Les Réformes de l’Enseignement supérieur/01

Les Réformes de l’Enseignement supérieur
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 863-884).
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LES REFORMES
DE L'ENSEIGNEMENT

L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

Questions contemporaines, par M. Ernest Renan.

L’attention générale est en ce moment très occupée de notre enseignement public : c’est un bon signe, La pire indifférence est celle d’un peuple qui ne s’inquiète pas de la manière dont on élève ses enfans. Quand il délaisse ce grand intérêt, c’est qu’évidemment rien ne le touche plus, qu’il n’a plus de souci de l’avenir, et qu’il s’abandonne lui-même. Ce mouvement auquel nous assistons, et dont il faut s’applaudir, est en grande partie l’ouvrage du ministre actuel de l’instruction publique. Il est certain que ses essais de réformes ont communiqué aux esprits une agitation salutaire, et qu’il a posé des questions que, malgré nos répugnances, il nous faudra bien résoudre. C’est un service très réel qu’il nous a rendu. Ceux même qui lui reprochent des témérités, des hésitations, des incertitudes, ne doivent pas oublier qu’à un moment où les plus forts politiques ne se confiaient que dans le silence il n’a pas eu peur de la parole, qu’il a provoqué la contradiction, et que les controverses animées que ses projets ont soulevées dans tous les partis n’ont pas été inutiles à ce réveil de l’esprit public dont nous sommes témoins. Laissons s’en plaindre tous ces effrayés que le moindre bruit épouvante, tous ces satisfaits qui ne comprennent pas qu’il y ait encore des mécontens depuis que leur fortune est faite ; pour nous qui croyons que l’habileté ne consiste pas seulement à éluder les difficultés ou à maintenir éternellement le provisoire, et que le respect timide du passé ne fait pas toujours la sécurité de l’avenir, nous devons savoir gré aux gens qui osent dire que l’inertie n’est pas la sagesse, et que le mouvement est la vie.

Ce sont là sans doute des vérités élémentaires, et pourtant on les méconnaît souvent chez nous. Nous avons la réputation d’être le plus léger et le plus mobile des peuples, celui qui se détache le plus facilement de l’influence des traditions et du respect des souvenirs ; cette réputation est fort exagérée, ou du moins, s’il y a chez nous des gens qui ne savent pas tenir en place, il faut avouer que nous en avons beaucoup aussi qui ne consentent jamais à faire un pas. Sans être un grand politique, il est facile de voir que nos révolutions ont été plus souvent l’œuvre des conservateurs que des révolutionnaires. Elles sont presque toujours devenues inévitables parce que le parti qui était le maître ne voulait pas convenir que le pays qui avait le bonheur d’être gouverné par lui pouvait avoir quelque chose à souhaiter. À ces résistances systématiques, il est naturel qu’on réponde par des emportemens furieux. Cette répugnance à faire des concessions utiles en temps opportun a été cause que les changemens les plus simples, les progrès les plus naturels, n’ont pu être obtenus que par la violence, à peu près comme dans certains climats il est impossible d’avoir de la pluie sans orage ; mais c’est surtout dans les choses de l’enseignement que nous sommes conservateurs obstinés. M. Renan nous accuse d’avoir pieusement gardé dans nos lycées le régime des collèges des jésuites, et je ne crois pas qu’il soit possible de le contredire. En réalité, nos méthodes d’éducation n’ont guère changé depuis deux siècles. C’est en vain qu’une grande révolution a bouleversé la société française ; elle s’est fait à peine sentir dans l’enseignement. On pénètre dans notre société démocratique par la même porte qui donnait accès à ce monde d’aristocrates et de privilégiés du siècle dernier. Nous voyons les institutions, même les plus attaquées, survivre à tous les ébranlemens politiques, car, par un privilège étrange, dans ce pays si tourmenté, ce sont surtout les abus qui durent. Sous le règne de Louis-Philippe, l’opposition n’avait pas de railleries assez fortes contre le programme du baccalauréat, qui véritablement n’était pas irréprochable. Arago avait plusieurs fois égayé la chambre à ce sujet. Quand l’opposition fut au pouvoir en 1848, elle créa une école d’administration, et s’empressa de lui donner à peu près ce programme dont elle s’était tant moquée. Ce qui protège cet amour de l’immobilité, c’est que d’ordinaire il prend sa source dans les sentimens les plus respectables. Le lointain et le regret donnent toujours un certain charme aux souvenirs de la jeunesse. A mesure que nous vieillissons, nous nous attachons davantage à nos premières années ; le respect que nous éprouvons pour ces maîtres qui nous ont formés sert de défense à leurs méthodes. Ajoutons qu’un certain contentement de soi auquel personne n’échappe nous amène à penser que le système d’éducation qui nous a faits ce que nous sommes produisait souvent de bons résultats. Nous ne sommes pas insensibles non plus à ce renom d’homme sage qu’on obtient facilement chez nous en défendant les anciennes traditions, même quand ces traditions ne sont que des routines. Enfin nous cédons à ce préjugé national qui nous porte à croire que nous devons être fiers de toutes nos institutions, que c’est être un mauvais citoyen que de les attaquer, et que l’Europe nous les envie. Les vingt-quatre violons qui jouissaient du privilège d’écorcher les oreilles de nos rois se vengeaient des railleries des musiciens véritables en affirmant qu’ils étaient le premier orchestre du monde, et, si l’on avait l’audace de trouver qu’ils jouaient faux ou qu’ils n’allaient pas en mesure, ils vous accusaient aussitôt d’être des ennemis de la France.

Il est donc utile qu’on vienne de temps en temps troubler notre quiétude, et qu’on essaie de nous arracher à cette satisfaction naïve que nous sommes toujours tentés d’éprouver pour nous-mêmes. Nous n’écoutons pas d’abord très volontiers ceux qui essaient de nous montrer les vices d’une institution que nous voudrions bien croire parfaite pour n’avoir pas la peine de la changer ; cependant il y a des gens dont la parole fait tant de bruit qu’il est bien difficile de ne pas l’entendre, même quand on s’obstine à né pas l’écouter. Il en arrive toujours quelque chose aux oreilles les moins ouvertes, et les optimistes les plus résolus sont bien contraints de faire de ces examens de conscience dont on sort toujours l’âme un peu troublée. C’est le service que vient de nous rendre M. Renan dans son dernier livre. Parmi les questions contemporaines qu’il étudie, celles qui concernent l’enseignement tiennent la première place. « De tous les problèmes de notre temps, dit-il avec raison, c’est le plus important. » M. Renan a ce mérite rare dans tout ce qu’il écrit d’être aussi utile à ceux qui ne pensent pas comme lui qu’à ceux qui partagent ses sentimens. Son esprit est si vif, il a une telle variété d’idées et d’aperçus, qu’il anime même ses adversaires, qu’il les force de se pourvoir d’argumens nouveaux, et les rend capables de les trouver. On est sûr qu’avec lui les discussions ne resteront pas sur ces terrains battus où elles se traînent depuis des siècles ; il possède, mieux que personne l’art de les féconder. Nous devons donc nous féliciter qu’il ait entrepris de nous dire ce qu’il pense de l’état de l’instruction. publique et surtout de l’instruction supérieure chez nous. Je me souviens que son opinion étonna beaucoup de personnes quand il eut l’occasion de l’exprimer pour la première fois. On est revenu aujourd’hui de cette surprise, et la plupart de ceux qui ont réfléchi sur ce grave sujet pensent comme lui. Sa cause semble gagnée, je ne veux donc pas la plaider encore ; seulement je crois utile de joindre aux idées qu’il expose celles que la pratique de l’enseignement suggère aux gens qui ont vécu longtemps dans les lycées et dans les facultés, et d’essayer de faire entrevoir le remède où il s’était contenté de signaler le mal.


