Les Questions politiques et sociales
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 114-139).
◄  I
III  ►

LES QUESTIONS


POLITIQUES ET SOCIALES.




II.
DES CONDITIONS DE LA PAIX SOCIALE.




S’il y a un fait menaçant dans la situation politique et sociale de la France et de la majeure partie du continent européen, c’est la division qui partage la société en deux camps : d’un côté, les classes riches ou aisées ; de l’autre, le grand nombre qui vit d’un labeur manuel dans les villes et dans les campagnes. Les ouvriers comparent leur condition à celle des classes mieux pourvues : c’est la maladie du siècle, une épidémie qui a envahi toute la société du haut en bas, de ne regarder qu’au-dessus de soi, pour y prendre ses termes de comparaison. Moins dénué que ses devanciers, l’ouvrier est bien plus privé et plus mécontent, parce que le contentement résulte de l’équilibre entre les désirs et les jouissances, équilibre rompu désormais. L’ouvrier est persuadé que la misère qui le serre de près et qui saisit son voisin, sinon lui-même, est la faute de la société, le crime des riches. Les démagogues le lui ont dit avec le langage de la passion, et ils ont été écoutes, parce que le cœur de l’ouvrier était, à l’image de celui du riche, vide, de toute croyance et par conséquent de sympathies larges et franches L’ame de l’homme qui a cessé de croire est comme un lieu inoccupé ; il est facile à la haine et à l’égoïsme d’y pénétrer et de s’y établir en maîtres.

Voilà où en est la société française, je devrais dire la société de l’occident de l’Europe continentale. Le mal est si grand, que je sais plus d’une personne d’une grande intelligence dont l’opinion est que notre civilisation y succombera. Ne nous laissons pas aller à ces défaillances, ne désespérons point de l’avenir, quelque sombre que soit le présent. La civilisation doit sortir triomphante de cette rude épreuve, mais c’est à la condition de beaucoup d’efforts sur nous-mêmes et sur les autres, et d’un peu d’assistance d’en haut, ce qu’on nomme communément du bonheur.

La maladie aiguë dont est prise la société est double : la misère matérielle et la misère morale, l’absence des élémens du bien-être, la présence de passions haineuses sans cesse au moment de faire explosion. Chacun de ces maux réclame un traitement spécial qui y soit bien approprié.

Pour ce qui est de la misère matérielle, la bienfaisance publique et privée n’y saurait remédier que d’une façon restreinte, parce que, prise collectivement, la société française est pauvre, et l’on a beau déplacer, par le libre arbitre de ceux qui possèdent (c’est la seule méthode qui puisse avoir de bons effets), une partie de ce qu’a celui-ci pour le transmettre à celui-là : de la pauvreté collective il n’y a pas moyen de faire sortir l’aisance générale. Le superflu d’une toute petite minorité, quelque abondant qu’il semble, disparaît dans le gouffre de la détresse publique, comme l’eau d’un ruisseau dans le lit large et profond d’un fleuve immense. La société française est pauvre, cela signifie que le revenu brut de la société, ce fonds sur lequel elle vit en le régénérant sans cesse par son travail, et qui se compose d’objets de toute sorte en rapport avec nos besoins, alimens, vêtemens et le reste, est insuffisant pour donner un bien-être élémentaire à trente-six millions d’hommes ; mais ce fonds peut augmenter. Il augmente à mesure du progrès de la civilisation, parce qu’en vertu de ce progrès, lorsque celui-ci est réel et non imaginaire, la puissance productive du travail humain va toujours croissant, et ainsi le travail d’une même quantité d’hommes produit une quantité d’objets divers de plus en plus grande. De ce point de vue, la question de restreindre la misère et de la parquer dans une enceinte de plus en plus étroite se présente en ces termes : — qu’est-ce qu’il est possible de faire pour augmenter la puissance productive du travail de la nation française ?

Pour donner sur ce sujet les développemens que j’entrevois, je remets à un autre jour. Pour aujourd’hui, j’aurai fort à faire en essayant de traiter, même sous un seul de ses aspects, de la misère morale. De nos deux maladies, c’est celle qui gagne le plus, celle qui gangrène le plus profondément la société ; mais aussi bien c’est celle dont les progrès peuvent être le mieux surmontés, dans un court espace de temps, si tous ceux qui y peuvent quelque chose s’y prêtent, et si la Providence, qui dispose des événemens généraux, est propice aux hommes de bonne volonté.

Contre la misère morale, la bienfaisance recouvre la puissance que le raisonnement conduit à lui dénier envers la misère matérielle. Quand la bienveillance ne se lasse pas, il n’est point de mauvais sentimens dont elle ne triomphe. La reconnaissance est dans le cœur de l’homme comme l’herbe dans les prairies : elle y germe spontanément. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de la tenir refoulée indéfiniment sous la pression de la colère ou de l’envie. Il est à souhaiter que la bienfaisance publique et la bienfaisance privée s’exercent à l’envi l’une de l’autre, tantôt combinant leurs efforts, tantôt les séparant pour le plus grand succès de l’œuvre. En ce temps-ci, ce n’est pas seulement la religion ou le sentiment d’humanité inné chez les honnêtes gens qui dit à la charité de se déployer. La politique en fait une loi. Nous sommes engagés dans un passage très difficile : pour en sortir noblement, la charité nous offre un point d’appui ; mais ce n’est pas la politique, c’est la religion seule qui pourra donner une vive impulsion aux œuvres de la charité. Celui qui règne dans les cieux est la seule autorité au nom de laquelle il soit permis de faire entendre des paroles rudes et menaçantes au riche qui oublie qu’on souffre auprès de lui pendant qu’il se livre au plaisir, parce que le Seigneur, qui ordonne la charité à qui peut la faire, commande en même temps la résignation à qui vit de privations et d’amertume, et qu’il réserve sa plus inexorable sévérité pour l’homme emporté et violent.

Toutes les manifestations de la charité ne sont pas également efficaces, je veux dire ne soulagent pas une égale somme de souffrances matérielles pour une égale somme de sacrifices. Dans l’organisation de la charité, il faut redoubler d’attention afin de choisir entre tous les moyens les plus puissans. Cependant, quelque importante que soit cette règle, elle est primée par une autre. Notre plaie la plus cruelle et la plus dangereuse, c’est, avons-nous dit, la haine qu’on a infusée au pauvre contre le riche, et à laquelle celui-ci répond par une stupeur au moins méfiante. Les institutions publiques ou particulières ou les pratiques individuelles qui sont de nature à préparer la réconciliation sont celles qui méritent la préférence ; c’est là ce qui appelle la sollicitude toute spéciale des ames bien placées, des esprits prévoyans et des pouvoirs de l’état.

Les sociétés de secours mutuels, telles que le gouvernement les avait officiellement proposées à l’assemblée, par les bons rapports qu’elles tendraient à établir entre les classes aisées et les ouvriers, sans contrainte pour personne, en ménageant la dignité de tous, en flattant l’amour-propre de l’ouvrier sans abaisser le riche, étaient dignes de l’appui de tous les bons citoyens. Par quelle fatalité les commissions de l’assemblée nationale y ont-elles refusé leur approbation ?

Quand on étudie la société anglaise et qu’on se demande comment elle a pu s’exempter des secousses qui ont ébranlé depuis soixante ans la France, et après celle-ci tous les autres peuples continentaux de l’Europe, à l’exception de la Russie, on ne tarde pas à reconnaître que, de toutes les sociétés européennes, c’est la seule[1] où des relations fréquentes, dignes pour tous, soient organisées entre les différentes classes de la société par le moyen d’institutions multipliées et d’usages divers qui sont fixés dans les mœurs. Un écrivain, qui a fait, il y a plus de vingt ans, un livre intéressant sur l’esprit d’association, a figuré avec bonheur la différence qui existait, avant 1789, entre l’Angleterre et la plupart des autres nations européennes[2]. « Je me représente, dit-il, la société sous la forme d’une échelle divisée en compartimens de plusieurs nuances, marquant chacune les conditions et les rangs. La dernière, formant la base, sera le peuple, l’ouvrier, le cultivateur ; plus haut viendra la bourgeoisie, le commerce, la finance ; au-dessus, la magistrature ; enfin, la noblesse, le haut clergé et la maison souveraine. Si vous considérez cette échelle par ses divisions horizontales, vous aurez le système d’isolement ou de corporation, comme jadis en France et dans la plupart des états de l’Europe, c’est-à-dire une suite de rangs marqués qui s’excluent mutuellement ou dont les couleurs paraîtraient se ternir en se mêlant ; si, au contraire, vous tracez des lignes perpendiculaires sur tous les compartimens et que vous preniez la division du sommet à la base, vous aurez alors le système complet d’association ou d’union tel qu’il est en Angleterre, en Hollande et en Suisse, c’est-à-dire un peu de noblesse, de magistrature, de finance et de bourgeoisie[3] réunies dans presque toutes les institutions, les rangs se croisant sans cesse et se prêtant un mutuel appui qui les garantit de tout trouble et de toute atteinte. »

