Les Réfractaires/Deux autres

G. Charpentier (p. 145-156).


DEUX AUTRES



LE NEZ D’UN SAINT
UN PENDU



Je ne veux pas ajouter à ces souvenirs sur Gustave Planche des articles nécrologiques sur les morts littéraires qui depuis quelques années ont été rejoindre au cimetière leurs parrains célèbres, Jules Viard, Armand Le Bailly, etc., etc. Ils ont eu, ceux-là, leur oraison funèbre, et les journaux se sont apitoyés sur leur douloureuse agonie.

Après tout, c’est une récompense que cette publication posthume, et l’on sait quels furent les efforts des victimes. On peut apprécier l’horreur de leur vie sinistre.

Mais combien j’en sais qui n’ont eu que le bout d’article classique et maigre dans la petite feuille du pays natal, et dont pourtant le courage fut grand, dont la misère fut honorable et terrible, amusante, singulière, tragique. Ils n’étaient connus que de ceux qui menaient l’existence obscure des cénacles. Ils n’avaient, pour leur faire l’aumône d’un dîner ou d’un éloge, que des camarades de collège, des voisins d’hôtel. Leur réputation n’avait pas dépassé le seuil humide des maisons borgnes qu’ils habitaient.

Parmi ceux-là encore, il faut choisir. On ferait un trop gros livre, si l’on voulait inscrire tous les décès qu’a entraînés la misère marchant boiteuse aux côtés de l’ambition. Je ne parlerai que de deux, l’un qui mourut de misère, l’autre qui s’est pendu.


I


Le premier s’appelait Cressot. Qui ne l’a connu ce poète, long comme un vers de treize pieds, qui dès sept heures du matin arpentait de son pied fourchu les rues du quartier latin, éternuant, toussant, perdant toujours quelque chose en route, ses cheveux, ses dents. Détraqué comme un vieux meuble, il s’affaissait, fiévreux, sous le coup d’une sénilité précoce, et l’on eût dit un siècle qui s’écroulait !

Il n’avait de bien vivant qu’un nez, un nez qui à la suite d’une maladie était devenu fou ! Il voulait, dans sa folie, quitter le visage auquel le bon Dieu l’avait soudé, il voulait partir, voyager, faire le diable, il avait assez de Cressot ! Heureusement, la Providence qui voit tout avait placé le remède près du mal, et appelé sur ce nez terrible la sollicitude de la main droite, qui faisait son devoir, plus que son devoir. C’étaient, à la moindre alarme, les cinq doigts qui se jetaient sur l’agité, et le maintenaient à sa place, désespéré.

Ces gestes, tout de circonstance et de convention, donnaient lieu aux méprises les plus comiques, et les doigts en l’air figuraient assez bien le geste du gamin parisien quand il veut être impertinent pour un contemporain !

Depuis quand Cressot avait-il ce tic ? À quelle époque seulement remontait son origine ? On ne l’a jamais bien su. Un jour, un homme à barbe blanche l’accosta dans un café, et, se jetant dans ses bras, lui dit :

« T’en souviens-tu, Ernest, quand nous étions au collège ? C’était en 182… »

Cressot l’interrompit, et il se fit un grand silence.


D’où venait-il ? C’était un Bourguignon, ce déhanché minable et amaigri. Son père, vieux soldat, avait fait les guerres de l’empire ; sa mère, sainte femme, après avoir été la compagne vaillante de l’ancien lancier de la garde, mourait trois jours avant celui qu’elle avait mis au monde, et le père, à quatre-vingts ans, se trouva, un soir, entre le cercueil de sa femme et celui de son vieil enfant. Je crois qu’il est allé depuis les retrouver.

Cressot était venu achever ses classes à Paris, où il avait fait ses élémentaires, ses spéciales même, pour entrer à l’école militaire de Saint-Cyr. Cressot, soldat ? si fiévreux, si maigre, avec son tic ! On dut le refuser à la visite.

Il sortit du collège et commença son droit qu’il ne put achever. On n’était pas riche au pays ! Il entra enfin au ministère de la guerre.

