Les Réfractaires/Les Réfractaires

G. Charpentier (p. 3-32).

LES
RÉFRACTAIRES


Sous le premier empire, chaque fois qu’on prenait à la France un peu de sa chair pour boucher les trous faits par le canon de l’ennemi, il se trouvait, dans le fond des villages, des fils de paysans qui refusaient de marcher à l’appel du grand empereur. Que leur faisait à eux, les ébats de nos aigles, au-dessus du monde, que l’on entrât à Berlin ou à Vienne, au Vatican ou au Kremlin ? Vers ces hameaux perchés sur le flanc des montagnes, perdus dans le fond des vallées, le vent ne chassait point des nuages de poudre et de gloire. Ils aimaient, eux, leurs prairies vertes, leurs blés jaunes : ils tenaient comme des arbres à la terre sur laquelle ils avaient poussé, et ils maudissaient la main qui les déracinait. Il ne reconnaissait pas, cet homme des champs, de loi humaine qui pût lui prendre sa liberté, faire de lui un héros quand il voulait rester un paysan. Non pas qu’il frémît à l’idée du danger, au récit des batailles ; il avait peur de la caserne, non du combat : peur de la vie, non de la mort. Il préférait, à ce voyage glorieux à travers le monde, les promenades solitaires, la nuit, sous le feu des gendarmes, autour de la cabane où était mort son aïeul aux longs cheveux blancs. Au matin du jour où devaient partir les conscrits, quand le soleil n’était encore levé, il faisait son sac, le sac du rebelle ; il décrochait le vieux fusil pendu au-dessus de la cheminée, le père lui glissait des balles, la mère apportait un pain de six livres, tous trois s’embrassaient ; il allait voir encore une fois les bœufs dans l’étable, puis il partait et se perdait dans la campagne.

C’était un réfractaire.



Ce n’est point de ceux-là que je veux parler.

Mes réfractaires, à moi, ils rôdent sur le fumier des villes, ils n’ont pas les vertus naïves, ils n’aiment pas à voir lever l’aurore.

Il existe de par les chemins une race de gens qui, eux aussi, ont juré d’être libres ; qui, au lieu d’accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s’en faire une tout seuls, à coups d’audace ou de talent ; qui, se croyant la taille à arriver d’un coup, par la seule force de leur désir, au souffle brûlant de leur ambition, n’ont pas daigné se mêler aux autres, prendre un numéro dans la vie ; qui n’ont pu, en tous cas, faire le sacrifice assez long, qui ont coupé à travers champs au lieu de rester sur la grand’route ; et s’en vont maintenant battant la campagne, le long des ruisseaux de Paris.

Je les appelle des réfractaires.

Des réfractaires, ces gens qui ont fait de tout et ne sont rien, qui ont été à toutes les écoles : de droit, de médecine ou des chartes, et qui n’ont ni grade, ni brevet, ni diplôme.

Réfractaires, ce professeur qui a vendu sa toge, cet officier qui a troqué sa tunique contre la chemise de couleur du volontaire, cet avocat qui se fait comédien, ce prêtre qui se fait journaliste.

Des réfractaires, ces fous tranquilles, travailleurs enthousiastes, savants courageux, qui passent leur vie et mangent leurs petits sous à chercher le mouvement perpétuel, la navigation aérienne, le dahlia bleu, le merle blanc ; des réfractaires aussi, ces inquiets qui ont soif seulement du bruit et d’émotions, qui croient avoir, quand même, une mission à remplir, un sacerdoce à exercer, un drapeau à défendre.

Réfractaire, quiconque n’a pas pied dans la vie, n’a pas une profession, un état, un métier, qui ne peut pas se dire quelque chose, ophicléide, ébéniste, notaire, docteur ou cordonnier, qui n’a pour tout bagage que sa manie, sotte ou grande, mesquine ou glorieuse, qu’il fasse de l’art, des lettres, de l’astronomie, du magnétisme, de la chiromancie, qu’il veuille fonder une banque, une école ou une religion !

Des réfractaires, tous ceux qui n’ayant point pu, point voulu ou point su obéir à la loi commune, se sont jetés dans l’aventure ; pauvres fous qui ont mis en partant leurs bottes de sept lieues, et qu’on retrouve à mi-côte en savates.

Réfractaires, enfin, tous ces gens qui vous ont des métiers non classés dans le Bottin : inventeur, poète, tribun, philosophe ou héros…

Le monde veut en faire des percepteurs ou des notaires. Ils s’écartent, ils s’éloignent, ils vont vivre une vie à part, étrange et douloureuse…

Le réfractaire des campagnes, du moins, a pour lui l’amitié des gens du village, l’amour des belles filles de l’endroit : on en parle dans les veillées ; il trouve toujours sous le ventre de quelque pierre des provisions de poudre ou de pain. Il n’a à craindre que les gendarmes ; et encore s’ils sont trop près, les pantalons bleus, il abaisse le canon de son fusil ; s’ils avancent, il fait feu !