I

C’est aujourd’hui le sentiment général que les imperfections de notre enseignement tiennent à l’organisation qu’il a reçue quand on l’a créé. À ce propos, il peut être curieux d’observer les vicissitudes de l’opinion dans les jugemens qu’elle porte sur les événemens même les plus rapprochés de nous. Il y a quelques années, M. Thiers, dans son histoire et à la tribune, comblait d’éloges le décret impérial qui a fondé l’Université, et beaucoup de gens partageaient sans réserve son admiration. Aujourd’hui on est tenté d’aller à l’extrême opposé et de tout blâmer dans les décrets de 1808 et de 1811. Il y a cependant des distinctions à faire. Assurément l’empereur Napoléon Ier eut grand tort d’établir un monopole rigoureux en faveur de l’Université : c’est un privilège qu’elle a plus tard payé bien cher ; mais faut-il dire que l’état commit une faute en se chargeant de donner l’instruction lui-même et en créant à son compte des collèges, des lycées ? Je ne le crois pas, quoique ce soit une opinion fort accréditée. Bien des gens trouvent que chez nous l’état se mêle de trop de choses, et ils n’ont pas tort. Ils le voudraient moins actif, moins envahissant, moins disposé à penser et à agir pour tout le monde. Il leur semble, par exemple, qu’il devrait, comme en Angleterre et en Amérique, abandonner l’enseignement à l’industrie privée, laisser chacun libre d’ouvrir une maison d’éducation quand il jugerait que le besoin s’en fait sentir, et se fier à la concurrence pour forcer les instituteurs à perfectionner leurs méthodes et à devenir meilleurs que leurs voisins afin de mieux réussir qu’eux. Ce système est fort séduisant, mais il aurait certainement chez nous des résultats fâcheux. Supposons que subitement l’état ferme ses collèges et déserte le combat, qu’arrivera-t-il ? Il ne faut pas se faire d’illusion, l’enseignement ecclésiastique profitera seul de son absence[1]. On sait combien l’industrie privée a peu d’initiative en France. Les entreprises hasardeuses lui font peur ; or il faut reconnaître que celle qui consiste à créer d’un coup un lycée complet, avec les bâtimens, les livres, les instrumens, les professeurs qu’il comporte, est une des plus chères et des plus difficiles. Elle demande des capitaux considérables, une réunion d’efforts et d’aptitudes qui se rencontrent rarement. Il arrivera donc que dans les petites villes les corporations religieuses ne trouveront pas de concurrence et régneront seules, et que dans les plus importantes elles combattront les établissemens laïques par le bon marché. Comme elles ne paient pas leurs professeurs et qu’elles s’appuient sur le dévouement des classes riches, elles peuvent sans danger perdre de l’argent. Au contraire le collège libre, qui a fait des frais considérables, qui n’a point de réserves et vit de ce qu’il gagne, est bien forcé de maintenir ses prix. Il durera tant que les passions seront animées et que les pères de famille sentiront le besoin de faire quelques sacrifices pour leurs opinions. Vienne un moment de calme et de lassitude dans les querelles, la foule ira naturellement à ce qui coûte le moins cher. L’établissement religieux subsistera seul, et ceux qu’il ne contente pas le subiront quand même. On a dit au sénat qu’après tout ce ne serait pas un grand malheur, que la morale publique y gagnerait, et qu’il y aurait là un moyen sûr de conjurer les révolutions. J’avoue que je n’en suis pas tout à fait convaincu, quand je me souviens que le XVIIIe siècle et la génération de 93 sont sortis des collèges des oratoriens ou des jésuites. En tout cas, s’il est juste que ceux qui préfèrent les corporations religieuses puissent leur confier leurs enfans, il est légitime, pour le même motif, que ceux qui s’en défient puissent les envoyer ailleurs. Voilà pourquoi, voyant bien qu’en présence de ce puissant effort collectif appuyé sur le dévouement et la foi qu’on appelle les ordres monastiques les tentatives individuelles et isolées seraient impuissantes, l’état s’est décidé à fonder et à soutenir des établissemens laïques. Il intervient pour que le père de famille conserve le choix de l’école où il veut envoyer son fils. On l’accuse d’opprimer la liberté, au contraire il la maintient. Son intervention n’est pas un privilège dont il ait lieu d’être fier, c’est une nécessité qu’il subit pour empêcher un monopole. Voilà ce qui doit régler ses rapports avec les autres écoles laïques ; il les a quelquefois traitées comme des rivaux qu’il tâchait de perdre, il avait tort : ce sont plutôt des auxiliaires qu’il doit encourager, car ils l’aident à se délivrer d’une partie de son fardeau.

L’intervention de l’état a donc servi l’enseignement, puisqu’elle l’a sauvé du monopole ; mais il faut avouer qu’elle n’est pas sans inconvéniens pour lui. L’instruction publique est devenue une administration comme les forêts et les tabacs. Or le premier besoin d’une administration est d’établir partout un bel ordre, une régularité qui flatte le regard. Elle a la manie de l’uniformité et de la hiérarchie, elle entasse les décrets et les ordonnances, elle veut tout prévoir et tout décider. Elle ne consent pas à tenir compte de la diversité d’esprit des élèves, ni des capacités différentes des maîtres. D’un bout de la France à l’autre, maîtres et élèves doivent étudier les mêmes livres, suivre les mêmes méthodes, marcher du même pas. L’initiative des professeurs étant partout gênée par des règlemens étroits, l’impulsion part entièrement des gens de bureau, étrangers le plus souvent aux questions scientifiques, très convaincus de la puissance de la règle et des merveilles de l’obéissance, qui croient qu’on fait des hommes de talent par ordonnance, et que les choses de l’esprit se gouvernent comme les autres avec des prescriptions rigoureuses. Le pire de tout, c’est que l’enseignement s’est trouvé lié à la politique, et qu’il en suit toutes les vicissitudes. A chaque crise, les ministres de l’instruction publique se succèdent (en 1848, il y en a eu quatre en huit mois). L’inconnu recommence toujours à l’avènement d’un pouvoir nouveau. Comment fonder rien de solide sur ce terrain mouvant ? Ajoutons que dans le choix du ministre qu’on nomme on consulte médiocrement les aptitudes personnelles ou les occupations précédentes. On croit généralement qu’il faut un soldat pour le ministère de la guerre et un magistrat à la justice ; mais pour l’instruction publique tout est bon. Parmi ces ministres qu’on improvise, les uns, quoique étrangers aux choses de l’enseignement, arrivent avec des idées toutes faites ; ce sont les plus dangereux. Les autres n’ont aucune connaissance des intérêts délicats dont ils sont chargés, et pourtant les affaires qu’ils vont avoir à décider sont les plus importantes de toutes ; elles concernent l’avenir même de la France, qu’une faute peut mettre en péril. Dès les premiers jours de leur administration, ils sont aux prises avec des questions redoutables qui embarrassent les gens même qui ont passé leur vie à y réfléchir. Il faut qu’ils étudient, qu’ils consultent, qu’ils apprennent. « Que voulez-vous ? disait spirituellement un ministre à ceux qui lui reprochaient son inaction, je ne puis pas avoir l’Université infuse. » Pour la connaître, il faut du temps. C’est un apprentissage difficile et qui sera long, s’il veut être sérieux ; aussi est-il rare qu’un ministre puisse l’achever. A peine commence-t-il à s’y reconnaître que le vent souffle d’un autre côté. On lui donne un successeur : c’est une éducation à recommencer.