À ce moment de sa vie, il faut placer une circonstance à laquelle j’aurais peine à croire si elle ne m’eût été affirmée par des camarades et presque des compagnons de sa vie. On dit qu’il fut aimé, et que, pendant trois ans, ce monstre vécut avec une femme qui eut soin de lui, résignée, muette, assistant aux agitations de son nez malade, comme on voyait jadis, au haut des cathédrales, des employés mystérieux, rêveurs, qui regardaient s’agiter dans l’air les pattes en bois des télégraphes.

Un jour malheureusement, au lendemain de la révolution de février, le ministère de la guerre jeta sur le pavé quelques douzaines d’expéditionnaires, sous le prétexte qu’ils faisaient double emploi.

Cressot se trouva du nombre, et alors commença pour lui la vie de hasard. Il ne se laissa point aller à la paresse et ne roula point dans l’ornière. Il chercha tous les moyens de gagner du pain, et je le rencontrai un matin d’hiver, sur une grande route, qui, les pieds dans la neige, le nez glacé par le brouillard, plantait, à 3 francs la journée, des tringles en fer sur le chemin.

Il donna des leçons, mais son tic lui fermait l’entrée des maisons aristocratiques et tranquilles. Il fit des traductions de l’anglais ; malheureusement, il était consciencieux et ne gagnait pas à ce métier plus de dix ou quinze francs la semaine. Encore ne le payait-on pas toujours ! Il est, dans la tombe, le créancier d’un drôle.

Aussi maigrissait-il à vue d’œil, ce bon Cressot ! Joignez à cela que quand il lui tombait du ciel quelques sous, il les portait à l’imprimerie la plus voisine pour faire composer bien vite une centaine de vers ou une petiote comédie. Il reçoit 75 francs, un matin, devant moi — il lui restait un écu dans sa bourse — il alla vendre immédiatement un livre pour parfaire quatre-vingts francs, et avec la somme se rendit chez Lacour pour livrer à l’impression les Larmes d’Antonia, bluette. Il se passa de dîner ce soir-là.

Il aimait les lettres d’un amour naïf et sincère, croyait aux grands siècles, vivait dans le commerce de Pindare et de Virgile. Il soupait souvent d’une lecture, et se consolait des privations de la vie moderne dans l’admiration de la vie antique.

Il espérait, lui aussi, l’immortalité ! Oh ! fantôme, combien en as-tu entraînés avec toi dans l’ombre ! Combien se sont accrochés, malheureux fous, au pan glorieux de ton linceul ! Quand donc la lanière aiguë d’un sceptique robuste te fouettera-t-elle, jusqu’à te faire mourir, immortalité fatale, bourreau qui promets un trône et mènes par le ruisseau et l’hôpital, jusqu’au trou commun où les squelettes se gênent ?

Mais son ambition exaltait son courage et non point son orgueil. Sous prétexte d’attendre l’inspiration, il n’insultait pas pendant les intervalles ses voisins, et ne courait pas le ruisseau ou le cabaret.

Il allait au café pour lire les journaux bien pensants ; Cressot était de l’opposition. Il y allait aussi pour dîner ; il dînait d’une tasse de chocolat ou de café simplement, et avec ses seize sous, se tenait au courant du mouvement. Il dévorait articles, entrefilets, et il était peu de ces plaques en bois tringlées de fer, contre lesquelles son nez ne se fût cogné bien souvent.

Ainsi nourri, il se levait, traînait quelque temps au soleil, puis rentrait chez lui. Il s’asseyait sur son grabat, mettait sa table à côté de lui, et là, laissant aller son âme et retenant son nez, il faisait des vers à la femme, aux fleurs, à Socrate, à Garibaldi !

Quelquefois, il emportait des provisions, puis s’enfermait pendant huit jours avec des saucissons dans ses draps et du pain sous son oreiller, et de sa couche, il composait.

C’étaient souvent des bruits terribles. Son nez s’irritait de la solitude, demandait de l’air ; tant de poésie le fatiguait, il aurait voulu se mettre à la fenêtre. Le tic alors prenait des proportions gênantes. Les jambes tout d’un coup s’en mêlaient, battaient l’espace. Cressot se nouait dans un affreux délire !

