Les Réfractaires/Les Irréguliers de Paris

G. Charpentier (p. 35-98).


LES
IRRÉGULIERS DE PARIS




Le lecteur va se trouver en face d’aventures invraisemblables. On croira que j’ai à plaisir inventé ; j’ai, au contraire, éteint, amoindri, oublié.

Mes personnages sont vivants : on les coudoie dans les rues de Paris, on les rencontre dans la banlieue. Je les ai suivis dans la poussière, la boue et la neige.

J’ai écrit la vie de Fontan pour ainsi dire sous sa dictée. Sur le Calvaire où flânent ces rôdeurs mystérieux, cocasses, il est Jésus, sans que les autres pourtant soient les mauvais larrons. Poupelin, qui prête à rire, est le plus estimable des hommes. Le père Chaque ressemblerait plutôt à Barrabas ; mais à lui aussi je confierais ma bourse. Ce sont tous d’honnêtes gens.

J’avais d’autres portraits à mettre dans ce musée ; la place me manque.

J’espère que j’aurai atteint le but que je m’étais proposé : faire réfléchir les téméraires, effrayer les heureux. Et comme nous sommes en France, pays d’ironie joyeuse, j’ai mis la farce près du drame et le bouffon près des martyrs.




FONTAN-CRUSOE

Aventures d’un déclassé racontées par lui-même.


J’arrivais à Paris au mois de novembre 1851. Je ne l’ai pas quitté depuis, excepté pour aller quelquefois coucher le soir en province.

J’avais dans ma bourse cent et quelques francs. Ils me venaient de la vente d’un petit mobilier et des économies que j’avais faites sur mes appointements de petit clerc, à l’étude de M. D…, avoué à Auch, chez qui je gagnais douze francs par mois.

Ma chambre me coûtait six francs ; le blanchissage de mon linge ne me coûtait rien : une ancienne amie et associée de ma mère me le lavait par reconnaissance. Je dînais quelquefois chez des parents, avec des amis de collège, ce qui me permettait de mettre petit à petit de côté pour me rendre un jour dans la capitale.

On fit tout pour me détourner de ce voyage ; on craignait pour moi les orages révolutionnaires de 1852, et surtout on me menaçait de la misère, de la faim, du froid. Je devais, en effet, les connaître. Ma résolution était inébranlable. Je fis ma malle. Elle était presque pleine, grâce à la succession d’un oncle qui m’avait laissé sa défroque : avec ses gilets, en ajoutant des manches, on m’avait fait des paletots qui étaient encore très larges. Car, je dois le dire dès le début, et c’est l’aveu qui me coûte le plus, je ne suis haut que de quatre pieds ; ma petite taille a fait le désespoir de mon enfance et est encore la tristesse de mon âge mûr. On voit pourtant qu’elle me servait à quelque chose, et plus tard encore, elle m’a servi. Quand je couchais sous les arbres et qu’il pleuvait, je n’avais qu’à me plier un peu pour n’être pas mouillé, et je bénissais Dieu, malgré tout, qui m’avait fait petit pour que je pusse, aux heures mauvaises, échapper à l’intempérie de ses saisons et à la colère de ses orages. Je pouvais aussi tenir dans les malles de mes amis.

Quelle voix mystérieuse m’appelait à Paris ? La voix de la gloire, une soif de renom qui ne m’a pas passé, et si je n’atteins pas la gloire ici-bas, ce sera pour l’avoir plus éclatante dans une autre planète. On ne changera pas mes idées là-dessus.

La diligence Laffitte et Caillard me conduisit dans la rue Saint-Honoré. Je pris une chambre à l’hôtel même des Messageries. C’était la nuit : j’étais fatigué, et je m’endormis d’un lourd sommeil. Le lendemain, à mon réveil, dans cette chambre grande et froide, la peur me saisit. Le souvenir des misères qu’on m’avait promises me revint à l’esprit, assez effrayant cette fois pour m’engager à reculer si je n’avais été si loin. Mais le calice était plein, il fallait le boire jusqu’à la lie. Je me levai, et, sous le coup d’une terreur panique dont je n’étais plus le maître, je me jetai à deux genoux au pied de mon lit, implorant la miséricorde céleste, demandant à Dieu soutien dans ma défaillance.

Dans la journée, je me fis conduire par le garçon d’hôtel au centre du quartier latin, où j’arrêtai une chambre rue de la Harpe, et j’allai prendre à l’École de droit mon inscription de première année.

Il y a quinze ans bientôt de cela, et je n’ai pas encore pris la seconde. Je n’ai pas non plus reçu une seule fois d’argent, et je n’ai presque rien gagné.

J’avais sollicité pour être écrivain public. Dans une petite échoppe, j’aurais écrit des lettres pour les artisans et les villageois, et, en gagnant mon pain, préparé mon œuvre.

Arriva le coup d’État. Je ne reçus pas de réponse à ma demande ; mes quelques sous s’en allèrent un à un, et je me trouvai, un vilain jour, sans rien, plus rien.

J’allai vendre un atlas qui m’avait coûté sept francs. On m’en donna vingt sous.

Je songeai alors à demander à la littérature des ressources immédiates et sérieuses, et j’écrivis le Spectre noir, élégie.

Je vendis mon fond de malle, et, avec le produit, je fis imprimer le Spectre noir.

Puis, de même que les rapsodes antiques allaient parcourant les campagnes et payaient leur place au banquet par des chansons, je me rendis au vieux Louvre pour échanger contre du pain ma poésie.

Mais, arrivé là, je n’eus pas le courage d’étaler ; les autres marchands s’amusaient de moi et me bousculaient.

Je rencontrai enfin un marchand d’almanachs qui, lui aussi, avait été poète ; mais, disait-il, le temps où Louis XIV protégeait les lettres n’existait plus, et il vendait, en attendant qu’il revînt, des almanachs et des noisettes à surprises. Il était bon homme, d’ailleurs, et il me paya comptant les six ou sept exemplaires du Spectre noir, qu’il devait placer en disant que c’était d’un condamné à mort.

Je le quittai, portant encore cent quatre-vingt-douze exemplaires, dont j’allai afficher une douzaine près de l’Ambigu-Comique. Je tendis des cordes, mis des épingles, et le Spectre noir se balança au souffle de la bise. Des acteurs, qui sortaient du théâtre, s’arrêtèrent devant l’étalage et se mirent à parodier cette élégie. Huit jours auparavant, cette profanation m’eût fait pleurer. Elle me laissa, ce jour-là, insensible : j’avais très faim. Les acteurs m’en achetèrent deux ou trois, les flâneurs quatre ou cinq ; j’en écoulai une douzaine. La confiance me revenait, et je me disais : « Le temps des Gilbert n’est plus ! » Le lendemain, je reparus et tendis de nouveau mes cordes. Un homme passa qui me demanda si j’avais la permission, et, sur ma réponse négative, me fit plier bagage. À qui donc faisais-je du mal ? et pourquoi m’empêcher de gagner ma vie ?

Je vendis tout, livres et hardes, un flageolet, une casquette, ne sachant plus à quelle porte aller frapper ; on m’avait trouvé trop petit dans tous les bureaux de placement pour être professeur ou maître d’études.

J’avais encore un asile, on me gardait à crédit dans mon hôtel ; mais je passais des journées sans manger.

Un soir, pour échapper aux tortures de la faim, j’ôtai ma chemise et j’allai la vendre. Tout était dit. Je ne pouvais plus sortir du bourbier, et j’y devais rester quinze ans. Il aurait fallu maintenant, pour me retirer de l’abîme, que quelqu’un me fît habiller de la tête aux pieds ; on ne trouve pas tous les jours des gens pour faire ces sacrifices. Un homme qui n’a plus de chemise est perdu, quand même il aurait du génie.

Comment je vécus alors, je ne puis le dire. C’est l’histoire de tous ceux qui ont passé par là. Dans la journée, j’allais au cours de la Sorbonne jusqu’à quatre heures ; on fermait les amphithéâtres à ce moment : je rôdais alors sous l’Odéon, à travers les rues, jusqu’à ce que l’on ouvrît la bibliothèque Sainte-Geneviève, et je passais ma soirée dans la salle, lisant de préférence les livres sur les banques, et étudiant les hautes questions d’économie sociale pour faire un jour profiter l’humanité de mon savoir ; quelquefois, quand j’étais découragé, ouvrant les livres et la géographie de Maltebrun, et me reportant par la pensée vers les pays bénis où l’homme trouve son dîner pendu aux branches sous forme de fruits savoureux.

Il m’est certainement arrivé de passer trois jours et trois nuits consécutives sans prendre aucun aliment, quoique le fait se soit rarement produit.

Le matin de la troisième journée ou dans la soirée de la deuxième, l’inquiétude devient tellement vive que l’on ne tient plus en place, et la résistance que l’on a pu opposer jusqu’alors à la faim est nécessairement vaincue.

Les souffrances de l’estomac sont à peine sensibles, on n’éprouve dans cette région qu’une douleur confuse ; mais, au bout d’une trentaine d’heures, commencent à se déclarer des battements de cœur violents. La journée est pleine de fièvre, et, si l’on s’est couché le soir sans manger, la nuit qui suit est troublée par des rêvasseries d’halluciné, les oreilles tintent, la tête tourne, le délire commence. Dans un sommeil que l’épuisement impose, on rêve de dindons rôtis, de chapons au lard, et l’on se réveille, la gorge enflammée et sèche, dans un état d’affaiblissement qui est près de se transformer en syncope.

Il faut descendre, et, presque mourant, battre le pavé pour arriver à ne pas mourir : tout le sang qui vous reste vous monte à la face quand vous passez devant la loge du portier qui pourrait voir que vous avez faim ! Enfin vous voilà dehors ! Cette fois on trouve, il le faut bien ; on trouve, puisque si on ne trouve pas, on est mort.

Mais le supplice n’est pas fini et le danger n’est pas passé. Celui qui vous nourrit ne le fait pas pour assister aux tiraillements tristes d’une agonie, et si l’on veut ne pas se fermer sa table pour la vie, il est bon de lui cacher qu’on est si pauvre ! Aussi l’on mange, on mange de ce qu’il y a, de la choucroûte ou des andouilles, du bœuf à la mode ou du lapin ; on dîne ! Faute inévitable, mais lourde ! Il n’aurait fallu qu’un bouillon ; l’estomac est trop faible pour supporter le poids des viandes, et la digestion est aussi pénible que le jeûne était affreux. Les gens qui vous voient malade crient au vice ; on m’a appelé ivrogne quelquefois, quand je me débattais dans ces convulsions douloureuses.

Quand je calcule quel a été le prix moyen de ma dépense alimentaire, j’arrive à un chiffre de cinq sous par jour ; quelquefois je dépensais six sous, je suis allé jusqu’à sept et même à dix, mais, le plus souvent, je vivais pour trois sous.

