Les Réformes de l’Enseignement supérieur/02

Les Réformes de l’Enseignement supérieur
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 905-934).
◄  I
LES RÉFORMES
DE L’ENSEIGNEMENT

II.
L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.

I. Statistique de l’enseignement secondaire en 1865. — II. De l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, par MM. Demogeot et Montucci, 1868. — III. L’Éducation homicide, par M. de Laprade, 1868. — IV. Le Baccalauréat et les études classiques, par le même, 1869. — V. La Part de la famille et de l’état dans l’éducation, par M. E. Renan, 1869.

Quand la Revue s’est occupée l’an dernier des projets de réforme de l’enseignement supérieur, cette question agitait l’opinion publique; elle venait d’être discutée au sénat, elle avait animé la jeunesse des écoles, elle divisait les journaux, elle était une sorte de champ de bataille où deux partis puissans et acharnés se rencontraient pour se combattre. L’enseignement secondaire, celui qui se donne dans les lycées et les collèges, ne soulève pas aujourd’hui les mêmes passions. Les débats dont il a été l’occasion il y a vingt ans ont cessé. Les ennemis qui se disputaient à ce moment l’éducation de la jeunesse ont été mis d’accord par la loi de 1850, ou, si leur haine subsiste, elle est plus secrète. Je ne crois pas qu’on s’aime davantage, mais on se supporte; c’est un progrès, et l’on vit côte à côte dans une sorte de paix armée, sans faire de ces éclats qui éveillent l’attention de la foule. On trouvera donc peut-être qu’une étude sur notre enseignement secondaire présente moins d’intérêt, ou, comme on dit, moins d’actualité que celle que nous avons faite l’an dernier sur l’enseignement supérieur. Je ne pense pas pourtant qu’elle soit sans profit, et le moment me semble bon pour l’entreprendre. Les questions gagnent à être examinées dans le recueillement et le calme, loin de ces entraînemens de la lutte qui amènent inévitablement les deux partis à fermer les yeux à la vérité et à résister à la justice. C’est ce qu’ont pensé quelques bons esprits qui ont voulu profiter de cet apaisement momentané pour demander qu’on fît dans notre enseignement secondaire quelques réformes qu’ils jugent indispensables. Le dernier ministre de l’instruction publique, M. Duruy, n’était pas de ceux que les réformes effraient. Il n’avait pas cette superstition du passé qui veut nous contraindre à en respecter même les erreurs. Personne n’a cherché avec plus d’ardeur et de conscience que lui à corriger les imperfections de notre enseignement, et sur beaucoup de points il a trouvé des remèdes efficaces qui, je l’espère, lui survivront. Tout le monde lui rendra au moins cette justice que, contrairement aux habitudes de l’administration, qui se réjouit du silence, il aimait à provoquer la discussion, il laissait les opinions se produire librement, et ne regardait pas comme une faiblesse de demander des conseils et de les suivre; mais avant d’écouter ceux qui lui conseillaient de changer les méthodes et la discipline de nos lycées, il voulut faire une sorte d’enquête sur l’état de l’enseignement dans les pays voisins. Cette enquête a produit des livres importans, pleins d’observations curieuses et de renseignemens utiles. Aidons-nous de tous ces travaux pour exposer ce qui semble le plus profitable dans les changemens qu’on nous propose.


I.

Quand on fait des plans et qu’on prépare des réformes pour l’avenir, il n’est pas mauvais de commencer par se retourner un peu vers le passé. L’état actuel d’une institution qu’on veut améliorer se comprend mieux lorsqu’on sait les vicissitudes qu’elle a subies. Elles ont été de nos jours bien fréquentes pour l’instruction publique, et l’on peut dire qu’aucune épreuve ne lui a été épargnée. Certes nous traversons depuis vingt ans des révolutions de toute sorte, et le changement est notre vie; mais au milieu de cette instabilité générale rien n’a plus changé que notre enseignement secondaire. On l’a vraiment traité comme ces âmes viles sur lesquelles les médecins du XVIIe siècle se permettaient de faire des expériences. Quoique l’histoire soit d’hier, on oublie si vite chez nous qu’il est bon d’en faire souvenir.

La révolution de 1848 trouva l’enseignement secondaire aux mains de l’Université, qui en avait le monopole. A la vérité, l’Université n’exerçait pas ce monopole dans toute sa rigueur; elle laissait vivre à côté d’elle un grand nombre d’établissemens libres qui réunissaient près de 35,000 élèves. Les petits séminaires en comptaient 20,000. Quant à l’Université, 54,000 élèves fréquentaient ses collèges royaux ou communaux. Sa situation matérielle était florissante; le gouvernement la traitait avec égard, elle se croyait sûre de posséder la confiance du pays. En réalité, elle était atteinte de cette blessure intérieure et inévitable que le monopole attache aux flancs des institutions dont il paraît faire la force. On l’avait fort attaquée dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, et elle s’était mal défendue. Sa situation officielle la condamnait à beaucoup de réserve. Forcée de ménager les évêques, qui la frappaient sans ménagement, elle n’avait pas la liberté de leur répondre comme elle l’aurait voulu. Il en résultait que les coups de ses adversaires, faiblement repoussés, lui avaient fait plus de mal dans l’opinion qu’elle ne le croyait. La révolution imprévue qui chassa la royauté amena au ministère de l’instruction publique des hommes honnêtes, mais peu expérimentés, qui passaient brusquement des excès et des injustices de la polémique ou des rêveries du cabinet au maniement des affaires. Ils commirent des fautes qu’on leur a bien durement reprochées, et qui ont servi plus tard de prétextes à de cruelles représailles; mais ils eurent au moins la sagesse de ne pas toucher à l’enseignement secondaire. On se contenta, pour faire quelque chose, de changer le nom des collèges et le costume des élèves. Il faut savoir quelque gré au ministre de cette époque de s’en être tenu à ces modifications innocentes. Les gens ne manquaient pas autour de lui qui lui proposaient de tout refaire en un jour : c’était la manie du temps; on lui apportait de tous les côtés des systèmes radicaux pour régénérer l’enseignement français ; il les repoussa courageusement. Aussi répondait-il plus tard à ceux qui lui reprochaient son audace qu’au contraire il avait été timide et réservé. « Croyez-le, leur disait-il, il a fallu quelque fermeté pour résister à des plans de réforme prématurés qui surgissaient de toutes parts! » Malgré cette sagesse de M. Carnot, l’enseignement secondaire n’en ressentit pas moins dès le premier jour les atteintes de la révolution. Le nombre des élèves diminua subitement dans les lycées, ce qui indiquait le malaise général dont souffraient les classes aisées, et peut-être aussi un commencement de défiance qu’elles éprouvaient contre les établissemens universitaires.

La république avait donc été fort peu profitable à l’Université, ce fut pourtant l’Université qui paya pour la république. Le parti réactionnaire, qui se composait des légitimistes et de l’ancienne opposition dynastique, voulut la rendre responsable de cette révolution subite qui trompait tous les calculs et déconcertait toutes les prévisions. Au fond, elle n’était pas plus coupable que tout le monde; on peut même affirmer qu’elle avait moins à se reprocher que ceux qui l’accusaient. Qui donc avait déconsidéré le pouvoir et rendu sa chute inévitable, sinon ceux qui pendant dix-huit ans l’avaient attaqué sans mesure dans les chambres et maltraité dans les journaux, et qui trouvaient bon de le regretter après avoir aidé à le détruire? Dans ces sortes d’examens de conscience auxquels les événemens les forcent quelquefois, les hommes politiques sont ingénieux à s’excuser. Ils trouvent mille raisons pour se démontrer à eux-mêmes leur innocence, et si par bonheur ils peuvent imaginer autour d’eux quelque coupable qui ne réclame pas trop, ils s’empressent de le désigner à l’opinion publique, et croient s’absoudre en le frappant. C’est ainsi que l’Université fut choisie pour expier la faute commune. Il fut entendu, à la chambre et dans les journaux, que l’enseignement secondaire avait produit tous les désordres dont on souffrait, et que notamment les classes de rhétorique étaient coupables de la révolution de février. Les écrivains catholiques se chargèrent de démontrer qu’il n’était pas possible de lire les discours du césarien Tite-Live ou d’expliquer les beaux vers de Virgile et d’Horace, ces amis dévoués d’Octave, sans devenir immédiatement républicain. Quant au socialisme, dont on était si effrayé, Bastiat, un penseur vigoureux, mais quelquefois paradoxal, établit qu’il sortait directement du baccalauréat. C’était tirer un bien grand effet d’une petite cause et imiter les anciens, qui attribuaient le bruit du tonnerre au roulement d’un char sur un sol d’airain; mais comme on est crédule quand on a peur, ces beaux raisonnemens suffirent pour convaincre bien des gens, et la société, fort satisfaite d’avoir trouvé la cause de sa maladie, se disposa, pour se guérir, à punir rigoureusement « ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal. »

C’est dans ces circonstances que la loi de 1850 fut faite. Elle était juste dans son principe : la constitution avait solennellement promis la liberté de l’enseignement, il fallait bien la donner. Cette question, devant laquelle on reculait depuis si longtemps, fut franchement abordée par M. de Falloux. Cette fois la chambre et le pays avaient à cœur de la résoudre. La loi fut préparée dans une commission composée des membres les plus importans du parti catholique et de plusieurs de ces anciens libéraux si opposés autrefois aux doctrines ultramontaines, et que les événemens avaient convertis. M. de Montalembert y donnait la main à M. Thiers. Naturellement l’Université faisait les frais de leur réconciliation. La loi nouvelle lui était très défavorable; ce ne fut pourtant pas elle qui l’accueillit le plus mal. Les catholiques, dont on croyait combler les vœux, affectèrent de se montrer les plus mécontens. C’est en vain qu’on leur livrait leur ancienne ennemie, qu’on leur accordait cette liberté d’enseigner qu’ils avaient prise pour drapeau depuis 1830, qu’on supprimait la défense faite aux corporations non reconnues par l’état d’ouvrir des établissemens d’instruction publique, aucune concession ne put les satisfaire. Les circonstances étaient bonnes pour eux, ils voulaient en profiter. Quoi qu’on leur offrît, ils souhaitaient encore quelque autre chose qu’ils n’osaient pas dire. Un évêque, M. Parisis, vint déclarer à la tribune qu’il n’acceptait la loi qu’avec tristesse, et qu’en la votant il faisait un sacrifice pénible à la paix publique. Les plus fougueux de son parti se montrèrent moins résignés. Ils attaquèrent avec une violence extrême M. de Falioux et ses amis, et M. de Montalembert étonna beaucoup la chambre en lui apprenant qu’il avait été dénoncé au pape comme un traître. C’était le commencement de ces haines fraternelles qui font peu d’honneur à la charité chrétienne, et dont les journaux catholiques nous ont donné depuis des exemples si curieux.

