Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/13

(attribué à)
Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 209-221).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS



CHAPITRE XIII. TZEU LOU.


1. Tzeu lou interrogea Confucius sur la manière de gouverner le peuple. Le Maître répondit : « Que le prince donne lui-même l’exemple de toutes les vertus, et prête secours au peuple dans ses travaux. » Tzeu lou pria le Maître de lui en dire davantage. Confucius répondit : « Que le prince s’applique sans relâche à faire les deux choses que je viens de dire. »

2. Tchoung koung était grand intendant du chef de la famille Ki. Il interrogea Confucius sur l’administration. Le Maître dit : « Mettez en avant les préfets, c’est à dire ne faites pas tout par vous même, mais servez vous des préfets, qui sont à vos ordres ; pardonnez les fautes légères ; mettez en charge des hommes sages et habiles. » Tchoung koung dit : « Comment connaîtrai-je les hommes sages et habiles, afin de leur confier les charges ? » Confucius répondit : « Mettez en charge ceux que vous connaissez. Quant à ceux que vous ne connaissez pas, est ce que d’autres ne vous les feront pas connaître ? »

3. Tzeu lou dit : « Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez vous votre premier soin ? » « A rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître. « Est ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. A quoi bon cette réforme des noms ? » Le Maître répondit : « Que Iou est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas. »

« Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied. »

« Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms il est très attentif. » K’ouai kouei, héritier présomptif de Ling, prince de Wei, honteux de la conduite déréglée et licencieuse de sa mère Nan tzeu, voulut la tuer. N’ayant pas réussi, il s’enfuit. Le prince Ling voulut nommer Ing son héritier. Ing refusa. A la mort du prince Ling, sa femme Nan tzeu nomma Ing héritier de la principauté. Ing refusa de nouveau. Elle donna la principauté à Tche, fils de K’ouai kouei, afin d’opposer le fils au père. Ainsi, Kouai kouei, en voulant tuer sa mère, avait encouru la disgrâce de son père ; et Tche, en prenant l’autorité princière, faisait opposition à son père K’ouai kouei. Tous deux étaient comme des hommes qui n’auraient pas eu de père. Evidemment, ils étaient indignes de régner. Si Confucius avait été chargé du gouvernement, il aurait commencé par corriger les appellations (celui-là seul aurait porté le nom de père ou de fils qui en aurait rempli les devoirs). Il aurait fait connaître au chef de l’empire l’origine et tous les détails de cette affaire ; il l’aurait prié d’ordonner à tous les seigneurs de la contrée de reconnaître Ing pour héritier de la principauté. Dès lors, la loi des relations entre le père et le fils aurait été remise en vigueur. Les noms auraient repris leur véritable signification, la loi naturelle aurait été observée, le langage aurait été exempt d’ambiguïté, et les choses auraient été exécutées.

4. Fan Tch’eu pria Confucius de lui enseigner l’agriculture. Le Maître répondit : « Un vieux laboureur vous l’enseignerait mieux que moi. » Fan Tch’eu le pria de lui enseigner l’art de cultiver les jardins potagers. Confucius répondit : « Un vieux jardinier vous l’enseignerait mieux que moi. » Comme Fan Tch’eu se retirait, le Maître lui dit : « Que Fan Siu a l’esprit petit ! Si le prince aime l’urbanité et les convenances, aucun de ses sujets n’osera les négliger. Si le prince aime la justice, aucun de ses sujets n’osera lui refuser l’obéissance. Si le prince aime la sincérité, aucun de ses sujets n’osera agir de mauvaise foi. Les choses étant ainsi, les habitants de toutes les contrées accourront à lui, avec leurs petits enfants sur leurs épaules. Quel besoin a t il d’apprendre l’agriculture ? »

5. Le Maître dit : « Supposons qu’un homme ait appris les trois cents odes du Cheu king ; qu’ensuite, s’il est chargé d’une partie de l’administration, il manque d’habileté ; s’il est envoyé en mission dans les pays étrangers, il soit incapable de répondre par lui-même ; que lui sert toute sa littérature ? »

6. Le Maître dit : « Si le prince est lui-même vertueux, le peuple remplira ses devoirs, sans qu’on le lui commande ; si le prince n’est pas lui-même vertueux, il aura beau donner des ordres, le peuple ne les suivra pas. »

7. Le Maître dit : « Les deux principautés de Lou et de Wei sont sœurs par leur administration, comme par leur origine. » La principauté de Lou était gouvernée par les descendants de Tcheou koung, et celle de Wei par les descendants de Kang chou. Les deux dynasties descendaient donc de deux frères. Au temps de Confucius, elles étaient en décadence, et les deux pays étaient également troublés.