Le réfractaire de Paris, lui, il marche à travers les huées et les rires, sans ruser et sans feindre, poitrine découverte, l’orgueil en avant comme un flambeau. La misère arrive qui souffle dessus, l’empoigne au cou et le couche dans le ruisseau : de vaillantes natures souvent, des esprits généreux, de nobles cœurs, que j’ai vus se faner et mourir parce qu’ils ont ri, ces aveugles, au nez de la vie réelle, qu’ils ont blagué, ses exigences et ses dangers. Elle les fera périr, pour se venger, d’une mort lente, dans une agonie de dix ans, pleine de chagrins sans grandeur, de douleurs comiques, de supplices sans gloire !

Voulez-vous me suivre et faire le chemin ? Il y a des auberges drôles sur la route.


I


Je les reconnaîtrais entre mille, ces réfractaires !

Ce paletot de coupe ambitieuse, brûlé par le soleil et fripé par la pluie ; ce pantalon qui fut gris perle, cet habit à queue de morue dessalée par la misère, qui a déjà servi trois carêmes, sous lequel je l’ai vu trotter l’automne dernier par l’orage, cet hiver sous la neige ! Et la chaussure ! toujours étrange ! des souliers de bal, des bottes de pêcheur, des bottines de femme, ce qu’ils trouvent ! — des pantoufles, quand il y en a. Mon Dieu oui ! j’en ai vu qui ont ainsi traversé la vie — en voisin — en pantoufles et en cheveux. J’ai connu des chapeaux trop larges, donnés par une grosse tête, qui ont été tenus à la main pendant des semaines, des mois, des années. J’en ai connu qu’on n’ôtait jamais parce qu’ils battaient de l’aile, et qu’il aurait fallu les prendre par le tuyau pour présenter ses civilités. Ceux qui le savaient, d’en rire, et les réfractaires aussi ! Pour dissimuler leur misère, ne pas la porter comme un joug, ils la portent comme une fantaisie. Ils prennent des airs d’inspiré ou d’excentrique, de farceur ou de puritain — Diogène ou Brutus, Escousse ou Lantara. Ils cachent sous le voile de l’originalité leurs angoisses et leur honte, dussent-ils donner des coups de canif dans des bottes neuves pour excuser les trous des souliers passés et des bottines à venir. Ils consentent à passer pour fous, à condition de paraître moins pauvres ; ils laissent dire qu’ils déménagent, pour avoir l’air d’avoir des meubles.

Voilà l’histoire de bien des tournures étranges et de plus d’une tête à la Juif-Errant. Il y a des barbes qu’on laisse traiter de socialistes, parce qu’il en coûte trois sous chaque fois pour se faire raser, et que l’on soupe avec trois sous dans une chambre de réfractaire.

Entre eux, du reste, et le pauvre banal, existe la différence de l’esclavage au vaincu. Ils n’ont point l’air de mendiants, mais d’émigrés. Leur origine se trahit plus fièrement encore dans les rides de leur visage ; j’y lis autre chose que les angoisses d’un corps qui souffre, j’y lis les douleurs de l’orgueil blessé.

Ils rient pourtant : il le faut bien ! — S’ils ne mettaient jamais de masques, s’ils n’attachaient pas de grelots à leur bonnet vert, leurs visages pâles nous feraient peur, nous ne voudrions pas frotter nos habits à leurs haillons, notre ennui tranquille à leur tristesse pleurarde et bête ; leur excentricité fait passer leur misère, jette des fleurs sur leurs guenilles. Ils rient, c’est là leur courage et leur vertu ; c’est souvent pour ne pas pleurer. Ces rires-là, je les connais : ils valent les larmes des crocodiles.


COMMENT ILS DÎNENT


Comment ? je me le demande quelquefois avec effroi. J’ai le vertige à descendre dans ces estomacs vides. J’ai connu des gens qui n’ont jamais reçu un sou du pays, qui n’ont pas gagné mille francs, que dis-je ? cent écus dans le cours de leur existence, qui n’ont point, que je sache, tué ni volé, et qui ont vécu ainsi des huit, dix, douze années, avec des bissextiles dans le nombre.

Comment ils font pour ne pas mourir ? Ils ne pourraient eux-mêmes vous le dire ! Leur union fait un peu leur force. Ils se connaissent tous dans cette Vendée ! Poètes crottés, professeurs dégommés, inventeurs toqués, sculpteurs sans ciseau, peintres sans toile, violonistes sans âme, ils se rencontrent fatalement, un jour, une nuit, à certaines heures, dans certains coins, sur la marge de la vie sérieuse ; ils se sentent, se reconnaissent et s’associent : ils organisent la résistance, ils collaborent contre la faim.

L’un fait le plan, l’autre les courses. Ils ont le nez fin, les chouans ! Ils flairent une tranche de gigot à une lieue du manche ; ils savent débusquer, ramener, prendre un gîte, attraper au vol un déjeuner à la fourchette ou un dîner au chocolat — comme ça se trouve. Une choucroute un soir, une soupe à l’oignon un matin, un ordinaire par-ci, de l’extraordinaire par-là…

C’est un diplôme qu’on arrose, des frais d’examen qu’on mange ; il est de toutes les folies et de toutes les fêtes, le réfractaire ! Il paye sa place par des bons mots, raconte des histoires de journalistes, dit des vers au dessert.

Il y a les hasards heureux, le duel où l’on est témoin, le dîner à l’hôpital avec l’interne, avec le sous-officier à la cantine.