Quel crime avaient donc commis les auteurs de la loi pour être ainsi traités par leur parti? Ils laissaient sans doute subsister l’Université; mais quelle situation lui faisaient-ils? M. Beugnot commençait son rapport en niant absolument que l’état eût le droit d’enseigner : c’était ruiner d’avance le principe sur lequel l’Université repose. Il laissait entendre dans la suite que ses amis et lui n’auraient pas été fâchés de la voir disparaître, mais qu’on n’avait pas osé la jeter à bas trop brusquement. Elle était entrée dans les usages du pays ; « une foule d’habitudes, d’opinions et d’intérêts se dressaient pour la défendre. » Ce n’était donc pas très volontiers qu’on la laissait vivre, et l’on avait l’espérance secrète qu’elle ne tarderait pas à mourir de sa belle mort. Personne ne doutait, parmi les amis de M. Beugnot, qu’elle ne fût hors d’état de résister longtemps à l’essor qu’allait prendre l’enseignement libre. En attendant, on faisait sonner bien haut la complaisance qu’on avait de ne pas la tuer d’un seul coup, et le noble rapporteur, pour exciter sa reconnaissance, rappelait qu’on lui laissait « une riche subvention inscrite au budget et la jouissance de somptueux édifices, » ce qui ressemble beaucoup à une cruelle ironie, quand on songe que les professeurs avaient à peine de quoi vivre, et que beaucoup de collèges tombaient en ruine. Il faut donc reconnaître que l’état dans lequel on laissait subsister l’Université n’était pas fait pour mécontenter les catholiques. Ils n’avaient pas non plus le droit de se plaindre qu’on eût imposé des conditions bien lourdes à ceux qui prétendaient jouir de la liberté de l’enseignement. Personne ne voulait que cette liberté fût entière et sans contrôle, et tout le monde était d’accord qu’on devait exiger des maîtres d’institutions libres certaines garanties de moralité et d’instruction. Les projets qui avaient précédé celui de 1850 étaient sur ces deux points assez sévères; ils accumulaient les certificats et les diplômes. La loi nouvelle au contraire se montra singulièrement facile. Tout Français âgé de vingt-cinq ans pouvait ouvrir une école. Il suffisait, pour la constatation de sa moralité, qu’il eût fait un stage de cinq ans dans un établissement public ou privé, encore le conseil supérieur se réserva-t-il le droit d’en dispenser. Quant à son instruction, on n’osa pas même lui demander ce diplôme de bachelier qu’obtiennent les élèves médiocres des lycées, et qui est exigé des maîtres d’étude; on le remplaça pour les victimes de l’examen universitaire par un certificat de capacité délivré par un jury mixte qu’on jugea devoir être plus complaisant. Voilà certes des exigences bien légères, et l’on ne peut guère se plaindre que les abords de l’enseignement soient difficiles pour personne. La liberté d’enseigner est peut-être la plus large de toutes celles que nous possédons en France. Il n’en est pas dont on jouisse à moins de frais et qui soit entourée de moins de restrictions et d’obstacles. Il existe même une catégorie de personnes pour lesquelles elle est à peu près absolue. La loi de 1850 a grand soin de dire qu’aucune de ces garanties qu’on exige de l’instituteur laïque ne s’applique aux professeurs des petits séminaires; il n’est question pour eux ni de brevet de capacité ni de stage. On admet que la robe suppose la moralité et que la désignation d’un évêque tient lieu de science. C’est ce que M. Beugnot appelle respecter « des droits légitimes. » Ainsi ce droit d’enseigner qu’on refusait absolument à l’état, on l’accordait sans discussion au clergé. Il est vrai qu’on maintenait sur les petits séminaires comme sur tous les autres établissemens la surveillance administrative. En un moment où l’on parlait si volontiers de la liberté et de l’égalité pour tout le monde, on n’osa pas créer une exception aussi scandaleuse à la loi commune. Ce fut le grief principal des catholiques extrêmes contre la loi et contre ceux qui l’avaient faite. Ils se plaignirent avec amertume qu’en permettant à l’inspecteur d’entrer dans les écoles ecclésiastiques on les livrait à l’état et à l’Université. Quand on sait à quoi se réduit cette surveillance, et qu’elle s’exerce presque uniquement sur les conditions de salubrité physique sans jamais s’occuper des méthodes d’enseignement ou de la force des études, on a quelque peine à admettre que ces plaintes violentes fussent sincères.

Que voulaient donc ces mécontens qui affectaient tant d’irritation contre une loi qu’on avait faite exprès pour eux? Il est facile de le deviner, et M. Beugnot, malgré sa réserve, le laisse entrevoir quand il se plaint de ces gens a qui réclament, non le droit d’enseigner en vertu d’une loi commune, mais un droit préexistant, sans limites, sans garantie, sans responsabilité. » C’étaient ses amis, et quelque disposé qu’il fût à leur plaire, il était bien contraint d’avouer qu’ils exigeaient plus qu’on ne pouvait raisonnablement leur donner. En réalité, parmi ceux qui depuis vingt ans demandaient avec tant de violence la liberté d’enseignement, beaucoup ne la voulaient que pour eux, et le monopole ne leur déplaisait que parce qu’il était en d’autres mains. Tout le monde sait que l’église réclame le droit exclusif d’enseigner. Elle ne fait pas du reste un mystère de ses prétentions; elle les expose ouvertement dans les ouvrages de doctrine qu’elle publie; elle les écrit dans les concordats qu’elle signe quand elle est la maîtresse. Dans tous les pays où elle règne, elle se réserve de donner l’instruction ou de la surveiller. Loin d’accepter jamais le contrôle de l’état sur ses écoles, elle prétend imposer le sien à toutes les autres. C’est seulement quand elle ne peut pas dominer qu’elle se résigne au partage et à l’égalité, sans rien abandonner jamais de ses principes. Il est probable qu’en 1850 le moment semblait bon à plusieurs de ses amis pour lui rendre ses droits dans toute leur étendue. Rien ne lui était plus facile que de rétablir le monopole en sa faveur sans même l’écrire dans la loi. L’Université détruite ou irrémédiablement abaissée, la concurrence libre ne l’effrayait guère. Elle connaît sa force et ses ressources; elle sait bien qu’en notre pays, où l’initiative privée a si peu d’énergie, elle finira toujours par avoir raison de quelques efforts isolés. C’est elle en somme qui a le plus profité de la loi de 1850. La population des établissemens libres laïques ne s’est pas beaucoup accrue en quinze ans; elle est restée à peu près ce qu’elle était en 1854. Au contraire les écoles ecclésiastiques, qui n’avaient alors que 20,000 élèves, en comptaient 34,000 en 1865, et ce nombre s’est accru depuis[1]. L’église pouvait donc croire sans témérité en 1850 que, si on la délivrait de la concurrence de l’état, elle finirait par absorber tout le reste : d’où l’on doit conclure, comme j’ai eu déjà l’occasion de le dire, qu’aujourd’hui la résistance de l’Université à l’enseignement ecclésiastique empêche seule le monopole et conserve la liberté. C’est là sa principale raison d’être; c’est ce qui la maintiendra, je n’en doute pas, contre les attaques passionnées de ceux dont elle entrave les projets et contre les aveugles défiances de ceux qu’elle protège malgré eux.

L’Université avait beaucoup plus de raisons que le clergé d’être mécontente de la loi de 1850. Non-seulement cette loi la dépossédait d’anciens privilèges, mais elle la traitait en suspecte, et créait 86 recteurs pour la surveiller de plus près. Dans la discussion, qui fut très violente, on ne l’avait guère épargnée, et le ministre de l’instruction publique, M. de Parieu, qui devait naturellement la défendre, se contenta de dire « qu’elle n’avait pas fait tout le bien qu’elle pouvait faire. » C’est donc avec beaucoup de tristesse qu’elle commença l’épreuve de ce régime nouveau, et d’abord ses craintes parurent justifiées. Sa situation, qui depuis 1848 était mauvaise, devint pire quand il lui fallut subir le premier feu de la concurrence. On constata en 1851 que depuis trois ans 58 collèges communaux s’étaient fermés et que les lycées avaient perdu près de 4,000 élèves.

Ce n’était rien, et le coup d’état vint exposer bientôt l’Université à d’autres dangers. Elle était suspecte au nouveau pouvoir : on la savait libérale; c’est un vieux défaut chez elle, et dont il ne faut guère espérer qu’elle se corrige : elle l’était déjà au moyen âge. Beaucoup de professeurs refusèrent le serment et donnèrent leur démission. On ne trouva pas chez les autres de ces complaisances bruyantes qu’on rencontrait si facilement ailleurs, notamment dans le clergé. Le gouvernement était alors fort irritable, et les moindres résistances l’impatientaient; on dit qu’il eut quelque temps la pensée de détruire l’Université; ce qui est sûr, c’est que le bruit en courut et qu’il ne fut jamais démenti. Pendant trois longs mois, les professeurs s’attendirent tous les jours à voir leurs collèges fermés et leur carrière interrompue. Aux tristesses patriotiques qu’ils éprouvaient tous se joignaient, surtout pour ceux qui n’étaient pas seuls dans la vie, les angoisses de l’incertitude et l’inquiétude du lendemain. L’orage passa pourtant, et ce qui est curieux, c’est que l’enseignement officiel fut, dit-on, sauvé par les évêques. On prétend que le gouvernement, qui voulait le supprimer, leur en offrit la survivance; mais ils trouvèrent qu’ils n’étaient pas assez prêts pour recueillir si brusquement ce riche héritage, et qu’en attendant d’autres pouvaient en profiter. Pendant ces hésitations, le gouvernement se ravisa.

On laissa donc la vie à l’Université, mais ce ne fut pas sans prendre beaucoup de précautions contre elle. Elle avait jusque-là, malgré toutes ses disgrâces, conservé un privilège important : ses professeurs jouissaient d’une sorte d’inamovibilité, ils ne pouvaient être destitués, ni même déplacés contre leur gré sans un jugement du conseil académique. On avait voulu relever de quelque façon leurs fonctions modestes et leur accorder au moins la sécurité, si on ne pouvait pas leur donner la fortune. Un décret supprima ces garanties. Les fonctionnaires de l’enseignement à tous les degrés furent livrés à la merci du ministre, et l’on remit en ses mains le despotisme le plus absolu. Ce n’était pas une arme vaine à ce moment, et le pouvoir était fort disposé à s’en servir. Il était bien aise de faire sentir son poids, et tirait vanité de la frayeur qu’il causait. D’ailleurs les traditions de l’ancien empire recommençaient partout ; il fallait qu’il y eût dans chaque ministère un autre Napoléon dont le génie, propre aux grandes choses, pût s’accommoder aussi des petites, et tout surveiller d’un regard. L’autorité se fit vétilleuse et tracassière pour paraître avoir ce coup d’œil d’aigle auquel rien n’échappe. Elle fatigua tout le monde de circulaires et de décrets accumulés pour obtenir la gloire de sembler elle-même infatigable. Le ministre de l’instruction publique d’alors, M. H. Fortoul, fut un de ceux qui poussèrent le plus loin ce système, et l’on pourrait citer des exemples divertissans de cette manie qu’il avait de tout réglementer[2].