8. Le Maître disait que Koung Tzeu king, tai fou de la principauté de Wei, était toujours content de l’état de sa maison ; que, quand il commença à posséder quelque chose, il disait : « J’ai amassé un peu ; » que, quand il eut des ressources suffisantes, il disait : « Je suis presque au comble de l’opulence ; » que, quand il fut devenu riche, il disait : « Je suis presque dans la splendeur. »

9. Le Maître alla dans la principauté de Wei avec Jen Iou, qui conduisait sa voiture. Le Maître dit : « Que les habitants sont nombreux ! » Maintenant qu’ils sont nombreux, dit Jen Iou, que faut il faire pour eux ? Le Maître répondit : « Les rendre riches. » Jen Iou reprit « Quand ils seront devenus riches, que faudra t il faire de plus pour eux ? » « Les instruire, répondit Confucius. »

10. Le Maître dit : « Si un prince me chargeait de l’administration des affaires publiques, au bout d’un an, elle serait assez bien réglée ; au bout de trois ans, elle serait parfaite. »

11. Le Maître dit : « Si des princes vertueux se succédaient sur le trône durant cent ans, (a dit un poète), ils parviendraient à corriger les hommes les plus scélérats, et à ne plus appliquer la peine de mort. Que ces paroles sont véritables ! »

12. Le Maître dit : « S’il paraissait un souverain vraiment digne de ce nom, au bout de trente ans, la vertu fleurirait partout. »

13. Le Maître dit : « Si un homme sait se gouverner lui-même, quelle difficulté aura-t-il à gouverner l’État ? Mais celui qui ne sait pas se gouverner lui-même, comment pourra-t-il gouverner les autres ? »

14. Jen Iou revenant du palais, le Maître lui dit : « Pourquoi revenez vous si tard ? » Jen Iou répondit : « Les affaires publiques m’ont retenu. » Le Maître répliqua : « Vous avez été retenu par les affaires particulières de ce (Ki suenn qui, simple tai fou, gouverne en maître la principauté de Lou). S’il y avait eu des affaires publiques, quoique je ne sois plus en charge, j’aurais été appelé à la délibération. »

15. Ting, prince de Lou, demanda à Confucius s’il existait une sentence qu’il suffît de suivre pour gouverner parfaitement. Confucius répondit : « Une sentence ne peut avoir une si grande portée. On dit communément qu’il est malaisé d’être bon souverain, qu’il n’est pas facile d’être bon ministre d’État. Si un prince comprenait bien la difficulté de régner, (il userait d’une extrême vigilance) ; cette seule sentence ne lui serait elle pas presque suffisante pour régler parfaitement son administration ? »

Le prince Ting dit : « Existe-t-il une maxime telle que, si un prince la met en pratique, il perdra ses États ? » Confucius répondit : « Une maxime ne peut avoir une si grande portée. On dit communément : Je ne trouve pas d’agrément dans l’exercice du pouvoir ; une seule chose me plaît, c’est que, quand je parle, per-sonne ne me contredit. Si le prince parle bien, et que personne ne le contredise, ne sera ce pas bien ? Mais s’il parle mal, et que personne ne le contredise, ce seul mauvais principe ne le mettra t il pas en danger de perdre la souveraineté ? »

16. Le prince de Che interrogea Confucius sur la manière de gouverner. Le Maître répondit : « Si ceux qui vivent près du prince sont contents, si ceux qui sont loin viennent d’eux mêmes, (le gouvernement est bien réglé). »

17. Tzeu hia, étant préfet de Kiu fou, interrogea Confucius sur l’administration des préfectures. Le Maître dit : « Ne vous hâtez pas trop ; ne recherchez pas les petits avantages. Qui se hâte n’atteint pas loin ; qui poursuit de petits avantages, néglige les grandes choses. »

18. Le prince de Che dit à Confucius : « Dans mon pays il est des hommes qui font profession de droiture. Parmi eux, si un père vole une brebis, son fils rend témoignage contre lui. » Confucius répondit : « Dans mon pays, les hommes droits agissent autrement. Le père cache les fautes de son fils, et le fils celles de son père. Cette conduite n’est pas opposée à la droiture. »

