, on abusait de lui, on lui faisait même acheter des numéros de la Revue qu’il avait perdus, et sur l’argent qu’on lui donnait, il avait encore deux louis à déduire pour cette dépense imprévue. C’était insupportable, il fallait en finir ! » Nous le voyions donc partir bien décidé, fort en colère, trouvant presque des forces pour marcher droit. Il revenait une heure après, joyeux, frappant sur son gousset. Nous nous frottions les mains, il avait vaincu. Hélas ! on lui avait fait les mêmes conditions, mais en lui montrant un peu d’or. Et il avait pris cent francs. « Avec cela, disait-il, je payerai telle dette. — Et vos serments ? — Que voulez-vous ! » soupirait-il, et il faisait ses petits comptes.

Cette scène peu intéressante mais significative a dû se renouveler souvent. Mais nous l’avons vu se passer dans l’hiver de 1854 à 1855. Le même soir, je le priai de venir dîner avec moi. Un homme de six pieds qui mangeait à ses côtés voulut à toute force l’embrasser. Il le prenait pour un trompette qu’il avait beaucoup connu au régiment.

Faut-il parler d’une de ses manies ? Il était modeste à l’excès, ne parlait jamais de lui-même, permettait fort bien qu’on discutât son mérite. Mais il achetait pour écrire ses grands articles du papier à mille francs la rame. Je grossis un peu le chiffre ; toujours est-il qu’il n’était content qu’après avoir acheté au poids de l’or, une demi-main de papier superbe. « Vous voyez ce grain, faisait-il en caressant la feuille blanche du bout des doigts ; est-ce beau ? c’est du vrai ; trouvez-m’en de pareil ! » Il payait quelquefois ses plumes un prix fou. Sa plume d’or, l’a-t-il regrettée souvent, le malheureux ! Il l’avait perdue, laissée je ne sais où. Et son encre de Chine ! Il prétendait être le seul dans tout Paris et même en France qui eût un vrai bâton.

C’était plaisir que d’attaquer une idée avec des armes si luisantes et si coûteuses ! Ne trouvez-vous pas, dites-moi, dans ces enfantillages, dans ces amours puérils, le signe d’une intelligence honnête et d’un vertueux caractère ? Ces petites choses ont un sens qu’on aime à deviner. Il voulait que l’instrument fût digne du sacrifice. Il immolait les renommées avec une plume d’or.


Voici quelques anecdotes encore à son sujet. Plus d’une lui fait honneur.

C’était chez madame Dorval. Le grand critique venait d’entrer dans le salon.

« Planche, dit-elle, j’ai une proposition à vous faire.

— Laquelle ? fit l’écrivain qui croyait peut-être à quelque malice de coquette.

Dans ce temps-là il était jeune et beau, et n’a-t-on pas prétendu, qu’il avait, avec ses longs cheveux blonds, ses grands yeux vagues, son fin sourire, séduit le cœur de bien des femmes ?

— Non, cher ami, reprit madame Dorval, voici une feuille blanche, un titre, le nom de l’auteur, ici une plume, de l’encre et du papier. Asseyez-vous une demi-heure, et barbouillez-moi de noir le papier vierge. Jamais vous n’aurez fait plus belle journée, nous vous payons mille francs les cent lignes. »

Planche prit la feuille de papier, regarda tour à tour le papier et l’actrice.

« Que voulez-vous dire ? fit-il en jetant la feuille sur la table avec un mouvement brusque. Écrire sur ce livre, et quoi donc, je vous prie ?

— Ce que vous voudrez ; on ne vous demande pas des éloges.

« Ce que vous voudrez, entendez-vous ? Blâmez, critiquez, déchirez, mordez si cela vous convient : on vous paye pour dire votre pensée tout entière.

— Est-ce vous qui me faites une pareille offre ? cria Planche en déchirant la feuille blanche qu’il jeta au feu. Ses lèvres tremblaient de colère, et il avait des larmes dans les yeux ; si bien que madame Dorval lui prit les mains et lui demanda pardon d’une voix tremblante.