Malheureusement la surveillance minutieuse des moindres détails du service ne suffisait pas à son activité. Son ambition était plus haute : il avait conçu le projet de renouveler de fond en comble l’instruction publique. C’était assurément un esprit vif et laborieux, il avait beaucoup de souplesse dans l’intelligence et une merveilleuse fécondité de ressources; mais ces qualités, qui pouvaient servir l’enseignement, furent gâtées par un grand défaut : cet homme qui parlait avec tant d’aigreur des révolutionnaires et des socialistes appartenait au fond à leur école. La doctrine de Saint-Simon, qu’il avait traversée dans sa jeunesse, lui avait laissé certaines illusions dont il ne sut jamais se défendre. Il était de ces rêveurs politiques qui en toute chose visent à l’absolu, qui, dans les projets qu’ils imaginent, se préoccupent uniquement de satisfaire leur intelligence par l’apparence régulière et les belles proportions de l’ensemble, et qui croient qu’on peut refaire une société par décret sans se préoccuper des élémens dont elle est composée. C’est dans cet esprit que fut conçue cette réforme radicale qu’on appela d’un nom barbare la bifurcation.

La bifurcation reposait sur un principe juste. On se plaignait depuis longtemps que l’Université ne tînt aucun compte des aptitudes diverses de ses élèves et qu’elle leur imposât les mêmes études, quoiqu’ils fussent destinés à des carrières différentes. Ces plaintes étaient devenues plus vives dans les dernières années. Le commerce et l’industrie, qui se sont fait une si grande place dans le monde, en voulaient occuper une aussi dans les collèges; ils demandaient qu’on songeât à leur préparer ces intelligences et ces bras dont ils avaient besoin. M. Fortoul résolut de les satisfaire. Sans doute il n’était pas possible de morceler assez l’enseignement des lycées pour en faire un apprentissage particulier à chacune des spécialités qui réclamaient; mais, comme les professions diverses se groupent toutes autour de deux ordres d’études différens, les sciences et les lettres, on résolut de diviser l’enseignement en deux branches; on créa la section littéraire et la section scientifique, dans lesquelles les jeunes gens durent se répartir selon leur vocation. Cette idée, je le répète, était juste, et l’on ne pouvait pas continuer plus longtemps d’infliger l’ancienne instruction classique à ceux qui en voulaient résolument une autre. En somme, la bifurcation a moins échoué parce qu’elle séparait les élèves en deux sections que parce qu’elle voulait les réunir après les avoir séparés. C’est dans ces essais de réunion factice que se trouvaient à la fois l’originalité et l’imperfection du système. Les jeunes gens devaient suivre ensemble les cours de grammaire; à partir de la troisième, ils bifurquaient, c’est-à-dire ils entraient dans deux routes différentes, mais voisines, qui se côtoyaient toujours et se rencontraient souvent : divisés le matin pour apprendre, les uns les mathématiques et les sciences physiques et naturelles, les autres le latin et le grec, ils se rassemblaient le soir pour étudier ensemble le français et l’histoire. Tel était le principe de ce système ingénieux dont l’économie habile séduisit d’abord beaucoup de bons esprits. Le plan était admirable tant qu’il resta sur le papier, on s’aperçut, dès qu’on voulut l’appliquer, qu’il était impraticable.

Le premier inconvénient qui frappa d’abord tout le monde, c’était la nécessité où l’on plaçait les élèves de désigner à treize ans la carrière qu’ils voulaient suivre. Il y en a sans doute qui sont fixés à cet âge; mais le plus grand nombre attend la fin des études pour se décider. Ceux-ci furent très embarrassés quand on leur ordonna de choisir. Ou bien ils obéirent aveuglément aux désirs de leur famille, et comme d’ordinaire les parens écoutent plus leurs convenances ou leur ambition que les aptitudes de leurs enfans, il arriva que les vocations factices et forcées furent précisément favorisées par une loi qui se flattait de les prévenir, ou bien la famille qui ne savait à quoi se résoudre laissa l’enfant disposer de lui tout seul, et l’enfant, qui avait en général la haine des vers latins et l’horreur du grec, se décida volontiers pour les sciences, qu’il ne connaissait pas; mais là il rencontrait les mathématiques et la géométrie, qui ne sont guère plus récréatives, et après quelques mois de chiffres et de formules il redemandait les vers latins. On vit des élèves errer ainsi pendant toutes leurs classes d’une section à l’autre, et sortir enfin du collège sans avoir appris ni les sciences ni les lettres. Un autre inconvénient de la bifurcation qui n’était pas moins grave et dont on s’aperçut vite, c’est qu’elle n’apportait aucun remède au mal qu’elle prétendait guérir. Elle était faite, à ce qu’on disait, pour satisfaire les jeunes gens à qui l’ancienne instruction classique ne pouvait plus convenir; en réalité, la nouvelle ne leur convenait pas davantage. Ces enfans de familles moins aisées, qui se sentent pressés par la vie, qui sont forcés de se préparer de bonne heure pour le commerce et l’industrie qui les réclament, ne se trouvaient guère mieux du nouveau système que de l’ancien, et il leur était difficile d’entrer dans l’engrenage de la bifurcation, qui leur aurait demandé sept ans pour être entièrement parcouru. Il leur fallait autre chose que ce majestueux ensemble de connaissances que le plan de M. Fortoul leur offrait. Ils demandaient un cours d’études rapide et complet qu’on pût achever en quatre ou cinq ans, et on les a contentés depuis en créant pour eux l’enseignement spécial. Voilà donc toute une catégorie de gens pressés qui ne pouvaient pas s’accommoder des lenteurs de la bifurcation, et c’était pourtant dans leur intérêt qu’on l’avait faite. Restaient les aspirans aux grandes écoles, les fils de riches banquiers et négocians qui ont plus de temps à donner à ces études de luxe et de loisir où se forme un jeune esprit; mais ce n’étaient pas ceux qu’il importait de délivrer de l’ancienne instruction classique. Les plus sages d’entre eux ne le souhaitaient pas, et, comme ils sont destinés à occuper les hautes situations de la société, on leur rendait un mauvais service en diminuant pour eux l’éducation littéraire. M. Fortoul avait cru faire merveille en réunissant les deux sections dans les classes du soir. Il attendait des prodiges de l’émulation qui allait s’allumer entre elles. Il ne résulta de ce mélange qu’embarras et confusion. L’enseignement pour être efficace doit s’accommoder à la nature des élèves; les professeurs s’aperçurent bientôt qu’ils ne pouvaient point apprendre de la même façon l’histoire et le français à des jeunes gens dont les études antérieures, les occupations, le tour d’esprit, étaient différens. Forcés de choisir, ils s’adressèrent de préférence à ceux de la section des lettres, qui étaient les mieux préparés; les autres cessèrent d’écouter des leçons qui n’étaient pas faites pour eux.

Le système était donc mauvais et devait périr. Ce qui en précipita la chute, c’est qu’il ne fut appliqué qu’à contre-cœur, et que les professeurs ne firent rien pour en dissimuler les défauts. M. Fortoul aurait dû essayer de les gagner à ses projets : le succès, après tout, était dans leur main; mais il avait l’infatuation d’un despote qui ne doute de rien, et il sembla au contraire prendre plaisir à les mécontenter. Le nouveau plan d’études faisait peser sur eux les plus lourdes charges ; elles leur furent imposées sans ménagement. Les moindres observations étaient accueillies avec une hauteur qui froissait les plus résignés. Ceux qui se permirent de trouver que la bifurcation avait quelques défauts, et qui eurent l’audace de le dire, furent destitués. Non-seulement il fallait obéir en silence, mais tout le monde reçut l’ordre d’être enchanté. Ce ne fut donc plus du haut en bas de l’Université, et principalement parmi les hauts dignitaires, qu’une conspiration de mensonge qui voulait faire croire au public qu’on était aussi satisfait que possible, et que le salut de l’enseignement était assuré. Quoique tout le monde le dît, personne ne le croyait, si ce n’est le ministre. M. Fortoul ne pouvait contempler sans la plus vive admiration l’ingénieuse machine qu’il avait construite. Il était surtout charmé de lui voir des mouvemens si réguliers. Rien n’était laissé à l’imprévu. Les précautions les plus minutieuses avaient été prises pour qu’on fît partout la même chose à la même heure. Tous les professeurs de mathématiques de France développaient les mêmes théorèmes de la même façon et le même jour. On avait réglé le nombre de minutes pendant lesquelles le professeur de lettres devait faire réciter les leçons, dicter les devoirs, expliquer les auteurs. C’était une mécanique que le ministre remontait tous les matins et dont il avait la clé dans sa poche. Ce bel ordre lui causait un plaisir qui déborde dans son rapport à l’empereur (24 septembre 1853). Ce rapport, où il célèbre «les bases de l’instruction publique renouvelées, la réforme pénétrant jusque dans les derniers détails des écoles de l’état, » commence par ces paroles triomphantes : « l’année 1852 marquera dans les fastes de l’Université de France ! »