Ces jours-là, j’achetais deux sous de pain chez le boulanger et un sou de gras-double au fricotier. Le fricotier ou la fricotière éventrait d’un coup le pain que je lui confiais, piquait avec un trident de fourchette deux ou trois morceaux dans la poêle où ils nageaient au milieu d’un bain de graisse, les mettait dans les flancs du pain après les avoir saupoudrés de sel et arrosés de vinaigre, recevait les cinq centimes, et enfin je pouvais aller dîner. Sans couteau, manger du gras-double n’est point chose élégante ni aisée : je n’ai pas eu pendant des mois un sou à économiser pour l’achat d’un eustache !

Je descendais sur les quais et je mordais à même dans le pain.

La tripe est une viande creuse qui ne soutient pas et remplit seulement l’estomac pendant le temps de la digestion. On ne meurt point, mais on ne vit pas ; on n’a plus ni nerfs ni muscles.

Aussi quelquefois je remplaçais le gras-double par du bœuf : il me fallait deux sous de plus. Je courais à mon restaurant favori, place Maubert. J’avais là, pour quinze centimes, un bœuf frais, nourrissant, profitable. Je demandais le morceau entrelardé, et je faisais un repas succulent. Ma soirée était gaie, mon âme était sereine ; j’aimais les hommes, et je m’inclinais devant les arrêts de la Providence.

Quand j’avais six sous, je me promenais longtemps, je consultais mes souvenirs et j’interrogeais ma prudence.

La délibération était longue ; je me demandais si l’avant-veille j’avais fait ou non un dîner solide. Je n’allais point à la légère du côté où m’appelait la voix du plaisir. J’ai toujours eu pour principe de manger de la viande le plus souvent possible, et j’équilibrais les substances.

Au point de vue des légumes, j’étudiais avec ardeur dans les livres du chimiste Payen quels étaient ceux qui contenaient la valeur d’azote la plus sérieuse — c’est l’azote qui donne la vie — et je fis encore cette étude trop tard ! mon imprévoyance m’avait laissé pendant des années plongé dans l’erreur. Je m’aperçus, non sans tristesse, que la pomme de terre, sur laquelle j’avais compté, était de tous nos légumes le plus vide et le plus ingrat, et que la lentille, dont j’avais fait fi, méritait plus que de l’estime, car elle occupe sur cette échelle le premier rang. Je m’étais moins trompé sur le haricot, qu’il faut placer entre les deux.

Quelle joie pourtant, fière et douce, quand, après avoir consulté mon baromètre alimentaire, je pouvais me mettre au beau, courir à la crémerie voisine, après avoir passé au bureau de tabac ! J’allais prendre mon cigare à la Civette, et je revenais, le suçant mais ne le fumant pas, jusqu’à la crémerie, où alors je l’allumais, en demandant, d’une voix que j’essayais de rendre calme, deux sous de café noir.

Il venait des camarades, dont on avait fait connaissance à la Sorbonne, sous l’Odéon, autour du bassin du Luxembourg, près des fontaines, et l’on causait. On causait de tout ce qui intéresse notre pauvre humanité, des races éteintes, des lois futures, l’émigration des âmes, l’immortalité, etc., etc.

C’étaient les jours des six et des sept sous, ceux-là ! Il m’est arrivé quelquefois de ne pas dîner, pour aller le soir, avec l’argent, m’attabler dans la crémerie, et d’y rester ! Que ceux qui n’ont pas le culte de leur intelligence et se résignent à vivre comme des bêtes, me jettent la première pierre !

Ce qui me soutenait un peu, c’était la vente faite aux brocanteurs de vieux pantalons, d’anciens gilets dont n’avaient pas voulu les marchands d’habits à cor de chasse et que les camarades, souvent égoïstes, me laissaient emporter, comme on laisse les passants ramasser sous les arbres les pommes tombées.

La première affaire de ce genre que j’engageai avait pour objet, je crois, une blouse d’apothicaire fortement sirupée, mais qu’un simple lavage pouvait remettre à neuf. Elle avait coûté trois francs ; je la revendis quinze sous à une bonne grosse femme qui trônait sur un tas de chiffons, éclairée aux lueurs d’une chandelle sépulcrale, dans un trou de la rue Galande. Je continuai avec elle ces ventes intermittentes, mais rarement je pus atteindre au chiffre de ma première affaire et le produit de nos échanges ne monta guère jamais pour moi au delà de six ou sept sous.

Si j’étais heureux quand une fois je tenais la somme dans mes mains, heureux au point que je ne croyais plus avoir faim ; quels combats il m’avait fallu livrer avec moi-même pour me déterminer à m’aboucher avec la marchande ! Je tournais et retournais dix fois le long des quais, sur la place Maubert, avant de m’élancer. On avait si souvent rejeté mes guenilles avec tant de dédain et d’ironie ! C’était alors une déception affreuse, comme pour vous quand une maîtresse vous a trompé, et la honte se mêlait à mes souffrances.

J’avais peur, quand le paletot ou la culotte étaient un peu brillants, qu’on me prit pour un recéleur ou un escroc ; toutes ces inquiétudes m’assiégeaient au moment d’aller chez le brocanteur. Mais, la faim poussant, il fallait bien s’y décider. Qu’on me refusât à une porte, je me traînais jusqu’à une autre. Le Sisyphe antique souffrait moins à toujours remonter son rocher, que moi, affamé, à toujours offrir ma guenille !

Un soir (je donnais à cette époque, le matin, dans une pension des grands quartiers, une leçon d’une heure qu’on me payait dix sous), je m’étais tourné et retourné sur ma chaise à la bibliothèque Sainte-Geneviève, dévorant une page de philosophie et n’ayant rien eu sous la dent depuis un temps infini ; il était neuf heures, on ne sortait qu’à dix, je n’avais pas d’espoir, mais je me sentais miné par la fièvre. Je pars en courant, comme si j’étais devenu fou ; je descends de la place Maubert sur les quais, — il gelait à pierre fendre — j’ôte un vieux gilet que j’avais sous un paletot d’été, et, reprenant ma course, je remonte. Je me précipite rue de la Bûcherie, chez une brocanteuse.

« Combien voulez-vous de ce gilet ? me dit-elle.

— Quatre sous. »

À ce moment, sort, comme de dessous terre, un homme en blouse sale qui m’interpelle.

« Vous vendez ce gilet ? fit-il.

— Oui.

— Nous allons voir s’il est à vous.

— Il est à moi. »

J’avais à peine répondu, que, tirant lui-même sur mes manches, il m’ôte, sous le vent glacé du soir, le paletot qui était mon dernier vêtement, et me fait essayer le gilet qu’il mesure sur ma taille. Il eût pu se passer de me déshabiller. Le gilet était au premier coup d’œil trop grand — tous les gilets me sont trop grands !

Il fallait en justifier la possession.

« Il m’a été donné par telle personne, rue Saint-Fiacre…

— Allons-y, » me répondit l’homme.

Au tournant de la rue, nous passons devant un poste militaire. Mon conducteur m’engage à entrer et j’entre sans défiance aucune. Je pensais qu’on allait là s’expliquer et que tout serait dit.

Je suis bel et bien retenu et fourré au violon.

Je ne vis mon homme que le lendemain.

« Comment ! lui dis-je, tout grelottant et épuisé, pour un gilet de quatre sous, vous me faites passer une nuit au poste ?

— Il n’y avait personne hier soir à l’adresse indiquée. »

Ce fut là toute son excuse. Je ne répondis pas ; pour peu que j’eusse élevé la voix — et je n’en avais guère la force — on me gardait.

Il était neuf heures. Ma classe attendait. J’arrivai en retard de vingt minutes ; on me traita sévèrement, le directeur me demanda si j’avais passé la nuit avec des femmes, et on me rogna trois sous sur ma leçon de ce jour-là.

Quand il n’y avait ni roman dépareillé ni culotte effrangée à vendre, qu’on n’avait pas un sou, un liard, un centime, et qu’on avait faim, bien faim, alors commençait la chasse.

Des gens charitables qui ont dû souffrir, vident leur poche d’un morceau de pain desséché et le déposent soigneusement sur une borne, un rebord de fenêtre ou parapet d’un pont.

Je partais, fouillant de l’œil coins et recoins. Cette chasse sérieusement poursuivie amenait presque toujours un résultat. Il me fallait quelquefois rôder dans toute une aile de Paris, faire, en tournant et retournant, deux lieues, trois lieues ; mais il était rare que je ne misse pas la main ou le pied sur un reste de pain, boule de mie ou lambeau de croûte. Jamais, au grand jamais, la trouvaille n’était suffisante pour satisfaire l’appétit, mais elle ranimait les forces, mes jambes retrouvaient un semblant de vigueur, et je pouvais aller jusqu’au moment où la Providence jetait un peu de viande sur mon passage.

Quelquefois mon regard, aiguisé comme un œil de sauvage, apercevait de loin dans un angle ou au bord d’un trou, un morceau de pain. Mais le coin était passager, le monde allait, venait : je serais vu. Il fallait attendre, attendre que le moment fût propice. Il est arrivé que pendant que j’attendais ainsi, un autre qui avait peut-être moins faim que moi, mais aussi moins honte, mettait la main sur le morceau et l’emportait en le dévorant.

Un soir, vers onze heures, courant affamé, j’aperçois sur les bancs circulaires du Pont-Neuf au moins une vingtaine de morceaux de pain. Quelle joie ? Il y avait là de quoi se repaître pour deux jours. Mais je pus à peine y mordre, malgré mon furieux appétit. C’étaient certainement des restes qui dataient de huit jours, le fond de corbeille de quelque restaurant voisin. Ils étaient plus secs que de l’amadou et aussi durs que de la pierre, ils cassaient comme du verre sous la dent. S’ils n’avaient pas eu de goût, il eût été encore possible de les manger en allant les tremper dans l’eau qui coulait en bas ; mais leur saveur âcre ne me permit pas de faire le festin que je m’étais promis. Le désenchantement fut amer.

L’heure la plus fructueuse et la plus propice pour cette chasse, c’est la sortie des écoles. Les enfants jettent leur pain et les malheureux le ramassent.

J’ai eu pourtant le courage de courir ainsi après les croûtes déposées ou perdues, ayant sous mon bras des douzaines de gros biscuits. Je les avais achetés sur des économies faites dans une place où j’étais resté quelques semaines, et je comptais les revendre dans la campagne de Paris. Après quelques excursions inutiles à travers la banlieue, je me retrouvai seul avec mes biscuits. « Je n’y toucherai, dis-je, qu’à la dernière extrémité. » Mais un soir je n’y pus plus tenir ; le lendemain vit partir le reste. J’avais mangé mon fonds.