L’enseignement supérieur surtout souffre de cette organisation. Plus que tout le reste, il a besoin de liberté, et il faut qu’il se sente à l’aise pour être fécond. Là, un professeur éminent crée sa méthode, et ne la reçoit pas toute faite des bureaux du ministère. Se figure-t-on un règlement qui prévoit la façon dont Champollion doit enseigner l’archéologie égyptienne, lui qui la créait en l’enseignant ? Ces études sont donc celles qui rentrent le moins dans le cadre d’une administration régulière ; aussi les administrateurs, à qui elles échappent, ne les traitent-ils pas avec faveur. Il arrive même que les ministres, quand ils ne sont pas familiers par leur passé avec les questions scientifiques, n’en comprennent pas bien toute l’importance. Comme ils ont fait leurs classes et qu’ils sont bacheliers, ils savent par souvenir ce que c’est qu’un lycée et ce qu’on y apprend : aussi s’en occupent-ils avec plaisir ; mais l’enseignement supérieur, qui leur est plus étranger, les intéresse moins. Ils ne saisissent pas nettement à quoi il peut servir, et nous avons vu trop souvent les chaires de nos facultés regardées comme une retraite pour les professeurs fatigués ou même comme un exil pour ceux dont on était mécontent. Les chambres non plus ne sont pas très disposées à les protéger. Elles comptent d’ordinaire plus d’industriels que de savans, et se piquent de considérer les choses par le côté pratique. À ce point de vue, l’utilité de ces hautes études ne les frappe pas. On accorde sans doute assez peu à l’instruction populaire, mais on la traite au moins avec respect. Ceux qui lui refusent le plus énergiquement leurs écus croient devoir verser quelques larmes annuelles sur la misère de la France, qui ne lui permet pas d’élever ses enfans, tant elle dépense pour les armer. Quant à l’enseignement supérieur, on n’y met pas tant de cérémonie, et l’on se dispense même à son égard de cette sympathie peu coûteuse.

M. Renan n’a pas de peine à prouver combien cette indifférence générale pour l’enseignement supérieur est déraisonnable. Aux esprits légers qui croient faire merveille en le rabaissant au profit de l’enseignement populaire, il montre que l’un ne se comprend pas sans l’autre. « C’est l’université qui fait l’école, écrit-il. On a dit que ce qui a vaincu à Sadowa, c’est l’instituteur primaire. Non, ce qui a vaincu à Sadowa, c’est la science germanique, c’est la vertu germanique, c’est le protestantisme, c’est la philosophie, c’est Luther, c’est Kant, c’est Fîchte, c’est Hegel. L’instruction du peuple est un effet de la haute culture de certaines classes. Les pays qui, comme les États-Unis, ont créé un enseignement populaire considérable sans instruction supérieure sérieuse expieront longtemps encore cette faute par leur médiocrité intellectuelle, leur grossièreté de mœurs, leur esprit superficiel, leur manque d’intelligence générale. » Des gens qui se croient sérieux répètent qu’il ne faut mesurer l’importance des choses qu’à leur résultat pratique, et ils s’autorisent de ce principe pour mépriser la science et les écoles qui la donnent. Ils ne songent pas que dans toute étude une période scientifique a toujours précédé les applications utiles. Que n’a-t-il pas fallu de recherches abstraites, de théories qui semblaient sans conséquences pratiques, pour arriver à l’invention des télégraphes électriques et des machines à vapeur ! Il en est de même des sciences sociales et historiques, et la nation qui refuse de les protéger quand elles ne sont que l’occupation théorique de quelques savans consent à abandonner à d’autres la gloire et les profits des applications. C’est donc un malheur et un danger que de laisser ainsi s’abaisser chez nous le niveau de l’enseignement supérieur. M. Renan a bien raison de le déplorer. Il est certain que nous ne pouvons regarder sans tristesse les progrès qu’ont faits la philologie et l’histoire depuis le milieu du siècle dernier : c’est le plus souvent hors de chez nous qu’ils se sont accomplis. La création de la philologie comparée et de la science des religions, le renouvellement des textes classiques, l’intelligence plus vive et plus vraie des littératures primitives et populaires, feront la gloire de notre époque. Malheureusement la France n’a pas toujours pris la part qui lui revenait dans ces travaux. Notre pays, sur lequel autrefois le monde entier avait les yeux, a cessé d’être le centre du mouvement scientifique. Les nations qui veulent s’instruire s’adressent à d’autres que nous. Oxford emprunte ses professeurs à l’Allemagne et lui demande des philologues pour la publication des textes qui sortent de ses presses ; Naples s’est mise à l’école de Hegel ; Pise, Florence, Milan, accoutumées à vivre autrefois de l’imitation de la France, ont aujourd’hui les yeux fixés sur Bonn, Goettingue ou Berlin. Les sciences physiques et naturelles, qui avaient bien résisté jusqu’ici et maintenu notre honneur, commencent elles-mêmes à s’effrayer. Elles redoutent aussi d’être vaincues par ce pays d’activité féconde et de libres études. C’est une situation très fâcheuse et bien faite pour alarmer les esprits sérieux. Ceux qui se consolent en songeant que nos faiseuses de modes continuent à fournir Londres et Pétersbourg et qu’où joue partout la Belle Hélène ne sont vraiment pas difficiles.

D’où vient donc le mal ? M. Renan n’hésite pas à répondre que c’est de la manière dont les cours sont faits dans nos facultés. Il montre que les brillans succès obtenus par MM. Guizot, Cousin et Villemain ont égaré leurs successeurs. Cet exemple séduisant et dangereux a jeté l’enseignement dans une mauvaise voie. Quand on vit l’éclat que ces éminens esprits avaient jeté, tout le monde voulut faire comme eux. « L’état, à certains jours, tint salle ouverte pour des discours de science et de littérature. Deux fois par semaine, durant une heure, un professeur dut comparaître devant un auditoire formé par le hasard, composé souvent à deux leçons consécutives de personnes toutes différentes. Il dut parler sans s’inquiéter des besoins spéciaux de ses élèves, sans s’être enquis de ce qu’ils savent, de ce qu’ils ne savent pas. Quel enseignement devait résulter de telles conditions ?… Ouverts à tous, devenus le théâtre d’une sorte de concurrence dont le but est d’attirer et de retenir le public, que seront les cours supérieurs ainsi entendus ? De brillantes expositions, des « récitations » à la manière des déclamateurs de la décadence romaine. Qu’en sortira-t-il ? des hommes véritablement instruits, des savans capables de faire avancer la science à leur tour ? Il en sort des gens amusés… Quoi de plus humiliant pour le professeur, abaissé ainsi au rang d’un amuseur public, constitué par cela seul l’inférieur de son auditoire, assimilé à l’acteur antique dont le but était atteint quand on avait dit de lui : Saltavit et placuit ? »