Depuis 1789, à peu près tous les corps et toutes les associations qui existaient dans la société française ont été détruits. Sous prétexte qu’il personnifiait en lui l’unité nationale, l’état a successivement confisqué et absorbé tous les pouvoirs et toutes les attributions qui formaient le domaine des corps de toute espèce, si bien qu’il n’y a plus rien qui vive de soi-même en France que l’individu solitaire, universellement dépouillé du prestige qui jadis entourait au moins les grandes existences, et un colosse dominateur insatiable, l’état. Entre les deux, pas d’intermédiaire. Les différens peuples de l’Europe continentale se sont de plus en plus rapprochés de ce modèle. L’Angleterre est demeurée fidèle à son ancienne donnée d’associations fortement constituées, robustes, n’ayant à demander à personne la permission d’exister, et tenant à toutes les classes de la société par leur composition même. Au lieu de porter atteinte à leur existence, le législateur britannique l’a consacrée par des témoignages nouveaux de son respect. Cette différence entre la politique française et la politique anglaise depuis 1789 a peut-être été commandée par l’esprit différent qui autrefois animait les ordres divers dans les deux pays, ce que M. de Laborde a dépeint par la figure que nous lui avons empruntée : esprit de caste de ce côté-ci du détroit, esprit national de l’autre, ce n’est pas ce que j’ai à examiner ici. Aujourd’hui voici les résultats de ces systèmes opposés : l’Angleterre est un corps dont les membres bien proportionnés et bien nourris s’assistent les uns les autres ; la France est une tête énorme, unie à des membres grêles et chétifs, dont aucun ne peut grand’chose pour le salut ou le bien-être du reste. Ou, pour choisir une comparaison qui réponde à notre crainte des bouleversemens, l’Angleterre est comme une construction vaste et diverse, dont toutes les parties reposent sur des fondations faites de matériaux massifs, durables et bien liés ; la France est un édifice qui peut séduire les regards par sa régularité savante, mais qui repose sur un amas de grains de sable. Sur sa base mouvante, il penche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; il est sujet à se lézarder dans tous les sens, et menace de crouler subitement alors qu’on croit avoir le mieux réparé les dommages causés par les ébranlemens antérieurs.

Les hommes qui ont étudié l’Angleterre dans ces derniers temps ont été frappés de ce penchant qui y rapproche tout naturellement, en certaines circonstances, les personnes des diverses classes de la société. Les observateurs les plus intelligens n’ont pas manqué de remarquer que, dans les rapports entre des personnes de positions si différentes, on n’apercevait rien de cette égalité farouche dont en France on mettrait volontiers l’empreinte sur toutes les relations sociales, et cependant la dignité de chacun y est parfaitement respectée. Les Anglais y apportent un sentiment que je ne crains pas de qualifier de patriotique, car l’estime des concitoyens les uns pour les autres, la satisfaction qu’ils éprouvent à se retrouver, l’absence complète dans le contact, de morgue chez celui-ci, de bassesse chez celui-là, ce n’est rien de moins qu’une haute expression du patriotisme en même temps que de la civilisation. La charité fournit beaucoup d’occasions de ces bons rapports. La Revue des Deux Mondes donnait, il y a quelques mois, un morceau de M. Nisard sur les classes moyennes en Angleterre, où, à propos de la charité même, cette habitude de rapprochement entre les riches et les pauvres est ingénieusement dépeinte. Les femmes, en pareil cas, ont leur rôle tout indiqué. C’est, par exemple, une femme jeune, élégante, qui tous les samedis se fait institutrice, dans une des salles de sa belle demeure, pour les jeunes ouvrières de la fabrique voisine. « Ces pauvres filles viennent dans cette maison, un moment la leur, dit M. Nisard, entendre une lecture religieuse que la maîtresse accompagne d’interprétations familières[4]. » Beaucoup d’écoles du dimanche sont tenues de même, en Angleterre, par les fils et les filles des manufacturiers ou des nobles. Ainsi les relations d’estime et de sympathie entre les classes les plus fortunées et les ouvriers commencent dès l’enfance. On s’accoutume ainsi à avoir confiance les uns dans les autres ; c’est déjà une grande raison pour qu’on fasse une nation qui soit forte et heureuse, et où aucun intérêt respectable ne soit sacrifié.

Je ne tracerai jamais une ligne d’où l’on puisse inférer que je conteste l’excellence ou l’autorité de la charité. De tout temps ce fut et jusqu’à la fin des siècles ce sera une admirable vertu que celle qui fait ouvrir la main du riche, afin qu’il y ait du pain dans celle du pauvre, du baume sur ses plaies. Les sentimens bienveillans sont nécessaires à l’harmonie de la société, comme l’attraction universelle l’est au maintien du système du monde. Les pratiques charitables nous seront du plus grand secours pour franchir le défilé où nous nous trouvons engagés. Il faut pourtant le dire : il n’y a pas lieu d’attendre de la charité toute seule la fin de nos discordes.

On s’abuserait extrêmement sur les sentimens des classes ouvrières, si l’on supposait qu’elles soient avides de ce qu’elles savent être de la charité. Individuellement ou en masse, elles sont certainement sensibles aux bons procédés, à tout ce qui atteste, chez les personnes plus fortunées, de la sympathie et de la confiance ; mais désormais elles ont très peu de goût pour le patronage, et il y a en elles une fierté, excessive peut-être, qui les indispose contre la charité, du moment que celle-ci devient aumônière. Dès-lors elles en sont blessées. Je ne parle pas seulement de ceux des ouvriers qui, dans les temps agités, jouent le rôle de meneurs ; ceux-là sont souvent des exaltés, des paresseux ou des hommes dissipés, dont l’influence cesse avec les circonstances révolutionnaires qui l’avaient fait naître. J’ai en vue ici la partie des ouvriers qui a l’habitude de réfléchir et de raisonner, qui est la véritable élite des classes ouvrières, et qui dans les temps réguliers conduit le reste. Les personnes qui sont le mieux placées pour connaître la vérité en ont fait l’observation, les ouvriers attendent l’amélioration définitive de leur sort, non de la bienfaisance des classes aisées, non d’un patronage dont je n’aperçois guère les élémens chez nous, sur une grande échelle du moins, mais bien de l’application qui leur serait faite plus complètement des indications de la raison et de la justice. Ils sont peu éclairés, et comment le seraient-ils davantage ? C’est pourquoi, depuis la révolution de février, ils se sont grandement trompés sur ce que c’est que la justice et la raison. En avril, mai et juin 1848, ils croyaient, ou la plupart d’entre eux croyaient, que le système de l’organisation du travail de M. Louis Blanc et toutes les folies débitées au Luxembourg étaient l’expression de la justice et de la raison pures. Le droit au travail leur semblait un principe parfaitement équitable d’économie sociale, et il est vraisemblable que le nombre de ceux qui conservent cette illusion reste fort grand. Cependant, quelles que soient les doctrines qu’ils ont aimées et auxquelles beaucoup d’entre eux malheureusement restent fidèles, tenons pour certain qu’ils ne veulent être traités que comme des hommes libres et justes. Donnons-leur de bonnes notions sur la liberté et l’égalité, sur le juste et l’injuste, et ils y feront bon accueil ; ils le feront avec empressement, pourvu qu’ils nous croient bienveillans, pleins du sentiment de leur dignité. S’ils se sont montrés ardens pour des maximes ou des systèmes où la spoliation est pourtant flagrante, c’est qu’ils ne l’y voyaient pas.

Nous avons donc à traiter avec les ouvriers comme il convient avec des hommes qui sont placés désormais sur le terrain du droit. Le temps est passé où, toute seule, la bienveillance des classes aisées ou riches aurait suffi à conserver l’harmonie dans la société ; il est passé depuis que, sur le cadran de l’histoire de France, la main de la bourgeoisie elle-même a placé l’aiguille sur l’heure des révolutions. Depuis 1789, il n’était plus possible de douter qu’à un moment plus ou moins prochain, les ouvriers des champs et des villes voudraient des droits politiques et prétendraient être une force reconnue dans l’état. Nous sommes, je ne puis dire le plus raisonnable des peuples, mais le plus raisonneur et le plus logicien ; il était donc impossible que les ouvriers ne se réclamassent pas du principe de l’égalité devant la loi, afin qu’il eût pour eux spécialement des conséquences politiques plus ou moins semblables à celles qu’il a eues pour la bourgeoisie de 1814 à 1848.

Quand la loi a dit à un homme qu’il est arrivé à l’âge de majorité, le tuteur ne saurait indéfiniment le retenir sous sa direction étroite. À force de ménagemens et de bons procédés, il peut bien déterminer le ci-devant pupille à accepter, quelques mois, quelques années, des conseils officieux : il peut en obtenir, tout le reste de ses jours, des témoignages de reconnaissance et de respect ; mais le pupille n’en est pas moins son maître, et bientôt il tient à ce que ce soit constaté pour tout le monde. L’oiseau, dès qu’il a ses plumes, ne peut demeurer dans le nid et part à tire d’aile ; il reste à la nature humaine quelque chose de cet instinct.