On pense bien que, dans cette situation, je n’avais pas de crédit, point de compte ouvert à la Banque. Il m’est arrivé trois ou quatre fois, un jour où je souffrais trop et qu’il fallait me reposer, de ne pas payer dans les crémeries dont j’étais depuis longtemps l’habitué. Mais comme j’étais inquiet au moment de partir ! Je retardais, retardais ce moment ! Enfin, profitant d’un instant heureux je voyais le patron sourire, où il caressait son enfant, je m’avançais et disais : « À demain ! »

« À demain ! » Cela a voulu dire plus d’une fois : «  À l’an qui vient ! À la prochaine révolution ! »

Je me suis fermé pour la vie des crémeries où j’étais bien et où l’on pensait comme moi autour de la table, parce que je n’avais pas, le lendemain ni les jours suivants, les quatre sous que je devais rendre. Le temps se passait. Si quelque monnaie tombait du ciel, je n’osais plus reparaître. Avoir fait attendre pour si peu !

Je viens de consulter mon portefeuille ; je dois quarante-neuf sous en tout dans les restaurants de Paris et un petit pain à un boulanger de la rue Saint-Jacques.

Je ne connais les monts-de-piété que pour avoir passé devant, et si j’ai eu des moments d’envie, c’est quand je voyais des gens y entrer. Ils avaient donc des habits en double, de la toile et du drap de reste ! Toutefois l’envie n’est pas dans ma nature, et ce mauvais sentiment ne durait pas.

On le voit, j’ai cruellement souffert de la faim.

Eh bien ! ces souffrances-là ne sont rien à côté de celles qu’on éprouve à n’avoir pas d’abri.

Sur mes quinze ans de séjour dans la grande ville, j’ai bien été trois ans au moins nuit et jour dans la rue.

Il m’est arrivé — des trimestres durant — de ne pas me déshabiller et de coucher sur la terre dure. Pendant cent onze nuits consécutives, je n’ai eu d’autre toit que la voûte azurée du ciel ; et, dans les jours qui suivaient ces nuits, j’étais dans un tel état de misère apparente, que jamais personne ne m’a offert son lit, prêté son fauteuil, pour y reposer quelques heures.

Mes époques de vie en plein air, sans interruption, sont l’hiver de 53, presque toute l’année 57, et enfin la belle saison de 63.

De 1853 à 1854, j’ai couché rue des Grès et sous l’Odéon. Rue des Grès, il y avait, en se rendant de la rue de la Harpe à la Bibliothèque, deux ou trois marches au seuil d’une maison ; au haut des trois marches, à gauche, montait l’escalier ; à droite, c’était un mur mitoyen à l’autre maison. Il y avait eu précédemment une porte vitrée qu’on avait enlevée, je ne sais pourquoi, et déposée en biais du côté du mur. Je couchais derrière cette porte.

Je découvris cet asile, une nuit que j’avais fouillé tous les coins sans en trouver un où je fusse à l’abri des regards indiscrets et protégé contre les rondes de la police. Pendant quatre mois j’ai dormi là-dessous, mais dormi d’un triste sommeil !

Les premières nuits, ce fut une crainte affreuse ; je me souvenais que je rêvais tout haut et que j’étais sujet au cauchemar. Si le cauchemar me prenait derrière cette porte vitrée, elle allait tomber sur moi, les carreaux se cassaient ; j’étais découvert plein de sang, arrêté, perdu. Mais je ne me couchais là que quand la fatigue m’étendait à terre comme une masse, et je ne bougeais pas plus qu’un mort.

C’était le froid qui me réveillait. J’étais sur la pierre nue, humide ou glacée ; le sang s’arrêtait dans mes veines ; si j’avais eu des habitudes d’intempérance, vingt fois je serais mort ! je me levais, je sortais à quatre pattes de dessous la porte vitrée, écoutant si des sergents de ville ne passaient pas, et je me mettais à courir autour de la Sorbonne, de toutes mes forces, pour me réchauffer un peu. Je rentrais ensuite et je me couchais, pour me relever trois quarts d’heure ou une heure après, quand mes veines charriaient de nouveau des glaçons.

Je fus arrêté cinq ou six fois comme vagabond. Le lendemain, je me faisais réclamer par un pays qui y mettait de la bonne volonté.

Ce séjour de quelques heures au poste, au lieu de me nuire, m’était salutaire. J’étais là dans le paradis, et j’y puisais des forces pour retourner le soir dans mon enfer. On ne me surprit jamais dans mon trou, et on pense bien que je ne le fis pas connaître. Le soir même de ma libération, je retournais derrière la porte ; mais je ne sortais alors qu’à la dernière extrémité, me mordant quelquefois les bras, quand j’avais trop froid, pour y faire venir le sang.

Personne ne me savait là, je pouvais le croire du moins ; je partais quand les plus matineux s’éveillaient ; tout petit, je tenais peu de place et me cachais si bien. Une fois pourtant, à deux heures du matin, par un éclatant clair de lune, je regardais, dans un moment d’insomnie, les étoiles au ciel, et les beaux vers de Musset revenaient sur mes lèvres :

Pâle étoile du soir, lointaine messagère,
………………………………………………


quand, à travers l’air froid, dans un silence des mers polaires, j’entendis, venant de je ne sais où et dits d’une voix de fantôme, ces trois mots : « Il est là ! »

Je crus que mes cheveux étaient devenus blancs comme la neige qui couvrait les rues. Ce soupir dans la nuit triste m’avait glacé d’effroi. J’attendis quelques minutes ou peut-être quelques secondes, je ne sais pas, et je sortis pâle comme un homme qu’on allait assassiner et qui a entendu approcher l’assassin. Jamais on ne me revit plus derrière la porte de la rue des Grès. Pendant longtemps j’ai entendu cette voix mystérieuse murmurer à mon oreille cette parole : « Il est là ! »

Nous sommes en août 1857 ; je viens de publier une brochure de huit pages intitulée : Un galop à travers l’espace. Je fonde sur cette publication des espérances qui ne se réalisent pas, et la vie sans abri recommence ; elle continue presque sans interruption jusque bien avant dans l’année 1858.

À cette époque, je vais demeurer aux fortifications, sous un arbre, près de la porte de Vanves. Je ne pouvais plus passer la nuit dans l’intérieur de Paris ; la nouvelle organisation des sergents de ville, triplés, quadruplés, me le défendait.

Certes, quand je vis M. Haussmann arriver aux affaires, ce que je savais de son indomptable énergie me fit tout de suite entrevoir l’avenir, et je ne me trompai pas sur les conséquences désastreuses pour moi de cette nomination. On allait refaire Paris, détruire les petites rues, supprimer l’ombre, et il n’y aurait plus place pour les penseurs sans domicile dans les coins obscurs. Nos petits-neveux se trouveront bien de ces améliorations, mais je ne crois pas être séditieux et je reste dans les limites de la plus pure vérité en disant que j’en ai beaucoup souffert.

L’arbre sous lequel je demeurais existe encore, et, le dimanche quelquefois, j’y vais en pèlerinage et je m’assieds dessous avec religion ; j’y reste un peu de temps par reconnaissance. Je ne crois pas devoir m’abstenir de cet hommage, les jours où la terre est mouillée. Elle l’était bien autrement quand, pendant mon sommeil, humide des eaux de l’orage, elle se creusait et prenait l’empreinte de mon corps endormi !

Son feuillage d’ailleurs est touffu et large ; c’est un dôme épais sous lequel un homme de bien peut reposer tranquille. Je m’adossais contre le pied du tronc, assis sur un portefeuille à deux poches où étaient mes œuvres, en me pelotonnant.

Quand j’y étais, j’étais bien heureux ; mais pour y venir, quelle souffrance !

Je partais de Paris le plus tard possible, à dix heures d’ordinaire, quand on fermait la Bibliothèque, mais à onze heures seulement, quand je pouvais, pour mes deux sous, entrer dans quelque crémerie. Je retardais autant qu’il m’était permis mon départ, par cette raison qu’il me fallait arriver à mon arbre quand personne ne passait plus.

Je me mettais donc en route jusqu’au dernier moment. Oui, le voyage était pénible !

Je trouvais la force de me tenir éveillé dans les rues de Paris, par peur des sergents de ville ; mais je cédais en arrivant sur la route de Vanves dès que j’avais passé la rue du Transit. Plus de police ! La route était déserte, bordée de champs, et il n’y avait sur le parcours qu’une pauvre maison.

Je dormais en marchant. Il arrivait souvent que, le sommeil devenant profond, mes genoux ployaient et je tombais tout à coup. La chute me réveillait et je reprenais ma marche.

Une nuit, à la suite d’une chute de ce genre, je me relève et poursuis ma route. Mais je m’étais mal orienté ; au lieu de tourner à droite, j’avais pris à gauche, et je cherchais en vain ma route.

A travers le brouillard qui pesait sur mes yeux, je voyais des maisons que je ne connaissais pas. J’allais, j’allais toujours. Écrasé de sommeil, je tombai à plusieurs reprises, une dernière fois pour me relever quand le soleil parut à l’horizon. J’étais étendu au milieu d’un pont, à une lieue au moins de mon domicile de hasard ; une voiture n’avait qu’à passer, j’étais broyé.

Une fois au lit, tout n’était pas dit. Ici, comme rue des Grès, je devais me lever au moins tous les trois quarts d’heure et sauter un bon quart d’heure pour réchauffer mes pieds. Dans ces entr’actes de circonstance, je me tournais comme les mages vers l’orient pour voir si les premières lueurs du jour ne blanchissaient pas l’horizon.

Quelle joie quand montait au ciel l’étoile du matin ! Elle devançait d’une heure le lever du soleil. Mais comme je regagnais tristement le pied de mon arbre, quand elle ne s’était pas encore montrée ! On était en hiver et les nuits sont longues, par le froid, sous l’orme !

Enfin j’attendais qu’il sonnât cinq heures, et je descendais sur Paris. Je prenais du pain en passant dans les boulangeries, quand j’avais un peu d’argent, et j’allais me restaurer d’une omelette dans une crémerie située au coin de la rue du Four, crémerie ouverte de grand matin sur le passage des maraîchers qui vont aux halles ; ou bien je me réfugiais dans l’église chaude de Saint-Sulpice. Avec quelle joie j’entendais sonner l’Angelus qui devait m’en ouvrir les portes !

C’est de l’intérieur des fortifications, autour desquelles j’errais, que j’ai entendu les tambours de la garde nationale battre la diane du 1er janvier 1858. Le froid avait été rude pendant la nuit ; j’avais dû presque tout le temps tourner autour de mon arbre. Je vis sur le matin l’herbe verte du glacis blanchir en se couvrant de givre ; les tambours au loin battaient joyeux, et, le soir, quand je revins, je ne rencontrai sur mon chemin qu’enfants heureux et pères ivres.

Moi je suçais des écorces d’orange pour tromper la faim.