C’est quelquefois un homme à l’aise, gêné un moment, qui vient associer sa détresse ignorante et timide à leur misère audacieuse et savante, chez qui l’on trouve toujours quelque chose à vendre : un paletot, des bouteilles vides, une pipe turque…

Tous les ridicules humains lui payent tribut, au réfractaire.

Artistes et bourgeois, poltrons et matamores, sages et fous, quiconque a des vers à lire, une histoire à placer, une femme à maudire, le monsieur qui joue à l’artiste, l’homme qui veut avoir un organe, lâches dont on prend les querelles, ivrognes dont on tient la tête, philosophes dont on est le Greppo, tous ceux qui ont besoin d’un coup d’épaules, d’un coup de main, d’un éloge, d’une consolation, d’un service, le trouvent là pour partager la soupe et l’émotion. Calembours dont on rit, vers qu’on admire, manie qu’on flatte, bosse qu’on gratte, soupers d’adieu, dîners de fondation, repas de noces, lapins d’enterrement :

Voilà !

Il découpe son pain dans les travers des uns, dans les vices des autres, il déjeune d’une joie et dîne d’une tristesse. Insensible, du reste, comme la pierre, il ferait du vin avec des larmes. S’il tombe du ciel un peu de cuivre, il va s’asseoir, le réfractaire, dans une de ces gargottes où nagent sur le devant, dans les saladiers à coqs bleus et les assiettes ébréchées, des haricots à l’huile, des épinards à l’eau et des poires au vin. Des hommes de vingt-cinq ans, taillés pour faire des sous-préfets, des députés et des magistrats, je les ai vus entrer dans des crémeries de la rue du Four-Saint-Germain, leurs œuvres sous un bras, une livre de pain sous l’autre, comme des maçons : ils vont se faire tremper la soupe et attaquer un bœuf — nature ou aux pommes — qui m’effrayerait moins, vivant et furieux, dans les arènes de Madrid.

Ils pouvaient être si heureux ! Les arbres sont si verts au pays, le vin si frais, les draps si blancs ! Mais non : vienne la faim, vienne le froid, on ne pensera pas aux grands feux qu’on fait là-bas, aux dîners du dimanche, avec la poule bouillie dans la marmite et le gigot cuit au four. On préfère rôder dans la neige, la faim au ventre, mais la flamme au cœur !

On se croit libre !

Ils se disent libres !


OÙ ILS LOGENT


Dans des rues tristes, des coins sales, des hôtels borgnes, dans l’escalier d’une maison neuve, dans le fauteuil d’un vieil ami.

J’ai eu pour voisin pendant plusieurs mois, dans cette grande Bibliothèque de Sainte-Geneviève, un réfractaire qui, tous les soirs à dix heures, quand on fermait, prenait son chapeau — la rue d’Enfer, et partait pour Versailles. C’était pendant l’hiver terrible de 1853. Un de ses amis, garçon à l’aise, qui avait loué à l’année, de ces côtés, un pavillon et un jardin, lui laissait sa clef en décembre, et il allait là par dix-sept degrés de froid, toutes les nuits. Une fois il trouva un homme, un paysan, étendu au milieu de la route, déjà à moitié couvert par la neige. Il se pencha vers lui, reconnut qu’il vivait encore, souffla dessus, pressa ses mains, mais il sentit le frisson le gagner, son sang se glacer : il eut peur de mourir aussi, il continua sa route au trot et laissa mourir l’autre.

J’en ai vu de plus tristes ! J’ai vu des gens qui nous valaient s’ensanglanter les mains contre les murs d’un cimetière pour aller coucher entre les tombes ! Si on les eût surpris, on aurait cru qu’ils venaient couper les doigts à bagues ou violer les mortes.

Car il faut un asile !

Chacun, gâcheur de plâtre ou gâcheur de vers, homme ordinaire ou phénomène, doit avoir quelque part, à deux pouces ou deux cents pieds au-dessus du sol, au rez-de-chaussée ou au neuvième étage, au moins un coin, une niche, un trou où se loger, un grabat, une malle, un tonneau, un cercueil.

Oh ! les angoisses des nuits blanches, qu’ils appellent, eux :


LES NUITS NOIRES


Le lit a fui ; on n’a voulu le coucher nulle part, le réfractaire : l’un a dit qu’il avait sa femme ; chez l’autre, on ne l’a pas laissé monter.

Il s’en va rôdant à la porte des cafés, brasseries ou bouges que la police garde ouverts pour y ramener son gibier ; espérant toujours trouver un abri. Mais rien ne vient : les étudiants ont pris leur dernière chope, le verre de vieille ; ils sortent, se cognent un peu et rentrent. Le silence se fait, et l’on n’entend que le pas dur des sergents de ville, qui battent le pavé en causant bas. Encore cinq heures à passer ; les heures, ces éternelles ennemies qu’il faut voir mourir, qu’il faut tuer dans l’ombre, sans que la police entende !

Quand apparaissent les agents en burnous noir, le réfractaire doit trouver la force de hâter le pas, prendre une allure honnête, l’air pressé ; si c’est la seconde fois qu’ils le rencontrent, chantonner un air égrillard, faire mine de zigzaguer comme un homme ivre qui ne trouve plus son chemin.