Si la noblesse, au lieu de blesser le tiers-état par l’exclusif et le hautain de ses prétentions, lui avait témoigné de l’estime et de la condescendance, et qu’elle lui eût cédé sur quelques-uns des points où c’était de la plus palpable justice, l’esprit de réforme n’eût probablement pas éclaté avec la fureur dévastatrice qui caractérisa la révolution française ; mais des actes du genre de l’ordonnance, intervenue sous Louis XVI, qui enjoignait, avec une recrudescence de rigueurs, que nul qu’un noble ne fût officier dans l’armée ; mais la résistance anti-patriotique de la noblesse à porter sa part proportionnelle de l’impôt ; mais les mille détails par lesquels les privilégiés s’obstinaient à faire sentir leur esprit de caste, tout cela avait comblé la mesure : le vase devait déborder, et dès qu’il fut constaté que le prince qui occupait le trône était un esprit sans portée, un caractère sans force ni volonté, une révolution fut inévitable. On s’aventurerait même fort en disant que, si la noblesse avait eu d’autres allures envers le tiers, la révolution eût pu en être reculée ; on pourrait plutôt soutenir qu’elle en eût été avancée. Les événemens, pareils à la marée montante, poussaient le tiers-état. Les tardives concessions de la noblesse n’eussent probablement servi qu’à accélérer cette marche ascendante. Seulement on peut croire que, dans ce cas, la révolution n’eût pas laissé dans nos annales la trace de ruines et de sang qui marque la place de la première république. L’unité de loi et l’égalité de droits n’en fussent pas moins devenues les principes fondamentaux de la constitution française.

À bien plus forte raison aujourd’hui, après les révolutions antérieures qui ont tracé la voie en conquérant à la bourgeoisie des positions politiques, après la révolution de 1848 qui a conféré la domination au grand nombre, ce serait s’abuser que de croire à la bienveillance, aux bons procédés, au patronage, aux diverses formes de la charité enfin, sans rien de plus, la puissance de satisfaire les classes qu’on nomme le peuple. On l’a bercé de tant de promesses, que le peuple ne renoncera pas sans de sérieuses compensations aux rêves qu’il caresse et qu’on a soin d’entretenir chez lui. Il veut des garanties politiques, afin d’être certain que ses intérêts seront désormais pris davantage en considération ; il ne cessera pas de les vouloir. Je ne m’occupe pas en ce moment de savoir s’il se fait une idée juste de ce que ces garanties doivent être, et si la constitution de 1848 est viable. Ce sont des questions différentes que pour aujourd’hui je laisse de côté.

J’entends d’ici le lecteur se récrier contre cette opinion, que les bons procédés, le patronage, le ban et l’arrière-ban des manifestations de la charité ne suffiront pas à combler définitivement les vœux des classes ouvrières, et que l’on n’accomplira point avec ce seul secours le grand couvre de la pacification de la société. Rien n’est plus vrai pourtant, et c’est notre vanité bourgeoise qui, nous mettant un bandeau devant les yeux, nous a empêchés de nous en apercevoir. Qu’on veuille bien y réfléchir : la charité, réduite à être seule, est du même ordre que le bon plaisir considéré comme la base unique du gouvernement. Eh ! sans doute, il est d’une grande utilité que la charité se montre intelligente, active, infatigable, de même qu’il est avantageux dans une monarchie que le prince ou ses conseillers soient distingués par leurs lumières et d’un naturel bienveillant. L’un cependant ne suffit pas plus que l’autre. Nous n’avons voulu du bon plaisir à aucun prix ; une charte octroyée n’a pas été assez pour nos exigences. L’ouvrier n’acceptera pas davantage la charité pure et simple, tant publique que privée, sous quelque figure que ce soit, pour garantie de l’amélioration de sa condition.

Je suis peiné de détruire le rêve de certains hommes, qui se flattent que la fougueuse démocratie, semblable à un fleuve débordé, ne pourra faire autrement que de rentrer tôt ou tard dans son lit pour couler doucement entre les rives, et qui, en retour de la soumission qu’ils espèrent, se promettent d’être d’excellens princes, toujours affables et gracieux. C’est un idéal qui sourit vivement aux imaginations romanesques et auquel se prennent même des personnes sensées que les bouleversemens périodiques ont dégoûtées de la liberté. On nous a tant parlé du moyen-âge, de ses châtelains chevaleresques et de ses châtelaines modèles d’amour ou de piété ; on nous a fait sur la toile et en marbre, comme en prose et en vers, des représentations si élégantes des vertus propres à ce temps-là, que cette perspective se présente à nous pour ainsi dire d’elle-même, quand nous nous détachons du présent, qui nous afflige ou nous épouvante, pour songer à l’avenir. Pourtant ce n’est là qu’un vain songe. Nul d’entre nous n’aura le bonheur de posséder des vassaux ou d’être un chef de clan comme Mac-Callum More. Nous ne rendrons pas la justice au pied d’un chêne, assistés de notre bailli ; faisons-en notre deuil : tout cela est fini pour la France, irrévocablement fini. Et quand on se met à y regarder d’un peu près, en s’aidant de l’histoire plus que des récits pittoresques des romanciers, on reconnaît que le moyen-âge, avec les relations sociales qu’il comportait, n’était beau qu’en peinture pour le commun des hommes, à peu près comme les magnifiques armures en fer ciselé de ce temps-là que l’on conserve dans nos musées ; c’est agréable à voir sur la scène : pour celui qui s’en affuble, c’est une prison et une torture.

Je ne conteste pas que l’organisation du moyen-âge, ou celle des clans écossais, comme celle plus ancienne du patriarcat, dont nous trouvons le type sous la tente d’Abraham ou de Melchisédech, ne mît enjeu d’admirables sentimens. La protection affectueuse quelquefois, communément vigilante et active, de chefs résolus et courageux inspirait à l’inférieur une juste reconnaissance et un profond dévouement, échange de pensées généreuses et touchantes. C’est un ordre de choses où le pathétique a une grande place, et je ne m’étonne pas que nos romanciers s’y soient attachés. D’où vient cependant l’intérêt des scènes du moyen-âge ? pourquoi ce dramatique et ce pathétique dont quelques personnes d’un cœur excellent se sont éprises au point de penser que, pour le bien du genre humain, des relations sociales de même nature devraient se renouer ? Le secret de ce déploiement de vertus attendrissantes et de nobles sentimens dans les rapports entre l’inférieur et le supérieur, c’est que, sous un autre aspect, la société d’alors offrait d’une manière continue le spectacle d’un horrible brigandage. Le faible, dans ce bon vieux temps, était exposé à toute espèce de méfaits, d’excès et de violences de la part d’hommes audacieux que l’action de la loi ne pouvait atteindre, parce qu’il n’y avait de loi que la volonté du vainqueur. La protection du seigneur était si nécessaire, qu’elle était accueillie avec transport, à quelque condition qu’elle s’exerçât. Le faible ne se plaignait pas de ce que la dépendance fût complète : il n’en était que plus assuré d’être défendu. Les rapports sociaux du moyen-âge entre le chef et l’inférieur, avec les caractères qui en font le charme dans les romans, naissaient donc des crimes et des maux de l’époque. La cause a disparu pour toujours, je l’espère ; l’effet ne peut reparaître. Un philosophe contemporain, M. J. Stuart Mill, qui a écrit quelques excellentes pages sur ce sujet, remarque avec un grand sens qu’aujourd’hui les hommes ont la protection de la loi, qui manquait entièrement aux populations du moyen-âge ; que c’est le patronage qu’ils préfèrent désormais, le seul dont ils veuillent ; que la relation de dépendance envers un protecteur leur pèse pour peu qu’elle se fasse sentir. L’émancipation est consommée en droit ; elle est dans l’esprit des institutions ; on s’en imbibe dans le courant de la vie ; on la respire avec l’air. Rétablir la dépendance dans les faits et les lois est la plus chimérique des espérances. Toute tentative de coercition à cet effet dans l’Europe occidentale y serait le signal d’épouvantables orages[5].