— Je ne croyais pas vous blesser, reprit-elle timidement. On vous laisse votre liberté, vous pouvez tailler votre plume à votre fantaisie et parler franc. M. X…, lui, a de suite accepté, et à lui on n’a pas laissé toute liberté. Pour la moitié moins, il s’est vendu… »

Tous ceux qui ont fait un peu de littérature et fréquenté quelques hommes de lettres savent ces faits comme moi. Le nom du gentilhomme généreux leur est connu. L’X perfide n’est pas pour eux un mystère. Le public l’ignore sans doute. Je n’ai pas voulu lever ces voiles si transparents, mais donner le récit des faits, tel que Planche nous l’a fait souvent. Et ces jours-là, il en disait bien d’autres ! Ce pauvre X était singulièrement maltraité. Planche croyait très sincèrement aux choses dont il parlait ; mais j’aime à croire, je dis plus, je suis convaincu qu’il se trompait.

Puisque je suis sur le chapitre du grand critique encore quelques anecdotes, et tout est dit. Je puis bien me laisser aller à causer de lui. Ce sont peut-être les derniers mots d’amitié qu’on dira sur cet homme. Qui m’en voudra de m’arrêter une heure encore devant sa tombe ? Je commence par les petites histoires qu’il racontait à tout le monde pour finir par celles qu’il ne confiait qu’à quelques-uns.

Un jour il se rend chez Balzac, rue Richelieu ; on n’arrivait au grand romancier qu’à force de ruse et d’intrigue. Il fallait — pour atteindre seulement l’escalier, — déployer toute l’habileté de Philippe, et encore le mulet d’or n’aurait-il pas pu passer — à l’époque de cette histoire, du moins. Je ne sais s’il était toujours aussi inabordable. Le critique et le romancier étaient fort bien ensemble.

On sait que Balzac avait été chercher Planche pour l’attacher à sa Chronique de Paris. Ce jour-là justement, il devait lui lire, devinez quoi ? Une comédie, une comédie qui n’a jamais paru et ne fut du reste jamais finie. Si mes souvenirs sont exacts cependant, la comédie était en vers. Arrangez cela avec les idées si connues du romancier sur la poésie, et dites-moi que je me trompe. Je crois, Dieu me pardonne, que je dis vrai.

Le grand critique avait le mot d’ordre. Il parlemente, il dit son nom, demande M. Guillaume, — Balzac se faisait appeler M. Guillaume, — on laisse entrer chez M. Guillaume. Balzac serre la main à son collaborateur de la Chronique de Paris, et sautant sur son manuscrit, entame la lecture. Quel était le titre, le sujet ? Était-ce de la prose ou des vers ? Encore une fois, j’ai oublié. Toujours est-il qu’à la fin Balzac invite son hôte à dîner.

« Volontiers, » dit Planche un peu fatigué. Il croyait qu’on dînerait dans la maison, et que les gardiens mettraient la nappe sur la table du milieu.

Mais non, — l’on descend les escaliers. « Bon appétit, monsieur Guillaume, font les gens en s’inclinant.

— Merci, » répond Balzac en poussant Planche devant lui, et l’on arriva chez Véry.

Ce fut un dîner de Sardanapale. Des flacons de Constance, du vin du Rhin, des choses chères comme tout, disait Planche en riant dix minutes avant la fin de son histoire.

Le grand critique découpait la viande — le romancier découpait le monde, et en faisait des parts.

« Voulez-vous l’ambassade de Constantinople ? criait-il à Planche en le tirant par les boutons de son habit. Le ministère de l’instruction publique vous irait peut-être mieux ? Malheureusement j’y ai mis quelqu’un. Nous arrangerons ça. Il me reste l’Espagne, vous n’en voulez pas ?

— Je ne dis pas non, » répondait Planche en se léchant les doigts et en buvant des choses chères.

Enfin en passant par le Cap, la Hongrie et le Rhin, les truffes et le faisan, on arrive au terme du voyage.

« Payez, dit Planche en cherchant sa canne, et allons-nous-en, je pars pour Constantinople.

— Dépêchez-vous, nous avons à peine le temps, dit Balzac. Garçon, la note !