Voilà le mal parfaitement décrit ; mais sur qui faut-il. en faire tomber la faute ? Est-ce sur la vanité du professeur, comme on serait tenté de le croire ? Non, c’est sur l’imprévoyance de l’état. On ne saurait croire que de légèretés on peut commettre dans un pays où tout se fait avec un si grand luxe de précautions administratives. Plusieurs ministres se sont aperçus avec tristesse de cette décadence de l’enseignement supérieur, et ils ont voulu l’arrêter. Quel remède ont-ils employé pour y réussir ? Toujours le même : ils ont fondé des facultés nouvelles. C’était multiplier le mal au lieu de le détruire. La raison disait qu’avant de créer des chaires il fallait leur assurer des auditeurs. Or il est facile de comprendre qu’elles n’en peuvent pas avoir. Organisées comme elles le sont, nos facultés des lettres ne répondent à rien et ne s’adressent à personne. Il faut s’expliquer. — A-t-on voulu seulement donner un supplément d’instruction aux personnes qui tiennent à ne pas oublier ce qu’elles ont appris dans leur jeunesse, et créer, pour ainsi dire, les classes d’adultes des gens du monde ? Le dessein serait louable assurément. Dans un état bien réglé, il ne doit pas se produire un seul désir de s’instruire qui ne puisse être satisfait. Ce désir existe dans les rangs élevés de notre bourgeoisie. Le prodigieux développement des conférences de toute sorte dont nous avons été témoins il y a quatre ans le fait bien voir, et ce qui prouve que, quoiqu’il y entrât un peu de mode, ce n’était pas un caprice d’un jour, c’est que les soirées de la Sorbonne n’ont pas cessé d’attirer du monde. Ces quinze cents personnes qui pendant tout l’hiver s’entassent deux fois par semaine dans cet amphithéâtre incommode, bravant le froid dans la cour et le chaud dans la salle, montrent assez que les classes éclairées, ainsi qu’on les nomme, trouvent qu’elles ne le sont pas assez, et qu’elles éprouvent le besoin d’entendre causer quelquefois de ces questions littéraires et sociales dont elles sont trop distraites par les occupations de la vie. C’est après tout une noble curiosité qu’il faut encourager et satisfaire ; il est même bon de lui accorder plus qu’elle ne demande. Ces conférences isolées, sans liaison entre elles, peuvent plutôt exciter le désir de s’instruire que donner une instruction véritable. C’est un enseignement sans lendemain, qu’il faut transformer, pour qu’il soit utile, en un enseignement régulier et suivi. Je ne vois guère dans les provinces que les professeurs de facultés qui puissent le donner avec fruit. Je serais donc moins contraire que M. Renan à les voir conserver ces cours du soir où se rendent les gens du monde ; mais évidemment ce n’est pas pour cela que les facultés ont été faites. Quelque élevé que soit le plaisir d’entendre bien parler de littérature et d’histoire, l’état ne les a pas créées uniquement pour le satisfaire. Il a prétendu instituer des écoles et non des académies ; il les destinait à avoir pour auditeurs des élèves véritables et non des curieux et des oisifs.

Ce sont précisément ces élèves qui font défaut, et l’on ne sait où les prendre. En Angleterre et en Allemagne, la jeunesse des universités se compose, en dehors des avocats et des médecins, de ceux qui se destinent à l’état ecclésiastique ou à l’enseignement. Ceux-là suivent naturellement les cours de la faculté des arts. Un clergyman, un professeur, ont besoin de connaître à fond les lettres anciennes et les langues savantes. Voilà des auditeurs tout trouvés pour les cours de philologie et de littérature. Chez nous, les professeurs se forment à l’École normale, les prêtres sont enfermés dans leurs séminaires, et ils ont une telle horreur pour l’enseignement de l’état que même les facultés de théologie, pour avoir accepté ce patronage, leur sont suspectes[2]. Il s’ensuit que, privées de ceux qui seraient leurs auditeurs naturels, nos facultés des arts sont vraiment suspendues dans le vide.

Du moment que le mal est clairement signalé, il est facile de voir d’où viendra le remède. De ces deux classes d’auditeurs dont je viens de parler, et qui sont, comme je l’ai dit, les élèves naturels de nos facultés, il y en a une, celle des ecclésiastiques, qui nous échappera toujours. C’est donc à l’autre qu’il faut nous attacher. Nous devons attirer par tous les moyens vers les facultés de province les jeunes gens qui se préparent à l’enseignement, surtout ceux dont l’ambition est bornée aux modestes fonctions des collèges communaux ou aux classes inférieures des lycées. Ils n’y viendront pas tout seuls et à leurs frais. Comme ils savent à quelle vie de misère ils sont destinés, ils ne veulent pas faire des sacrifices dont ils ne seraient jamais payés. L’étudiant allemand, qui compte davantage sur la libéralité de l’état et des particuliers, se rend à l’université et suit les cours des maîtres en renom. S’il ne peut pas suffire à toutes ses dépenses, il engage sans crainte l’avenir, dont il est sûr. Il trouve des créanciers patiens. Le maître qui le reçoit chez lui n’hésite pas à se fier à sa promesse loyale, et j’ai entendu dire à un illustre professeur de l’université de Berlin qu’il n’y avait pas d’exemple que cette promesse n’eût pas été tenue. En France, le malheureux professeur de collège communal, qui sait bien qu’il ne pourrait pas faire honneur à sa parole, aime mieux ne pas l’engager. Il s’élève tout seul et comme il peut. Le problème consiste à lui fournir quelques moyens de suivre sans dépenses les cours de l’enseignement supérieur. Déjà M. de Salvandy l’avait essayé. Il avait entrepris de créer à côté de chaque faculté de province une école normale à l’image de celle de Paris. M. Duruy a repris cette idée, et il l’exécute avec des moyens plus simples. Il se contente d’attacher comme maîtres répétiteurs adjoints aux lycées des villes qui possèdent des facultés quelques jeunes gens qui veulent être professeurs et se préparer à la licence et à l’agrégation. La mesure est excellente, et l’on dit qu’elle produit déjà de très bons résultats. Pour qu’elle réussisse tout à fait, il importe de bien choisir ces jeunes gens, d’être sûr qu’ils sont dignes de la faveur qu’on leur fait et capables d’en profiter ; il faut surtout les mettre à l’abri des exigences de leurs proviseurs, qui seront toujours tentés d’abuser d’eux, et leur assurer quelques loisirs pour leurs travaux. La situation étant devenue meilleure, il est certain qu’elle sera disputée. Pourquoi ne la mettrait-on pas au concours entre les maîtres répétiteurs d’une même académie ? Ce serait un moyen d’entretenir chez eux quelque émulation, de leur donner du cœur à travailler en leur laissant entrevoir l’espérance de sortir de leurs ingrates fonctions.

Voilà donc quatre ou cinq élèves certains, décidés à suivre le professeur de latin et de grec dans ses explications les plus ardues. D’autres viendront, je n’en doute pas : je crois à l’attrait de la science solide et sérieuse sur les esprits distingués ; mais quand même ils devraient être seuls, je m’en consolerais sans peine. Le cours fait pour eux changera d’aspect. Il faudra bien que le professeur s’occupe de les instruire plus que de les amuser. Dans les textes qu’il expliquera devant eux, il sera forcé de chercher à ne rien laisser d’obscur. L’à peu près suffisait aux gens du monde. Comme on leur parlait moins de l’auteur lui-même qu’à propos de l’auteur, ils se contentaient de quelque traduction lointaine, qui leur faisait entrevoir le sens et qu’on s’empressait de noyer dans un flot d’observations littéraires et morales. Tout sera changé. Il faudra aborder de front les difficultés du texte et les résoudre. Le professeur lui-même prendra goût à ces études nouvelles pour lui. Quand il se contentait d’exprimer des généralités morales ou littéraires, il sentait bien qu’il n’était qu’un homme ordinaire qui répétait ce qu’on trouve partout, car un écrivain de génie est seul capable d’inventer des aperçus nouveaux sur la littérature et l’histoire. En regardant les auteurs de près, il trouvera des questions à sa taille. Il les étudiera par son travail personnel ; les solutions qu’il en donnera seront à lui. Il aura le sentiment qu’il est lui-même et non pas le reflet d’un autre, que dans un domaine restreint il sert la science, qu’il fait une œuvre utile et sérieuse. Il jouira de ce contentement de soi qui est la plus sûre récompense du travail dans une profession qui ne peut pas compter sur la fortune et qui arrive rarement à la renommée. Ses élèves aussi partageront ses goûts ; ils comprendront, en écoutant leur professeur, l’intérêt qu’on peut attacher à l’établissement d’un texte ou à l’étude d’une difficulté grammaticale. Plus tard, quand ils seront dans leurs petits collèges, ils continueront à travailler tout seuls et pour eux. Dans quelque pays perdu qu’on se trouve, on a toujours un Virgile et un Homère, et c’est le privilège de ces admirables écrivains que dans les détails de leurs chefs-d’œuvre, tant de fois, fouillés par la critique, il y a toujours quelque découverte à faire. Ces travaux modestes, dont les dédaigneux sont parfois tentés de sourire et que les autorités universitaires n’encouragent pas, ont pourtant un grand avantage : ils entretiennent chez les professeurs une qualité rare qui leur est utile pour leur tenir lieu de ce qui leur manque, l’amour de leur état.