M. Mill insiste sur ce que, quand bien même les classes ouvrières n’y seraient pas rebelles, le rétablissement d’un ordre social fondé sur le patronage serait matériellement impossible. « Parmi les populations agricoles, dit-il, des comtés méridionaux de l’Angleterre, qui sont plus passives, moins imbues de l’esprit moderne que celles des comtés septentrionaux et de l’Écosse, il ne serait pas impossible aux riches de maintenir quelque temps les liens de l’antique déférence et de la soumission d’autrefois par l’appât de salaires élevés, qui ne fissent jamais défaut, et par une condescendance extrême en toute chose ; mais ce sont des clauses à l’observation desquelles les riches ne pourraient s’astreindre indéfiniment. (M. Mill aurait pu ajouter qu’il n’en était pas question dans le patronage du bon vieux temps.) Pour avoir le moyen de maintenir aux cultivateurs cette douce existence, il faudrait pouvoir les assujettir à un travail productif, qui fût soutenu, et les empêcher de pulluler au-delà des besoins de la culture. C’est là que les admirateurs du bon vieux temps trouveraient que leur entreprise est impossible et leur rêve insensé. Tout l’échafaudage de relations sociales à l’image de la féodalité ou du patriarcat, qu’on aurait essayé de fonder sur une condescendance sentimentale envers l’ouvrier, serait renversé de fond en comble par la nécessité de restrictions sur le modèle de notre loi des pauvres. »

Après les personnes qui rêvent naïvement comme remède à nos maux le rétablissement d’un système de patronage plus ou moins imité du moyen-âge, et où, bien entendu, elles auraient le rôle de seigneurs, dont elles ne manqueraient pas, c’est convenu, de s’acquitter avec une grace toute parfaite, il y a la catégorie des hommes plus positifs, qui sont partisans de la toute-puissance de l’état plus que de celle d’une aristocratie, et dont la formule moins poétique, mais plus précise, est celle-ci : Tout pour le peuple, rien par le peuple. Certainement l’histoire signale des positions où le gouvernement a observé avec une remarquable fidélité les deux termes de ce programme : tels Manco Capac au Pérou et Moïse avec les Hébreux dans le désert, tels les jésuites au Paraguay ; mais ces dictatures, dans lesquelles une personnalité prodigieusement douée ou bien une agglomération d’hommes intelligens et actifs, qui, par la vigueur de leur discipline, composent à peu près un homme de génie, entreprend l’éducation d’un peuple dans l’enfance et le façonne par des moyens héroïques, ne sont plus de mise parmi nous. Ce ne fut jamais bon nulle part que pour un court intervalle de temps, après quoi, si on l’eût maintenu, c’eût été une intolérable tyrannie, dont la formule eût été rien pour le peuple aussi bien que rien par le peuple. Telle est l’inévitable issue de ce système, parce qu’il est dans la nature des choses que les classes qui n’ont en elles-mêmes aucun moyen de se protéger et de se défendre soient sacrifiées. L’exploitation de l’homme par l’homme, comme on dit dans la langue du jour, est certaine après quelque temps, si la dépendance est complète. Pour conquérir une condition passable ou pour la conserver, le faible a dû devenir fort et constater sa force.

Ceci n’est pas l’appel à la force brutale comme à la suprême raison ; quand le serf et l’esclave s’affranchissent, quand les inférieurs en général parviennent à une condition meilleure, c’est, avant tout, que leurs idées et leurs sentimens se sont améliorés, purifiés, élevés. Hors de là pas de progrès possible ; mais sur le chemin du progrès il y a des obstacles matériels et on est sujet à y rencontrer des forces qui barrent le chemin. Il faut de la vigueur pour ouvrir la voie, ou pour déterminer à se tenir à l’écart ceux qui auraient songé à l’obstruer. On l’a dit justement, la civilisation est un composé de lumières et de forces.

L’histoire de la liberté ou de la civilisation (c’est la même chose) peut se résumer ainsi : des classes jusque-là déshéritées trouvent en dehors d’elles une assistance morale ; à la faveur de cette assistance et par un pénible labeur, elles éprouvent un double agrandissement : l’un est de l’ordre moral, l’autre est l’acquisition des attributs visibles de la puissance. Dès qu’elles se sentent grandes et fortes, elles aspirent à prendre en main leurs propres affaires. Ainsi se sont passées les choses à l’égard des communes et du tiers-état, en France, en Angleterre, dans toute l’Europe, depuis les beaux jours de la féodalité jusqu’à nous. Ainsi elles s’accompliront toujours. Supposer qu’il puisse en être autrement, c’est nier que l’homme porte en lui le ressort de la personnalité ; c’est le réduire à un état passif que démentent la religion et la philosophie, et contre lequel les annales tout entières du genre humain sont une longue protestation.

Le système tout pour le peuple, rien par le peuple, a été tenté de nos jours par plusieurs gouvernemens, surtout par M. de Metternich en Autriche et par le roi Frédéric-Guillaume III en Prusse. Dans ces deux états, l’expérience a été soutenue : elle a duré un tiers de siècle en Autriche ; elle a été menée avec conscience et habileté de part et d’autre. L’idée faisait école sous le titre de despotisme éclairé, et l’on pensait à en faire son profit dans d’autres états, lorsque tout à coup l’appareil a éclaté, non sans meurtrir les gouvernemens qui auraient voulu le perpétuer, et un système représentatif, qui fait une part à toutes les classes sans exception, en a pris la place. En cela, les soins empressés et intelligens du feu roi de Prusse et de M. de Metternich ont porté les seuls fruits qu’ils pussent produire. Si, comme on le dit, l’illustre chancelier de l’empire d’Autriche a été saisi d’étonnement quand l’explosion l’a renversé du pouvoir et l’a lancé jusque par-delà la Manche, il est injuste envers lui-même. Quoi ! en Prusse et en Autriche, le gouvernement avait tout fait pour répandre l’instruction et les habitudes d’un travail intelligent parmi les populations ; on leur avait donné la force morale ; on avait favorisé l’acquisition par la bourgeoisie d’un grand capital, c’est-à-dire de ce qui constitue la puissance matérielle dans une société civilisée ; on avait détruit toutes les illusions au sujet de l’antique ordre social, en retirant à peu près tous les privilèges nobiliaires ; on avait mis les roturiers en position d’affirmer que même le métier de la guerre, autrefois l’apanage tout spécial de la noblesse, ils l’entendaient aussi bien qu’elle ; on avait formé des citoyens, et on a été surpris de rencontrer autour de soi des hommes revendiquant leurs droits de cité, le pouvoir de s’immiscer dans le gouvernement ! C’est votre étonnement même qui est fait pour exciter la surprise.

En Prusse, les choses avaient pris, depuis 1840, un tour particulier qui mérite d’être noté. Frédéric-Guillaume III mourut au bon moment. Le respect et la reconnaissance de la nation prussienne tout entière ont escorté son cercueil. Son fils, un des princes les plus instruits et les plus spirituels de l’Europe, vit bien que le temps du despotisme éclairé était passé, et il consentit à donner une constitution, tout en maugréant contre les feuilles de papier ; mais son érudition lui porta malheur : il avait dans l’esprit trop de réminiscences du moyen-âge ; il voulut en reproduire quelques traits, et, parmi les hommes qui ont le coup d’œil politique, personne ne doutait de l’avortement de cette tentative de restauration archéologique, quand la révolution de février ébranla toute l’Europe et détermina l’écroulement de cet édifice bizarre. Nos admirateurs du moyen-âge devraient faire comme le roi de Prusse, profiter de la leçon.

Il pourra être objecté que les révolutions de Prusse et d’Autriche n’ont rien à faire ici, que ce ne sont que des événemens fortuits, un contre-coup accidentel de la révolution de février, car il y a des gens qui en sont là ; il n’en manque pas qui considèrent 1830 et même 1789 comme des émeutes. La révolution de février n’a pas été étrangère aux révolutions de la Prusse et de l’Autriche ; néanmoins elle n’a fait que précipiter le changement par l’audace qu’elle a inspirée aux novateurs. Par l’ascendant qu’elle a momentanément donné à des doctrines exagérées et à des passions subversives, elle a rendu la crise violente et très douloureuse ; toutefois, avant la révolution de février, il n’y avait pas de force humaine qui pût empêcher désormais la Prusse et l’Autriche de faire l’expérience complète du système représentatif. Ce serait grandement se méprendre sur ces deux puissantes nations, ce serait leur manquer de respect que de ne voir dans leurs révolutions qu’un misérable plagiat. La preuve que ce ne sont pas simplement des orgies d’étudians répétant les scènes de Paris, à peu près comme à Valenciennes on fait en carnaval une mascarade à l’instar de Bruxelles ou de Gand, c’est que les souverains eux-mêmes de la Prusse et de l’Autriche, lorsqu’ils ont eu secoué le joug des émeutiers et la tutelle des exaltas, se sont inclinés devant la démocratie, et l’ont admise à partager l’empire avec eux. Restituons aux événemens du dehors leur véritable sens, c’est le moyen d’éviter de fâcheuses erreurs dans l’appréciation des nôtres.