Il s’éloigne, va devant lui, s’asseyant, quand il ne voit plus de tricorne, sur les marches des escaliers qui mènent sous les ponts, en face de l’eau qui coule et invite au suicide !

Quelquefois il fait mauvais. La pluie tombe, traverse les habits, glace les reins : — il faut marcher quand même, la chemise collée toute froide à l’échine, la tête et les pieds dans l’eau ! C’est par ces nuits sombres qu’ils vont à la campagne, les réfractaires, qu’ils vont visiter les bois de Boulogne et voir le lever du soleil à Montmartre. C’est un but, cela prend du temps, fait marcher plus vite. On a la chance de trouver contre les murs des fortifications une crevasse, un trou, où blottir son corps gelé, éponger ses guenilles, mettre ses pieds dans ses mains pour les réchauffer ; la banlieue est bonne par ses temps-là ! il n’y a dehors dans la campagne que les malfaiteurs et les réfractaires.

Ils reviennent au petit jour, les cheveux ruisselants sur les tempes, le chapeau déformé, les basques honteuses, sales, trempés de boue, pour aller dormir, si cela se peut, sur une chaise, chez quelque ami qui veut bien les recevoir dans cet uniforme de noyé ! C’est horrible, n’est-ce pas ? ce noyé a fait ses classes, il a eu tous les prix au collège, on a dépensé vingt mille francs pour l’instruire, il a été reçu bachau avec des blanches à Clermont, où l’on disait dans la salle qu’il serait ministre.



Les réfractaires à chevrons, ceux qui ont déjà roulé, ont leurs entrées dans quelque cercle, maison de jeu autorisée, où l’on bat les cartes toute la nuit. Ils montent, se confondent avec les parieurs, parlent veine, erreur, coup dur ; le chef de cagnotte les croit à la partie, et ils restent là debout contre les chaises, avec des crampes dans les jambes, le désert dans la gorge, le ventre plat et le cœur gros ! Il y a des gens qui n’ont eu durant des mois entiers d’autre logement que le canapé fané du cercle, où ils se jetaient négligemment comme pour reprendre haleine après une déveine, et ils dormaient ainsi, entre deux décavés, d’un sommeil malsain, jusqu’à ce que, faute de joueurs ou d’enjeux, la partie s’arrêtât. Alors, par quelque temps qu’il fît, par la pluie ou la neige, dans la boue ou la glace, il fallait partir, les pieds gonflés, les genoux brisés, frissonnant au froid du matin, grelottant la fièvre dans cette redingote blanchâtre, tunique de Nessus râpée qui ne se détache que par lambeaux ; quand la peau a mangé le drap : les habits s’usent vite dans cette éternelle familiarité, et les pantalons écarquillent, derrière, des yeux étonnés.

Vers six heures, les églises s’ouvrent : le réfractaire entre, prend de l’eau bénite et va s’asseoir au fond de quelque chapelle, où il dort jusqu’à ce que les loueuses de chaises le dérangent. Il se lève alors, et se traîne en s’appuyant contre les parapets, en s’affaissant sur tous les bancs. Les boutiquiers, en voyant passer quelques-uns de ces pauvres diables, les yeux rouges et les mains sales, chemise fripée et souliers crottés, disent que ce sont des journalistes qui viennent de souper chez des actrices.


II


Qu’il travaille, direz-vous, pour avoir un lit, des chemises, du pain ?

Est-ce quand il rentre le matin de sa course nocturne, quand il a frissonné six heures de froid, de fatigue et de peur, quand il vous arrive, l’œil creux, les genoux tremblants, ne demandant qu’un bout de tapis où étendre son corps brisé, est-ce alors que vous lui clouerez la plume aux mains en le souffletant de votre mépris, si sa paupière alourdie s’abaisse ? Est-ce quand la faim le talonne, le fouette au ventre, le chasse hâve et hagard à travers la rue à la poursuite d’un morceau de pain ? Vous ne voyez donc pas qu’il chancelle ? Voilà deux jours que l’estomac chôme ! Si ce soir il n’a pas mangé, demain il est mort.

Travaille : est bien facile à dire !

Mais où ? chez qui ? rue Saint-Sauveur ou rue Plumet ? S’il savait faire quelque chose, un étalage, une addition, la place, la vente, mesurer du drap, pincer le tissu, tenir les livres, le carnet, la caisse ! Il ne sait rien, le pauvre diable, qu’un peu de latin et de grec, qu’il vendra au mois, à l’heure, sous forme de leçons. Où les trouver ? J’admets qu’il ait mis la main sur un élève ; — marché conclu, chose dite ; rendez-vous pris : — tout cela lettre morte, chance vaine, s’il a les pieds dans la misère ! Inutile tout son courage, stériles ses espérances ; les souliers crèvent, le pantalon sourit, le linge manque. Il faut boucher ces trous, combler les lacunes, sauver la mise ! Les amis sont là, il court chez l’un, chez l’autre, ici, là-bas. Mais c’est à midi qu’on l’attend. Il n’a encore qu’une redingote trop étroite et un gilet trop court. Que faire ? S’y rendre ainsi vêtu pour amuser les domestiques et épouvanter les parents ? Il n’ira pas, moins par orgueil que par raison ; il sait bien qu’on le congédiera s’il fait rire ou s’il fait pitié.