La note arrive. Un chiffre énorme ! on avait bu des choses si chères !

Balzac lit la note, la met dans sa poche, prend son chapeau.

« Nous partons ?

— Et la note, payez donc ? Le garçon attend.

— La note ? Je n’ai pas d’argent.

— Vous avez oublié votre bourse ?

— Non pas, je n’ai pas un sou depuis une semaine.

— Vous êtes fou.

— Allons, c’est Buisson qui réparera la faute. Garçon, suivez-moi. Madame, dans un quart d’heure, vous serez payée. »

Et la dame du comptoir fut payée. Le malheureux Buisson s’exécuta : c’était le tailleur de Balzac. Balzac lui devait tant, mais tant, qu’il le gardait en pension chez lui. C’est Buisson qui plaçait les muets aux portes, et protégeait son débiteur contre les autres créanciers ; c’est lui qui soldait les folies de ce grand homme, ses promenades en voiture et ses dîners chez Véry. Planche nous a souvent parlé de ces distractions si communes à Balzac. C’était surtout la politique qui l’occupait. Les offres généreuses qu’il faisait tout à l’heure à Planche, de l’ambassade de Constantinople, du ministère, etc., il les renouvelait souvent. Il sonnait chez vous le matin à deux heures, vous réveillait, cherchait votre linge, préparait vos bottes. Il fallait de suite s’en aller en Beauce, en Chine, au Pérou. Il y avait des millions à gagner, des empires à conquérir, un monde à changer !

Je viens de parler d’un dîner fameux. Planche dîna une autre fois avec le célèbre Cousin. « Je l’avais esbrouffé, disait le grand critique. Il me croyait un ignorant. Il m’interpelle dans les bureaux de la Revue, une petite discussion s’engage sur Platon, et moi de lui dire les dates, l’année, le jour où tel livre avait été fait, de citer des passages… » Bref, Planche aurait été, il paraît, si fort et si savant que le philosophe lui aurait dit, tout émerveillé :

« Venez dîner avec moi dimanche, nous causerons.

— J’y allai, s’écriait le grand critique. Oh ! ne me parlez plus de philosophes ! Quelle langue et quelle cuisine ! La langue, passe encore ! Mais les côtelettes ! toutes brûlées, les os de saint Laurent ! Et du vin ! de l’abondance chauffée au bain-marie. Un légume au beurre, c’était tout le déjeuner. Je me suis vengé. Au légume, je lui ai dit combien il avait fait des contresens. »

Qu’on n’aille pas croire, comme ont semblé le faire quelques feuilletonnistes, que les Danaïdes couchaient dans son estomac, et qu’il fût insatiable. Bâti comme un hercule, toujours pensant, méditant, ruminant, il avait besoin, tout comme un autre, d’une nourriture saine et abondante. Il a bien des fois mangé avec nous le dîner modeste de la table d’hôte, mangé dans la chambre et non dans la salle commune — la notoriété ! Cette horrible notoriété ! Comme il se rattrapait, quand un ami le conviait à un repas sérieux ! Malheureusement ! ils ne pleuvaient pas. Il avait depuis si longtemps abandonné les salons, les cénacles, les ateliers et les petites assemblées littéraires ! Il vivait retiré, avec des inconnus pour amis, et jamais, qu’on me croie sur parole, jamais, depuis dix ans, il n’avait pu acheter l’habit noir classique ; on l’eût invité à un bal ; même il aurait trouvé l’éditeur qui achèterait ses œuvres complètes — le grand rêve ! — il n’aurait pu s’y présenter qu’en redingote bleue et en pantalon gris. Dieu merci, il avait le droit d’aller dans ce costume chez ses anciens amis. M. Legouvé, à l’époque où Médée fut imprimée, écrivit à Planche pour le prier de dire son sentiment sur sa tragédie ; il invitait gracieusement son ancien camarade du collège Bourbon à venir déjeuner avec lui.