Les élèves une fois trouvés, les professeurs ne manqueront pas. Je ne doute pas que tous ceux de nos facultés des lettres ne soient très heureux de transformer leur enseignement. Ils étaient bien forcés, sous peine de parler aux murailles, de céder à toutes les exigences de ce public léger qu’il fallait amuser pour le retenir. Nous les avons entendus plus d’une fois se plaindre avec amertume de l’impossibilité où ils se trouvaient d’être impunément sérieux et utiles. De là vient le désir qu’ils témoignent de quitter les chaires de l’enseignement supérieur pour venir dans un lycée de Paris, où ils sont sûrs de trouver des auditeurs moins fugitifs. On peut donc être assuré qu’ils feront avec plaisir comme avec succès ces cours à la fois plus solides et plus familiers quand ils seront certains d’avoir quelqu’un pour les écouter. Néanmoins, pour que la réforme qu’on réclame s’insinue plus profondément dans l’Université, pour qu’elle entre tout à fait dans notre esprit, dans nos habitudes, et qu’ainsi nous soyons plus assurés qu’elle durera, il faut qu’elle pénètre d’abord dans l’école même qui forme les professeurs, et où ils prennent les goûts et les connaissances qu’ils portent avec eux pendant toute leur carrière.

Il ne viendra sans doute à la pensée de personne de nier ou d’amoindrir les services que l’École normale a rendus aux lettres françaises depuis cinquante ans. Plusieurs des écrivains qui les ont le plus honorées en sont sortis. Encore aujourd’hui beaucoup d’anciens élèves de cette école publient des livres remarqués, remportent les prix de nos académies, maintiennent dans notre littérature cette façon d’écrire saine et naturelle qui est dans les traditions de la France. On remarque chez eux les aptitudes les plus diverses ; ils sont philosophes, politiques, économistes, critiques, romanciers, quelques-uns même ont fait jouer des vaudevilles applaudis, et parmi cette diversité de vocations la moins commune est précisément celle qui devrait être la plus ordinaire : ils sont rarement des savans[3]. Les étrangers s’en étonnent beaucoup ; ils se demandent comment il peut se faire que d’une école instituée pour former des professeurs il soit sorti tant de journalistes et si peu d’érudits. On lit beaucoup en Allemagne les Mariages de Paris et le Journal de Thomas Graindorge ; mais ceux que ces livres amusent le plus ne peuvent parvenir à comprendre comment ils sont le produit naturel de ce qu’ils appellent un séminaire philologique. Certes nous ne songeons pas à nous plaindre que l’École normale ait produit des écrivains comme MM. About, Taine et Prévost-Paradol, nous n’en sommes pas même trop surpris, car dans ce temps de vie facile et dissipée les trois années qu’on y passe dans des études austères et le commerce des grands hommes de l’antiquité sont un excellent apprentissage de l’art d’écrire. Il est pourtant permis de regretter que les élèves de l’école n’aient pas toujours tenu à prendre dans la philologie et l’érudition le rang qu’ils occupent dans les lettres, et qu’ils se soient tenus trop à l’écart de ce mouvement scientifique dont l’Allemagne est le centre. Sans doute il ne faut pas renoncer à ces tendances littéraires qui semblent être le génie particulier de notre pays, à ce souci de la méthode et de l’ordre, à ce goût de la forme qui donne du prix au fond, qualités charmantes qui ont distingué de tout temps nos grands érudits ; mais il n’est pas interdit de souhaiter que notre savoir, tout en restant aussi agréable, devienne un peu plus solide et précis. L’idéal serait donc que l’école continuât à produire des écrivains quand elle en trouvera la matière, mais qu’elle cherchât surtout à former des jeunes gens versés dans la connaissance des langues classiques, entendant à fond les auteurs qu’ils seront chargés d’expliquer et qui s’intéressent aux questions de philologie et de critique que ces lectures suscitent, c’est-à-dire des professeurs. Il est certain que c’est pour cela qu’elle est faite.

A ceux qui la pressaient de réaliser cet idéal, l’autorité universitaire, toujours préoccupée du côté pratique et administratif, a quelquefois répondu que les intérêts de la science ne la regardaient pas, que d’ordinaire les savans lui causaient plus d’embarras qu’ils ne lui rendaient de services, que, pour expliquer du latin à des écoliers, on n’a pas besoin de savoir la philologie comparée, et qu’enfin il n’importe pas à l’état qu’un professeur sache autre chose que ce qu’il est chargé d’apprendre. Cette pensée, qui a un faux air d’axiome, n’est pourtant pas vraie. Il serait facile de prouver au contraire qu’un professeur n’enseigne bien que lorsqu’il sait beaucoup plus que ce qu’il enseigne. S’il n’est pas au-dessus de ses fonctions, il tombera bientôt au-dessous d’elles. Un corps enseignant qui veut conserver quelque mouvement et quelque activité doit nécessairement être un corps savant. Il faut qu’il contienne une élite d’hommes éminens au courant des progrès de la science et capables d’y contribuer ; il faut que les autres ne soient pas tout à fait étrangers aux recherches des premiers, qu’au moins ils les comprennent et puissent les suivre avec intérêt. C’est à cette condition seule que la vie circulera dans le corps chargé d’instruire la jeunesse. Si au contraire tout le monde s’en tient à sa tâche, ne s’occupant que de la bien accomplir et sans être capable de la dépasser, après quelques années l’enseignement est pétrifié. Les méthodes deviennent des mécaniques, les préceptes se changent en formules, les procédés ne sont plus que des routines. Rien ne se renouvelant plus, l’assoupissement et la mort se répandent partout.