Et puis, c’est le temps qui manque ! C’est si long à trouver, du pain ! À l’heure où luit une espérance, où une porte s’ouvre, où surgit une chance, c’est à cette heure-là que la faim arrive, à cette heure-là que déjeune l’ami chez qui l’on trouve une côtelette tous les lundis. Il balance, il hésite, il fait un pas vers la leçon, un pas vers la table d’hôte ; l’estomac l’emporte, il se décide pour l’ami. Pendant le cours de ces hésitations, l’ami déjeune, sort de table, « il doit être au coin de la rue. » L’affamé de courir ; il regarde, il appelle. Personne ! Voilà une côtelette manquée, une leçon perdue.

Reste le métier triste de maître d’études : — trente francs par mois, un peu moins d’un sou l’heure ! Encore faut-il qu’il ait le courage d’accepter cette vie avant que la misère l’ait marqué. Le placeur, Justin, Constant ou Voituret, ne lui donnera pas de lettre de crédit s’il ne lui voit pas de chemise. Le ferait-il ? Peine perdue ! L’éleveur, après avoir toisé cet homme timide et laid sous ses guenilles, le reconduira jusqu’à la porte en disant « qu’il a son affaire. » S’il le garde, par besoin ou pitié, ce malheureux sera le jouet, la victime, le chien des enfants. Ils lui demanderont l’adresse de son chemisier, où est sa malle ; un beau jour ils lui cacheront sa culotte pour qu’il ne puisse pas se lever, et attendront qu’il pleure pour la lui rendre !

Mieux vaut gâcher du plâtre, décharger les camions, faire des déménagements dans la banlieue ! Ah ! sans doute ! s’il y avait de l’ouvrage pour eux, s’ils pouvaient quelquefois gagner leur dîner à la force des reins, ces bacheliers sans emploi, combien en verrait-on, le soir, la sangle au cou, les crochets à l’épaule, tirer sur des charrettes en soufflant, ou chanceler sous des fardeaux ! Mais que l’un d’eux aille s’offrir à servir les maçons ou à porter des malles, on regardera ses mains blanches, son habit fripé ; les goujats lui jetteront du plâtre, les commissionnaires lui donneront « une roulée, » si le sergent de ville ne l’empoigne d’abord, en lui demandant ses papiers. Où est son livret, où sa médaille ? Qu’il la demande, diras-tu ? Et tu le voudrais, misérable, tu voudrais qu’il en fût là, ton ancien ami de collège ? Tue-le, mais ne le regarde pas mourir.


OÙ ILS TRAVAILLENT


Ils écrivent dans les encyclopédies, dictionnaires, biographies, à deux liards les cent lettres ; dans les journaux de demoiselles, à trois francs la colonne.

Ils font, pour les compositeurs de la rue, des paroles de romances, gaies, tristes, sentimentales ou polissonnes.

Pour 15 francs, ils livrent une pièce au Café des Aveugles ; pour 20, ils envoient une chronique hebdomadaire à la feuille la plus lue de Monaco.

J’en connais qui font des brochures pour des Valaques, ou des sermons pour les curés de la banlieue.

Un autre a la réputation pour les exposés de système, les prospectus de charlatans, les visions d’illuminés.

Toasts, pour banquets, mots drôles, oraisons funèbres, sonnets pour femme, oncles et grands-parents, ils brochent tout cela si l’occasion se présente. Compliments, épigrammes, chansons pour Paris et les départements ; — deux louis pour quatre couplets contre la femme du notaire ou sur la bonne du juge de paix.

Et le courant !… les volumes qu’on lave, ceux qu’on blanchit, thèses, souvenirs, voyages, impressions d’idiots…

Une préface aux poésies d’un petit jeune homme, c’est vingt francs ; au bouquin d’un maniaque, c’est quarante.

Il y en a qui font les livres des autres, tout entiers, pour un morceau de pain ; six mois de nourriture, deux termes payés !

Ceux qui ont une belle main vont copier chez Panisse ou chez Capitaine ; en travaillant onze heures, on se fait cent sous.

Enfin deux industries fameuses, celles des passeurs et des bondieusards.

Les passeurs, des fils de boulangers qui veulent bien, à six cents francs, passer le baccalauréat pour des vicomtes, se substituer à eux pour leur avoir ce parchemin qu’ils ne peuvent gagner eux-mêmes ; métier dangereux depuis que la cour d’assises s’en mêle !

Les bondieusards, profession qui n’est pas dans le dictionnaire, ni dans le paroissien. La bondieuserie, cependant, fait vivre plus d’un chrétien. N’importe qui pouvait faire cela, pourvu qu’il ne fût pas peintre. Il s’agissait de colorier les images qu’on vend dans les campagnes : agneau pascal, cœur de Jésus, brebis du Seigneur… Un bondieusard habile pouvait faire ses six douzaines dans un jour. Un bondieusard passable, ni trop coloriste, ni trop voltairien, pouvait gagner son salut dans l’autre monde et ses quarante sous dans celui-ci. Il y avait des commerçants qui ne connaissaient ni les couleurs, ni l’Évangile ; ils faisaient des saint Joseph jaunes et des enfers roses.