On sait ce qu’il arriva de ces belles promesses. M. Fortoul mourut subitement trois ans plus tard, et son système fut emporté avec lui; mais il n’a pas disparu sans laisser de traces : il avait suffi qu’il fût appliqué quelques années pour que l’enseignement public s’abaissât partout. C’est ainsi que « l’année 1852 marqua dans les fastes de l’Université de France! » Non-seulement les études littéraires avaient été amoindries et désertées, mais les sciences aussi avaient souffert de ce projet, qui prétendait les favoriser. Le concours général, les examens de l’École polytechnique, révélèrent un affaiblissement notable dans l’instruction des élèves. Les ministres qui suivirent, M. Rouland et M. Duruy, virent le mal et y portèrent remède. On démolit pièce à pièce ce bel édifice qu’avait construit M. Fortoul, et l’on remit à peu près les choses en l’état où elles se trouvaient avant la bifurcation. Est-ce à dire pourtant que rien ne soit changé depuis 1850? Je ne le crois pas, et la situation de l’instruction publique me paraît bien meilleure qu’elle ne l’était alors. Il faut espérer que les épreuves qu’elle a traversées n’auront pas été perdues pour elle : on ne croit plus à la toute-puissance des décrets, on est convaincu que, pour faire des réformes qui durent, il ne faut pas rompre brusquement avec les traditions et les habitudes du passé. Qui donc oserait encore, après l’avortement rapide de la bifurcation, essayer de ces révolutions radicales qui prétendent tout renouveler d’un coup? Mais ce qui fait surtout aujourd’hui la force de l’enseignement public, c’est qu’il vit avec la liberté, et que l’expérience qu’il en a faite ne lui a pas été contraire. La loi de 1850, malgré les révolutions qui l’ont suivie, subsiste dans ses dispositions principales. La liberté de l’enseignement secondaire est entrée dans les habitudes du pays, et personne ne songe à l’abolir ou à la restreindre. Elle n’a pas eu pour l’Université les mauvais résultats qu’on redoutait. A partir de 1852, la population des lycées, qui était descendue à 20,000 élèves, s’est successivement relevée. Elle était de 36,000 en 1867, et ce nombre augmente tous les ans. Cette prospérité est d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas due à la contrainte, et qu’on ne peut plus dire que l’état remplit ses établissemens en fermant les autres. Comme elle n’a plus pour motif le monopole et qu’elle repose sur la confiance publique, elle est à la fois plus flatteuse et plus solide. Aussi le moment me semble-t-il favorable pour chercher les moyens de perfectionner, autant que nous le pourrons, notre enseignement secondaire. C’est quand une institution est dans toute sa force qu’elle doit songer à corriger les défauts qu’elle se connaît. Elle s’y prend trop tard, si elle attend pour se réformer d’être faible et malade, et de ne pouvoir plus supporter ni le mal ni le remède.


II.

J’arrive donc aux réformes que l’on réclame pour l’enseignement secondaire. Elles sont nombreuses, et je ne pourrai m’occuper que des plus importantes. Notre système d’instruction publique a été très souvent attaqué, et l’on comprend bien pourquoi. Presque tout le monde chez nous passe par les lycées; c’est là que nous rencontrons pour la première fois ces maîtres impérieux qui mènent la vie, l’autorité et le travail. Les premiers rapports avec eux ne sont pas toujours agréables, et il en coûte de s’habituer à les subir. On en conserve souvent un souvenir fâcheux qui nous incline à croire que le lycée est mal fait. C’est ce qui donne à tant de gens l’idée de le refaire. Si l’on voulait les croire, si l’on consentait à expérimenter tous les changemens qu’ils proposent, cette pauvre machine de l’enseignement, tant remuée dans ces dernières années, achèverait de tomber en ruine. Elle s’exposerait au même sort que ce malheureux dont parle Pline, et qui avait fait graver sur son tombeau qu’il était mort de trop de médecins (se turba medicorum periisse). Notre enseignement secondaire fait donc bien de ne pas écouter trop vite toutes ces personnes de bonne volonté qui s’offrent à le guérir; mais il ne faut pas non plus que, sous prétexte de se mettre en garde contre elles, il s’obstine à refuser tous les conseils. Il doit au contraire les provoquer et faire l’essai de ceux qui lui paraissent utiles.

Un des reproches qu’on a faits le plus souvent à notre système d’instruction secondaire, et sur lequel je crois tout le monde à peu près d’accord, est celui qui vient d’être repris par MM. Renan et de Laprade. Ils sont tous les deux des ennemis très décidés des grands internats de nos lycées. Tous les deux rappellent que ces entassemens d’élèves n’étaient pas du goût de l’ancienne Université de Paris; ils ne devinrent fréquens qu’avec les jésuites. La puissante société aspirait à être tout à fait maîtresse de l’enfant. Pour n’avoir aucune rivalité à craindre, elle l’attirait dans ses collèges et l’isolait des siens. L’influence de la famille lui était suspecte, et elle ne se cachait pas pour le dire. Encore aujourd’hui, dans les maisons des jésuites qui ont le mieux conservé les traditions, les sorties sont rares : on ne veut pas que l’élève respire un air étranger. C’est la raison qui fit créer au XVIe siècle ces vastes établissemens où l’on gardait plusieurs générations enfermées. Ce système d’éducation, qui favorisait l’indolence des familles et les délivrait du lourd fardeau de la responsabilité, domina au XVIIe et au XVIIIe siècle. Cependant il restait encore au fond des provinces, dans les petites villes inconnues, quelques débris des habitudes du moyen âge. Marmontel a raconté dans une page très agréable de ses mémoires comment son père, un pauvre paysan auvergnat, l’amena au collège de Mauriac et de quelle façon il en suivit les cours. « Je fus logé, dit-il, selon l’usage du collège, avec cinq autres écoliers, chez un honnête artisan de la ville, et mon père, assez triste de s’en aller sans moi, m’y laissa avec mon paquet et des vivres pour la semaine; ces vivres consistaient en un gros pain de seigle, un petit fromage, un morceau de lard et deux ou trois livres de bœuf; ma mère y avait ajouté une douzaine de pommes. Voilà, pour le dire une fois, quelle était toutes les semaines la provision des écoliers les mieux nourris du collège. Notre bourgeoise nous faisait la cuisine, et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et même les légumes de son jardin qu’elle mettait au pot, nous lui donnions par tête vingt-cinq sols par mois, en sorte que, tout calculé, hormis mon vêtement, je pouvais coûter à mon père de quatre à cinq louis par an. » On était plein de zèle et d’ardeur dans ces misérables chambrées. Les écoliers y faisaient eux-mêmes la police à la façon anglaise d’Harrow et d’Eton, et s’y surveillaient mutuellement. « On travaillait ensemble et autour de la même table. C’était un cercle de témoins qui, sous les yeux les uns des autres, s’imposaient réciproquement le silence et l’attention. L’écolier oisif s’ennuyait d’une immobilité muette et se lassait bientôt de son oisiveté. L’écolier inhabile, mais appliqué, se faisait plaindre; mais il n’y avait ni indulgence ni pitié pour le paresseux incurable, et lorsqu’une chambrée était atteinte de ce vice, elle était comme déshonorée; tout le collège la méprisait, et les parens étaient avertis de n’y pas mettre leurs enfans[3]. »

La révolution détruisit toutes ces vieilles institutions, et malheureusement l’Université impériale, qu’on éleva sur leurs débris, chercha beaucoup trop à imiter les jésuites. Elle voulut, comme eux, avoir de grands internats, et, pour être plus sûre de bien les diriger, elle leur imposa une discipline étroite et sévère. Elle disait dans le règlement des études : « Tout ce qui est relatif aux repas, aux récréations, aux promenades, au sommeil, se fera par compagnie. » Ainsi son idéal était le régiment, et le collège, pour être accompli, devait ressembler à la caserne. M. Renan n’a pas de peine à montrer tout ce qui manque au jeune homme élevé d’après ce système. « L’instruction, dit-il, se donne en classe, au lycée, à l’école; l’éducation se reçoit dans la maison paternelle; les maîtres à cet égard, c’est la mère, ce sont les sœurs. Rappelez-vous ce beau récit de Jean Chrysostome sur son entrée à l’école du rhéteur Libanius, à Antioche. Libanius avait coutume, quand un élève nouveau se présentait à son école, de le questionner sur son passé, sur ses parens, sur son pays. Jean, interrogé de la sorte, lui raconta que sa mère Anthuse, devenue veuve à vingt ans, n’avait pas voulu se remarier pour se consacrer tout entière à son éducation. — dieux de la Grèce! s’écria le vieux rhéteur, quelles mères et quelles veuves chez ces chrétiens! » Il faut donc laisser le plus qu’on peut un enfant à sa famille; tout le monde est au fond du même avis. Les professeurs se sont plaints souvent des dangers de l’internat, qui les compromet par la responsabilité de fautes dont ils sont innocens. L’état lui-même ne dissimule pas que ces grandes agglomérations d’élèves l’embarrassent et l’inquiètent. S’il ne prend pas une décision radicale, c’est qu’il est économe de ses deniers, surtout quand il s’agit de l’enseignement. Les lycées d’externes coûtent, et les lycées d’internes rapportent; l’état hésite à se dessaisir d’un revenu et à accroître une dépense. Il faut bien dire de plus que les familles l’encouragent dans ses hésitations. Beaucoup de personnes habitent loin des villes; dans les villes même, beaucoup sont occupées tout le jour hors de leur maison; il leur est donc nécessaire de se séparer de leurs enfans pour les élever. Ne pouvant les garder chez eux, ils sont aises de les confier à un collège universitaire : ils se méfient des spéculations privées; leur inexpérience les embarrasserait, s’il leur fallait choisir entre des établissemens libres qu’ils ne connaissent pas, et ils sont satisfaits d’avoir la garantie de l’état, qui les rassure.

L’Angleterre sur ce point est plus heureuse que nous, elle est parvenue à installer la vie de famille jusque dans ces grands internats qui lui semblent si contraires. Ce que les Anglais appellent un collège est plutôt, suivant l’expression de M. Demogeot, un hameau véritable, dont les divers bâtimens se groupent autour de l’édifice qui contient les salles de classes. On y trouve dispersés çà et là dans les positions les plus riantes de jolis cottages de briques encadrées de pierres avec des balcons vitrés. Ce sont les maisons des professeurs, et chacun d’eux y reçoit un certain nombre d’élèves qui vivent à son foyer et mangent à sa table, à côté de sa femme et de ses filles, dans une intimité que le respect tempère. C’est la famille encore, une famille honnête et affectueuse, où le jeune homme se sent aimé et se trouve heureux; mais cette éducation n’est pas possible partout. Elle a l’inconvénient de coûter très cher, et il n’y a guère que l’aristocratique Angleterre qui puisse s’en accommoder. Chaque élève dépense de 5,000 à 6,000 francs par an. En France, nous ne voulons pas ou plutôt nous ne pouvons pas payer autant. Il nous faut l’éducation à bon marché, et ces grandes réunions d’élèves dans les mêmes salles et sous les mêmes maîtres, qui ménagent l’espace et économisent les hommes, sont encore le meilleur moyen de l’obtenir. Il est donc impossible de songer à les détruire brusquement; on doit du moins chercher à les diminuer. Les moyens pratiques d’y parvenir sont d’abord la multiplication des lycées; n’écoutons pas ceux qui se plaignent qu’ils sont trop nombreux et qu’ils se font tort les uns aux autres : l’état ne peut pas permettre que les élèves soient forcés d’aller chercher l’éducation trop loin; il est bon de la placer près des familles et sous leur influence. Il faut ensuite qu’à côté des lycées l’Université favorise ces institutions qui conduisent leurs élèves à ses cours. Elle les a quelquefois traitées en ennemies; c’est un grand tort : ce sont des alliées qui la déchargent de la partie la plus lourde et la plus ingrate de sa tâche. Il faut enfin abolir tous les restes de ces règlemens déraisonnables qui gênent le professeur désirant avoir des élèves chez lui. Cet usage fleurit en Angleterre et y produit de bons résultats; pourquoi le proscrirait-on chez nous? C’est ainsi qu’on diminuera peu à peu ces grands entassemens d’internes, et que l’état, délivré d’une responsabilité trop lourde, laissant à la famille ou à ses délégués les soins délicats de l’éducation, auxquels il n’est pas propre, pourra se réduire à son rôle véritable, qui est de donner l’instruction à la jeunesse.