« Cette fois-ci, disait Planche, c’était bon et frais ; mais j’ai dû paraître bien bête à mademoiselle Legouvé. On sert des huîtres. Pas de palettes pour les détacher. Je ne sais comment faire. Mon couteau travaille, le jus tombe, l’huître se déchire, mademoiselle Legouvé me regarde avec pitié. On m’apporte une palette, je suis sauvé. Je cherche des yeux l’assiette au beurre. C’était un pain, une motte reliée in-octavo, couchée tout d’une pièce sur le plat. Je ne puis le souffrir qu’en rondelles et je ne sais pas le prendre autrement. J’étais fort empêché. Mademoiselle Legouvé riait sous cape. On me donne un morceau de volaille, je ne sais pas le découper. Pour le coup, je crus que la charmante fille de mon ami allait étouffer. Elle quitta la table, nous fit un gracieux salut, et nous restâmes seuls, la tragédie et la critique. « Que penses-tu de ma pièce, me dit alors mon amphitryon. — Je dirai mon sentiment au public ; tu sauras alors ce que je pense. En attendant, laisse-moi te demander une chose. Là, franchement, est-ce que tu n’écris pas ta pièce en prose d’abord et puis tu découpes les vers, mieux que moi le poulet. Mais enfin tu découpes à travers la prose, et tu mets les rimes. — Croyez-vous, nous disait Planche en souriant, j’avais deviné juste. On est maladroit à table, mais on a quelquefois du flair. »

C’est à peu près à cette époque qu’il parlait aux intimes d’une lettre que lui avait adressée madame Sand au sujet de Flaminio. Elle commençait à peu près ainsi : « Ah çà, mon cher Planche, pourquoi me maltraiter ? » Tout le temps elle était polie, flatteuse et aimable, se contentant de demander avec esprit un peu d’indulgence. Sept pages, ma foi, et serrées ! Le grand critique était heureux comme un enfant en nous montrant en cachette cette fameuse épître. Je puis assurer à madame Sand qu’il ne parlait jamais d’elle que pour la défendre, et je l’ai, à vrai dire, entendu attaquer quelquefois par des gens qui l’avaient vue de près, chez elle et dans le monde. Planche aimait à essayer la petite épigramme qui a des dents de lait, le mot malin, la réflexion à moitié méchante. Ce n’était plus le jouteur terrible d’autrefois, l’homme violent, impitoyable, qui brisait sa plume sur le dos des profanes. Vaincu par la misère, fatigué, malade, il avait perdu l’amertume des premiers temps. Il n’était plus capable d’écrire l’article sur Henri de Latouche, cette page intitulée les Haines littéraires, tout imprégnée d’indignation et de pitié. J’ai déjà dit dans quelles circonstances avaient été faits les articles sur MM. de Lamartine et Cousin. Les Haines littéraires sont venues, dans une mansarde, au milieu de la nuit. Il s’était couché triste, navré, brûlé par la fièvre. En vain il se tournait et se retournait sur son méchant lit, le sommeil n’arrivait pas. Une rage de dents vient le prendre. Il n’y tient plus. Des frissons glacés courent le long de son corps. Un fagot est là dans le coin de la chambre. Il le jette dans la cheminée, met le feu, et au reflet de l’incendie allume l’éclair de sa phrase. La plume lui brûle les mains, il écrit, il écrit, et le matin l’article était fini.

À quelque temps de là, il sortait d’un cabinet de lecture situé rue Mazarine, ou des Saints-Pères ; une autre personne se lève en même temps. Planche croit entendre l’inconnu demander son nom à la dame du comptoir. À peine dans la rue, il est accosté par un petit homme à perruque rousse, avec un œil de verre. — C’est vous qui êtes M. Planche ? — Oui, monsieur. — Moi, je suis M. de Latouche. Vous avez écrit un article sur moi… — Monsieur, dit Planche, je suis pressé. Voici mon adresse. Choisissez deux hommes, j’en aurai deux. Votre très humble. Et il partit. — M. de Latouche ne vint pas et les deux hommes de Planche attendirent inutilement. Je dois dire que Latouche me paraît avoir été un homme aussi brave qu’intelligent, fort décidé, très résolu. Le silence qu’il garda dans cette occasion, je ne sais trop à quoi l’attribuer. Il comprit sans doute qu’il commettait une faute en se reconnaissant dans cet IL fameux qui est le héros de l’article, et les affaires en restèrent là. Je crois même que depuis les deux écrivains ne se sont jamais rencontrés.