À côté des bondieuseries, le bondieutisme, la religion des gens qui se convertissent en hiver et redeviennent impies en été ! J’en ai connu plusieurs qui, à l’époque des grands froids, se réfugiaient dans les bras de la religion, — près du réfectoire, autour du poêle. Ils engraissaient là dans l’extase ! Quand ils avaient deux mentons, et qu’ils voyaient, à travers les barreaux de la cellule, revenir les hirondelles, ils sortaient et allaient prendre l’absinthe au caboulot !


III


Chose singulière ! et bien faite pour étonner les gens non initiés aux secrets douloureux de cette vie étrange ! Ces pauvres diables qui n’ont pas de quoi acheter du pain, qui ne trouvent pas dans leur oisiveté éternelle une heure pour travailler, écrire, sculpter ou peindre, on les voit promener leur misère à travers tous les débits de prunes et achever d’user leurs manches sur les tables de marbre des cafés ! Nous insultons à leur paresse, nous croyons à leurs vices. — Attendons pour les condamner ; plaignons-les avant de les flétrir ! Ils se font là une santé de quelques heures, une jeunesse d’un moment, ils guettent au passage le souper pour le soir ou le matelas pour la nuit prochaine ! ils jouent avec la tradition. Ils prennent leur demi-tasse avant dîner, puis ils ne dînent pas ; le public s’y trompe, leur estomac aussi. Ils trouvent des glorias ; ils ne sauraient trouver du pain. On peut avouer que l’on manque du superflu, non du nécessaire. — On peut dire qu’on a soif, mais non pas qu’on a faim.

Au café la joie, l’oubli, les rires et les chansons ; là-bas, au contraire, dans la rue triste, à quelque sixième, un taudis, la Sibérie en décembre, les plombs de Venise en été ! On a peine à quitter cette atmosphère tiède et joyeuse, pour remonter jusqu’à son trou, et, arrivé là, se mettre devant sa table avec tout ce qu’il faut pour écrire. L’a-t-on toujours seulement ! Un soir, c’est le papier qui manque, une autre fois l’encrier qui est vide ; combien de demi-volontés, d’intentions presque courageuses, arrêtées ainsi par le sot détail, piquées aux flancs par ces misères, qui chancellent, qui tombent, faute d’un peu de bois dans l’âtre ou d’une bougie dans le chandelier !

Il faut un fameux courage, allez ! pour s’enterrer vivant dans un cabinet de dix francs, sans air, sans feu — sans tabac — en face de soi, pour lutter là seul avec sa pensée, pour faire jaillir de son cœur ulcéré des phrases joyeuses ou des pages sereines. Lutte douloureuse où le doute vient encore donner son coup de poignard !

Ces articles, ces pièces, ce roman, ces vers, quand seront-ils acceptés, imprimés, payés ? Quand ? Dans six semaines, six mois, un an peut-être ! Que de saucisses à chercher ! Seront-ils reçus seulement ? Pour qu’ils le soient, n’étouffera-t-il pas, cet affamé, ses cris les plus éloquents, ses inspirations les plus courageuses ? Ne craindra-t-il pas, s’il ne casse les ailes à ses idées, d’épouvanter les éditeurs prudents, les journaux timides ? Je le vois d’ici lâche devant son âme, jetant des cendres sur sa phrase et des fleurs sur ses haines !

Personne à ses côtés qui le console, l’encourage, l’embrasse ! Rien. Rien que le spectre des hontes bues, des maux soufferts, les yeux qui pleurent, l’estomac qui se plaint ! Ah ! qu’elles sont tristes, ces soirées, entre les murs enfumés des garnis, où, au bruit monotone du vent qui passe ou de la pluie qui tombe, ils égrènent le chapelet des souvenirs cruels que la misère leur cloue au flanc, ces réfractaires ! Solitude qui ne se peuple que de regrets, silence où l’on n’entend que la voix rauque du remords !

Il leur faut les milieux agités et bruyants où leur douleur se perd dans la gaieté des autres…

De cette vie factice, aux joies fausses, se dégage, hélas ! une vapeur malsaine, non point vraiment une odeur de débauche, mais comme un parfum fatal de liberté. Les têtes ne se troublent pas, mais les esprits se grisent. Après avoir pataugé toute la journée dans la boue — jusqu’au cœur — ils viennent là s’enfoncer dans la discussion jusqu’au cou, faire brûler leur petit verre et flamber leurs paradoxes ; montrer qu’eux, les mal chaussés, les mal vêtus, ils en valent bien d’autres, « ils ont quelque chose là. » Les vaincus du matin deviennent les vainqueurs du soir. La vanité y trouve son compte ; ils s’accoutument à ces petits triomphes, à ces orgueilleux bavardages, à ces dissertations sans fin, aux témérités héroïques. De cette table d’estaminet, ils font une tribune où la chope de Strasbourg joue le rôle du verre d’eau sucrée parlementaire. Ils parlent là, sous le gaz, les livres qu’ils devraient écrire à la chandelle ; les soirées s’achèvent, les jours se passent : ils ont causé trente chapitres et n’ont pas fait quinze pages !