19. Fan Tch’eu interrogea Confucius sur la vertu parfaite. Le Maître répondit : « Quand vous êtes seul à la maison, veillez sur vous même ; dans le maniement des affaires, soyez diligent ; soyez de bonne foi avec tout le monde. Fussiez vous au milieu des tribus barbares, il ne vous serait pas permis de négliger l’une de ces trois choses. »

20. Tzeu koung demanda ce qu’à fallait faire pour mériter d’être appelé disciple de la sagesse. Le Maître répondit : « Celui-là mérite d’être appelé disciple de la sagesse qui dans sa conduite privée a de la pudeur et, dans les missions qui lui sont confiées en pays étrangers, ne déshonore pas le prince qui l’a envoyé. »

Tzeu koung dit : « Permettez moi de vous demander quel est celui qui vient immédiatement après le disciple de la sagesse. » « C’est, répondit Confucius, celui dont la piété filiale est attestée par tous les membres de la famille, et dont le respect pour les aînés et les supérieurs est loué par tous les habitants du bourg et tous les voisins. » Tzeu koung dit : « Permettez-moi de vous demander quel est celui qui vient au troisième rang. » Confucius répondit : « Un homme sincère dans ses paroles, obstiné dans ses actions, est sans doute un homme opiniâtre, vulgaire ; cependant il peut être placé au troisième rang. »

Tzeu koung dit : « Que faut il penser de ceux qui administrent à présent les affaires publiques ? » Le Maître répondit : « Hélas ! ce sont des hommes d’un esprit étroit. Méritent-ils d’être comptés pour quelque chose ? »

21. Le Maître dit : « Comme je ne trouve pas de disciples capables de se tenir constamment dans le juste milieu, je cherche des hommes qui aient de hautes aspirations, bien qu’ils soient incapables d’arriver si haut, ou des hommes qui, sans être très intelligents, ont l’amour du devoir. Les premiers avancent dans la vertu, et suivent les exemples et les enseignements des sages. Les seconds s’abstiennent de mal faire. »

22. Le Maître dit : « Les habitants du midi disent communément qu’un homme inconstant ne peut pas même devenir habile devin ou bon médecin. Cet adage est très vrai. (On lit dans le I king) : « Celui qui manque de constance sera la risée des autres. » Le Maître dit : « On ne réfléchit pas sur ces paroles, et de là vient tout le mal. »

23. Le Maître dit : « Le sage est accommodant avec tout le monde, mais il n’a pas de complaisance coupable. L’homme vulgaire est complaisant pour le mal, et n’est pas accommodant avec tous. »

24. Tzeu koung demanda ce qu’il fallait penser d’un homme qui est aimé de tous les habitants de son pays. Le Maître répondit : « Cela ne prouve pas suffisamment sa vertu. » Tzeu koung reprit : « Que faut-il penser d’un homme en butte à la haine de tous les habitants de son pays ? » Le Maître répondit : « Ce n’est pas une preuve certaine de sa vertu. On pourrait à plus juste titre estimer vertueux celui qui dans son pays est aimé de tous les hommes de bien et haï de tous les hommes vicieux. »

25. Le Maître dit : « Il est aisé de servir l’homme sage, mais difficile de lui plaire. Si l’on cherche à gagner ses bonnes grâces par une voie peu louable, on n’y réussira pas. Pour ce qui est du service qu’il demande, il considère les aptitudes, (exige de chacun ce qu’il y a lieu d’en attendre, et il est toujours content). Il est difficile de servir l’homme vulgaire, et facile de lui plaire. Si l’on cherche à lui plaire même par des voies peu louables, on lui plaira. Mais, dans ceux qui sont à son service, il exige la perfection. »

26. Le Maître dit : « Le sage est calme, et n’est pas orgueilleux. L’homme vulgaire est orgueilleux, et n’est pas calme. »

27. Le Maître dit : « Un homme courageux, ou constant, ou simple dans ses manières, ou réservé dans ses paroles, arrivera aisément à la perfection. »

28. Tzeu lou pria Confucius de lui dire ce que doit être un disciple de la sagesse. Le Maître répondit : « Celui qui est dévoué, zélé pour exciter les autres à cultiver la vertu, affable et prévenant dans ses manières, mérite le nom de disciple de la sagesse. Il est dévoué à ses amis et les excite à la pratique de la vertu ; il est affable envers ses frères. »

29. Le Maître dit : « Si un homme vertueux formait le peuple à la vertu pendant sept ans, on pourrait ensuite en tirer des soldats pour la guerre. »

30. Confucius dit : « Conduire le peuple à la guerre, avant de l’avoir formé à la vertu, c’est le mener à sa perte. »