Quand Cressot sortait, il avait maigri de dix livres et allongé d’un pouce. Mais il avait accouché d’un sonnet et il allait le lire à ses amis ! Il trouvait assez douce la récompense et recommençait quand il avait dans la tête une idée, dans sa bourse, deux cervelas. Deux cervelas, soit seize vers ; il en a laissé douze cents !

Sous cette naïveté comique, Cressot cachait de grandes vertus. Il avait une délicatesse désespérante, et n’avouait à personne sa misère. Je ne l’ai jamais vu emprunter cinq francs, mais il prêtait souvent des pièces de quatre sous ; il a plus de débiteurs, peut-être, que de créanciers !

Brave garçon ! comme sa vie était de verre, et que pas un vice n’en ternissait la pureté modeste, il trouvait le monde indulgent pour lui.

Pendant des années, un hôtel de la rue Monsieur-le-Prince le garda, sans qu’il payât son mois. Mais il s’acquittait par des leçons données aux demoiselles de la maison, auxquelles il apprenait l’histoire et la littérature, avec quelque peu d’anglais pour la bougie.

Malheureusement, le propriétaire vendit, et Cressot se trouva à la merci de nouvelles gens qui le gardaient, mais à des conditions moins nobles. Il avait la chambre qui est libre.

Il rebondissait comme une balle du premier au cinquième pour retomber au rez-de-chaussée, à la cuisine, dans la cave. On lui fit une nuit un lit dans le fourneau, une autre fois, je le trouvai étendu dans un sous-sol, sur un matelas, au milieu des bûches, souriant et calme, il était en train de faire des vers qui commençaient ainsi :

« Belle duchesse… »

C’est que Cressot se piquait de gentilhommerie et d’élégance…

Vêtu, il l’était de façon à faire sourire ; sur ce long corps qui n’en finissait plus, on voyait collé, par les jours de soleil ou de neige, un habit noir à queue maigrelette, qui avait l’air de la veste à pans courts des lanciers. Ses genoux s’entre-choquaient dans les plis d’un pantalon couleur de dent malade, et un tuyau de poêle rougi par l’âge, cassé par la vie, surmontait tout énervé sa tête en délire !

C’était Gringoire, mais c’était aussi Brummel. Il n’avait pas de semelles à ses souliers, mais avait toujours des gants aux mains. L’hiver, il jetait sur son dos, en plis hardis, comme un plaid d’Écosse, le tapis sur lequel le matin il crispait ses pieds ; et, en été, les jours de course, couvert de poussière, râpé, jaunâtre, il mettait, comme messieurs du club, un voile vert à son chapeau.

Avec une désinvolture de dandy, il jouait d’un jonc à 22 sous, et, quand son tic le laissait libre, il badinait à la Lauzun, caressant les mentons des maritornes et chiffonnant les collerettes. Il avait la moustache en croc et l’ongle en cuillère à sauce. Il disait « le guet » pour parler des sergents de ville, et « ces manants » pour désigner les fournisseurs.

Il avait toutes les grâces d’un galant homme avec tous les malheurs du monstre.

Cressot est mort le jour où la misère l’a lâché ; il est mort parce que son corps, habitué à la souffrance, n’a pu accepter le bien-être, ou seulement supporter le remède.

Un jour, il reçut d’un notaire de province une lettre lui annonçant qu’un ami, à l’agonie, l’avait couché sur son testament pour une rente de quinze cents livres. Cet ami avait expiré la veille, Cressot pouvait venir toucher le lendemain. Il avait, pour toujours, des draps et du pain blanc.

Poète, il pouvait attendre l’inspiration, ou l’aller demander aux forêts vertes, aux rivières bleues !

Hélas ! déshabitué des opérations normales de la vie, n’ayant mangé que par hasard depuis la dernière révolution, le jour où son estomac travailla, Cressot mourut.

Il a rendu l’âme il y a quatre ans ! Son nez s’est arrêté un matin d’été 1861.


II


L’autre s’appelait Alexandre Leclerc, sculpteur de talent, dont on trouva le cadavre dans un coin du cimetière du Père-Lachaise, où il s’était pendu.