En 1862, au printemps, la misère revient ; le lit me manque. Je retourne coucher sous l’Odéon, où j’ai dit que j’avais déjà demeuré ; mais je n’ai point, je crois, expliqué comment. Il y a, on le sait, aux portes des théâtres, des barrières qu’on dresse, le soir, pour maintenir le public qui fait la queue, et qu’on démonte après l’entrée. Le concierge de l’Odéon dressait ses barrières contre le mur, et je me glissais derrière. J’y étais parfaitement à l’abri, grâce à la précaution que je prenais, en me faufilant, de disposer les cloisons, de façon que les barreaux des unes couvrissent les interstices des autres, si bien que l’épée des sergents de ville, quand ils tâtaient, rencontrait toujours le bois. Je riais à me tordre quelquefois, quand ils s’escrimaient inutilement. Nous avons été deux longtemps ; j’avais un voisin aimable, ancien économe de lycée disgracié, qui savait beaucoup et disait bien. Nous causions religion et métaphysique — à l’oreille. Enfin la conversation tombait, on se souhaitait une bonne nuit, on s’arrangeait sur la dalle et l’on dormait.

À la suite d’une arrestation en 1862, je ne couchai plus sous l’Odéon que de loin en loin, par-ci par-là, et je me mis en quête d’un nouvel abri.

Mon arbre des fortifications était toujours debout, mais il se trouvait prisonnier maintenant. La banlieue vient d’être annexée, et on a éclairé le chemin de ronde qui longe les fortifications. Les sergents de ville y exercent la surveillance, concurremment avec les patrouilles de gabelous.

Il faut gagner la pleine campagne.

Je reste dans le département, mais je dépasse le rayon de la banlieue.

Je choisis sur le territoire d’Arcueil un arbre qui ne vaut pas l’autre ; je viens y coucher tous les soirs.

Une fois pourtant je ne rentrai pas.

Vous souvient-il de ce banquet à une table de la Californie sous les grands marronniers, où, à la lumière des lanternes, sous le ciel tiède, nous vidâmes à quatre les trois litres à seize dont le flot ardent avait mis le feu dans nos veines et l’inspiration sur nos lèvres. Gérard défendait la monarchie, nous étions pour la république ; Boulmier nous récita de sa voix vibrante une olynthienne ; Paygan nous fit l’histoire du bataillon de Flotte. Ah ! nous ne songions, Dieu nous en est témoin, qu’au bonheur des peuples ; nous n’aimions que le beau, ne voulions que le vrai !

Vous payâtes 5 fr. 40 et nous partîmes.

Chacun dit qu’il rentrait chez soi, et je le dis comme les autres.

Vous croyiez que je restais route d’Orléans : j’y restais… le temps de la suivre jusqu’à Arcueil, et là, je me couchais sous la lune.

Mais ce jour-là, un peu gai, peut-être un peu parti, l’idée me prit de découcher. Derrière une haie verte, j’avisai un monticule où se trouvait ménagé un trou comme une niche. Je m’y laissai couler et m’étendis.

Il plut pendant la nuit, et l’eau passait sous moi par une petite rigole courant dans l’herbe ; mais il n’est pas de joie sans mélange, et dans les cieux les plus cléments passent des éclairs d’orage. Je ne pouvais en vouloir au bon Dieu de mettre un peu d’eau dans mon vin.

Les exigences de la civilisation troublaient pourtant ma vie nocturne et me gâtaient ma saison.

Je fus une nuit découvert par un garde champêtre, armé d’un fusil chargé, qui me mit en joue à un moment où il croyait que j’allais fuir ; certainement il eût fait feu, si je ne m’étais pas arrêté. C’était la consigne, il l’aurait impitoyablement exécutée. Nous partîmes pour la gendarmerie de Sceaux, où il devait me mettre aux mains des gendarmes. Mais en route, on causa.

Je m’adressai à son bon cœur en lui faisant l’aveu de ma misère ! Il répondit à mes confessions par les siennes. C’était un ancien montagnard de Caussidière, toujours républicain, mais qui, pour vivre, avait dû cacher sa cocarde. Un notable du pays, qu’il avait par hasard défendu un jour d’émeute, lui avait fait avoir la plaque et le fusil de garde champêtre. Il était devenu sceptique, ne croyait plus guère aux hommes ; mais mes théories socialistes lui plurent, et nous nous trouvâmes du même avis sur plus d’un point. Il me quitta au matin en m’appelant son frère, et il me promit de ne revenir me réveiller sous mon arbre, désormais, que pour reprendre la discussion à l’endroit où nous l’avions laissée.

Je sentais qu’il y avait là une éducation politique à refaire, et que je pouvais ranimer chez cet homme la notion du vrai, pour peu que j’en eusse le temps. Mais devais-je, sur cette espérance incertaine, exposer ma liberté ? Fus-je coupable en abandonnant cette tâche ? Je ne le crois pas ; d’autant plus que l’ancien montagnard m’avait avoué qu’il aimait à boire, et que j’aurais eu affaire plus d’une fois à un élève aviné qui m’aurait mal compris.

Je ne profitai pas de son offre, et je m’abstins de paraître sous mon arbre.

J’allai sous l’un, sous l’autre, pendant quelque temps ; mais le risque d’être découvert était grand, et ces nuits d’été, moins douloureuses que les nuits d’hiver, étaient peut-être plus fatigantes.

En été, le jour vient vite. Cette étoile du matin que j’accueillais d’un remerciement en décembre, je la saluais d’un soupir en mai, et rien ne m’attristait plus que l’aurore.

A trois heures et demie au plus tard, une lumière pâle éclairait les routes. Il commençait à passer du monde. Je ne pouvais rester là. Il fallait fuir et continuer le sommeil en marchant, me réveillant quand j’allais donner de la tête contre un arbre.

Je ne devais pas songer à rentrer en ville de sitôt. On est suspect de vagabondage à cette heure, dans les rues, quand on y marche d’un pas traînant, chaussé de souliers sans talons, sous des habits troués. Mais enfin il faisait bon. J’allais devant moi sur les routes peu fréquentées, la tête dans l’air frais, les pieds dans la rosée. Quand il passait du monde, je cueillais des fleurs dans l’herbe, comme un rêveur.

Je m’arrêtais enfin dans un petit sentier, et là assis près d’une haie, faisant semblant de lire, mettant sur mes genoux quelque roman dépareillé, je sommeillais, tout près des champs pleins d’odeurs et des bocages pleins de chansons.

Il me fut donné enfin, au bout de ces mois d’épreuve, de loger sous un toit entre les draps d’un lit.

Fontan a arrêté là ses confidences.

Un fait domine ce récit curieux.

Ce n’est pas le froid, la faim, la fatigue, la veille qui épouvantent cet irrégulier. Si la terre eût été libre, il y aurait fait bravement son lit, sous le ciel, en attendant d’y trouver sa tombe.

Il n’a pas vieilli ; il a le teint rose, un estomac de fer, et jamais il n’a eu un rhume !

Je ne parlerai pas de sa gaieté, qui est proverbiale. Il a sur ses lèvres un doux sourire ; jamais une plainte amère contre la société.

J’ai dit que sa petite taille, le désordre fatal de sa toilette, désordre irrémédiable, éternel, à cause de la somme énorme qu’il eût fallu pour lui faire une garde-robe, lui rendaient impossible l’accès à une situation libérale. Il ne pouvait pas grandir, et avec des prodiges d’héroïsme, il n’arrivait jamais qu’à avoir trente sous pour renouveler sa chemise, ou quarante, pour acheter des souliers sans talons dans une échoppe.

Ainsi fait et vêtu, il n’avait d’autre ressource que le métier de hasard ou le travail de peine. Mais ici encore il était trop faible pour porter des fardeaux. Quant à gagner sa vie en faisant n’importe quoi, il y a essayé ; on ne le lui a pas permis.

Il a essayé aux Halles de faire les commissions ; mais il est interdit, au nom du factage réglementé, de porter un pain de beurre ou un sac de pommes. On sait déjà qu’il n’avait pu étaler le Spectre noir, et je l’ai vu qui tremblait devant les têtes de mouchard, quand il faisait sans permission, le commerce des biscuits ou des verres à gaz.

On ne peut rien vendre, rien tenter, rien faire, sans autorisation ou sans médaille.

En demander une ? Mais on hésite ! C’est se mettre pour la vie au ban de la société !… On ne s’en relève pas, le préjugé pèse sur vous et sur vos fils : c’est un boulet aux pieds, une plaie au cœur ! Eût-on de quoi acheter une sellette pour cirer les souliers, on n’ose pas pour cent raisons ! « Je n’aurais pas décrotté, dit Fontan, par respect pour les lettres. »

Qu’il retourne dans son pays ! diront les uns.

Et des souliers ?

Je me serais tué, crient les autres. Fontan n’a jamais pensé au suicide.

On se doit au monde, dit-il. Et puis ce serait se rendre, et il ne veut pas se jeter, vaincu, dans les bras de la mort, après l’avoir fait reculer quinze ans !

Il a fait ce qu’il a pu, des copies de thèses, des recherches pour des archéologues. Il a donné des leçons, l’éternelle ressource ! mais des leçons à dix sous. Sur son costume, les prix baissaient. Il a été garçon chez un apothicaire, et secrétaire de Paul Féval.

C’est à la suite de ce secrétariat qu’il fonda sur ses économies, en collaboration avec un poète, Constant Arnould, le Sans le sou, qui fit du bruit. Il a été le rédacteur en chef gérant-propriétaire de l’Enfant terrible, qui eut deux numéros ; il a fait imprimer une élégie, deux brochures, et collaboré au Bohème, à l’Appel.

C’est comme porteur des journaux dont il était corédacteur en chef ou collaborateur, qu’il gagnait les deux francs par semaine dont nous avons vu la distribution ingénieuse et vaillante.

Avec ses quarante sous, il mangeait et prenait de temps en temps son café.

Je lui demandai, après l’avoir écouté me raconter ses aventures, s’il voulait être notre secrétaire, à un camarade et moi, pour écrire une pièce que nous parlerions au coin du feu, et je lui proposai, comme rétribution, sa nourriture. Je savais bien ce que je faisais, et la spéculation était bonne. Je le priai de me fixer un chiffre. Combien par mois ?

« J’aime mieux vous le dire tout de suite, me répondit-il. Je ne pourrai plus vivre comme autrefois… D’abord ! je mangerai tous les jours.

— Que voulez-vous !…

— Il me faut ma demi-tasse.

— Allez toujours.

— Mes cigares ?

— Diable !

— N’y allons pas par quatre chemins : il me faut vingt francs par mois. »

Voilà l’homme qui, s’il était tombé sous la main d’un commissaire cruel, eût été condamné comme vagabond, et eût roulé jusqu’à la tombe, de dépôt en dépôt, de prison en prison.

Mais je n’ai pas sa résignation. J’ai peur, si j’insiste, que des mots de révolte ne viennent brûler mes lèvres !

Mieux vaut que nos colères, mieux vaut dans sa simplicité le spectacle de cette vie héroïque et triste.


POUPELIN,

dit Mes Papiers.

Par un soir d’hiver, il y a trois ou quatre ans, je vis tout d’un coup, accroché à mes basques, un petit homme étrange, qui avait une tête trop grosse et des bras trop courts, pour lesquels on l’avait refusé à la conscription.