On les appelle des roués, ce sont des dupes ; des débauchés, ce sont des fous.



Qu’il leur arrive un jour de boire un peu de vin et de découper « une dinde, » on crie au scandale, à l’orgie ; « À la Tour de Nesle ! »

Parce qu’ils auront bien dîné un soir, on oubliera qu’ils ont mangé à peine depuis des mois ; on leur jettera au nez, s’ils viennent dire qu’ils ont faim, ce Balthazar à cent sous par tête, cette soirée à vingt sous l’heure.

Et quand même ?

Quand même une fois, d’aventure, ils enverraient la tristesse au diable, demanderaient des radis, feraient sauter un lapin, prendraient du dessert, du café, la consolation, la rincette ; quand ils achèteraient un londrès ou « se paieraient » un fiacre, eux qui avalent à pleins poumons l’air lourd et malsain des rues sombres, l’air étouffant des chambres tristes ! Quand ils consacreraient, les prodigues, 20 sous à un bouquet, 5 fr. à un orchestre pour voir un peu comment sont faits les théâtres sur lesquels ils mettront un jour leurs souvenirs en scène et vos préjugés en péril, faut-il les insulter et calomnier leur joie d’une heure ! Dans le dernier hameau de mon pays, on boit bien du vin quelquefois, on tue un cochon tous les ans, il y a six pouces de boudin pour les pauvres. Le cordonnier fait le lundi, le galérien a des dimanches, le soldat son 15 août. Ils n’auront donc, eux, ni repos, ni oubli, ni lundi, ni boudin ! Comment ! pendant les semaines, ils ont mangé du fromage d’Italie sur du pain de seigle, bu de la boue ; — ils ont le dégoût de leur pâtée, la nostalgie des viandes rôties…

Ah ! comme une goutte de vin pur lui ferait du bien !

Va, bois-en plein ton cœur, plein ton verre, pauvre diable, tu l’as bien gagné !

Interdites au réfractaire, les distractions pures, les joies fraîches !

Ces parties d’été dont parlent les livres, ces courses folles dans la campagne, les dimanches du bois de Crillon, les vendredis saints de Musette, j’en sais qui ne les ont point connus ! Si l’on avait vingt sous, c’était pour acheter du pain ou retirer une chemise. Le beau voyage sous un ciel de plomb, par des chemins pierreux, dans des souliers troués ! Ne pas pouvoir s’asseoir sous les tonnelles, boire un verre de vin jeune et manger des fraises ! S’en aller, à travers champs, la langue sèche, les pieds en sang, le ventre vide ! Inquiéter les populations, faire aboyer les chiens et réfléchir les gendarmes !

Un jour qu’on me savait cinq francs, quelques réfractaires me firent payer la campagne. Avec leurs cheveux longs, leurs mines hâves, leur gaieté lugubre, ils firent peur aux paysans. On se signait sur notre passage, on en parle encore dans Chatenay. On dit que des hommes venus on ne sait d’où passèrent en 18… dans le village, et qu’ils empoisonnèrent les fontaines…

Jamais un éclair de gaieté, un rayon de jeunesse ! pas même une fleur dans un verre, un œillet rouge, un lilas blanc, un pauvre petit bouquet de violettes d’un sou !

On maudit le soleil quand il arrive ; le soleil qui fait pousser les feuilles et les roses, mais qui fait aussi reluire les taches et roussir les chapeaux, qui éclaire à grands rayons la détresse de ces vaincus ! Mieux valent encore les jours tristes : les jours de glace, où le froid fait les rues vides ; les jours de pluie, où toutes les hardes sont égales devant la boue ; temps sombres qui permettent les chemises douteuses et les chaussures fatiguées ! Dans la neige, au moins, on ne voit pas qu’il n’y a plus de semelles.


IV

Comment ils finissent ?

C’est l’hôpital qui en prend encore le plus grand nombre : la misère les tue l’un après l’autre. On dit qu’on ne meurt pas de faim. On se trompe. Seulement on y met le temps : dix, douze ou quinze ans, suivant la chance. Un beau jour, ils se sentent la gorge sèche, la peau brûlante ; ils crachent, ils toussent — cela ennuie les voisins — ils vont à la Charité, en sortent, y retournent et meurent. Dans la poche de leur paletot ils laissent une pipe à moitié bourrée, un drame à moitié fini ; quelque manuscrit au fond d’une malle, dans un hôtel garni, d’où ils sont partis sans payer ; un bonhomme en plâtre dans l’atelier d’un camarade qui les laissait le jour près de son poêle et la nuit sur son canapé. Voilà tout.

Un soir, dans une brasserie, un ami dira à travers la table : « Vous savez un tel ? il est mort. — Tiens… pauvre diable, il était drôle. — Baptiste une canette ! »

Quelques-uns sont allés, un jour qu’ils étaient plus tristes, se tuer dans un coin, d’un coup de couteau dans le cœur ou d’une balle dans la tête.

D’autres sont revenus clopin-clopant au village, où la mort les a faits héritiers d’un coin de champ, d’une masure avec un jardin ; ils vont causer avec les anciens sur le banc de pierre, à la porte du Lion d’or, et regardent passer les diligences.