Sur cette réforme, qui ne touche encore qu’à la discipline des collèges, presque tout le monde est d’accord ; on ne s’entend plus dès qu’il s’agit des études. Il en est qu’à cet égard les préjugés entraînent à de bien étranges injustices. M. de Montalembert se donna un jour le plaisir de dire à la tribune que « l’instruction secondaire est non-seulement moindre en quantité qu’avant 1789[4], mais qu’elle est moindre en qualité, qu’elle est médiocre et misérable, que les lycées ressemblent à ces haras où l’on dresse quelques chevaux de course, et qu’enfin le résultat général de l’enseignement universitaire, c’est l’abâtardissement intellectuel de la race française. » Des violences pareilles attirent ordinairement d’autres violences. Un poète répondit en attaquant l’éducation qu’on reçoit chez les jésuites; c’est à elle qu’il renvoyait en beaux vers le reproche d’abâtardir la France.

O pauvres chers enfans qu’ont nourris de leur lait
Et qu’ont bercés nos femmes,
Ces blêmes oiseleurs ont pris dans leurs filets
Toutes vos douces âmes!

Si nous les laissons faire, on aura dans vingt ans
Sous les cieux que Dieu dore
Une France aux yeux ronds, aux regards clignotans
Qui haïra l’aurore !

Je ne me charge pas de dire lequel des deux tableaux est le plus vrai. — Éloignons-nous au plus vite de ces discussions emportées; il vaut mieux répondre aux raisons qu’aux injures.

On prétend que le niveau des études s’est fort abaissé depuis quelques années, que nous ne savons plus le latin ni le grec, que les jeunes gens sortent de nos collèges moins instruits et moins intelligens qu’autrefois. C’est l’opinion commune, et pourtant quelques raisons m’empêchent de croire le mal aussi grand qu’on le dit. Je remarque d’abord que ce reproche qu’on nous fait n’est pas nouveau; chaque génération qui finit l’adresse de bonne foi à la génération qui commence. Un proverbe grec disait que l’homme vieillit en apprenant; mais il ne se sent pas apprendre. La science lui vient peu à peu, chaque jour, presque sans qu’il s’en aperçoive. Le propre de cette instruction que donne la vie, c’est qu’on ne peut pas dire à quel moment on l’acquiert, et qu’il semble qu’on l’a toujours possédée. Quand plus tard on essaie de se rappeler ce qu’on savait à vingt ans, on ne parvient pas à se ramener exactement au passé, et l’on est toujours tenté de se faire plus savant qu’on ne l’était alors. N’est-il pas naturel qu’avec cette opinion avantageuse qu’on a de soi on juge sévèrement les jeunes gens qui sortent du lycée, et qu’on se plaigne que tout a dégénéré? Nous avons des preuves que ces plaintes ne sont pas tout à fait justes. Pour nous en tenir à l’instruction classique, qui paraît le plus en décadence, est-il-bien vrai, comme on le dit, qu’au siècle dernier on apprenait le latin beaucoup mieux qu’aujourd’hui? Je ne saurais rien affirmer pour les premières années du XVIIIe siècle, quoique le bon Rollin cite avec admiration des vers latins de ses élèves qui nous semblent assez médiocres ; mais à partir du moment où commence l’institution du concours général, la comparaison est possible. Nous avons conservé, par exemple, le discours latin de La Harpe, qui obtint le prix d’honneur. J’engage les curieux à le comparer à ceux qui sont couronnés tous les ans à la Sorbonne, et je crois bien que La Harpe ne paraîtra pas toujours le plus fort. Est-il plus juste de prétendre que nos études classiques soient très inférieures à celles des peuples voisins? Je ne le pense pas, au moins pour l’Angleterre. M. Demogeot a placé à la fin de son livre des devoirs d’élèves qu’il a copiés sur les cahiers d’honneur de quelques écoles anglaises; ils ne sont certainement pas supérieurs à ceux qu’on fait tous les jours dans les lycées de Paris.

Je ne veux pas dire pourtant qu’à partir de 18^8 les études classiques n’aient faibli dans nos lycées. Il s’agissait bien alors du grec et du latin! on criait tant dans la rue que le bruit en arrivait jusque dans les classes, et que le travail, qui a besoin de silence, en était troublé; puis vint la bifurcation, qui éloigna tant d’élèves de l’étude des langues anciennes. À ces causes passagères, dont heureusement les effets disparaissent tous les jours, il faut joindre des raisons permanentes auxquelles il est. plus difficile de remédier. La plus grave, selon M. de Laprade, c’est la fâcheuse habitude qu’on a prise de surcharger le programme des lycées.

Il est aujourd’hui encombré de sciences de toute sorte, et l’on exige tant des élèves que, forcés d’effleurer tout, ils finissent par ne rien savoir. On ne leur apprenait guère autrefois que le latin, — c’était l’âge d’or de l’enseignement. — Rollin voulut qu’on y joignît le français et qu’on donnât plus de temps au grec; la révolution et l’empire firent une grande place aux sciences physiques et naturelles; l’histoire fut très favorisée par le gouvernement de juillet; les langues vivantes deviennent tous les jours plus envahissantes. Il est sûr que voilà beaucoup d’études entassées : c’est une encyclopédie entière qu’on veut faire entrer dans ces jeunes têtes. Que ce soit un danger pour elles et qu’elles succombent souvent sous le fardeau, je ne le nie pas; mais le remède n’est pas facile à trouver. M. de Laprade en propose d’héroïques: il voudrait qu’on supprimât une bonne moitié de l’histoire et presque toutes les sciences, qu’il ne fût plus question des langues vivantes, et qu’on revînt à peu près au temps où l’on n’apprenait que le latin et le grec. C’est agir d’une façon un peu trop révolutionnaire. Ceux qui sont favorables à ces mesures violentes nous disent, pour les justifier, que les matières enseignées dans les collèges ont peu d’importance, qu’on n’y vient que pour se former l’esprit, « qu’on y apprend à apprendre, » et que l’instruction véritable s’acquiert plus tard. Ce n’est pas vrai pour tout le monde, et beaucoup attendent de leur séjour dans les écoles des fruits plus solides et plus réels. Combien, entraînés par les nécessités des affaires, n’ouvriront guère plus de livres quand ils auront fini leurs classes! Ceux-là se font au lycée la provision de science et d’instruction sur laquelle ils doivent vivre. Ils ne sauront de géographie et d’histoire que ce qu’ils y auront appris. Ils n’auront plus l’occasion de connaître quel est le principe de ce télégraphe dont ils se servent pour leur commerce, de cette machine à vapeur qui les emporte dans leurs voyages. Les grands souvenirs du passé, qui donnent plus de prix au présent en nous révélant les efforts qu’il a coûtés, ils n’en sauront jamais rien, si on ne le leur apprend au lycée, et il manquera quelque chose à leur vie. C’est ce qui explique comment les connaissances dont l’utilité était reconnue furent successivement introduites dans l’enseignement. Ce n’est point par mode ou par engouement que l’Université l’a souffert; elle a cédé à l’opinion qui, là comme partout, est la maîtresse. Dès le commencement du XVIIe siècle, Richelieu se préoccupait de la direction trop uniforme et trop littéraire qu’on donnait de son temps à l’instruction de la jeunesse, il avait l’intention de fonder un collège où les sciences, la géographie, l’histoire et les langues vivantes auraient eu une grande place. Depuis cette époque, on n’a cessé de réclamer partout l’élargissement du système des études, et l’Allemagne, aussi bien que la France, a été forcée de faire droit à ces réclamations. L’Angleterre résiste encore; chez elle, les collèges anciens et les écoles de grammaire (grammar schools), fidèles à l’esprit du moyen âge, qui les a fondées, ne consentent à enseigner que le latin, le grec et un peu de mathématiques; mais là aussi l’opinion s’est déclarée avec tant de violence qu’il est probable que les barrières seront forcées, et que les sciences physiques, les langues vivantes et l’histoire ne tarderont pas à pénétrer jusque dans ces vénérables sanctuaires où la routine s’appelle tradition. Ce n’est pas le moment, comme on voit, de les chasser tout à fait de chez nous, et il serait dangereux de mécontenter l’opinion publique par des suppressions radicales. Tout le monde est d’accord en principe qu’il convient de réduire les programmes des lycées; mais il n’est pas facile de dire ce qu’on en peut ôter sans danger. C’est un problème délicat que tous les ministres se sont posé depuis 1830, et qu’ils n’ont pas résolu.