Il était vêtu d’un pantalon d’enfant et d’une redingote de centenaire, coiffé d’un chapeau de feutre dur, énorme, à poils jaunes, qui l’écrasait comme un remords !

Je le regardai avec intérêt. Les bouffons m’attirent.

Il remarqua ce regard, et caressant le plastron de sa redingote : « Il faut être bien mis, dit-il. Du reste j’ai toujours aimé la toilette. »

Qui était-ce ? D’où venait-il ?

Il avait, douze ans auparavant, habité le même hôtel que moi, et, au bout de douze ans, il me reconnaissait. Je le reconnus aussi, et, comme il m’avoua avec franchise avoir tout sacrifié pour ses vêtements, et souffrir même de la faim, je l’emmenai pour le soutenir — et l’étudier.


Il s’appelle POUPELIN et prétend que c’est lui qui a fait l’Empire.


Personne ne se fâchera, pas même l’Empereur, j’espère, de ce récit où sont consignés les exploits et les malheurs du Warwick nabot.

Je vais prendre Poupelin à son début et le mener jusqu’à nos jours.

C’est un Saintongeois. Il était, en 1848, petit propriétaire campagnard dans deux ou trois communes de la Charente-Inférieure, et pouvait vivre de ses lopins de terre, s’il consentait à les cultiver. Mais Poupelin était allé jusqu’en troisième, et il avait lu Plutarque.

La république arriva, adieu les champs et le fumier ! Au lieu d’engraisser les poules, il se mêla d’élever des aigles. Poupelin se fit le patron de la candidature Louis-Napoléon Bonaparte.

On se souvient que c’est le département de la Charente-Inférieure qui envoya, le premier, le prince comme représentant à la Chambre. Poupelin conduisit au vote trois villages. À l’époque de l’élection présidentielle, il soutint en faveur du candidat illustre des luttes pleines de gloire et de périls. On faillit l’assommer deux ou trois fois. Il ne pouvait pas rendre les coups de poing qu’il recevait, puisqu’il avait les bras trop courts. Enfin, couvert de bosses, noir de coups, il vit de ses yeux pochés le nom de son protégé sortir de l’urne.

Le Prince Louis-Napoléon Bonaparte était président.

H.-J.-P. Poupelin était ruiné.

La propagande veut des frais, ou plutôt la gloire coûte cher. Pour se faire un nom et dresser un piédestal à son éloquence, Poupelin parlait au peuple du haut de ses propres barriques, qu’on remplissait avant et qu’on vidait après. Il donna même des banquets, et, chaque fois qu’il tuait un cochon, il envoyait du boudin aux impérialistes.

Son petit avoir fut ainsi entamé, hypothéqué bientôt, et il lui suffit, quand il était à Paris, de quelques emprunts faits dans le pays pour achever de le ruiner. Mais Poupelin croyait qu’au lendemain de la victoire, on ne l’oublierait pas, et il ne lésinait point. Son cellier et sa basse-cour étaient les corridors de la députation.

Il fut, pour son malheur, un des délégués de la Charente-Inférieure, chargés de féliciter le Prince. L’aide de camp général Roguet les reçut sur le pont de la frégate-école, où Poupelin le harangua.

Il n’a pas voulu me dicter son discours ni la réponse qu’on y fit ; mais, quand il raconte cette entrevue, c’est toujours à la première personne qu’il parle, se déplaçant, faisant les gestes, changeant la voix. On dirait qu’il lit une tragédie.

« Général ?

— Bon Charentais ?

— Laissez un Cognaçais vous dire…

— Jeune homme, exprimez-vous ! »

Le général fut aimable comme toujours, et félicita vivement l’orateur, l’assura de la reconnaissance du Président, manifesta l’espérance qu’on se reverrait, etc., etc. On se quitta.

Poupelin rentra chez lui. Il songea quelque temps à son coteau natal, se rappela les bonnes heures passées dans ses vignes, sous le soleil qui l’avait vu naître ; mais le citoyen l’emporta sur l’homme et il écrivit à Cognac.

Il écrivit qu’on ne devait pas compter sur son retour. Le soin de la chose publique le retenait ici, près de l’Élysée. Mais on pouvait être sûr qu’il n’oublierait pas le village où il avait joué enfant, et que ses sympathies les meilleures étaient toujours acquises à cette Charente où il avait grandi (pas trop). Il terminait en promettant qu’il ferait tout pour obtenir une fontaine sur la place.

À ce moment un régiment passait dans la rue, tambours en tête. Comme il y avait un embarras de voitures, la musique s’arrêta sous ses fenêtres. Poupelin parut au balcon, salua et disparut. Il savait que dans la vie publique il ne faut pas se prodiguer.

Le lendemain, il se rendit à l’Élysée.

Poupelin entre, son portefeuille sous le bras ; il venait sans doute pour travailler avec le président, et, comme il était tard, il allait vite.

On l’arrête à la porte.

« Je vois, dit-il au fonctionnaire, que vous faites votre devoir en bon serviteur et en bon soldat. Votre nom, pour que j’appelle sur vous l’attention du Prince.

— C’est le vôtre qu’il faut nous donner, fit le gardien, que le costume hétéroclite de son protecteur inattendu laissait encore incrédule et défiant.

— Votre intelligence égale votre dévouement, » répondit Poupelin, et il jeta son nom.

On revint, quelques minutes après, répondre qu’on ne le connaissait pas.

« Dites, cria-t-il avec un geste à la Mirabeau, dites que c’est l’orateur des Charentais qui vient visiter l’élu de la Charente. »

Après trois quarts d’heure d’attente, pendant lesquels Poupelin croyait qu’on préparait les appartements, on le fit entrer.

Un homme, au seuil d’un couloir un peu sombre, se tenait debout, vêtu de noir.

Poupelin baisse l’échine, lève le bras, et il commence :

— Votre nom à la fois fait trembler et rassure…

— Je m’appelle Pitou, répondit l’homme. »

Si Poupelin eût été superstitieux, il s’en fût tenu là. Sa carrière de courtisan commençait mal, on ne confond pas ainsi les huissiers et les présidents. Il devait reprendre le chemin de fer et ne plus songer à la fontaine.

Il resta.

Faut-il dire combien de fois il a frappé aux portes des ministères, que de gens il a poursuivis, harangués, lassés ! On ne connaissait que lui autour de l’Élysée, et il passa pendant quelque temps pour un envoyé de Mazzini, de Mazzini, scélérat, qui avait choisi ce petit homme comique, grassouillet, bavard, pour accomplir le crime.

Il descendit d’illusion en illusion jusqu’à un septième de la rue de l’Arbre-Sec, où j’eus l’honneur de le connaître. Il espérait encore.

Mais non ; l’Empire se fit, et Napoléon III gouverna, fit la guerre, sans s’aider de ses services ou seulement de ses conseils. Il y eut des changements d’ambassadeurs, des remaniements de cabinet, on appela des hommes nouveaux : Poupelin ne fut d’aucune combinaison.

À la fin, fatigué, un peu triste, il songea à se retirer, pour un temps au moins, et je le vis un jour qui rentrait avec une feuille de papier-ministre à la main. Il écrivit, le soir, au cabinet des Tuileries ; sa lettre était simple et digne.

Il annonçait son intention de rentrer dans la vie privée.

Laissant à d’autres le soin des affaires, il allait se reposer des luttes d’autrefois sous le toit de ses pères. Il était décidé à refuser désormais tout ce que le gouvernement songerait à lui offrir. Mais, pour montrer qu’il ne boudait pas, que c’était fatigue et non rancune, il déclarait qu’il accepterait avec reconnaissance la croix de la Légion d’honneur. Il priait Son Excellence de vouloir bien appuyer le plus tôt possible sa demande, et soumettre prochainement sa nomination à la signature de l’Empereur. Il allait partir et aurait voulu attacher le ruban à la boutonnière de sa redingote de voyage.

À partir de ce jour, il lut tous les matins le Moniteur sur les murs des mairies et se chercha parmi les décorés. Il commençait à perdre patience, quand un jour, sur la liste, il voit un nom qui ressemblait au sien. Ce n’était point l’orthographe exacte, et un des prénoms était faux. Aussi écrivit-il au ministre pour obtenir la rectification, en faisant remarquer sans aigreur, mais non sans mélancolie, combien la fortune, jusque dans ses faveurs, se montrait bizarre envers lui. Il n’en remerciait pas moins Son Excellence, qui avait accordé à son dévouement cette récompense glorieuse, quoique tardive, qui serait l’unique héritage de ses enfants — s’il en avait.

Le Moniteur resta muet, et quand Poupelin se présenta au ministre pour s’expliquer, il apprit qu’on n’avait point fait erreur et que ce n’était point lui décidément le décoré.

Ce fut le coup de grâce, et sa foi politique en fut même, dit-on, ébranlée. Non qu’il ait rompu avec l’Empereur : « Je le vois toujours avec plaisir quand il passe, » dit-il ; mais il ajoute, avec un sourire à fendre du bois, que sans l’Empire il aurait encore des vignes et plus de toilette.

À partir de ce moment où lui fut refusée la croix, Poupelin voua à certains hommes des ministères une haine implacable, et, pour donner à sa personne de l’autorité, alla de par le monde, recueillant partout des certificats en son honneur, pour prouver qu’il était apprécié dans la foule, s’il était craint chez les puissants. De là l’histoire épique de sa serviette et son surnom de Mes Papiers.

Dès son entrée dans la vie politique, Poupelin s’était dit qu’on ne puise une autorité sérieuse que dans les sympathies de ses contemporains et que la véritable garantie, par ce temps de démocratie, est le témoignage des hommes. Aussi, s’adressa-t-il de bonne heure à leur mémoire et à leur franchise. Il avait, dès le début de sa carrière, tenu un registre exact et inexorable de ses actions.

Les premiers feuillets de son portefeuille racontent comment il résistait à l’émeute dans les campagnes ; on y constate tous les triomphes qu’il obtint avec les raclées qu’il reçut. Tel soir, à l’auberge du Cheval blanc, il terrassa sous ses arguments victorieux un pharmacien orléaniste ; tel autre jour, on le relève, moulu, l’œil jaune et le nez enflé : un jacobin s’est assis dessus.

Tous le monde a signé : le maire et les adjoints, le commissaire et les gendarmes, des fonctionnaires qui étaient en tournée, et des touristes qui passaient par là.

C’est avant la Présidence cela ! Mais ensuite, après l’Empire, les certificats changent. Ce n’est plus le souffle ardent de la politique qui va tourner les pages. Poupelin, ne pouvant être pasteur des peuples, se fait éducateur d’enfants ; il enseigne à nos fils l’alphabet et les quatre règles, c’est à ses patrons les maîtres d’école qu’il demande des certificats. L’un d’eux a mis : « Je certifie que M. Poupelin jouit d’un excellent appétit. » Et Poupelin a écrit en marge : « Un bon appétit est le signe d’une bonne conscience. » En 1860, le niveau baisse sensiblement. Poupelin fait établir qu’il paraît tranquille ; qu’en le voyant passer on ne remarque rien d’insolite ni de disgracieux dans sa démarche. Les garanties sont aussi sérieuses, mais les faits moins vastes.