M. Duruy s’est préoccupé de ce danger. Il a l’intention, pour l’éviter, de permettre à quelques élèves de l’École normale chez qui on aura reconnu de véritables vocations scientifiques de prolonger d’un an ou de deux leur séjour à Paris. Les historiens compléteraient leur instruction à l’École des chartes, les littérateurs et les philosophes suivraient des cours de la Sorbonne et du collège de France, ou même on les enverrait dans quelque université étrangère. C’est une excellente mesure[4], mais elle n’est pas suffisante. Elle ne profite qu’à quelques élèves ; elle fait de la science une exception, et il faut autant que possible qu’elle devienne la règle générale. Je ne me dissimule pas qu’il n’est pas facile d’y arriver. Ce qui rend le problème fort délicat, c’est que le temps est très rempli à l’École normale, qu’on n’y peut pas introduire des études nouvelles sans en supprimer d’autres, et qu’il serait dangereux d’abolir ou de réduire ces exercices littéraires qui ont produit de si heureux résultats. Après y avoir bien réfléchi, il me semble que c’est sur la première année que les réformes doivent porter, et qu’il n’y aurait pas trop d’inconvéniens à en changer le caractère. Elle est tout entière occupée par la préparation de la licence ès-lettres. On y refait les travaux des collèges, dissertations, thèmes grecs, vers latins ; ce n’est à tout prendre qu’une rhétorique supérieure. Elle est assurément utile, mais elle pourrait l’être bien davantage, employée autrement. Il faudrait donc que l’élève entrât licencié à l’école ou qu’on le dispensât de la licence. Délivré de cet examen dont la perspective l’effraie et dont la préparation l’absorbe pendant toute une année, il se livrerait à d’autres études auxquelles on a peine à comprendre qu’il reste étranger. Croirait-on par exemple qu’une partie seulement des élèves de lettres à l’École normale suit le cours de grammaire ? Les autres sont condamnés à l’ignorer toute leur vie, et les choses sont si singulièrement réglées qu’on regarde comme un privilège de ne pas l’apprendre, et qu’on ne l’enseigne qu’à ceux qui sont destinés aux classes inférieures des lycées ! C’est pourtant à l’École normale qu’Eugène Burnouf a professé le premier cours de grammaire comparée qu’ait eu la France. Les élèves suivaient ce cours avec le plus vif intérêt ; il avait déjà produit les meilleurs résultats. Aussi s’empressa-t-on de le supprimer par économie. La grammaire ferait donc le fond des études de première année ; on y joindrait des explications approfondies de quelques textes difficiles, quelques notions de paléographie, pour rendre les élèves capables de se servir d’un manuscrit, et quelques connaissances philologiques et épigraphiques. De ces diverses sciences, on apprendrait les méthodes plus encore que les curiosités, de manière à éveiller les vocations, qui se satisferaient et se compléteraient plus tard dans les loisirs que laissera l’enseignement. La seconde et la troisième année pourraient rester ce qu’elles sont, l’une destinée à une sorte de revue de l’histoire littéraire, l’autre remplie par des exercices pratiques qui apprennent son métier au futur professeur et le préparent à l’agrégation. De cette sorte, chacune d’elles aurait son but déterminé et ses occupations nettement définies. La première année serait l’année de phdologie, la seconde l’année de littérature, la troisième l’année de pédagogie, et l’on peut affirmer que l’élève qui les aurait traversées toutes les trois avec le zèle et le soin qu’elles méritent serait en sortant un bon professeur de lycée et très propre à devenir plus tard un savant professeur de faculté.


II

Parmi les questions que M. Renan traite encore dans son livre se trouve celle de la liberté de l’enseignement supérieur ; il s’en est occupé plusieurs fois à propos du Collège de France. Cette question vient d’être posée et discutée avec tant de fracas, elle excite si vivement l’attention publique, elle a tant d’importance soit par elle-même, soit par les projets manifestes ou secrets de ceux qui l’ont soulevée, qu’il convient d’en dire un mot. Certes l’attaque a été vive et le parti qui demande la liberté de l’enseignement supérieur a paru la réclamer avec insistance. Cependant beaucoup de personnes hésitent à croire qu’il soit sincère et qu’il tienne veritablement à obtenir ce qu’il demande. La discussion du sénat ne peut pas nous aider à dissiper nos doutes. La querelle y a porté presque uniquement sur la doctrine de quelques professeurs, et dans l’ardeur de cette mêlée personnelle les principes ont à peu près disparu. Les cardinaux et les évêques qui ont pris la parole n’ont pas été très explicites sur la question générale. La première fois que M de Bonnechose a parlé, il a dit cette phrase qui laisse à penser : « Il ne peut être question d’une liberté illimitée, dont nous ne voudrions à aucun prix. » Il a paru plus net la seconde fois ; mais il ne l’a pas encore été assez pour ne laisser aucune incertitude sur ses intentions véritables. Ce qui augmente nos doutes, c’est que nous savons bien que le clergé catholique n’a pas l’habitude d’accorder la liberté de l’enseignement dans les pays où il est le maître, et qu’on serait très malavisé de pétitionner auprès de la reine d’Espagne ou du pape pour essayer de l’obtenir. N’est-ce pas la preuve évidente qu’il la croit dangereuse ? On se souvient aussi de quelques occasions où nos évêques n’ont pas semblé supporter volontiers la contradiction, et où ils ont paru plus empressés de fermer la bouche à leurs adversaires que de leur répondre ; est-il vraisemblable d’admettre qu’ils prennent tant de peine en ce moment pour leur conquérir le droit de parler ? De ces dispositions si peu libérales on a cru pouvoir conclure que tout ce bruit qu’on vient de faire n’était qu’une manœuvre de parti entreprise sans espoir et sans désir du succès. Je ne crois pas que cette supposition soit juste. L’église s’est bien trouvée de la liberté de l’enseignement secondaire ; il est naturel qu’elle désire la compléter. Elle a confiance en son pouvoir, et elle a raison. Elle sait qu’en présence des partis qui lui sont contraires, et que la liberté des opinions divise à l’infini, elle est réunie par l’autorité, et qu’elle forme la seule force compacte dans cette société en poussière. Elle sait que dans la lutte qu’elle entreprend, outre le dévouement de ses fidèles, elle peut compter sur tous ces alliés que lui fait la peur des révolutions politiques. On comprend que cette assurance que lui donnent le nombre et la discipline de ses partisans l’engage à tenter un combat où elle semble avoir tant de chances pour elle. N’oublions pas d’ailleurs que, si elle ne cache pas ses préférences pour les constitutions politiques qui lui accordent un privilège, ou même qui font le vide autour d’elle, elle se résigne pourtant à l’égalité quand elle ne peut pas faire autrement. Même cette liberté illimitée dont M. de Bonnechose ne voudrait à aucun prix, elle l’accepte quand il le faut, et cherche à en tirer le meilleur parti possible. En Angleterre, en Amérique, elle s’est accoutumée à entendre prêcher autour d’elle les doctrines qui lui sont le plus désagréables et à n’y répondre qu’avec les armes qui conviennent à ces luttes. Dans les universités allemandes, le théologien catholique enseigne à côté du théologien protestant qui nie la divinité de Jésus-Christ ; il se garde bien de s’en indigner et de recommander son collègue aux sévérités du prince ; il se contente de le réfuter. Il ne me semble donc pas impossible que l’enseignement catholique consente aussi chez nous à s’accommoder d’un régime de droit commun et à vivre au grand air de la liberté. S’il y est véritablement disposé, il faut le féliciter et nous réjouir d’un changement auquel on ne devait peut-être pas s’attendre après le Syllabus.

Nous devons pourtant avouer que, si les partisans de la liberté d’enseignement sont sincères, ils ne se piquent pas d’être conséquens. Par exemple, on a beaucoup de peine à démêler les sentimens véritables de quelques-uns de ceux qui l’ont appuyée au sénat. Décréter que l’enseignement supérieur est libre, c’est dire qu’on pourra parler d’économie politique, de philosophie, de droit constitutionnel, d’histoire, de religion, comme on voudra. Une telle libéralité n’est guère dans l’esprit des lois qui nous régissent, ni du goût de ceux que la constitution a faits les gardiens de ces lois. Aussi ne doit-on pas être surpris que la liberté d’enseignement n’ait obtenu au sénat que 31 voix pour elle ; mais ce qui confond, c’est de voir que la plupart des partisans de cette liberté soient précisément les adversaires les plus résolus de toutes les autres. Comment se fait-il que ceux-là mêmes qui huit jours auparavant proposaient de donner à tous les citoyens le droit de se rassembler pour entendre parler de religion et de politique aient paru si alarmés de la loi sur les réunions, qui ne permet de se réunir que pour causer de choses indifférentes ? Par quel miracle d’inconséquence peuvent-ils être à la fois si effrayés de la parole et si désireux de l’accorder à tout le monde ? En les voyant si peu logiques, on pouvait bien les soupçonner de n’être pas tout à fait sincères.