On est d’accord aussi qu’il faut beaucoup simplifier le baccalauréat; quelques-uns même ont parlé de le détruire. Depuis 1848, il est suspect à beaucoup de personnes. Le paradoxe de Bastiat, qui le rendait responsable des malheurs publics, fut bien accueilli à ce moment. On prétendait qu’il ne peut faire que des mécontens et de révoltés. « Le diplôme de bachelier, disait spirituellement M. Albert de Broglie, est une lettre de change souscrite par la société, et qui doit être tôt ou tard payée en fonctions publiques. Si elle n’est pas payée à l’échéance, nous avons cette contrainte par corps qu’on appelle une révolution. » C’était aller bien loin et attacher au diplôme plus d’importance qu’il n’en mérite. Il n’est que la constatation des études faites, et ne peut pas être refusé à ceux qui ont achevé leurs classes avec quelque succès. Le mal, s’il y en a un, est non à la sortie des collèges, mais à l’entrée. L’instruction qu’on vient y chercher crée quelquefois des ambitions que la société ne peut pas satisfaire, et qui menacent son repos. On dit qu’au nord de l’Allemagne, sur la frontière du Holstein, le paysan, qui a fait ses études, lit quelquefois Virgile en menant sa charrue; c’est une exception, et d’ordinaire on s’éloigne de la charrue quand on est capable de comprendre les Géorgiques. Lorsqu’on a vécu quelque temps dans ce monde d’élégance et d’aristocratie que la littérature nous révèle, il est malaisé de reprendre l’humble métier de son père. C’est peut-être un danger; mais qu’y faire? Est-il possible d’établir des castes, comme il y en avait dans l’ancienne Égypte, et de décréter pour tous ceux qui n’ont pas un certain chiffre de revenus l’ignorance obligatoire? Faudra-t-il payer 200 francs d’impôt pour avoir le droit d’apprendre le latin, comme autrefois pour être électeur? Personne n’y songe assurément. Le mieux est donc pour tout le monde de se résigner à cette diffusion de l’instruction, qui est la suite nécessaire du règne de la démocratie. Lucrèce se plaignait déjà de ces foules qui se pressaient de son temps dans tous les chemins de la fortune. Elles sont bien plus nombreuses aujourd’hui qu’aucune fonction n’est fermée à personne. Aussi beaucoup tombent sur la route, beaucoup se plaignent de ne pas arriver les premiers, et, prenant leurs prétentions pour leurs droits, se révoltent contre une société qu’ils accusent de les méconnaître. Ce sont des misères qu’il faut savoir virilement supporter; elles sont pour tous les états la condition de la vie.

L’autre raison pour laquelle quelques personnes pensent qu’on doit supprimer le baccalauréat est précisément celle qui doit le faire maintenir. On a dit qu’il n’était pas compatible avec la liberté de l’enseignement; il me semble au contraire que, depuis que cette liberté a été proclamée, il est devenu plus nécessaire. Ne faut-il pas qu’on donne aux pères de famille quelque moyen de savoir s’ils ne sont pas la dupe de spéculations effrontées, et si le maître auquel ils confient leur enfant sans le connaître est capable de lui apprendre quelque chose? L’Angleterre, qu’on invoque si volontiers pour attaquer nos systèmes d’études, nous donne sur ce point un exemple dont nous devons profiter. Elle est très vivement préoccupée depuis quelques années de ce qui manque à son enseignement secondaire; elle en a exposé tous les défauts avec cette franchise ordinaire aux gouvernemens libres, et cherche résolument à les corriger. Les jeunes gens de l’aristocratie sont élevés dans ces collèges anciens dont j’ai parlé, et qui sont pour la plupart des fondations pieuses du moyen âge; le peuple a des écoles primaires plus nombreuses qu’en France : c’est la classe moyenne et bourgeoise qui est le moins bien partagée. Nos voisins ne dissimulent pas la cause de cette infériorité. On avait chargé la liberté de pourvoir à son instruction, et la liberté s’est mal acquittée de sa tâche. Chez nous, les collèges de l’état maintiennent un certain niveau dans les études; pour se soutenir à côté d’eux, les institutions libres sont forcées de faire des efforts, et celles qui seraient trop visiblement inférieures ne pourraient pas subsister longtemps. En Angleterre, tout marche à l’aventure. Les pensions y pullulent; elles se livrent entre elles une lutte acharnée par la réclame et le bon marché. La loi n’exige de certificat ni de diplôme de personne; l’éducation est un métier entièrement libre qui en général rapporte peu, et qu’on n’essaie qu’après en avoir entrepris beaucoup d’autres. « On nous a signalé, disent des voyageurs, une école tenue par un propriétaire de cabriolets de place à qui la faillite avait rendu impossible sa première industrie. Ailleurs c’est un individu qui a été successivement épicier, revendeur de meubles, péager, et qui, après autant de faillites que de métiers, s’est fait maître de pension. » On peut voir dans le livre de M. Demogeot les efforts vigoureux qu’on fait en Angleterre pour corriger cet abus. Parmi ces tentatives, il en est une surtout qu’il nous faut remarquer : des sociétés privées se sont établies pour faire subir un examen et décerner un diplôme. Les Anglais pensent avec raison que cette épreuve placée à la fin des études attestera qu’elles sont sérieuses et relèvera chez eux le niveau de l’instruction. Je crois donc ici encore que ce n’est pas le moment de supprimer notre baccalauréat, sous prétexte de liberté, quand le peuple le plus libre du monde sent le besoin d’en créer un; mais rien ne nous empêche de le perfectionner. Je voudrais beaucoup, pour ma part, y voir introduire une réforme que M. Duruy indique dans son Rapport à l’empereur, et qui est empruntée aux examens anglais. Les matières seraient divisées en obligatoires et facultatives, les premières peu étendues, des notions de latin et de grec, l’histoire de France, quelques élémens de mathématiques, les autres moins restreintes, plus élastiques, mais entièrement laissées au choix du candidat. Il ferait savoir d’avance sur laquelle de ces sciences facultatives il veut être interrogé. Pour être bachelier, il lui faudrait atteindre une certaine somme de points, et il serait libre de les obtenir d’une façon ou d’une autre. Une seule de ces études faite avec soin suffirait pour lui donner le nombre de points nécessaires. Il s’agirait donc pour lui de bien apprendre plutôt que de beaucoup apprendre. Il n’aurait plus intérêt, comme aujourd’hui, à effleurer toutes les connaissances humaines, et ne serait plus forcé, suivant l’excellente expression de M. Demogeot, de composer sa capacité d’une foule d’insuffisances. Ce qui rend cette réforme plus souhaitable, c’est qu’elle est un complément nécessaire de la loi de 1850. Qu’importe que nous ayons donné à tout le monde le droit d’enseigner, si par un examen aussi rigoureux nous enchaînons les maîtres à nos systèmes et ta nos méthodes? Laissons-les libres de diriger l’intelligence de leurs élèves comme ils le voudront, et soyons convaincus que la variété des travaux profiterait à la variété des esprits.

Je sais qu’on peut faire à ce changement une assez grave objection : il est à craindre qu’en allégeant le programme du baccalauréat on n’affaiblisse les classes. C’est pour forcer les élèves à ne négliger aucune partie de leurs études que successivement on les a toutes introduites dans l’examen. L’expérience prouve qu’ils cessent de s’occuper de celles qui n’y sont pas exigées. Ils ressemblent beaucoup à ces chrétiens dont les théologiens disent qu’ils n’ont que l’attrition; d’ordinaire ils sont loin d’éprouver pour leurs travaux un attrait désintéressé, et c’est la peur du baccalauréat qui fait presque toute leur vocation littéraire. Je touche là au mal le plus sérieux de notre enseignement ; il n’y a rien qui lui soit plus contraire que l’indifférence profonde ou même l’ennui visible que la plupart des exercices de nos lycées inspirent aux élèves. Ce qu’on fait ainsi à contre-cœur ne profite guère, et dans la jeunesse surtout, sans un peu d’enthousiasme et d’émotion, les leçons d’un professeur ne laissent dans l’âme et dans l’esprit aucune trace durable. Il n’en était pas tout à fait ainsi autrefois, et nous savons par exemple que dans l’ancienne Université les auteurs latins étaient étudiés avec plus de passion qu’aujourd’hui. Aussi s’en souvenait-on dans le monde. Les relire était un plaisir qu’on aimait à se donner dès qu’on avait le temps; les sociétés élégantes étaient pleines de gens qui les citaient volontiers, et la seule littérature des académies de province consistait à les imiter ou à les traduire en vers. Ce goût s’est fort attiédi, il faut l’avouer; l’écolier ne les feuillette plus qu’avec distraction quand il fait ses classes, et il cesse de les ouvrir dès qu’il en est sorti. Ces grands auteurs, si vivans autrefois, semblent n’être plus aujourd’hui dans les usages et dans le commerce du monde. Est-ce à dire que leur temps soit passé, et qu’on doive se résigner à les bannir de l’enseignement? Quelques personnes l’ont prétendu; on a écrit dans des livres importans, on a soutenu devant des assemblées politiques, que l’éducation de la jeunesse ne devait plus se faire que par les langues modernes et par les sciences. Le bon sens public résiste à cette opinion. En Angleterre, dans cette enquête solennelle dont j’ai parlé et qu’on a ouverte au sujet de l’enseignement secondaire, l’instruction classique a trouvé de vigoureux défenseurs; les plus grands esprits, M. Stuart Mill, M. Gladstone, se sont déclarés pour lui. « Je crois, a dit un des professeurs d’Eton, que le système de nos études est vrai dans ses trois principes fondamentaux : d’abord que l’éducation doit être générale et non professionnelle, en second lieu que c’est la littérature et non la science qui doit en être la base, enfin que le meilleur instrument d’une éducation littéraire, c’est la littérature grecque et la littérature latine. » Voilà les vrais principes. Il n’en est pas moins certain que les chefs-d’œuvre de ces littératures ne sont plus étudiés qu’avec indifférence. Le mal est d’autant plus sérieux qu’il n’est pas de ceux qui se guérissent par décret. L’intervention de l’autorité, notre refuge habituel, serait impuissante à le supprimer ; il ne dépend pas d’un ministre de l’instruction publique, si puissant qu’il soit, de forcer les élèves inattentifs à s’intéresser aux choses qui les ennuient. Le seul moyen d’y parvenir est de les rendre intéressantes.

C’est ce qui, je le reconnais, est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Il faut pourtant l’essayer; il faut apporter quelques modifications dans la manière dont nous étudions les auteurs anciens. Ils auront plus d’intérêt pour nous, si nous les abordons plus résolument par les côtés qui conviennent à notre temps et peuvent lui être utiles. Ici nous rencontrerons, je le sais, beaucoup de résistances; on opposera à ces changemens nécessaires la haine des nouveautés et le respect des traditions. Les méthodes d’enseignement ont coutume de se défendre avec énergie; c’est pourtant un principe absolu qu’il faut que les jeunes générations soient élevées pour le monde dans lequel elles doivent vivre. Si l’on s’obstine à imposer à un temps l’éducation d’un autre, on court le risque de ne former qu’une jeunesse dépaysée et mécontente. Ce fut, pour n’en citer qu’un exemple, un des principaux malheurs de l’empire romain. La république avait créé un système d’instruction pour la jeunesse où tout avait pour but de la former à la vie libre et de faire du jeune homme un orateur. Ce système arrive à sa perfection sous Auguste, au moment même où le silence se fait au Forum, et où la parole perd sa puissance dans le sénat ; n’importe : on était conservateur à Rome, Auguste prêchait le respect du passé tout en le détruisant, et l’on garda avec une incroyable fidélité cette éducation qui ne préparait les jeunes gens qu’à des déceptions et à des périls. Pendant tout l’empire, on déclama dans les écoles ; on déclamait encore après le triomphe du christianisme, et cette grande révolution qui renversa tant de choses ne parvint pas à détruire les usages surannés des rhéteurs[5]. Cherchons à préserver notre enseignement de ce ridicule et de ce danger. Acceptons volontiers les modifications que les changemens de la société rendent nécessaires. N’élevons pas de hautes barrières autour de nos écoles ; qu’au contraire le vent qui souffle partout y pénètre et les rajeunisse ; c’est de cette communication ou, si l’on veut, de cette communion avec l’esprit de notre temps, qu’elles tireront leur force.