Beaucoup d’articles de Planche se ressentent des circonstances dans lesquelles il les écrivait. Nous l’avons vu pour quelques-uns ; c’est vrai pour bien d’autres. Il en est un qui fut composé aussi dans un moment de tristesse, un jour de misère. Dieu sait cependant s’il est empreint de calme et de sérénité ! Un matin, le critique n’avait pas de quoi déjeuner. Il entre au café Tabouret, plutôt là qu’ailleurs, parce que le maître de l’établissement l’avait vu quelquefois et que le quart d’heure de Rabelais serait moins dangereux. Mais ces petits ennuis et ces craintes mesquines faisaient mourir cet honnête homme à petit feu. Il ne mange pas, demande du thé, encre et papier ; le voilà avalant coup sur coup quatre ou cinq tasses de thé noir, d’une main trempant un gâteau dans sa tasse, de l’autre plongeant sa plume dans l’encrier. À trois heures de l’après-midi, il n’y avait plus de thé dans la théière, ni d’encre dans l’écritoire. Il avait fini son papier, et gagné sa consommation. L’article sur Adolphe était fait.

N’est-ce pas un spectacle triste que celui de cette intelligence tourmentée, de ce cœur dévoré par des souffrances si viles ? Non, cet homme n’était pas mauvais, ce n’était pas l’envie qui le faisait cruel et impitoyable, les petits sentiments ne dictaient pas ses grands articles ; s’il fut quelquefois chagrin et passionné en maniant la plume, c’est que la misère était là, une misère triste, affreuse, inflexible. Il appartient, lui, l’écrivain sage, froid et pratique, à la race des poètes tués par la faim. Il est de la famille des Gérard de Nerval. Du reste, il y pensait souvent ! J’eus le douloureux avantage de voir Gérard deux jours avant sa mort, et je racontais quelquefois à Planche les détails de cette courte entrevue. Il soupirait bien fort et nous l’entendîmes nous dire un jour que peut-être il mourrait ainsi. Il voulait, lui, se brûler, et anéantir jusqu’à la dernière parcelle de lui-même. Il savait, je crois, disons-le en passant, la gravité de sa maladie. Depuis trois ou quatre ans il se plaignait de ses souffrances, ses jambes refusaient le service, comme on dit, et c’étaient quelquefois au milieu d’une phrase commencée, des cris de douleur atroces. Nous ne savions au juste ce qu’il avait. — Si je pouvais prendre les eaux, disait-il, je le sens, je serais guéri. Les eaux, c’est bon pour les riches. Quelle vie ! murmurait-il en étouffant sa plainte. — Et nous ne savions pour le consoler, que lui rabâcher quelques histoires et lui faire quelques plaisants mensonges. Peut-être est-il mort parce qu’il n’osait avouer son mal ! Planche n’avait pas de vices, et l’on ne peut attribuer aux excès les ravages exercés sur cette robuste nature. Mais on lui avait dit si souvent qu’il était malade de la peste, qu’il n’était qu’un lépreux, et mourrait d’une maladie de peau, que le malheureux avait peur de montrer ses jambes.

Qu’on y songe ! Un traitement de quelques mois l’eût guéri. La honte l’empêcha de voir un médecin. Certes, je ne suis pas seul à penser ainsi. La plupart de ceux qui vivaient dans son intimité croient qu’il existerait encore si la crainte du monde ne l’avait retenu. Peut-être nous trompons-nous ! Mais si nous disons vrai, quelles réflexions douloureuses doivent venir à l’esprit, et quels regrets monter au cœur !

Il est un mot qu’on a fait pour le vieux Molière ; un mot qui vaut à lui seul mieux que toutes les formules de l’admiration. Ce mot je l’appliquerai sans crainte à Gustave Planche, et j’écrirai volontiers au front de son cercueil : Ci-gît un grand honnête homme.