Les lettrés, ceux qui arrivaient à Paris pour être ministres de l’instruction publique, ceux-là partent comme professeurs de sixième, dans un collège communal de l’Auvergne ou des Landes ; ils mettent une calotte noire, portent des socques et écrivent dans le journal de la localité. — Ils finissent toujours par battre le principal.

Les inquiets, les ardents, les hommes d’action ceux-là s’éloignent quand les cheveux blancs arrivent, sans qu’ils soient encore chefs d’une armée de volontaires, capitaines de bandits aux Batignolles, faute de mieux ! Tristes d’avoir épuisé leur jeunesse dans une lutte sans témoins, contre des dangers sans grandeur, sous un ciel gris, ils s’en vont au pays du soleil et des aventures, dans les nouvelles Californies qu’on découvre, sur les côtes brûlées du Mexique, dans les pampas de la Plata, avec Santanna ou Geffrard, Raousset-Boulbon ou Walker, n’importe, pourvu qu’il y ait à jouer avec la mort ! De rudes gars, ces coureurs de batailles ! Donnez-moi trois cents de ces hommes, quelque chose comme un drapeau, jetez-moi sur une terre où il faille faire honneur à la France, dans les rues de Venise, si vous voulez ! jetez-moi là sous la mitraille, en face des régiments, et vous verrez ce que j’en fais et des canons et des artilleurs, à la tête de mes réfractaires !

Quelques-uns regardent au ciel du fond de l’abîme, appellent Dieu à leur secours, et vont un soir frapper à la porte d’un de ces couvents où rôdent dans des linceuls blancs ces morts dont le cœur bat encore.

J’en ai vu entre deux mendiants au dépôt de Saint-Denis, entre deux gardiens dans la cour des fous, à Bicêtre !


V

— Voilà pourtant où ils en arrivent, pour avoir voulu jouer avec les préjugés du monde. À une mort bête, affreuse, par des sentiers boueux, seul, isolés, maudits, sous l’uniforme des pauvres.

Une fois endossé, l’uniforme, c’est comme la chemise de soufre au dos des condamnés, qui les brûlait vivants. Chaque effort fait pour déchirer ce manteau arrachera un cri de douleur, une larme, un sanglot ! Les souffrances des suppliciés duraient un moment — le temps qu’il faut pour rôtir un homme ; les leurs, celles de ceux dont je fais l’histoire, durent des années — le temps de consumer une âme. Ceux que l’on traîne dans des charrettes, les lâches qui ne savent pas mourir, qui sont déjà des cadavres quand arrive le châtiment, ceux-là ne hurlent pas sous la main du bourreau. Il en est aussi, dans ce milieu, qui n’ont pas conscience de leur supplice. Ceux qui ne se sentent pas vivre ne peuvent pas se sentir mourir. Mais ceux qui ont toujours l’orgueil ouvert comme un œil fauve, les gens qui deviennent pâles quand on les plaint, croyez-vous qu’ils souffrent, ceux-là !

La guerre rogne un peu ses héros ; on nous coupe, au lendemain d’une victoire, une jambe, un bras, on nous met des yeux de verre et des mentons d’argent. Une fois le coup de scie donné, tout est dit. Mais le cœur mutilé, lui, poignardé dans cette lutte sourde, atteint par les coups de feu de la vie, on ne l’arrache pas de la poitrine pour en clouer un autre. — On ne fait pas des cœurs en bois. — Il reste là attaché, saignant, avec le poignard au milieu. Riches un jour, célèbres peut-être, ils pourront, ces blessés des combats obscurs, parfumer la plaie, éponger le sang, étancher les larmes ; le souvenir viendra toujours ouvrir les cicatrices, arracher les bandages ! Il suffira d’un mot, d’un chant — joyeux ou triste — pour réveiller dans ces âmes malades le fantôme pâle du passé !

Les maladroits !

Que leur demandait-on ? — D’être quelque chose dans la machine, clou, cheville ou marteau, cinquième roue à un carrosse, n’importe ! La société n’y regarde pas de si près, pourvu qu’on ne donne point le mauvais exemple, qu’on ne soit point pour elle un danger.

« Avec ou contre moi ! » telle est son inexorable devise. — Ayez un état, un métier, une enseigne. Qui vous empêche ensuite d’avoir du génie ?

Elle a raison, toujours raison. — Malheur à qui repousse ses avances et veut marcher hors du chemin que la tradition a creusé !

Ou la grand’route ou le ruisseau !

Pour y rouler, dans ce ruisseau, où j’ai vu barboter tant d’âmes, qui furent, m’a-t-on dit, fraîches et fières, il suffit qu’un matin le pain manque et qu’on attende jusqu’au soir pour essayer d’en gagner. S’il hésite une heure, s’il est lâche un moment le réfractaire, tout est dit — eût-il du talent comme quatre, les vertus d’un héros, la santé d’un athlète.

En vain il se repentirait et crierait grâce ! Il est trop tard, la misère le tient, elle l’avalera tout entier. Il a beau se débattre dans ses angoisses, il est pris dans les herbes, il enfonce dans la vase ; garçon flambé,

Un homme à la mer !