Un jour, il regarde marcher un prisonnier entre deux gendarmes, et ses yeux se mouillent. Vite, il tire une écritoire de sa poche, et se fait délivrer par les assistants cette attestation : « Nous déclarons qu’un monsieur que nous ne connaissons pas, un peu noué, en voyant passer un prisonnier, a paru vivement ému et qu’il a versé des larmes. »

Par un beau soir d’été, au no 11 de l’ancienne rue d’Enfer, il laisse tomber son portefeuille dans la fosse commune. Nous entendons des cris affreux : Poupelin, d’une main, retenait ses vêtements, de l’autre s’arrachait les cheveux. Il courut au poste des pompiers, et revint avec un sapeur qui plongea, et, dans l’abîme, alla repêcher la serviette.

Ce sont ces papiers-là qu’on peut toucher quand on est entré dans la familiarité de Poupelin ; mais autrement il ne les montre qu’aux fonctionnaires et aux gendarmes.

Je me rappelle le jour solennel où je les vis.

C’était un dimanche de juin. Nous partîmes du Luxembourg, un compatriote et moi, ayant Poupelin entre nous deux, Poupelin qui ne devait plus rien nous cacher.

On prit la rue de Seine, les quais ; nous descendîmes sous les ponts, nous remontâmes. Il faisait un soleil torride. Nous enfilâmes le pont des Saint-Pères, nous longeâmes les Tuileries. Poupelin était ému, mais calme.

Mon ami, en face de ce silence, sous le ciel brûlant, commençait à se repentir. « Nous sommes, me dit-il à un moment où il croyait n’être pas entendu, sur la trace d’un grand crime. »

Par trois fois, nous entrâmes dans les cafés, et nous en sortîmes, Poupelin en tête.

Enfin, à l’entresol d’un estaminet sombre, Poupelin se déboutonna, déboucla la vieille bretelle qui retenait le portefeuille, l’ouvrit toute grande, et, le levant dans sa main gauche, de la main droite il frappa au milieu et dit :

« Ce n’est pas pour vous humilier, loin de là ! Mais vous n’en avez pas des comme ça ! »

Il est de fait que mon ami ne portait pas de papiers établissant qu’il était sensible, maigre ou gras. Poupelin triomphait.

Avant de lever la séance, il nous soumit un procès verbal de la journée, qu’il nous pria de lui signer, si nous n’y trouvions rien de compromettant.

Il était ainsi conçu :

« Nous certifions nous être promenés avec le sieur Poupelin, et rien, dans le cours de cette promenade, ne nous a paru trahir chez lui une nature venimeuse et malfaisante. »

Nous signâmes.

Que fait Poupelin dans l’intervalle des coups d’État ?

Comme le métier de noircisseur de verre pour les jours d’éclipse, celui de faiseur d’Empire a ses moments de relâche ; il y a des mortes saisons.

Nous l’avons dit, il est instituteur primaire.

Mais il exerce de préférence dans la banlieue, et principalement du côté de Passy, Boulogne, Auteuil, Saint-Cloud.

Il m’a expliqué pourquoi.

« L’Empereur, dit-il, aime à prendre l’air. Je puis le rencontrer un jour. Nous causerons. Il faut que nous soyons seuls. » Et, vivant de cette espérance, Poupelin rôde dans les petites pensions de la banlieue cherchant, quand il mène les enfants en promenade ou qu’il a un quart d’heure de liberté, les coins où peut de préférence, pour un motif ou pour un autre, s’arrêter un empereur.

Un jour, il se trouva face à face avec l’Impératrice, le petit Prince et une dame d’honneur, dans une allée du bois de Boulogne. C’était le moment, et il était justement en toilette. Par un hasard sans nom, ce jour-là, il avait oublié ses papiers !

Il est bien peu d’écoles aux environs de Paris, dans lesquelles il n’ait été professeur, pion ou cuisinier ; le tout ensemble quelquefois. Des trois fonctions, dois-je le dire ? c’est encore la dernière qu’il préfère, et il est à craindre, malgré tout, qu’il soit à jamais perdu pour la politique.

Son éloquence lui nuit !

Je le fis entrer, il y a quelques années, dans un hôpital où j’avais des amis. On le traita pour la fringale. Il eut portion double, du rôti, du vin.

Mais on signala, au bout de quelque temps, une mortalité considérable dans la salle qu’il occupait. Les malades tombaient comme des mouches : c’était Poupelin qui les tuait.

Il profitait de la souffrance qui les clouait sur le lit pour leur raconter sa vie et leur montrer ses papiers. Il inquiétait les agonies, il troublait les derniers moments ; on le vit faire signer des certificats à des malheureux qui rendaient l’âme.

On s’alarma.

Poupelin, qui avait une mine de chanoine, dut s’en aller. Le chef de service constata, à partir de ce jour, une diminution sensible dans le chiffre des morts.

Poupelin s’éloigna, et, dégoûté des hommes, il partit pour la banlieue, où il avait laissé du linge quelques années auparavant.

Il retrouva son linge, une place dans la maison, des saucisses les jours de fête et une cuisinière qui l’adorait. L’établissement ayant fait faillite, Poupelin songea à fonder, avec le cordon bleu, une petite fruiterie ; mais on le planta là pour un dragon.

Poupelin reprit son bâton de pèlerin et se remit à parcourir les communes.

Il mène depuis des années cette vie postiche et vagabonde, allant d’une extrémité du département à l’autre, enjambant même dans Seine-et-Marne, mais, de préférence campant à l’ouest pour l’Empereur, et marchant surtout la nuit. C’est pour qu’on l’arrête et qu’il puisse montrer ses papiers.

Sous tous les quartiers de lune, il a été par les grands chemins, se rendant où l’appelaient la lettre d’un maître d’école, une invitation à déjeuner d’un collègue, l’assignation d’un magistrat.

Car il est connu des magistrats ; les marchands de soupe sont mauvaise paye, et on lui doit 5 francs à Arpajon, un écu à Gonesse, 52 sous à Saint-Mandé. Il va nuitamment où l’appellent ses intérêts, consolé en route par l’idée qu’il va parler et montrer ses certificats. Il est célèbre à dix lieues à la ronde, et quand, le matin, aux premières heures du jour, les paysans qui vont aux champs voient un homme assis sur les marches de la mairie, qui attend que le village s’éveille, ils disent : « C’est le petit qui a des papiers. »

Qu’est devenue décidément, dans cette vie extra-muros, l’ambition de Poupelin, et que reste-t-il de ses rêves de gloire ?

Poupelin, comme beaucoup d’hommes politiques, a perdu la foi. Il va maintenant à la dérive. Il a pour la dernière fois, l’an passé, usé des protections qui lui restaient, pour obtenir d’être admis à faire son surnumérariat comme apprenti sous-contrôleur dans l’administration des Petites-Voitures ; et encore n’a-t-il pu mener à bonne fin ses tentatives ! Aujourd’hui il n’attend plus rien que du hasard et s’en rapporte à la volonté de la Providence.

Il a dormi longtemps chez moi dans un vieux fauteuil, étendu là comme Moïse dans son berceau : on avait fait même à ce propos une romance intitulée : Poupelin sauvé des eaux.

La nuit, il quittait quelquefois son fauteuil, et, dans les ténèbres, se glissait jusqu’à mon lit pour me réveiller et me demander, en tirant la couverture, si je croyais en Dieu. Quand, à travers ma mauvaise humeur, perçait un grain de scepticisme, Poupelin essayait de me convertir, mais c’était pour se rassurer. Cette préoccupation égoïste se trahissait dans son indifférence obstinée pour la vie future. Il ne parlait pas de l’autre monde et s’en tenait à celui-ci. En un mot, il voulait un Dieu équitable et bon, qui ne lui donnerait peut-être pas l’éternité, mais lui trouverait sur cette terre une petite place où il aurait la table et le logement avec quelques sous de poche. Quand mes arguments terrassaient les siens, il retournait plié en deux, vers son berceau, et je le voyais qui levait au ciel ses petits bras en soupirant.

Il se contenterait de bien peu cependant, et ce n’est pas le poste toujours périlleux de ministre ou d’ambassadeur qu’il réclame aujourd’hui.

« La France, dit-il, a des possessions sur l’Océan dont elle ne profite pas et ne fait rien. On m’y transporterait. J’aurais là une cabane, des poules ; j’acclimaterais les volatiles européens et je pourrais recueillir les naufragés. Si une femme voulait me suivre, je l’accueillerais à bras ouverts ; sinon, j’attendrais que le hasard en fît échouer une sur les côtes, et, si je lui convenais, tout serait dit. Je lui apporterais trente-huit ans de vie presque chaste, mon cœur… et… mes papiers !… »

Telle est la dernière idée à laquelle s’est attaché Poupelin et qu’il me développait, il y a huit jours. Je la soumets au gouvernement, qui trouverait ainsi à faire garder ses poules et réparerait douze ans d’ingratitude.

Poupelin voudrait un uniforme.

Je ne vois pas trop au milieu de l’Océan, sur un écueil, de quel éclat utile pourraient briller une redingote à collet groseille et une casquette en cuir bouilli. C’est une faiblesse, passons-la-lui. Elle ne minerait pas l’Empire, et cela d’ailleurs inspirerait plus de respect aux visiteurs et de confiance aux naufragés.

En attendant, Poupelin a pris une spécialité peu connue et qu’il fonde :

Il est professeur d’enfants hydrocéphales.

Avis aux familles ! Écrire rue Voltaire, 10, ou à M. A. B…, au Jockey-Club.

M. CHAQUE.

Orientaliste, ancien Pallicare.

Celui-ci aussi est bachelier. Il a payé sa première inscription de droit en 1831, une autre en 1848 ; il en prend une le lendemain de tous les grands événements. Il a professé en France et à l’étranger.

Ce n’est point un naïf, lui, et il a su organiser la résistance contre la vie. Vous verrez !

Faut-il dire dans quelles circonstances je l’ai connu ?

C’était à un cours de la Sorbonne. Il n’en manque guère, et il assiste à toutes les conférences. Ce jour-là, l’amphithéâtre était plein ; on étouffait. Tout le monde demandait de l’air, ôtait son pardessus, se déboutonnait. Seul un homme, debout dans un coin, restait boutonné et couvert.

Ce n’était pas qu’il n’eût chaud ; la sueur qui inondait son visage prouvait le contraire : mais, par une singulière anomalie, cette sueur était blanche, comme si cet homme avait eu le crâne en plâtre. Cette persistance à garder son chapeau agaçait ma curiosité, et tout le temps du cours je fixai ce visage de Pierrot mouillé.

Nous sortîmes, j’allai derrière lui. Il pressait le pas. Je le vis remonter la rue de la Harpe, il prit le Luxembourg et entra dans la Pépinière.