Certes on ne peut pas adresser au XVIIe siècle le même reproche qu’à l’empire romain : on élevait alors les jeunes gens pour leur temps. On cherchait surtout à leur donner les qualités qu’on appréciait le plus, la politesse et la distinction ; dès le collège, on voulait faire des gens du monde. C’est le seul but que Rollin assigne à l’étude des auteurs anciens. « Elle met en état, dit-il, de juger sainement des ouvrages qui paraissent, de lier société avec les gens d’esprit, d’entrer dans les meilleures compagnies, de prendre part aux entretiens les plus savans, de fournir de son côté à la conversation, où sans cela on demeurerait muet, de la rendre plus utile et plus agréable en mêlant les faits aux réflexions et relevant les uns par les autres. » Le système d’enseignement était parfaitement approprié à ce dessein, on faisait beaucoup écrire et composer les élèves : ce n’est pas un bon moyen pour étendre l’esprit et le rendre fécond ; mais il n’y en a aucun qui enseigne mieux à bien disposer ses pensées et à distinguer avec soin les nuances du style. C’est assûrément à cet usage que notre littérature doit d’être devenue la mieux ordonnée et la plus élégante de l’univers. L’auteur ancien qu’on étudiait n’intéressait guère que par ses côtés les plus généraux. Ceux qui le lisaient s’occupaient moins de lui que d’eux-mêmes. « On aime tant, disait Mme de Sévigné, à entendre parler de soi ! « Aussi voulait-on se retrouver partout. On ne cherchait dans Cicéron et dans Horace que ces tableaux de mœurs, ces nuances de caractère, ces fines observations, qui peuvent s’appliquer à tous les temps ; on se contentait d’en extraire ces réflexions délicates qui sont d’usage dans la vie. Il suffisait donc d’en expliquer des morceaux choisis, en petite quantité. L’explication était longue et minutieuse. Le professeur faisait ressortir la propriété de chaque mot, la finesse de chaque pensée, l’habile liaison des phrases, et voulait trouver partout un dessein profond. L’écrivain disparaissait sous le commentaire ; il n’était plus qu’un texte sur lequel on construisait avec complaisance tout un exercice laborieux de pensée et de style. Ce système d’enseignement est tout à fait français ; aucun peuple ne l’a complètement imité. Il convenait à une société polie où régnait le besoin de se réunir et de vivre ensemble, où l’étude des mœurs, le spectacle des passions, le charme des entretiens, étaient l’intérêt principal de la vie. Il a fait de la France la nation la plus lettrée et la plus humaine du monde, et comme en réalité, malgré nos révolutions, nous n’avons pas tout à fait perdu ces mérites, comme nous avons conservé mieux que tout autre peuple le goût des plaisirs de l’esprit, et que les succès littéraires sont encore ce qui distingue le plus chez nous, je crois que nous ne devons pas entièrement renoncer à un système qui nous a donné la seule originalité que nous ayons, et qu’il faut que le fond de notre enseignement reste le même. Une nation ne doit pas se hasarder à perdre les qualités qu’elle possède pour aller à la conquête de qualités nouvelles qu’elle peut manquer.

Il est sûr cependant que ce n’est plus pour le monde que nous formons nos élèves. Ce qui les attend au sortir des écoles, ce ne sont plus ces sociétés polies et lettrées, ces agréables loisirs qu’on occupait à des entretiens charmans ; c’est une mêlée active et bruyante où l’élégance de l’esprit et la distinction des manières ont moins de prix que la vigueur des caractères et l’énergie des résolutions. Cette situation nouvelle crée à l’éducation des devoirs nouveaux. L’étude des auteurs anciens, comme on la faisait au XVIIe siècle, était pour cette époque la meilleure préparation à la vie ; est-il impossible qu’elle nous rende aujourd’hui le même service ? Faut-il croire que ce monde d’autrefois n’ait rien à nous apprendre sur celui d’aujourd’hui ? Rollin disait en parlant de l’histoire ancienne : « Ces faits sont passés pour jamais ; ces grands événemens ont eu leur tour sans en faire attendre de semblables; les révolutions des états et des empires ont peu de rapport à notre situation présente, et par là deviennent moins intéressantes pour nous. » Il ajoutait que le bon goût seul, qui est fondé sur des principes immuables, est le même pour tous les temps, et que « c’est le principal fruit qu’on doive faire tirer aux jeunes gens de la lecture des anciens. » Eh bien ! non ; il y a d’autres fruits à tirer de cette lecture que des leçons de goût. Nous avons vu ces grands événemens que Rollin croyait passés sans retour se reproduire sous nos yeux, et il n’est plus permis de dire que les révolutions « ont peu de rapport à notre situation présente. » Les faits que racontent les lettres de Cicéron ou les Annales de Tacite ont pris un intérêt si vivant qu’en lisant ces beaux ouvrages nous n’avons plus l’esprit assez calme pour n’y remarquer que des expressions piquantes ou des phrases bien faites. Tous ces grands hommes, quand nous les regardions à cette distance d’où l’on nous tenait d’eux dans les classes, nous faisaient l’effet de purs esprits littéraires; il nous semblait qu’ils avaient vécu dans une sorte de région calme et éthérée; depuis que nous les abordons de plus près, avec nos souvenirs personnels, à la lumière de notre histoire, nous voyons bien qu’ils ont traversé des époques troublées comme la nôtre, qu’ils ont été mêlés aux agitations du monde et qu’ils en ont souffert. L’orage ne les a pas épargnées, ces âmes qui paraissent d’abord si sereines, et elles portent chacune au cœur la blessure de la vie. Sachons la découvrir et la faire voir; retrouvons l’homme dans l’écrivain; replaçons-le, autant qu’il se peut, dans son milieu et parmi les événemens qui le font comprendre. Surtout ne nous contentons plus d’expliquer de courts extraits de ses ouvrages qui ne donnent aucune idée de son époque ni de lui-même : des morceaux isolés pouvaient suffire quand on se réduisait à ne faire sur lui qu’un travail de style; mais, pour qu’une œuvre devienne vivante, il faut qu’on puisse l’étudier dans son ensemble. Imitons les collèges anglais et les gymnases allemands, où l’on fait lire aux élèves dans une seule année des discours entiers de Cicéron et de Démosthène, des tragédies grecques et plusieurs livres de Virgile. Ils écouteront volontiers ces explications rapides qui leur feront connaître un ouvrage complet, quand elles seront animées par un sentiment vif et vrai de l’histoire, et l’on pourra ainsi arriver à reconquérir leur attention.

Cette méthode n’est pas nouvelle, et beaucoup de professeurs l’emploient avec succès. Ils ont du mérite à le faire, car elle leur demande beaucoup plus de peine et de souci que l’ancienne. Il était bien plus simple de prendre un texte isolément, de le détacher de son époque et d’en tirer la leçon générale qu’il contient : un peu d’esprit et d’usage de la vie y suffisait. Pour l’étudier en lui-même et à fond, beaucoup de connaissances accessoires sont nécessaires : il ne faut rien ignorer de l’histoire, des habitudes ou des institutions anciennes; mais on peut affirmer que ceux qui ne reculeront pas devant ces difficultés seront payés de leur peine. On doit pourtant les avertir qu’à force de s’occuper de ces détails minutieux ils courent le risque de devenir des érudits. Quoique le malheur ne soit pas grand, à ce qu’il semble, il y a des gens qui affectent de le redouter. Que de fois n’avons-nous pas entendu soutenir que la science et l’art d’enseigner ne sont pas seulement différens, qu’ils sont contraires, et qu’un érudit est rarement un professeur! Cette opinion est propre à la France, les autres nations ne la partagent pas : elles ont la faiblesse de croire qu’on ne parle bien que des choses qu’on sait à fond. Quand un gymnase allemand veut se faire connaître, il publie un programme qui contient l’ordre de ses exercices et le nom de ses professeurs. Ce programme est précédé d’ordinaire par une dissertation érudite de l’un d’entre eux; plus elle est savante, plus on a confiance dans le professeur qui l’a écrite: c’est le moyen qu’on emploie pour recommander l’école au choix des pères de famille. Les Allemands ont raison. Peut-être un savant ne sera-t-il pas toujours un professeur irréprochable; il aura du moins cette qualité de s’intéresser aux choses dont il parle, ce qui est le meilleur moyen d’y intéresser les autres. Tous ceux qui se contentent, à propos d’un auteur, d’une appréciation littéraire et générale, qui le regardent de loin et en passant, quelque admiration qu’ils aient l’air de ressentir pour lui, ne sont en réalité que des indifférens. Je ne crois guère à ces affections respectueuses qui n’éprouvent jamais le désir d’approcher de ce qu’elles aiment. Le critique qui s’éprend d’un écrivain veut tout savoir de lui; il ne peut souffrir que le moindre recoin de sa vie et de ses œuvres reste obscur, il ne néglige aucune peine pour arriver à l’éclaircir, et devient un érudit sans le vouloir. Si celui-là parle jamais de l’auteur qu’il connaît si bien, ce ne sera qu’avec passion, et il donnera certainement à ceux qui l’écouteront le goût de l’étudier. La science n’est donc pas un obstacle, comme on affecte de le dire, c’est un secours pour l’enseignement.