Les adversaires de l’admission des classes populaires à l’exercice de la liberté politique essaieront peut-être de soutenir que la révolution de Prusse et surtout celle d’Autriche ne prouvent rien contre l’idée d’appliquer en France le despotisme éclairé aux ouvriers, attendu qu’en Prusse les réminiscences classiques du prince en faveur du moyen-âge avaient inquiété la bourgeoisie, et qu’en Autriche M. de Metternich exerçait le despotisme éclairé envers toutes les classes de la nation, tandis qu’en France la bourgeoisie et en général les classes riches et aisées continueraient de participer au gouvernement. Il me semble au contraire que les événemens de Prusse et d’Autriche prouvent beaucoup par leur résultat final, qui a été d’investir toutes les classes sans exception d’une part d’influence directe dans le gouvernement, au moyen du droit de suffrage ; mais allons au fond de la question. Pour que, chez nous, le système du despotisme éclairé fût mis en vigueur à l’égard des ouvriers, pendant que la bourgeoisie resterait nantie de la liberté politique, il faudrait qu’il fût établi que la bourgeoisie et en général les classes aisées ont le sens politique à un degré remarquable, et que les ouvriers en sont complètement dépourvus. Examinons donc. Est-ce bien la noblesse qui possède un sens politique si distingué ? Sans remonter jusqu’à l’émigration, ce qui me donnerait trop d’avantages, la conduite du parti légitimiste pendant les dix-huit années du gouvernement de juillet est un fait sur lequel on peut se former une conviction, je suppose. Est-ce la classe moyenne qui brille tant par l’intelligence politique ? L’absence de sens politique dans une partie notable de la bourgeoisie est au contraire un des symptômes les plus tristes de notre temps. La garde nationale, la bourgeoisie armée, a eu si peu le sentiment de l’ordre public, qui est l’un des élémens principaux du sens politique, que, peu d’années après la révolution de juillet, il a fallu la dissoudre dans presque toutes les grandes villes, parce qu’elle eût prêté main-forte à l’esprit de désordre. À Paris, elle s’est associée aux manœuvres séditieuses qui ont précédé la révolution de février ; elle a été la dupe et l’instrument des sociétés secrètes on lui a insinué de crier vive la réforme ! et elle a crié à tue-tête. Elle ne voulait pas la révolution, et elle l’a faite. Elle avait alors la république en horreur, et elle a livré les clés de la place aux républicains. Une portion assez considérable de la bourgeoisie, celle qui est signalée pour avoir fourni beaucoup de voix à la liste rouge aux élections du 10 mars 1850, a et doit garder, plus que le populaire, deux sentimens qui oblitèrent le sens politique : l’envie contre toute supériorité et la passion de contrecarrer le gouvernement. L’envie envers le riche est, je le crois, fort développée aujourd’hui chez l’ouvrier ; mais il ne paraît point impossible de l’y amoindrir. Envers l’autorité, l’ouvrier n’a pas une malveillance systématique, parce qu’à chaque instant il a lieu de s’apercevoir qu’il faut du commandement en toute chose. Enfin, jusqu’à présent, ce n’est que par exception ou par hasard qu’on a pu faire suivre à la bourgeoisie une certaine discipline en politique, tandis que les ouvriers se montrent admirablement disciplinés dans les circonstances où ils en ont besoin. C’est donc une assertion hasardée que de représenter l’ouvrier comme inférieur à toutes les autres classes en intelligence politique.

Eh bien ! reprend-on, nous élèverons assez le cens pour qu’il n’y ait d’électeurs que ceux qui sont au-dessus d’un certain niveau ; nous laisserons à l’écart non-seulement tous les ouvriers, mais une bonne partie des bourgeois. Ceux qui ont in petto ce plan de régénération politique de la France devraient dire comment ils s’y prendront pour le mettre à exécution. Les événemens nous aideront, disent-ils ; les dures leçons de l’expérience détermineront la nation à renoncer à toutes les chimères du jour. — Je ne garantis pas que l’expérience ne nous réserve point de sévères leçons ; mais, quoi qu’il arrive, quand même on serait parvenu à faire accepter un régime électoral analogue à ce qu’était, par exemple, celui de la restauration, où il fallait payer cent écus de contributions directes pour être électeur, on n’aurait pas fait dix ans de ce régime, que déjà l’opinion l’aurait miné. L’intelligence revendiquerait ses droits, et il faudrait les lui reconnaître, parce que la civilisation moderne n’admet pas qu’ils soient long-temps foulés aux pieds, et, quand une brèche aurait été faite au système, il croulerait. La donnée des électeurs gros censitaires a fait son temps.

Il faut pourtant, en toute chose, s’inspirer de l’esprit général de la civilisation. Une nation peut se tromper, et même dix nations à la fois peuvent se laisser séduire par une combinaison vicieuse, déception éphémère, condamnée à périr presque aussitôt qu’elle est née. Cependant, quand une tendance se remarque chez toutes ou presque toutes les nations à la fois, il est presque certain, non qu’elle est parfaite, mais qu’elle recèle au moins un bon germe destiné à croître et à se perpétuer. De ce point de vue, l’idée de constituer chez nous un corps électoral sur la base d’un cens, je ne dis pas de 200 francs (c’est une cote jugée, je l’imagine), mais de 300 ou de 400 francs, de manière à exclure les classes ouvrières en bloc et une partie considérable de la bourgeoisie, me paraît n’avoir aucune chance d’avenir. Je remarque, en effet, chez tous les peuples qui ont le représentatif, qu’on modifie de temps en temps la loi électorale de manière à abaisser le cens, quand il y en a un, à admettre à l’électorat un nombre toujours croissant de citoyens, et à en ouvrir enfin les rangs aux classes ouvrières des champs et des villes. Depuis soixante ans, ce mouvement est à peu près continu et universel : c’est notoire pour les États-Unis, où les nouveaux états confèrent le droit de suffrage à tout homme blanc de vingt-et-un ans, et où les anciens états ont graduellement modifié leur constitution de manière à se rapprocher plus ou moins de ce type radical, que certes je n’entends pas glorifier. Les états allemands sont à peu près sous la loi du suffrage universel ; de même la Suisse. L’Angleterre n’en est pas là ; sa loi électorale est complexe, elle varie selon les lieux. Il est à remarquer qu’en 1832, quand fut votée la grande loi de la réforme parlementaire, on retira à certaines catégories dans les villes, mais pour l’avenir seulement, je veux dire pour les générations suivantes, la franchise électorale dont elles jouissaient sans avoir à justifier d’aucun cens ni de rien de plus que d’être des habitans de l’endroit. Il y eut un petit nombre d’autres restrictions ; mais il ne faut pas oublier que les conditions de cens sont restées très libérales : dans les comtés, par exemple, il suffit d’être fermier d’un coin de terre rapportant 40 shellings ou 50 francs de revenu ; dans les villes, quiconque a un loyer de 250 francs a aussi droit de suffrage ; il y a même des classes d’électeurs qui sont astreintes à infiniment moins, indépendamment des catégories qui, comme je viens de le dire, sont destinées à disparaître[6]. Enfin, il est à présumer que les conditions mises au droit de suffrage en 1832 seront bientôt adoucies en Angleterre. De toutes parts donc, c’est une tendance marquée, et même un fait accompli d’admettre les classes ouvrières à l’exercice des fonctions électorales dans une certaine mesure. Ainsi, autant que le présent et un passé déjà imposant autorisent à juger de l’avenir, il n’y a pas lieu de croire qu’on puisse rétrograder jusqu’à un système électif qui aurait pour base un cens élevé.

Les adversaires de l’admission des masses populaires au droit politique résistent à ces observations. Ils citent la révolution française comme la preuve de la nécessité qu’ils signalent de revenir sur les franchises électorales quand on n’a pu éviter de les accorder aux classes ouvrières. D’après la constitution de 1791, et plus tard sous la constitution de l’an III, le droit de suffrage était reconnu à une multitude de personnes.. Sous l’empire, le droit de suffrage fut illusoire, et puis, pendant la période florissante qui sépare 1815 de 1848, le droit de suffrage a été limité à ce qu’on a appelé une oligarchie de cent mille ou deux cent mille électeurs. Je n’éprouve aucune difficulté à admettre que toutes les fois que les populations abuseront des droits politiques, comme sous la première république, le despotisme sera la conséquence obligée de l’abus. La dictature de Napoléon est le fruit légitime des horreurs de 1793 et des désordres du directoire. Si le grand nombre aujourd’hui abusait du droit de suffrage de manière à renouveler la terreur et l’anarchie, nous aurions à nous prosterner encore devant un sabre : mêmes causes, mêmes effets ; mais la dictature n’est que pour un temps. Quand la nation a recueilli ses esprits, elle se prend à vouloir de nouveau de la liberté. Après le despotisme impérial, nous eûmes le régime constitutionnel. Sans la charte, Louis XVIII était impossible. Après la charte de 1814 vint celle de 1830, qui doubla le nombre des électeurs, et en 1848 le gouvernement lui-même admettait qu’il fallait, comme l’opinion le demandait, agrandir le cercle électoral. Quand même la révolution de février n’aurait pas éclaté, la loi électorale aurait été remaniée ; de proche en proche, il était inévitable qu’elle le fût de fond en comble : on n’eût pas empêché les classes ouvrières de s’y faire jour après un peu de temps. Ainsi, après une période despotique une période représentative où successivement le droit de suffrage est de plus en plus élargi, forcément, tout comme on est forcé de descendre quand on s’est placé sur une pente rapide. Si la nation ne supporte pas le régime représentatif ainsi plus ou moins généralisé, elle retourne au despotisme une fois de plus, pour recommencer le même cercle. Elle consume dans une rotation stérile le plus pur de sa substance ; elle dépérit pendant que les autres, qui ont su s’accommoder de la liberté politique, avancent dans la carrière sans jamais revenir sur leurs pas. Le sceptre de la civilisation est désormais aux nations qui sauront conserver la liberté.