Là il s’assit et se découvrit. En même temps, il prit une cuiller dans sa poche, et de son chapeau retira une boîte de fer-blanc qui avait dû contenir des sardines, mais qui contenait ce jour-là, sans doute, du riz au lait.

Il découvrit la boîte, la relogea dans son chapeau et se mit à manger tranquillement. Il racla enfin le fer-blanc, et remit son buffet sur sa tête.

Il se leva et partit.

Je ne l’aurais pas lâché pour un empire, et je me mis à marcher sur ses talons. Il entra dans un hôtel du quartier latin, rue des Mathurins-Saint-Jacques. J’avais eu des amis dans la maison. C’était le même propriétaire ; il me connaissait.

Je l’interrogeai à propos de mon homme ; il me répondit en deux mots :

Il s’appelait Chaque ; il était ancien Pallicare, actuellement orientaliste.

On ne voulut ou on ne put m’en dire davantage, et je restai rêveur en face de ces renseignements mystérieux : me demandant si c’était la coutume, dans le vieil Orient, de porter sa cuisine dans son chapeau : me demandant aussi ce que pouvait être la profession de Pallicare en retraite et d’orientaliste en garni.

Je n’eus ni trêve ni repos que je n’eusse soulevé ces voiles, et il me fut donné enfin de me retrouver avec le sphinx à la boîte.

Il avait, ce jour-là, son chapeau vide, mais ses poches horriblement pleines, et il en tira successivement, pour les déposer sur la banquette du café, une omelette dans du papier et du bœuf à la mode dans un bas de laine ; puis il demanda la Revue des Deux-Mondes.

J’étais intrigué, je l’avoue.

Mon homme était emprisonné, quoique au large, dans une redingote lie de vin, accrochée sur le ventre et retenue par un seul bouton, mais qui devait être bien cousu, si l’on songe à tout ce qu’il avait à porter.

C’étaient, à droite, à gauche, des gibbosités mouvantes, affectant des formes d’écuelle et de saucissons. Une cravate de l’ancien régime tournait deux fois comme un tapis autour du cou et s’engouffrait dans le pantalon : un pantalon de drap noir avec une bande d’argent sur le côté.

Comme je regardais cette bande d’un œil effaré, il me vit par-dessous la Revue, et, tout en pinçant le tissu sur sa cuisse, me dit :

« C’est le pantalon du préfet de la Dordogne. »


Je me serais ruiné pour cet homme-là ; je lui offris la consommation qu’il voudrait, à condition qu’il se déshabillerait moralement devant moi, et comme on me disait qu’il savait l’indostani, je me proposai pour élève.

Il dit que nous en reparlerions, et en même temps m’offrit ses services dans le cas où j’aurais des rasoirs à faire repasser.

Se moquait-il de moi ? Est-ce qu’on se moquait de lui ? Pourquoi ? Je n’en fus que plus impatient de le connaître.

Je sais de Chaque aujourd’hui tout ce qu’on peut en savoir. Il plane toujours sur ces existences hétéroclites un mystère qu’ils ne se chargent pas eux-mêmes de percer.

Pour commencer par le commencement, d’où vient ce nom effacé de Chaque ? Ce n’était jusqu’ici qu’un adjectif assez vague et peu compromettant. Voilà qu’il passe à l’état de nom propre, porté par un Pallicare ayant une pâte pour les rasoirs.

Où est-il né ? Je n’ai pas pu l’apprendre, et nul ne débrouillera, je crois, les fils de ses origines.

On le signale pour la première fois en 182… à Paris, rue Saint-Honoré, avec quarante sous dans son gilet. Il va trouver le duc de Choiseul, Gabriel de Choiseul, neveu du ministre de Louis XV, pair de France, ami de Lafayette, à cette époque gouverneur du Louvre.

Le duc de Choiseul apparaît souvent dans l’histoire du père Chaque. Où il l’avait connu, comment, pourquoi ? c’est ce que j’ignore, et l’ancien Pallicare ne s’en est pas ouvert davantage avec ses contemporains.

« Je lui ressemblais, » dit-il ; et ses confidences s’arrêtent là.

Toujours est-il qu’à vingt ans le jeune homme est mis en relations avec tout le grand monde politique d’alors. Il fréquente le baron Ternaux, Alexandre Lameth, Lanjuinais, Laffite, le fils de madame de Staël, Mathieu Dumas, MM. de Laborde, Delessert, de Saint-Léon, Piscatory ; Piscatory qui a dit de lui avant moi : « Il n’y en a pas deux comme ça en France. »

« Mon éloquence entraînante et persuasive, ma figure où se trahissait une intelligence d’élite, tout cela plut. »

Les Grecs demandent des volontaires pour les commander. Chaque est investi d’une mission par le comité de Paris, composé des plus hautes illustrations du royaume, qui encouragent l’insurrection hellénique. On lui fait avoir son voyage, on laisse tomber vingt écus dans son sac. Le duc de Choiseul lui donne son uniforme d’ancien major général de la garde nationale. C’est sous ce costume chamarré d’or que Chaque débarque en Grèce sur l’agora de Napoli di Romani, où se tiennent, armés jusqu’aux dents, les soldats de l’indépendance. Canaris lui-même les commande.

Chaque s’avance dans son costume éclatant de major et est salué de hourrahs frénétiques.

À la bataille des Deux-Moulins, près d’Argos (c’est lui qui le dit), il commande une compagnie et est porté en triomphe le soir de la bataille. Le ministre de la guerre, Adam Duncas, lui serre la main et lui paie la goutte.

Il était à Zantha lorsque Byron, « ceint des lauriers du Parnasse, » aborda à Missolonghi.

Cependant l’uniforme de major s’était usé, et les vingt écus étaient mangés. Il n’avait pas de position fixe et devait vivre en aventurier. « J’allais à bord du vaisseau français partager le biscuit du matelot, ou je me perdais dans les coins fertiles de la vieille Hellas : tantôt au sommet des montagnes, tantôt dans le fond des vallées, me nourrissant de l’olive, fruit de Minerve, ou de l’oignon qui fait pleurer. »

À la fin pourtant, il part, revient ; son enthousiasme se réchauffait les soirs qu’il avait dîné mal, et il partait en Grèce. Il fit deux ou trois voyages, et, un beau jour, on les vit paraître, racontés dans une langue à la fois familière et solennelle, sous la forme d’un in-octavo imprimé chez Firmin-Didot.

Je l’ai feuilleté. Le père Chaque en a, sous son chevet, un exemplaire doré sur tranche et relié en chagrin.

Du reste, la Revue des Deux-Mondes elle-même ouvrit ses colonnes au volontaire de l’insurrection, et publia deux lettres de lui signées : « Chaque, soldat de l’indépendance. »

Son ouvrage est intitulé :

MES CAMPAGNES EN GRÈCE
par Chaque, ancien Pallicare.

Malheur aux philhellènes !

Pendant dix ans, tant qu’il resta un exemplaire de l’édition, nul de ceux qui avaient eu des paroles d’encouragement pour la cause grecque ne fut sûr de se lever tranquille. Les joies calmes de son foyer, la paix de ses promenades étaient troublées par l’apparition du Pallicare. Au nom de la nation martyre, et parlant de montrer ses blessures, il offrait son livre, et c’était un petit écu, dix francs, un louis, qui tombaient de la bourse des philhellènes.

Toutes les illustrations y passèrent.

Le malheureux M. Villemain est l’objet d’une poursuite particulière. Sa mère a beau fermer les portes, veiller au grain : Chaque trouve toujours moyen de pénétrer, et brandit au-dessus de leur tête l’éternel exemplaire. Le spirituel secrétaire de l’Académie française doit avoir quelque part, sur un rayon de sa bibliothèque, deux ou trois exemplaires des Campagnes en Grèce.

Du reste, la fortune de M. Villemain et celle du père Chaque sont liées par des nœuds plus étroits.

Chaque était chargé par le Messager du soir, moyennant 50 francs par mois, de rendre compte en quelques lignes des cours alors si populaires de la Sorbonne. Il vivait ainsi dans le commerce des hommes considérables, plaçant toujours bien un exemplaire de ci, de là, et s’entretenant la main à rédiger des bouts d’article.

Un jour, paraît, entre un article de Capefigue et un autre de Malitourne, un compte rendu d’un cours de M. Villemain, où l’on cite les passages les plus fleuris et les plus éloquents de la leçon. C’est sur toute la ligne un concert d’éloges. Le bruit du triomphe arrive jusqu’aux oreilles du professeur, qui lit le compte rendu et pousse les hauts cris : « C’est bien, dit-il, mais ce n’est pas mon genre. »

On s’en explique, et il ressort de cette explication que c’est la prose de Chaque qu’on a prise pendant un jour pour la sienne. Jamais, avait écrit le Journal de Paris, l’éminent professeur ne s’était élevé si haut ! (Mai 1827.)

Le colonel Fabvier, qui avait dirigé l’expédition en Grèce, ne devait pas être, on le pense bien, à l’abri du Pallicare. Mais il put d’un coup payer son tribut : dans un banquet de philhellènes, à Metz, il plaça cent cinquante Campagnes en Grèce, amenées le matin, d’autorité, chez lui.

Chaque s’y prenait, du reste, avec une bonhomie naïve, et y mettait une patience féroce : causant avec le suisse, allant ouvrir la portière, se jetant à la tête des chevaux comme s’ils allaient s’emporter.

Dans l’intérieur, aux bougies, sous la lampe, il parlait d’Homère et se comparait à Camoëns. Et on le voyait, en effet, à travers tous les orages, agiter ses Campagnes, comme le poète portugais, tenant au-dessus des flots les Lusiades.

Il va un jour chez Martial Daru, l’oncle du membre actuel du Jockey-Club. Le baron Daru était, on le sait, bonapartiste résistant, convaincu. Un tableau représentant l’Empereur couvrait un coin de son salon. Chaque regarde le portrait et fond en larmes :

« Voilà donc le grand homme qu’on a laissé mourir ! » Il s’affaisse sur une chaise ; on le relève avec vingt francs.

Cependant la Sorbonne et les philhellènes étaient las. On se consulte, et il est décidé qu’une place sera donnée à l’auteur des Campagnes en Grèce, loin de France, au delà des mers. C’est le seul moyen de s’en débarrasser.

On court chez les ministres.

M. Hyde de Neuville compatit aux tourments de ses illustres amis, et Chaque est nommé professeur au collège royal de Pondichéry. Je n’ai pas dit que ce Camoëns sans préjugés est un lettré, ferré sur les langues mortes, possédant à fond ses classiques, et qui ne se couche jamais sans lire une page d’Horace. Il a écrit sur sa porte le vers célèbre :

« Abstinuit venere et vino, sudavit et alsit. »

Et cette maxime a été religieusement observée par lui. On ne lui a jamais connu une affection coupable, il est célibataire, et jamais, je crois, il n’aima ! Sous les palmiers de Pondichéry, il se voilait les yeux, quand passaient lascives, demi-nues, les filles de la chaude Asie.