Le préjugé que je combats est plus profond qu’on ne pense; on ne saurait croire la peine qu’éprouve chez nous un professeur, non-seulement à devenir un savant, si son goût le porte vers l’érudition, mais à se faire pardonner de l’être. La rareté des livres, s’il vit en province, l’absence de ces journaux qui rendent tant de services à l’Allemagne par l’analyse rapide et sûre des ouvrages qui paraissent sur tous les sujets, le petit nombre des gens capables de lui donner de bons conseils, l’indifférence universelle qui accueille ses premiers travaux, ne sont pas les seules difficultés dont il ait à triompher; il en trouve d’abord d’autres en lui-même. D’ordinaire il est mal préparé aux études qu’il entreprend. L’éducation à l’École normale est toute pédagogique, et il est difficile qu’elle soit autre chose. On ne lui a donc appris que son métier de professeur, il ne sait rien en dehors de ce qu’il doit enseigner dans les lycées. C’est à peine s’il a entendu parler de la philologie, de la grammaire, de la mythologie comparées; il ne pourrait pas lire une inscription. Tous ces premiers principes qu’il est aisé d’apprendre en quelques leçons, il les ignore, et il ne connaît pas les livres où il les trouverait. Il marche donc seul et au hasard, s’égarant dès les premiers pas dans des erreurs depuis longtemps réfutées ou faisant péniblement des découvertes qui sont connues de tout le monde. Il use ses forces et sa vie à connaître ce qu’un étudiant de Bonn ou de Berlin apprend sans peine en deux ou trois ans dans son université. En Allemagne, aucun effort, aucun travail n’est perdu. Le jeune docteur qui quitte ses maîtres et qui sait ce qu’ils savent peut se flatter d’aller plus loin qu’eux. Nous autres au contraire, qui n’avons pas de traditions scientifiques, nous recommençons sans cesse. Personne chez nous ne profite de ses devanciers et ne sert à ses successeurs. « Chaque écrivain, dit M. Bréal, prenant la science à son origine, s’en constitue le fondateur et en établit les premières assises. Par une conséquence naturelle, la science, qui change continuellement de terrain, de plan et d’architecte, reste toujours à ses fondations. » C’est pour remédier à ce mal que M. Duruy a fondé l’Ecole des hautes études. Il a voulu qu’un jeune homme qui sent en lui la vocation d’être non pas seulement un professeur, mais un savant, trouvât quelque part un enseignement qui le préparât à ses travaux solitaires, qu’en vivant quelques années auprès d’un maître il apprît de lui, et en le voyant faire, le moyen de marcher seul et plus tard de le dépasser; mais l’école commence à peine, et jusqu’à présent le jeune érudit a été réduit à tout tirer de lui-même.

Ces premières difficultés vaincues, le malheureux peut être sûr d’en trouver beaucoup d’autres dans les dispositions malveillantes des gens qui l’entourent. Ceux qui ne veulent pas travailler et qui se tirent d’affaire avec ce scepticisme léger qui couvre tant d’ignorances se moqueront agréablement de lui. Il ne sera pas difficile de rire des sujets qu’il traite, et qui sont en général d’une petite étendue. Que de bonnes plaisanteries ne faisait-on pas de Champollion pendant qu’il découvrait l’art de déchiffrer les hiéroglyphes! L’autorité, si elle est vigilante, finira par s’en mêler aussi. La première pensée de son proviseur, en le voyant si occupé de travaux étrangers à sa classe, sera de se défier. — La défiance est chez nous une des vertus de l’administration. — Il est admis que le professeur est l’homme du lycée et qu’il lui doit son temps, c’est un principe que de solennelles circulaires ont consacré; n’est-ce pas une sorte de larcin qu’il commet en l’employant ailleurs? S’il ne faisait rien, on ne pourrait pas l’accuser de faire autre chose que sa classe; mais, comme il a l’imprudence de travailler, il devient suspect, et on le soupçonne de négliger ses élèves. L’inspecteur, devant lequel la cause est portée, est mal disposé d’avance pour l’accusé. S’il a fait son chemin uniquement par ses services universitaires et par d’heureuses circonstances, il aura quelques préventions contre un homme qui veut parvenir d’une autre manière. Il est naturel qu’on ait bonne opinion de soi quand on est haut placé: on croit toujours qu’on a pris la meilleure route, et lorsqu’on s’est passé de science pour arriver, on est tout porté à penser qu’elle ne sert de rien. Il ne reste plus au malheureux érudit que le recours au ministre; c’est un faible appui. Le ministre est souvent fort étranger à la science par ses origines; que lui fait la philologie ou l’épigraphie, dont il n’a jamais entendu parler? Comme on croit d’ordinaire que ce qu’on ne connaît pas ne vaut pas la peine d’être connu, il est tenté de les traiter avec un mépris superbe. N’avons-nous pas entendu M. Fortoul nous dire avec sa solennité habituelle : « L’érudition, cette passion des peuples vieillis[6]? » Le mot est curieux dans la bouche d’un homme qui devait être par ses fonctions le représentant officiel et le défenseur de la science. M. Fortoul se trompait, le goût des peuples vieillis, ce n’est pas l’érudition, c’est la rhétorique. Il n’y avait plus de véritables savans à la cour des derniers césars, il y avait encore des rhéteurs uniquement occupés de leurs belles phrases au milieu des malheurs publics. Tous les ans, ils répétaient à ces pauvres princes dans leurs panégyriques fleuris qu’ils étaient les successeurs d’Auguste et les héritiers de Marc-Aurèle, qu’ils faisaient la joie des peuples, et que l’ennemi tremblait devant eux. Les cris des barbares qui s’approchaient et le bruit effroyable que faisait l’empire en s’écroulant ne purent pas les distraire de leurs travaux futiles; les Goths et les Vandales les surprirent arrondissant leurs périodes et alignant leurs mots.

Nous devons donc souhaiter à notre Université, pour la fortifier et la rajeunir, un goût plus vif pour la science; il faut qu’elle se persuade de la vérité de ce principe, qui n’est contesté que chez nous, qu’un corps enseignant doit être un corps savant. Les professeurs s’en trouveront bien; ils y gagneront une salutaire activité d’esprit qui les préservera du désœuvrement de la province et les sauvera, de la routine. Leur enseignement deviendra plus profitable et plus vivant, et le plaisir qu’ils éprouveront à parler d’auteurs qu’ils connaissent et qu’ils aiment animera leurs leçons. Ainsi qu’il est arrivé en Allemagne, l’influence de leurs travaux sortira des écoles et se fera sentir à la littérature entière. Il est visible que la nôtre en ce moment manque d’idées. Nous avons à peu près conservé notre talent d’écrire, nous excellons toujours, personne ne le nie, dans l’art de bien disposer les parties d’un sujet, nous savons faire un livre; mais encore faut-il apprendre à mettre dans ce livre quelque chose de nouveau. Sans cela, nous ressemblerions à ces rhéteurs de la décadence romaine, si habiles à bien dire ce qui ne valait pas la peine d’être dit, ou à ces docteurs du moyen âge qui avaient merveilleusement perfectionné la machine du syllogisme et ne s’en servaient que pour des futilités. Or c’est la science aujourd’hui qui nous fournit de découvertes; c’est elle qui rajeunira cette provision d’idées générales sur laquelle nous vivons depuis la restauration, et qui commence à s’épuiser. J’attends d’elle un autre service encore. On sait l’importance que le journal a prise dans la vie de tout le monde. Le plus souvent on ne pense et on ne parle que d’après lui. Il forme toute une littérature vive et brillante, et la plupart des gens n’en connaissent pas d’autre. Malheureusement, par ses conditions mêmes, cette littérature est condamnée à une incurable légèreté. Que de fois l’homme d’esprit qui tient la plume n’est-il pas conduit à parler de choses qu’il sait à peine! que d’à-peu-près ou d’erreurs se glissent dans ces polémiques rapides ! quelle énergie d’affirmations sur des choses dont on doute et qu’on niera demain ! quelle habileté à se tirer d’un mauvais pas par un bon mot, et à cacher une ignorance en développant à propos quelque idée générale ! Il appartient à nos écoles de faire comme une sorte de contre-poids à cette littérature d’improvisation et de superficie. Aussi devons-nous tenir plus que jamais à ces études scientifiques qui donnent de si bonnes habitudes à l’esprit, qui lui communiquent l’amour du savoir sérieux, le goût de l’exactitude minutieuse, la haine des généralités hasardées, le besoin d’aller au fond des choses et de ne parler que de ce qu’on sait. Ces qualités, précieuses dans tous les temps, sont surtout utiles aujourd’hui que nous sommes travaillés des maladies contraires, et à qui peuvent-elles mieux convenir qu’à ceux qui font profession d’élever la jeunesse?


GASTON BOISSIER.

  1. Si l’on joint à ce chiffre les 20,000 élèves des petits séminaires, on trouvera que la population des établissemens ecclésiastiques était en 1865 de 54,000 jeunes gens. Les lycées et les collèges de l’état en contenaient à la même époque 61,000.
  2. C’est ainsi qu’il écrivait un jour aux recteurs : « Puisque, grâce à l’énergie d’un gouvernement réparateur, le calme rentre dans les esprits et l’ordre dans la société, il importe que les dernières traces de l’anarchie disparaissent. » Ces paroles solennelles étaient le prélude d’une défense faite aux professeurs de laisser croître leur barbe et de paraître devant leurs élèves en costume négligé. Voilà ce qui semblait à M. Fortoul « les dernières traces de l’anarchie. » Et il profitait de l’occasion pour discourir sur le costume qui convient aux divers fonctionnaires de l’Université.
  3. L’institution des chambriers, comme on les appelle, n’a pas entièrement disparu. La statistique de l’enseignement secondaire nous apprend qu’il en restait 358 en 1865. Ce sont en général des jeunes gens de la campagne, fils de petits cultivateurs ou même de simples manœuvres du voisinage, qui renouvellent les provisions (pommes de terre, châtaignes, etc.) tous les mois ou toutes les semaines. La personne chez qui ils sont logés se charge d’apprêter et de faire cuire leurs alimens pour les heures des repas, et chacun d’eux paie pour le service et le logement c’e 8 à 10 francs par mois. « La conduite de ces élèves, ajoute la statistique, est généralement bonne; ils sont laborieux, et quelques-uns sont à la tête de leur classe. »
  4. On a souvent prétendu que les collèges étaient plus fréquentés avant 1789 que de nos jours. C’est une erreur. La statistique de l’enseignement montre qu’en 1789, sur une population de 25 millions d’âmes, le nombre total des élèves était de 72,000, ce qui donne 1 élève sur 32 enfans. En 1865, sur une population de 37 millions d’habitans, on comptait 163,000 élèves dans les écoles secondaires, ce qui fait 1 élève sur 20 enfans.
  5. On trouve dans les œuvres d’Ennodius, qui fut évêque au commencement du VIe siècle, des déclamations dont le sujet est tout à fait païen, et qui sont fort surprenantes chez un évêque. Il y en a une « contre un jeune homme qui avait tenté de séduire une vestale, » et une autre, plus étrange encore, « contre un homme qui avait placé une statue de Minerve dans un mauvais lieu. »
  6. M. Fortoul s’exprimait ainsi à propos des réformes qu’il fit subir à l’École normale; jamais réformes ne furent plus malheureuses. Sous prétexte d’empêcher les élèves de devenir des érudits, on les condamnait à une rhétorique éternelle. L’affaiblissement des études devint tel à l’École normale qu’on fut obligé de revenir au plus vite à l’ancien système, dont on avait dit tant de mal.