Dans nos nations homogènes, on ne concevrait même pas que les classes ouvrières fussent absolument impropres à jouir, dans une certaine mesure, des franchises politiques, à moins que les classes bourgeoises elles-mêmes n’y fussent à très peu près impropres pour leur compte, car c’est le même sang et le même tempérament. Il y a chez l’ouvrier le plus souvent une moindre culture intellectuelle ; mais dans les états modernes tous les individus reçoivent quelque éducation, ou se la donnent à eux-mêmes lorsqu’on a le tort de la leur refuser ou de la leur mesurer à trop petite dose. La différence des degrés d’instruction n’est pas assez grande pour justifier une distinction aussi tranchée et aussi rigoureuse que celle qui consisterait à attribuer à la bourgeoisie la franchise électorale et à la refuser aux ouvriers. Il y a aujourd’hui, chez la plupart des ouvriers un grand désir de s’instruire, et, chez ceux de certaines professions, on rencontre des connaissances plus solides peut-être que celles qui existent habituellement parmi certaines fractions de la bourgeoisie.

Il ne s’agit donc pas de pleurer sur les ruines du passé, ni d’épancher nos regrets sur les bons sentimens du temps ancien, sur les beaux traits qui distinguaient le système où le patronage d’un homme puissant était le seul refuge du grand nombre. Il ne s’agit pas davantage de s’attendrir sur les résultats avantageux qu’a eus récemment dans certaines contrées le système du despotisme éclairé, et sur les merveilles qu’il allait produire quand il a éclaté dans la main de ceux qui s’en servaient ; c’est comme Aladin, qui est toujours au moment de devenir le plus heureux des hommes quand il perd sa lampe miraculeuse. Vite essuyons nos larmes et coupons court à nos soupirs. Nous n’avons plus le loisir de nous répandre en sanglots et en regrets. Le flot de la démocratie nous presse ; la vague mugissante blanchit de son écume nos derniers remparts. Notre seule chance est que nous réussissions à développer chez les populations ouvrières les vertus propres à l’indépendance, puisque la dépendance a fini son temps. Les habitudes de soumission et de déférence ne sont pas encore tellement effacées en elles, que nous ne puissions utiliser ce qui en reste en nous y prenant bien, je veux dire avec intelligence, avec loyauté, avec bienveillance, et aussi avec courage et fermeté, car malheur à nous, si nous étions pusillanimes ! mais nous ne pouvons en attendre qu’un service passager. Il faut nous proposer pour idéal, non de leur retirer les droits politiques, mais de les leur administrer selon la dose qu’elles en peuvent porter, en n’épargnant rien pour agrandir à cet égard leur capacité ; car le danger est que, cédant à l’impatience qui est native chez la race française, elles n’en veuillent avoir à chaque instant au-delà de ce que leur avancement comportera. Et si l’un de ces jours il était démontré, ce qu’à Dieu ne plaise, que le salut de la société exige la suppression momentanée de la liberté politique, en supposant que nous eussions découvert l’homme de génie et d’autorité qui pourrait, sans ployer sous le fardeau, être investi de la magistrature dictatoriale, il faudrait que, pendant ce sommeil temporaire de la souveraineté nationale, l’exercice de la liberté politique fût uniformément retiré à tout le monde ; la reprendre aux ouvriers seuls ne serait pas juste et serait une imprudence extrême.

Il est au moins fort douteux qu’il soit possible de rétablir chez nous la déférence du pauvre envers le riche, non à l’imitation du moyen-âge, mais même au degré où elle existe encore en Angleterre. Il est trop tard. Des liens de ce genre, une fois qu’ils ont été rompus, ne se renouent pas solidement. Les Anglais n’ont pas eu, certes, une politique immobile, à beaucoup près : ils ont eu le culte du progrès autant que d’autres ; mais ils l’ont entendu d’une autre façon que nous. Ils ont considéré qu’une nation ne devait pas répudier son passé et secouer la tradition ; de même qu’une génération est le fruit de celles qui précèdent, ils ont pensé qu’en politique les institutions d’une époque devaient naturellement et régulièrement procéder des âges antérieurs. Ils ont fait des modifications graduelles à leurs lois, ils ont évité les changemens à vue, ils ont en horreur les transformations brusques par le procédé révolutionnaire. C’est ainsi que la société anglaise, telle qu’elle est aujourd’hui, dérive, par une filiation continue, de la vieille société anglaise d’il y a plusieurs siècles, tout en lui ressemblant fort peu, et que les relations de patronage ont pu se conserver jusqu’à un certain point dans la Grande-Bretagne, sans que la liberté et la dignité du commun des hommes cessassent d’y recevoir de nouvelles garanties. Nous, au contraire, nous avons subitement entrepris de faire ab ovo une société nouvelle. Nous démolîmes l’ordre social tout entier en 1789 et pendant les années suivantes. La constituante rompit tous les liens sociaux, et les événemens qui se sont passés depuis n’ont pas été de nature à rattacher ce qui était séparé. La manœuvre fut-elle judicieuse ? Fîmes-nous bien de céder à l’impatience de notre tempérament dans la poursuite du progrès social et politique ? Tout ce qui se passe ne montre-t-il pas que la tâche assumée par nous en 1789 est infiniment plus lourde que nous ne l’avions pensé ? Les Anglais, qui ont eu des allures moins précipitées, et qui, au lieu de nos révolutions périodiques, se livrent à une évolution graduée et régulière, ne sont-ils pas pour le moins aussi avancés que nous ? Quoi qu’il en soit, il ne nous est plus possible de quitter notre méthode pour prendre celle de nos voisins. Nous ne pouvons faire que ce qui est accompli ne le soit pas, que les coutumes que nous avons secouées subsistent encore. Quelque effort que nous fassions pour développer parmi nous la pratique de la bienfaisance, je ne crois donc pas que nous réussissions à restaurer chez nous les mœurs du patronage au point où les Anglais les ont gardées. Supposons cependant que ce soit praticable, serait-ce à dire que les ouvriers n’auraient rien à attendre de plus, et qu’ils devraient, en retour, renoncer à l’exercice des droits politiques ? C’est l’Angleterre qui répondra à cette question. Le patronage exercé envers les classes ouvrières chez le peuple anglais implique si peu leur renonciation aux droits politiques, que, dans la Grande-Bretagne même, les ouvriers des champs et des villes ne laissent pas que de participer au droit de suffrage. La Grande-Bretagne, avec son système de patronage, n’en est pas moins un foyer d’où le vote à peu près universel rayonne dans le monde entier. Les essaims que la Grande-Bretagne envoie dans toutes les parties habitables de la planète pour y fonder de nouveaux empires ne manquent jamais de se constituer conformément au système représentatif, en admettant tous ou presque tous les citoyens actifs au droit de suffrage. Au Canada, dans l’Australie, partout c’est de même, et c’est de l’Angleterre que les États-Unis ont emporté le germe qui n’a pas eu à se développer infiniment pour devenir le suffrage universel des blancs.

On pourrait contester aux classes ouvrières le droit de suffrage, s’il était démontré qu’en l’absence de libertés politiques leurs intérêts seraient suffisamment défendus, et que leur avancement graduel n’en souffrirait pas ; mais c’est trop souvent le contraire qui arrive. On peut consulter l’expérience des dix-huit années de la monarchie de juillet : ce fut le règne des classes moyennes encore plus que celui du prince qui avait été porté au trône en 1830 et des ministres dont il s’entoura. Ce serait une grande injustice de prétendre que dans cet intervalle de dix-huit ans il n’a rien été fait pour l’amélioration populaire. Cependant, pour être dans le vrai, il faut avouer que presque tout ce qui a été réalisé en ce genre est émané du gouvernement beaucoup plus que de la chambre qui personnifiait les classes moyennes, la seule des deux chambres qui eût de l’autorité. La loi de 1833 sur l’instruction primaire, un des actes les plus insignes qui recommandent à la reconnaissance populaire le gouvernement de juillet, fut votée par la majorité avec un certain empressement ; mais pendant les quinze années florissantes de 1833 à 1848, alors que nos finances étaient dans une prospérité jusque-là sans exemple, on ne put obtenir qu’il fût fait aux instituteurs un sort moins indigne de leurs fonctions. À mesure qu’on s’était éloigné du point de départ, cette loi de 1833 avait excité dans une partie des classes riches ou aisées une animadversion qui, sans l’insistance du gouvernement du 10 décembre, eût laissé dans la loi toute récente sur l’instruction publique des traces bien regrettables pour l’honneur de notre nation.