L’Université ne se compromettait donc pas en lui confiant une chaire dans le collège transatlantique. Ses opinions littéraires sont saines, et le poison du romantisme ne l’a pas encore envahi, — non qu’il soit injuste !

« Si lord Byron avait travaillé, dit-il — mais il avait tant d’ennuis ! — il se fût élevé à la hauteur de Jacques Delille ! »

Il accepta avec enthousiasme sa mission aux Indes.

« Toujours dévoré de la soif des voyages, avide d’apprendre et de connaître, je m’élançai heureux vers ces contrées que n’a pas encore consacrées l’histoire, mais qu’a illustrées la fable…

« Nous débarquâmes à la côte de Coromandel.

« Voulant montrer aux populations de ce littoral que c’était un ami qui venait dans leur sein, j’exécutai, en descendant sur le rivage, un menuet et une gavotte qui furent couverts des bravos sympathiques de tout un peuple.

« Les Indiens m’emportèrent en triomphe au palais du gouverneur, où je passai deux ans.

Que fit-il dans ce palais pendant deux ans ? Et le collège ? Comment s’écoula cette vie d’Asie commencée par une gavotte sur le rivage ? Qui le sait ?

Quand on lui demande pourquoi il revint :

« Je revins au bruit d’une révolution passant les mers, » dit-il. Et en même temps, il se reproche ce retour si précipité.

« J’aurais dû rester là-bas, apprendre le persan et l’indostani ; et maintenant, chargé d’honneurs, professeur à la Bibliothèque impériale ou au Collège de France, je m’éteindrais dans la gloire et l’aisance. »

Il ne sait pas le persan, ni le mantchou, ni l’indostani, mais il aurait pu les savoir.

Voilà pourquoi on l’appelle l’orientaliste.


Chaque est de retour en France. Il reste dans l’Université. On l’envoie comme régent dans des collèges communaux, en dernier lieu à Mont de Marsan, chef-lieu du département des Landes, qu’il est obligé de quitter après une querelle avec le principal.

Il revint à Paris, avide de vengeance. Il demanda justice, on ne l’écouta point. Alors ce fut une poursuite acharnée, terrible. Pendant trois ans, il tint M. Delebecque, directeur du personnel à l’Instruction publique, dans de continuelles alarmes. Quatre-vingt-cinq jeudis de suite, il se présenta à la porte de son cabinet et pourchassa dans les corridors cet homme que dans une pièce de vers flétrissante il appelle :

… le Néron des communaux collèges.

Il s’agit de M. Delebecque, le député actuel, administrateur du chemin de fer du Nord.

Ne pouvant plus rentrer dans l’Université, l’ex-régent, l’ancien Pallicare, le gavottier des îles, se fit professeur libre, libre de mourir de faim, s’il n’avait eu des goûts modestes, de la philosophie et du génie. Il eut tout cela, et je ne crois pas que beaucoup d’hommes en France aient plus industrieusement lutté dans l’ombre, contre la misère.

Il ne s’est jamais mis au lit sans avoir mangé, le Pallicare, et il a toujours eu un coin, caisse ou sépulcre, pour se coucher.

Tout lui a payé tribut : les hospices et les casernes, les tripots, le collège, les religions, le cimetière !

Il a dîné cent fois à la table des internes, dans les différents hôpitaux de Paris. On l’a, comme tant d’autres, admis par complaisance dans des services où il prenait le temps de se refaire.

À la suite d’une maladie de ce genre, il fut admis comme convalescent à l’asile de Vincennes. Il y avait là une bibliothèque et un bibliothécaire ; ce bibliothécaire mourut. Chaque faillit le remplacer.

On le connaît dans les casernes. Il y va donner des leçons de grammaire ou de géographie, raconte l’histoire de l’Empire, sans oublier ses campagnes en Grèce. Il fait des copies de mémoires pour les officiers, aide le sergent-major dans ses comptes, et prête le 101e aux engagés. Aussi la meilleure soupe est-elle toujours pour lui ! Il a le dessus du rata et toujours un verre de mêlé à la cantine. À la porte, les pauvres mendient sa protection, et le sergent qui distribue donne à ceux que Chaque recommande une cuillerée de bouillon et un morceau de plus. Aux grandes fêtes, on l’invite, et on se l’arrache pour le 15 août.

La maison de jeu lui fournit, au matin, le biscuit des décavés fondant dans le madère ou émietté dans le malaga. C’est un bon point pour la journée. Tonifié dès l’aurore, il peut avec ce réconfortant attendre que le dîner arrive.

Les lycées l’ont nourri sept ans, de 1845 à 1852. Modeste, révoqué d’ailleurs, ne pouvant répandre les bienfaits de l’éducation dans les classes purement aristocratiques, il se contentait d’apprendre à lire et compter aux domestiques du lycée Henri IV.

Le concierge était un de ses élèves et le lampiste lui a fait honneur.

Presque tous les subalternes, du reste, venaient lui demander des leçons ou un service. On le chargeait d’écrire les lettres aux parents ou à la bonne amie. En échange, de tous les réfectoires lui arrivaient des rogatons, du pain, des fruits. On lui apportait des casseroles de riz, du mironton, qu’il vidait dans sa redingote et emportait avec le jus et le beurre chez lui. Non seulement il mangeait, mais il pouvait même inviter, recevoir ; on trouvait toujours un peu de sauce dans ses poches.

Les jours de sortie, il était correspondant.

Chaque rôdait au coin des rues qui avoisinent le lycée, et quand des taupins en goguette, qui avaient lâché leur correspondant pour aller Dieu sait où, revenaient sans pilote, sinon sans boussole, il s’approchait, et avec la bonté d’un père, les ramenait dans le droit chemin et les conduisait au parloir. Il faisait ce manège-là avec deux, trois, quatre, retournant son paletot, s’il le fallait, apparaissant en habit après être venu en manteau, imitant au besoin l’Anglais. Il avait des dimanches de quatre francs, quelquefois même de cent sous.

En semaine, il était le Mercure de la division des grands. C’est lui qui introduisait les saucissons dans la place et y glissait les journaux incendiaires. Les garçons qu’il enseignait se faisaient ses complices ; on a mangé beaucoup d’ail et bu à flots le poison des mauvaises doctrines sous son commissionnariat célèbre.

On le payait rarement en argent — des lycéens n’en ont guère ! — mais il héritait des vieux vêtements, tuniques, képis, gilets, culottes.

Je l’ai vu se promener en costume de collégien aux Tuileries, où les lycéens le regardaient avec terreur. C’était en 1859, et Chaque combattait en Grèce en 182… ! Dans quelle classe était-il donc ? Il avait commencé bien tard !

Du reste, il a (et ils sont presque tous ainsi dans ce monde des déclassés), il a la manie de l’uniforme ; car, en 1848, on le vit longtemps flâner en costume d’élève de l’École polytechnique, sans l’épée et en pantoufles.

Un de ses fournisseurs habituels était un cornichon (on appelle ainsi l’élève qui se prépare à Saint-Cyr), un cornichon nommé Romieu, le capitaine qui a été tué à Sébastopol, le fils même du préfet ; et voilà comment s’explique le fameux pantalon à bandes d’argent dont il est parlé au début de cette histoire. Un pantalon du père s’était mêlé aux culottes du fils.

Le marquis de l’Aubépine, qui a été sous-préfet de Montargis, est représenté, lui aussi, dans la garde-robe de l’orientaliste, où se trouvent par douzaines encore, des culottes du temps jadis, des habits d’antan ; les jours de fête publique Chaque s’habille avec la défroque des arrivés. — Superstition qui cache une ambition sourde ! Cet homme n’a pas dit adieu à la vie publique, il attend son heure. Vous verrez qu’un jour il se présentera à la députation dans les Landes.

Quoique élevé dans la religion catholique, Chaque, se faisant un devoir de la tolérance, ne craint pas d’accepter ce que les autres sectes peuvent avoir de bon, et n’en repousse pas, de parti pris, toutes les pratiques.

On le voit à la synagogue, les jours de sabbat, prier, avec les juifs, et se détourner, quand il sort, devant les charcutiers. En sa qualité de Croyant, les fourneaux israélites, institution de bienfaisance, patronnée par les banquiers du judaïsme, lui trempent pour un sou une soupe énorme.

Il a sa bouchée de pain à la communion des protestants, et il communie, suivant sa faim, le même jour, dans tous les temples de Paris.

Il mord, avec la foi d’un fils, dans le pain bénit que la religion apostolique offre aux grand’messes, et les jours de cérémonie, les dames pieuses de Saint-Séverin, Saint-Sulpice, Saint-Thomas d’Aquin n’ont pas assez d’éloge pour sa piété, il n’est bruit que de son assiduité dans les sacristies.

Il n’est venu qu’un Mormon en France. Chaque a trouvé moyen de le connaître, et de dîner avec lui pour se faire expliquer la religion. Il le traîna jusqu’à minuit dans les cafés, sous prétexte qu’il n’était pas encore converti.

Mais où il glane maintenant, c’est sur le chemin du cimetière.

Il a adopté de préférence Montparnasse où sont enterrés les gens des classes simples ; il se poste sur le chemin des enterrements.

Quand un convoi passe, l’ancien Pallicare, le mouchoir aux yeux, tête nue, se mêle, recueilli et grave, au groupe triste des assistants, et, remontant jusqu’aux héritiers, il parle de la personne qui n’est plus.

« Elle avait des vertus sérieuses, dit-il en retenant mal un sanglot. Elle ne peut partir sans un adieu. » Et il propose au parent, dont il serre avec effusion la main, de faire dire un mot sur la tombe.

Il a l’oraison funèbre toute prête, très lisible, et le cousin peut parler lui-même sur le bord de la fosse. Chaque, si l’on veut, mouille le papier de larmes ; si l’on veut aussi, il prend la parole lui-même, et je l’ai entendu, les cheveux au vent, qui, sur le cercueil d’un liquoriste, disait :

« Adieu, Ernest ! Adieu… ou plutôt au revoir dans un monde meilleur ! »

La cérémonie terminée, Chaque replie son oraison funèbre, et suit la famille éplorée chez le marchand de vins, où il suce une cuisse du lapin des morts et dévore mélancoliquement le gruyère des trépassés.

Telle est la profession dernière de M. Chaque, orientaliste, ex-régent, ancien Pallicare, qui s’est inspiré en cela de ses souvenirs de la Grèce antique et de son amour pour la Grèce moderne :

Il est pleureuse à Montparnasse[1].


  1. Chaque a protesté contre cette qualification de pleureuse, et il nous menaça même d’un procès, jadis. J’ai pourtant laissé subsister l’anecdote, car elle n’entache pas son honneur. Faut-il répéter ici, à propos des autres histoires, que j’ai voulu simplement peindre un excentrique et non pas médire d’un brave homme ?