Ce qui est certain dans tous les cas, ce qu’on peut affirmer hautement, c’est que l’Université n’est pas contraire à la liberté de l’enseignement supérieur. Il ne faut pas qu’il y ait de malentendu possible, et il est de son honneur qu’on sache ce qu’elle pense. Si quelqu’un refuse en ce moment de rendre l’enseignement supérieur libre, c’est le gouvernement ; il lui paraît dangereux de donner la parole à toutes les opinions religieuses et sociales, de leur permettre de se formuler, de se répandre au grand jour, d’essayer sur la jeunesse ou l’âge mûr l’attrait des théories nouvelles et des systèmes aventureux. On peut trouver sans doute qu’il a tort, qu’imposer silence aux opinions n’est pas le moyen de les désarmer, que l’obscurité convient aux idées déraisonnables comme à certaines plantes malsaines et les aide à se propager ; mais, je le répète, c’est lui, c’est lui seul qui résiste. L’opposition qu’il fait à la liberté de l’enseignement supérieur est toute politique ; l’Université n’est pour rien dans ses résistances. Il est donc injuste de ramasser contre elle d’anciens reproches et des injures vieillies. Ce n’est pas la guerre de 1840 qui recommence, comme on le dit ; les circonstances sont changées. Je ne crois pas que, pour ceux qui connaissent l’attitude de l’Université depuis quinze ans, elle puisse être suspecte de vouloir fermer la porte à la liberté. Elle a commis autrefois la faute de défendre le monopole, elle avait la faiblesse de croire qu’elle ne pourrait pas vivre sans lui ; mais l’événement l’a détrompée : cette loi de 1850, faite contre elle, s’est trouvée la servir ; après une crise passagère, ses lycées sont devenus plus florissans qu’autrefois[5], et comme les élèves viennent librement chez elle et pourraient aller ailleurs, elle est plus assurée, en voyant leur nombre s’accroître, qu’elle obtient la confiance des familles, et qu’elle répond à un besoin du pays. Elle sait aujourd’hui par expérience que le privilège est toujours une cause de faiblesse, et que ce qui réussit le mieux à tout le monde, c’est le régime de l’égalité. Elle fait donc les vœux les plus sincères pour le succès de M. Léopold Giraud et de ses pétitions ; elle désire avec plus d’ardeur encore que M. de Ségur-d’Aguessau et ses amis qu’on laisse se produire dans, des cours libres toutes les doctrines sociales et religieuses ; elle souhaite que les efforts de MM. les cardinaux et les évêques nous obtiennent la création d’écoles indépendantes où MM. Renan et Littré pourront enfin exposer librement leurs opinions ; elle accueillera la liberté avec transport, de quelque main qu’elle vienne. Les universités nouvelles seront les bienvenues à côté de ses facultés, aussi bien celles qui enseigneront la géologie selon la Bible et le système du monde avant Copernic que celles qui essaieront de répandre les principes de Darwin et d’Auguste Comte. Elle applaudira à leurs succès au lieu d’en être jalouse, et ne sera occupée qu’à redoubler de travail pour ne pas faire trop mauvaise figure à côté d’elles.

Il faut pourtant savoir, avant de trop se réjouir, ce que sera cette liberté dont on parle. Je ne puis pas croire, comme on l’a laissé entrevoir, qu’on se contente pour toute réforme de créer des universités ecclésiastiques à côté de celles de l’état. Ce serait étendre le privilège et non pas l’abolir, et personne ne reconnaîtrait dans ce monopole partagé la liberté qu’on nous annonce. Je suppose que ceux qui la réclament si énergiquement pour eux sont disposés à l’accorder aux autres, qu’ils veulent qu’on permette aux particuliers, réunis ou isolés, d’ouvrir des écoles supérieures de théologie, de médecine, de philosophie, en dehors de toute influence ecclésiastique ou officielle. Ils doivent naturellement s’attendre que les gens qui les ouvriront seront ceux que l’enseignement de l’église ou de l’état ne contente pas ; s’ils en étaient satisfaits, ils ne sentiraient pas le besoin d’en créer un autre. Il est donc bien entendu que, quand les évêques demandent la liberté de l’enseignement supérieur, ils s’engagent à laisser enseigner sur la divinité du Christ, sur les origines de l’église, sur l’histoire de la papauté, des opinions tout à fait contraires aux leurs. Voilà ce qu’il faut bien qu’on se dise d’avance pour ne pas venir réclamer plus tard des répressions sévères contre ceux qu’on aura soi-même autorisés et engagés à parler. Sans doute il ne s’agit point ici d’une liberté illimitée ; M. de Bonnechose nous a bien avertis. Il est clair qu’en accordant la permission d’ouvrir des écoles supérieures libres l’état conserve le droit de les surveiller ; mais il est évident aussi qu’il n’en usera qu’avec une extrême discrétion, s’il veut que la liberté de l’enseignement ne soit pas un vain mot. C’est ce qu’il fait déjà pour l’instruction secondaire ; il se croira sans doute obligé d’agir avec la même prudence pour l’enseignement supérieur. Une fois que les étudians seront renfermés dans ces écoles où ils seront librement venus avec l’assentiment de leurs familles, où des maîtres qu’ils auront choisis leur enseigneront la doctrine qu’ils préfèrent, le mieux est de laisser faire, et ce serait pour l’état un mauvais métier que d’aller trop souvent écouter aux portes. Son intervention dans les établissemens libres ne peut être justifiée que par la nécessité où il se trouve de protéger son existence ; il me semble donc qu’elle doit se renfermer dans les limites où s’exerce ce droit de légitime défense que les citoyens possèdent aussi dans la vie ordinaire. De même qu’on ne permettrait pas à un particulier d’en frapper un autre uniquement parce qu’il se croirait assuré que c’est un méchant homme qui a de mauvais desseins et qui pourra bien les exécuter plus tard, de même il ne peut pas être permis à l’état de proscrire une doctrine parce que dans ses conséquences extrêmes et rigoureuses il la juge dangereuse pour lui, car qui sait si ces conséquences seront jamais tirées ? C’est donc contre une attaque réelle et présente, non contre un péril douteux et lointain, que l’état est armé. Du moment qu’il accorde la liberté d’enseigner, son devoir est de ne pas prendre parti dans les querelles qui divisent les écoles ; il ne faut pas qu’il se fasse théologien ou philosophe, et se charge de discerner le vrai du faux. Il doit avoir le moins possible de préférences pour les opinions, et en tout cas, s’il en voit avec regret quelques-unes se répandre, il faut qu’il sache bien qu’à moins qu’elles ne menacent directement son existence, il n’a pas le droit de les supprimer. Du reste, si les systèmes politiques et religieux avaient le sentiment de leurs intérêts véritables, ils se garderaient bien de réclamer jamais l’appui de l’état. Sa protection a d’ordinaire les plus fâcheux effets. Il peut bien donner pour quelque temps au parti qu’il soutient la prépondérance matérielle ; mais il lui enlève pour jamais cette force morale qui fait vivre les opinions. Nous en avons la preuve manifeste sous nos yeux. On s’est plaint beaucoup au sénat du discrédit dans lequel sont tombées les doctrines spiritualistes auprès de la jeunesse. On en a accusé avec une violence déplorable tel ou tel enseignement, tel ou tel professeur ; on a bien tort. Les hommes dont on a cité les noms n’ont pas assez d’importance pour avoir amené des résultats aussi considérables. Les causes de ce discrédit sont ailleurs. On s’est éloigné des doctrines spiritualistes parce qu’elles sont devenues quelque temps des doctrines d’état. Qu’on se rappelle avec quelle passion cette même jeunesse les accueillait il y a quarante ans, quand une bouche éloquente les proclamait avec tant d’éclat à la Sorbonne. Elles étaient populaires alors ; elles avaient l’avantage d’être suspectes au gouvernement. Celui qui les professait était sans cesse menacé d’être arraché de sa chaire. Un roi protecteur des idées absolutistes lui avait rendu le service de le garder quelque temps en prison. Aussi quel succès obtenait son enseignement ! On était spiritualiste comme on était libéral. Malheureusement pour M. Cousin et pour ses doctrines, une révolution à laquelle il n’avait pas été inutile le porta au pouvoir. Sa philosophie y arriva avec lui. Elle figura dans les programmes, elle eut le privilège d’être enseignée dans les lycées, elle s’habitua si bien à se confondre avec l’état qu’elle traita ses adversaires comme des rebelles. Aussi arriva-t-il naturellement que tous les rebelles devinrent ses adversaires. C’est ainsi qu’une réaction se déclara contre la doctrine officielle dès la fin du règne de Louis-Philippe. Depuis, elle n’a fait que croître à mesure que l’état, qui voyait le spiritualisme plus menacé, venait davantage à son secours. C’est ce secours qu’on poursuit en lui et qu’on lui fait aujourd’hui payer. Un de ces jeunes gens qui affichent depuis quelques mois dans les journaux une sorte de fatuité d’athéisme disait : « Je suis matérialiste, parce que je suis révolutionnaire. » Philosophiquement la raison est médiocre, au fond elle est vraie. Il s’est fait je ne sais quelle confusion étrange entre le spiritualisme et le pouvoir absolu, et il a souffert de l’impopularité du despotisme. Voilà tout ce qu’on gagne à s’unir à l’autorité et à devenir une orthodoxie !