Sous le gouvernement de juillet, il a existé, parmi les classes moyennes, une sorte de parti qui ne pouvait revendiquer comme sien aucun des hommes politiques les plus éminens, mais qui, suppléant au nombre et au talent par l’activité et par l’intrigue, jouissait d’un grand crédit. Ces deux ou trois coteries, car ce n’était guère plus, profitaient des embarras parlementaires du gouvernement pour lui imposer leurs idées mesquines, leurs petites passions et leur sot esprit de caste. Elles se mettaient à peu près systématiquement en travers de tout ce qui était de nature à donner quelque relief aux classes populaires. Toute chose qui eût tendu à élever la position de celles-ci était signalée par cette poignée d’égoïstes et de peureux comme un acheminement à un nouveau 1793. Quiconque nourrissait quelque projet d’amélioration populaire leur était suspect et était dénoncé comme un révolutionnaire ; je sais là-dessus quelques traits assez curieux. L’apathie, l’absence d’initiative et de prévoyance dont, pour le malheur de la patrie, est affectée la masse des classes moyennes aussitôt que les temps sont calmes ou semblent l’être, donnait beau jeu à ces médiocrités retardataires. Il en est résulté que si les classes ouvrières ont pris part au mouvement d’amélioration qu’a éprouvé la France de 1833 à 1848, le plus souvent ce n’a pas été en vertu d’une sollicitude spéciale dont elles fussent l’objet de la part des pouvoirs dominans, c’était seulement en vertu de l’action générale qu’exerçaient les principes de 1789, tels qu’ils étaient formulés dans les lois. Après une révolution comme celle de 1830, qui, accomplie par le bras populaire, à la face d’une armée pleine de bravoure et de discipline, avait révélé aux classes ouvrières toute l’étendue de leur force, éveillé en elles de très grandes espérances, de très grandes prétentions, la prudence la plus vulgaire commandait d’adopter, en faveur des ouvriers, toutes les mesures d’amélioration qui seraient à la fois conformes aux principes fondamentaux des sociétés et compatibles avec l’état des mœurs et les nécessités publiques. Il eût été sage d’initier peu à peu l’élite des ouvriers à la vie politique, dont on pouvait prévoir qu’à la première occasion les masses forceraient l’entrée, et pour cette initiation même on avait quelques occasions, exemptes de péril ; j’en signalerai bientôt un exemple. Ces satisfactions diverses auraient eu un grand effet ; mais il était écrit que la fausse sagesse des coteries à courte vue auxquelles j’ai fait allusion devait prévaloir !

Citons des faits précis. Il y a un vaste programme d’amélioration populaire qui se résume nettement en ces simples paroles : la vie à bon marché, et dont la réalisation implique la refonte d’un certain nombre de lois fiscales et commerciales. Le beau idéal de ce programme peut se voir aujourd’hui, à peu de chose près, complet en Angleterre. Il y a été réalisé par une série de réformes législatives depuis 1824 jusqu’à ce jour, mais surtout depuis 1842. Tout ce que la loi pouvait afin que le pauvre eût à bas prix les articles de première nécessité, alimens, vêtemens, combustibles, le législateur anglais l’a voté sur la proposition du gouvernement. Les réformes de ce genre, pour s’accomplir avec succès sans qu’aucun intérêt considérable en soit compromis, réclament des temps prospères. Qu’est-ce qu’on a fait dans ce genre chez nous pendant la période d’une si remarquable prospérité qui de 1833 s’étend à 1847 ? Rien. Et voici pourquoi : si le gouvernement avait nourri de pareils desseins, s’il eût tenté de se rapprocher du système fiscal et commercial qui triomphe en Angleterre (il y a lieu de penser que sa propre inclination l’y portait), le ministère qui en eût fait la proposition à la chambre des députés eût été foudroyé par la majorité et par l’opposition coalisées. Je n’ai pas à rechercher s’il n’eût pas été beau de braver ces foudres ; je constate que les hommes d’état les entendaient toujours gronder au-dessus de leurs têtes.

Autre exemple. La conscription militaire est un impôt que je crois peu conforme au principe fondamental de l’égalité devant la loi. Il est extrêmement onéreux pour les classes ouvrières ; pour le riche, il se réduit à une contribution insignifiante. Ce système a d’ailleurs toute sorte d’inconvéniens. En Angleterre, la conscription n’existe pas ; c’est toujours dans ce pays, qu’on nous dépeint comme essentiellement aristocratique, qu’il faut aller chercher les institutions essentiellement populaires. L’armée anglaise ne se recrute que par l’enrôlement volontaire. L’abolition de la conscription a été promise chez nous depuis 1814 ; ce ne serait que revenir à l’ancien régime, qui, sur ce point, était meilleur ménager de l’intérêt populaire que nous. Les classes ouvrières, celles des campagnes surtout, seraient infiniment sensibles à cette amélioration. Or, qu’a-t-on fait dans ce sens pendant la domination des classes moyennes ? Rien encore. Les propositions qui eussent allégé cet impôt sans rien coûter au trésor public n’ont cependant pas manqué. Elles se sont produites quelquefois sous le patronage de noms illustres ; mais les meneurs des classes moyennes n’ont pas jugé le sujet digne d’eux. Ils avaient bien d’autres affaires ! Ceux qui se montraient les plus ardens pour les principes de liberté et d’égalité s’occupaient d’émouvoir la nation à l’occasion d’un missionnaire obscur du nom de Pritchard, qui, sur une petite île de l’Océan Pacifique, où flotte notre pavillon on ne sait pourquoi, s’était fait malmener par nos marins pour son prosélytisme acrimonieux, et que le gouvernement, par un sentiment de probité, indemnisait des pertes matérielles qu’il avait subies. Chose pénible à avouer, les classes moyennes se laissaient persuader que cet incident misérable était la grande affaire du temps. On sait que ce fut le mot d’ordre aux élections générales de 1842, et que le ministère y fut battu[7].

Dans leur désir de s’élever, les classes ouvrières eussent été ravies d’exercer dans Paris, pour leur part, une magistrature à laquelle l’ouvrier est appelé par décret impérial depuis 1806, celle des prud’hommes. Les conseils des prud’hommes, par leur composition mixte de chefs d’industrie et d’ouvriers, sont des institutions très recommandables, très utiles, propres même à concourir à la tranquillité de la société. Ils ont dépassé l’attente de leur glorieux fondateur. Il n’en existait pas à Paris, lorsqu’après 14 ! 0 le gouvernement de juillet, sollicité par les chefs d’industrie et par quelques personnes honorables[8], se montra disposé à déférer à ce voeu. Le projet, dès qu’il fut ébruité, causa une grande émotion chez les personnes officieuses qui s’agitaient en se donnant pour les représentans et les gardiens des intérêts de la bourgeoisie. Elles allèrent chez les ministres remontrer que la société était compromise, si les ouvriers de Paris recevaient à un titre quelconque, et avec quelque précaution que ce fût, un droit de suffrage. C’est ainsi que fut retardée pendant quelque temps la constitution des conseils de prud’hommes à Paris. Comment veut-on que les classes ouvrières se croient convenablement et équitablement représentées, si, dans les conseils de la nation, il n’y a place que pour les classes au nom desquelles, sans être désavoués hautement, de prétendus amis de l’ordre public élevaient ces prétentions exclusives ?

Dans le débat entre les classes aisées et les ouvriers, la solution conciliatrice doit être bien moins embarrassante à découvrir que dans le conflit qui éclata, il y a soixante ans, entre la noblesse et le tiers. Les prétentions de la noblesse étaient incompatibles avec celles de l’autre ordre. La noblesse avait des privilèges qu’elle voulait perpétuer, et le tiers-état voulait l’abolition des privilèges de toute espèce, de ceux même qui existaient dans son sein en faveur des corporations d’arts et métiers. Il prit pour devise l’égalité de droits et l’unité de loi, c’était la négation de l’ordre nobiliaire même. Il est vrai que le tiers avait engagé une autre lutte contre la royauté, afin d’obtenir pour tous la liberté, qui n’existait pour personne. La noblesse devait ainsi profiter individuellement des efforts du tiers ; mais, à l’exception d’une minorité, elle n’envisagea pas assez ce que, pour une classe qui était encore nantie de la majeure partie de la richesse, qui avait l’ascendant d’une éducation distinguée, d’un savoir-vivre exquis, cette compensation, mince en apparence, avait de large au fond. Elle s’absorba dans le regret des privilèges dont il fallait se démettre. On sait la fin.

Entre les classes aisées et les ouvriers, il ne s’agit de privilèges à ravir à personne ; des privilèges, à proprement parler, il n’y en a plus, ou, s’il en subsiste quelques restes, ils sont condamnés virtuellement, et chaque jour le courant en emporte un lambeau. L’égalité de droits et l’unité de loi sont des conquêtes faites en commun par le corps entier du tiers-état, bourgeois et ouvriers. Il n’y a plus de principe neuf qu’il s’agisse sérieusement d’introduire dans la société. Il est bien vrai qu’au gré de quelques insensés, pour accomplir l’amélioration populaire, il faudrait inaugurer de prétendus principes, destruction ou affaiblissement de notions sacrées et éternelles telles que la propriété et la famille ; mais ce ne sont pas des principes, ce sont des erreurs grossières, devant la pratique desquelles on reculera toujours, quand bien même ceux qui les préconisent deviendraient pour un instant les maîtres. La clameur du genre humain proteste contre ces extravagances ; sans la propriété et la famille, il n’y a plus rien de possible en faveur de l’ouvrier ; la société en masse rétrograde jusqu’à la barbarie, jusqu’à la vie sauvage. Les principes dont l’ouvrier doit attendre l’amélioration de son sort sont acquis. Il ne peut plus être question que de faire de ces principes souverains, au fur et à mesure du progrès des mœurs, une application toujours plus étendue et plus équitable, où l’ouvrier trouverait son avantage, mais où, par la nature même des choses, ce qu’il obtiendra ne sera pris à personne, si bien que ce sera l’avancement général de la société en même temps que le sien.