Que ceux qui ont le regret des bonheurs perdus ou le remords des fautes accomplies, aillent étrangler dans un coin leur tristesse ou leur honte, et qu’ils chassent devant eux leur âme, je le comprends : mais celui dont je parle n’avait jamais eu de vraie joie, et n’avait, certes, à rougir de rien. La pauvreté même n’avait pas eu d’humiliation pour lui, tant il savait, en face de ces vils dangers, se tenir ferme et digne. Où est le secret de son suicide ? On prétend qu’il souffrait beaucoup de l’abandon et du dédain que lui témoignaient ceux qui devaient le plus l’aimer ; non qu’il attendît ou réclamât rien d’eux, mais son âme noble gémissait de tant d’indifférence ! Triste de se voir seul au monde, quand les affections naturelles de la famille l’abandonnaient, et qu’il croyait n’avoir que des camarades et pas d’amis, désespéré peut-être de n’avoir pas encore la gloire qui l’aurait consolé, il s’est tué, et sa mort a été modeste et courageuse comme sa vie.

Je ne veux point, en la racontant, écrire une oraison funèbre, ce n’est point une apothéose du mort, que ce soit le châtiment des vivants !

C’est le 12 août qu’a eu lieu le suicide. Il avait, le matin même, déjeuné sous les arbres avec un ami, à Châtillon, et l’avait quitté sans que le frémissement de sa main ou le tremblement de sa voix indiquât qu’il disait un éternel adieu. Le soir, il se rendit au Père-Lachaise, et ceux qui l’y virent entrer ne l’ont pas vu sortir ; il en partit le lendemain sous un drap pour aller reposer sur les dalles froides de la Morgue. Il s’était pendu dans la nuit à la grille d’un caveau habité par des inconnus. Il avait dû rôder longtemps dans le cimetière ; car, quand on découvrit son cadavre à midi, le docteur déclara que la mort remontait à douze heures. C’est vers minuit, sans doute, que tirant de sa poche une corde, il l’avait attachée à un gros boulon de la pique, et se laissant aller, il avait rendu l’âme !

On trouva sur lui un rasoir au tranchant tout frais et deux lettres : l’une au conservateur du cimetière, où il demandait presque pardon de l’embarras qu’il allait causer, pauvre mort ! l’autre était adressée à un ami de sa famille, qui vint le soir, mais déclara ne pas le reconnaître. Toute la journée, il était resté étendu à terre, et l’on avait emprunté à l’automne ses feuilles pour lui faire son dernier lit : un gardien rôdant autour empêchait qu’on marchât sur le cadavre. Devant la réponse faite, on procéda au lugubre transport, et le corps arriva le soir même à la Morgue.

Il y est resté jusqu’au 16, jour où ceux qui portent son nom l’envoyèrent chercher et lui firent l’aumône d’un mètre de terre dans le cimetière même où il s’était pendu. On n’était pas dix à l’enterrement.

Personne ne fut prévenu, on escamota son cadavre, on nous vola notre ami. C’est le hasard qui nous mit sur la trace ! Nous savons maintenant où il dort : et, dans quelques heures, nous allons lui faire ses funérailles. Pour venger sa mémoire outragée par ceux à qui le devoir criait de veiller sur elle, vers ce coin du monde où dort celui qui fut notre ami, nous irons tous, muets et tristes, jeter un regard ; nous déposerons quelques couronnes ; puis, si l’on est assez riche, on achètera une pierre sur laquelle on écrira son nom : pour qu’ils reconnaissent la tombe, ceux qui n’ont pas reconnu le cadavre !

Je voudrais quelquefois rêver près de la pierre ! Pourquoi ce suicide à l’ombre après cette vie sans tache ? pourquoi cette mort sans gloire ? Ah ! le dégoût l’a pris ; il pourra nous prendre demain ! Et pourquoi non ? Quand toutes ses curiosités sont assouvies, que toutes ses affections ont été brisées, et qu’il lui est, de par la société qui a peur, défendu de parler à sa guise, je comprends que l’homme se tue ; soit qu’il croie que les vers mangent les âmes avec la chair, soit qu’il pense qu’on prend sa revanche là-haut. Toi, notre ami, qui es parti le premier, tu sais le mot du grand mystère !

Regrettes-tu, dis-moi, de nous avoir quittés ?