Prenons donc l’habitude de faire nos affaires tout seuls ; cessons d’appeler les foudres du pouvoir sur ceux qui ne partagent pas nos sentimens. Défions-nous de ces autocrates qui paraissent si zélés pour la bonne cause et qui disent comme Napoléon dans une lettre qu’on a lue avec attendrissement au sénat : « Je ne souffrirai pas qu’on empoisonne mes peuples. » Le clergé catholique sait par expérience que le parti qui les prend pour protecteurs finit toujours par être leur victime. Ne sollicitons pas les faveurs officielles pour les idées qui nous semblent justes ; il n’y a pas de meilleur moyen de les discréditer. Ne disons pas d’un système qui nous paraît faux qu’il met en péril la société ; c’est l’importance qu’on lui donne, c’est la peur qu’on en a qui le rendent dangereux. N’oublions pas enfin que, si nous avions conquis la liberté de l’enseignement supérieur, il nous resterait encore à nous y habituer. Il ne suffit pas que la loi permette aux opinions de se produire l’une à côté de l’autre, il faut qu’elles apprennent à se supporter et à vivre ensemble ; ce sera peut-être le plus difficile. Chez nous, tous les partis sont intolérans ; nous n’avons que des ennemis, jamais des adversaires ; les discussions tournent bientôt en injures, et les argumens en menaces. Comme cet empereur romain, il ne nous suffit pas d’écrire, nous voudrions proscrire. Nos étudians sont d’ordinaire des tyrans qui, pour être plus sûrs d’avoir raison, ne permettent pas qu’on leur réponde ; ils ont autrefois fermé la bouche à M. Sainte-Beuve, qu’ils portent maintenant en triomphe. Nos prélats ne se contentent pas de foudroyer dans leurs églises les doctrines qui leur semblent dangereuses, ils s’empressent d’apporter leur colère à la tribune du sénat, ce qui est presque la confier au bras séculier. On est toujours tenté de leur dire à tous, comme le Maître : « Hommes de peu de foi ! » Quelle confiance témoignent-ils dans la vérité qu’ils possèdent, s’ils ne la croient pas capable de résister à la moindre contradiction ? Ils n’ont pas d’outrages assez forts pour qualifier leurs adversaires ; ils les accusent de manquer d’esprit, de raison, de bon sens, et il leur semble pourtant que, si l’on permet à ces sots d’ouvrir la bouche, si on laisse un moment raisonner ces déraisonnables, tout est perdu. Voilà le péril le plus grand que coure chez nous la liberté de l’enseignement supérieur. Ce n’est rien de l’inscrire dans la loi : pour qu’on puisse en jouir pleinement, pour qu’elle produise tous ses bons effets, il faut d’abord la faire entrer dans le tempérament et dans les mœurs de la France.


GASTON BOISSIER.

  1. M. Jourdain, dans son rapport si intéressant sur les progrès de l’instruction publique en France, montre que, pour l’instruction primaire comme pour l’enseignement secondaire, les établissemens ecclésiastiques sont devenus de plus en plus nombreux depuis 1850, et qu’ils ont plus profité que les autres de la liberté. Les établissemens laïques ont au contraire diminué. Ce fait est remarquable, surtout pour l’instruction primaire. « Sur 16,736 écoles privées qui existaient en 1850, il y en avait 12,888 qui étaient dirigées par des instituteurs et des institutrices laïques ; on n’en comptait que 3,848 qui eussent été fondées par des associations religieuses. En 1865. la proportion est absolument changée. Sur 16,349 écoles privées qui subsistent, nous ne trouvons plus que 9,847 écoles laïques, ce qui donne comparativement à 1850 une diminution de 3,041 ; mais il existe 6,502 écoles desservies par des communautés religieuses, c’est-à-dire 2,654 de plus qu’il y a dix-sept ans. »
  2. Les facultés de théologie n’ont pas pu obtenir du pape l’institution canonique, malgré l’insistance du gouvernement. « D’où il suit, dit M. Jourdain, que leurs adversaires se trouvent autorisés à les dénoncer comme des écoles purement civiles, auxquelles l’église n’a jamais donné le droit d’enseigner en son nom, et qui sont incapables de confier des grades ayant quelque valeur dans l’ordre ecclésiastique. » Aussi tous les efforts qu’a faits l’état pour leur donner quelque vie ont-ils été inutiles.
  3. Il faut faire une exception pour l’École d’Athènes ; mais les érudits, les critiques, les épigraphistes, les savans de toute sorte que cette école a produits prouvent précisément combien il serait facile de tourner l’École normale vers la science en donnant aux études une autre direction.
  4. Cette mesure avait été déjà prise par M. Fortoul. Parmi les élèves de l’école qui en ont profité alors se trouve le jeune orientaliste qui professe avec tant de succès la grammaire comparée au Collège de France, M. Michel Bréal.
  5. La population des lycées, sous le régime du monopole, était de 23,000 élèves. Elle descendit à 20,000 en 1850 sous l’influence de la loi de la liberté de renseignement et de la rude concurrence qui fut faite aux collèges de l’état par les établissemens libres. En 1866, elle était de plus de 34,000, et elle a augmenté depuis. (Voyez Jourdain, p. 110 et suiv.)