Le peuple, dira-t-on, a des prétentions fort exagérées. — Il n’est que trop vrai ; mais il y a des exagérations que je redoute autant que les siennes, ce sont les nôtres. Ce sont celles-ci qui nous feront le plus de tort ; elles contribuent à le rendre de plus en plus outré dans ses erreurs et de plus en plus obstiné. En politique, on succombe pour ses propres fautes et non pour celles de ses adversaires. Soyons modérés dans la véritable acception du mot, si nous voulons qu’on le soit envers nous. Reconnaissons les droits d’autrui, c’est ainsi qu’on obtient le respect pour les siens. Nous possédons plus de lumières que les ouvriers, nous sommes persuadés que nous leur sommes bien supérieurs en sagesse et en patriotisme : de par les événemens, nous sommes mis en demeure d’en administrer la preuve, en faisant, à ce titre, les premiers pas dans la voie de la conciliation ; c’est pour la patrie la voie de salut. Pour les classes qui représentent particulièrement les forces conservatrices de la société, c’est à la fois aussi la voie de l’honneur, celle du devoir et celle de l’intérêt.

Je me résume : les classes ouvrières constituent-elles dans la société une force distincte ? — Oui. — Cette force est-elle imposante ? — Évidemment. — S’ignore-t-elle, ou au contraire a-t-elle pleine conscience d’elle-même ? — Elle est remplie du sentiment de : ses droits, son penchant est même en ce moment de se les exagérer. Est-elle reconnue par la loi ? — Incontestablement ; la constitution de 1848 fait plus que de la reconnaître : elle lui accorde une influence excessive, elle lui décerne la domination dans l’état. — Cette force, qui n’est pas seulement imposante, qui a le sentiment outré de ce qu’elle mérite et de ce qu’elle peut, qui a la sanction de la loi, est-elle en elle-même digne de respect ? — Oui, pourvu que, comme toute autre force sociale, elle ne réclame rien que ce qui est conforme aux principes fondamentaux de liberté et de justice pour tous, et que ce qui est humainement possible. — Les droits politiques qui seraient reconnus aux classes ouvrières sont-ils nécessaires à la protection des intérêts légitimes de ces classes ? — Il n’est plus permis d’en douter. Il ressort de là l’indication d’une ligne de conduite pour les classes riches ou aisées, et cette ligne serait différente de celle qui est suivie depuis plusieurs mois, depuis la réunion de l’assemblée.

Puisse-t-on donc se hâter, par des actes formels, d’effacer de l’esprit des classes ouvrières l’opinion qu’elles ont pu se former, que nous n’adhérions pas franchement à un régime où l’amélioration de leur sort fût la tâche principale du gouvernement, et où elles en eussent la garantie par une équitable participation aux droits politiques !

Cette adhésion loyale et explicite de notre part n’interdirait pas d’apporter à la constitution de 1848 les changemens qu’indique l’expérience, et que commande une saine appréciation du caractère français et de la société française. Loin de là, elle faciliterait l’entreprise. Il faut pourtant en venir à cette révision aussitôt que possible : nous ne pouvons demeurer dans ces conditions manifestement révolutionnaires où la constitution de 1848 nous a placés. Pour que la révision soit bien faite, pour qu’elle ait un résultat de quelque durée, pour qu’elle ferme la porte aux déchiremens, il est nécessaire qu’elle s’opère d’un commun accord entre les grandes fractions de la société. L’accord est impossible pourtant, si les classes diverses ou les grands partis nourrissent la pensée de s’annuler mutuellement et de s’arroger seuls l’empire ; il devient aisé, s’il est évident que chacune des grandes forces qui sont en présence renonce à l’espoir d’exclure les autres et de les dominer, et si l’on donne des gages de la disposition où l’on est de vivre à côté les uns des autres. La constitution révisée ne doit point être la proclamation du triomphe de l’un des grands élémens de la société sur un autre. Ce doit être un pacte d’alliance, un traité de paix, et les préliminaires d’un traité de paix consistent à prendre une attitude conciliante.

C’est le cas ou jamais pour tous les élémens conservateurs de la société d’agir de concert, de s’organiser autrement que sur le papier, de s’unir par les liens d’une étroite intimité. Que ne prennent-ils modèle sur leurs adversaires ! Qu’ils fassent abnégation de leurs prétentions particulières pour ne plus se souvenir que de leurs désirs communs. Il faut, certes, que, pour traiter avec les élémens novateurs, ils les abordent avec un loyal esprit de conciliation, sans arrière-pensée ; mais, à plus forte raison, entre eux, doivent-ils nourrir ces sentimens les uns pour les autres. Etre autrement, ce serait se condamner à périr.

Que si l’on dit que la ligne de conduite recommandée ici est loin d’être dégagée de périls, je supplie qu’on nous en montre une autre qui n’en offre pas davantage, qu’on indique, pour sortir des difficultés qui nous pressent, une issue où nous n’ayons pas à laisser plus de notre honneur, de notre autorité dans le monde, de nos richesses publiques et privées. Quand les hommes généreux qui firent la révolution de 1789 prirent la détermination de démolir toute la société, sauf à en reconstruire ensuite une autre de toutes pièces, ils nous jetèrent sur un océan inconnu, semé d’écueils, sujet à être soulevé par de terribles tempêtes. Nous constatons sans cesse, à la sueur de nos fronts, que la carrière de la liberté, quand on y entre de cette façon, est fort périlleuse ; mais avec de l’esprit politique, avec du patriotisme, avec les sentimens et les vertus qui forment la substance même de la civilisation, et qui permettent à l’homme de puiser, dans le sein de ses semblables et dans de plus hautes régions, des forces toujours nouvelles, on déjoue toutes les mauvaises chances, on surmonte ou l’on aplanit tous les obstacles. Continuons donc, avec une résolution calme plus bienveillante pour autrui et plus sévère pour nous-mêmes, le laborieux pèlerinage auquel nous ne pouvons nous soustraire. Acceptons-en franchement les épreuves qu’il ne nous est pas donné d’éviter ;

Faisons notre devoir, les dieux feront le reste.


MICHEL CHEVALIER.

  1. Je devrais nommer aussi un peuple extrêmement estimable, à qui il n’a manqué qu’un plus vaste territoire pour arriver aux plus imposantes destinées, la Hollande.
  2. Alexandre de Laborde, de l’Esprit d’Association, page 25.
  3. M. de Laborde ici, dans ce mot de bourgeoisie, comprenait sans doute les artisans et les ouvriers, qu’il a soin de nommer dans son énumération précédente.
  4. « Tout plaisir, toute distraction cesse, ajoute M. Nisard, dès que l’heure du devoir envers le pauvre a sonné. Des prix sont distribués, à certaines époques de l’année, aux plus attentives, sans que celles qui l’ont été moins s’en retournent les mains vides. C’est encore, de la charité aimable, là où les mérites sont inégaux et où les besoins sont les mêmes, de savoir récompenser les mérites sans paraître frustrer les besoins. Les prix sont des objets d’habillement. Plusieurs de ces jeunes filles doivent à l’intelligence et à l’attention qu’elles ont montrées dans ces exercices une toilette décente qui contribue à les relever à leurs propres yeux.
    « Ailleurs on reçoit les petites économies qu’elles font sur le prix de leurs journées ; on les fait valoir, on le leur dit du moins, et aux approches de la mauvaise saison on leur achète des habillemens qu’elles croient avoir payés. On leur cache ce que la charité de leurs banquiers ajoute au capital et aux intérêts ; on risque qu’elles soient moins reconnaissantes pour qu’elles soient plus prévoyantes. » (Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1849.)
  5. J. S. Mill, Principles of Political Economy, livre IV, chap. VII, § 1.
  6. M. J. Lemoinne a résumé le système électoral de l’Angleterre dans un petit volume publié en 1841, les Élections en Angleterre ; on y voit à quel point les ouvriers ont leur part dans la distribution du droit de suffrage.
  7. La majorité se trouva cependant acquise au ministère, parce que la mort du duc d’Orléans, qui suivit de quelques jours les élections, fit une vive impression dans le public, et retourna quelques députés. Sans ce fatal événement, le ministère était renversé pour le fait de l’indemnité Pritchard.
  8. L’une des personnes qui travaillèrent le plus à éclairer l’opinion et l’autorité sur ce qu’il convenait de faire en cette circonstance fut M. Mollot, actuellement juge au tribunal civil à Paris.