Les Quatre Saisons (Merrill)/Le Vrai Temple

Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 109-120).

LE VRAI TEMPLE

C’est ici le village de nos rêves,
Dont les fumées violettes, le soir,
Comme une brume de sommeil que soulève
Le souffle paisible de l’espoir,
Montent de ses âtres vers le ciel.

Là-bas la silencieuse forêt
Étreint d’ombre la marge des prés
Où les abeilles ont butiné leur miel,
Servantes diligentes de l’avenir.


Nous, ce n’est pas pour l’avenir,
Mais pour le précieux passé de nos années,
— Tel un sablier plein d’heures d’or —
Que nous sommes venus à ce village
Caché dans sa petite vallée
Entre les champs et le bois qui s’endort.
C’est pour mieux fuir les semonces des sages
Et les quolibets des fous de la ville
Que nous cherchâmes ce vert asile
Où nous oublierons remords et regrets
En chuchotant à la solitude notre secret.


Entends-tu, sœur, la cloche des anges
Qui chante, en cette saison de vendanges,
La récompense des anciennes vigiles ?


Avant de frapper à l’huis
De la maison qui attend notre venue,
Allons, en passant près du puits
Où les femmes se signent, les bras nus,


À l’église dont l’ombre ne s’éclaire
Que des trois cierges allumés à l’autel,
Devant lequel le prêtre solitaire
Murmure la supplique éternelle.

Car — n’est-ce pas ? — nos âmes ont besoin
De croire que Dieu n’est pas loin,
Depuis que nos pas d’enfants las
Ont foulé la terre rouge des routes ?

Voici la ruelle en contrebas
Où se sont arrêtés tant de doutes,
Et les marches qui montent à la colline
D’où carillonnent vêpres et matines,
Et la vieille grille qui grince sur ses gonds,
Comme hostile au poing du vagabond,
Et la nef où, en marchant, j’écoute
Les échos autour des piliers ronds
Se répercutant des dalles aux voûtes
Comme le bruit que doit faire notre passage
De la mort à l’éternité des âges.

Sur nous le lourd vantail s’est clos.


Et soudain je me sens froid à l’âme
Comme à l’entrée d’une prison infâme
Dont les geôliers ne sauraient dire que des mots
De haine et de mort aux innocents.
Le soleil s’y décolore, et l’encens
A tué le parfum des fleurs
Que tu portais, innocente offrande,
À la vierge cruelle des douleurs,
Celle qu’on a ceinte de guirlandes
Pour la parade des mauvais rêves,
Et dont le cœur saigne à gros grumeaux
Sous la septuple torture des glaives.

Ce ne sont pas tes fleurs qu’il faut
À la féroce idole des prêtres,
Mais le sacrifice de tout ton être
Que j’ai ressuscité, moi, du tombeau :
L’amour dont j’ai fait fleurir tes seins
Comme sous la sève ardente du mois saint,
Le sourire que j’ai réveillé sur tes lèvres
Quand tu râlais, étranglée par les fièvres,
L’espérance que j’ai allumée dans tes yeux
Où se ternissait le souvenir des cieux.


Ce n’est certes pas ici qu’habite Dieu.

Pourtant en y venant j’avais cru
Que je saurais peut-être encore,
Pour sacrer notre amour à son aurore,
Les mots des oraisons d’or
Que toi-même tu ne sais plus.

Ô notre Dieu, pourquoi te caches-tu ?

Les aïeux jadis s’agenouillèrent
En de guerrières et tumultueuses prières
Sur ces dalles qui sonnèrent sous le fer
Des épées, des lances et des bannières,
Et leurs chevauchées, dans les chants et les flammes,
Disparurent vers le pays des barbares,
Loin du village où les cloches tintent, rares,
Le dimanche, pour quelques vieilles femmes !

Ô cette foi qui s’éteint dans nos âmes !

Viens ! j’ai peur du prêtre qui marmonne,
Sous les trois cierges, sa litanie monotone.


Viens ! je vois que le soleil est rouge
Par la fente du vantail qui bouge.
Viens ! le crépuscule a ouvert
Cette prison aux ailes de nos rêves !

Voici des chants d’oiseaux et de l’air,
Et l’odeur mourante des sèves
Dans le soir, douce automne du jour
Qui hâte les étreintes de l’amour.

Arrêtons-nous dans le petit cimetière
Où les saules effeuillent leurs prières,
Vaines et légères comme des rêves,
Sur les lettres effacées des pierres
Qui pèsent sur tant de formes brèves.

Le village se recueille.

Le village se recueille. Écoute :

L’on entend, si légèrement qu’on en doute,
Grincer la poulie d’un puits ;
Les chevaux qu’on mène à la rivière
Près du moulin cliquetant sous le lierre,

Trottent dans la rue à grand bruit ;
Un chien en gambadant aboie
Après une charrette pleine de gerbes
D’où tombe, aux cahots de la voie,
Le bon grain parmi les folles herbes ;
Et voici qu’une voix d’enfant
S’élève, claire et comme surnaturelle,
En une chanson très ancienne des champs
Qui révèle la présence réelle
De Dieu dans le cœur des moissons.

Écoute bien, sœur ! — Cette chanson
Dit la seule vérité de la vie
Qu’il importe à nos âmes de connaître,
Celle de l’éternité de notre être
Par l’amour qui survit aux dieux.

Souris donc à lèvres ravies
Vers notre terre et vers nos cieux,
Et oublie les blasphèmes du prêtre
Qui dans l’ombre étouffe et chancelle.
Que la terre soit notre couche et notre autel,
Et le ciel notre nef et notre dais !


Je communie, sous les espèces de ton corps,
Avec l’univers visible et sonore
Et les mondes que je ne verrai jamais,
Et les dieux qui ne sont pas encore nés !

Donne tes lèvres à mes baisers !

Elles ont l’éclat des cerises
Et la saveur fraîche des pommes.
Il me semble que, choisi entre les hommes,
Je récolte, en ce soir plein de brises,
Tous les fruits bien-aimés de la terre.
Les jardins, les bosquets et les treilles,
Je les pille à pleines corbeilles
Quand je baise dans ce lieu solitaire
Tes bonnes lèvres qui sont les miennes.
Crois encore aux légendes anciennes !
Voici Bacchus, qui chante sur la route
Où son ivresse s’égare et doute,
Et Pomone, qui ouvre sa molle robe
À la chute soudaine des fruits mûrs.
Les Saisons sourient ou pleurent,
Douces tour à tour ou dures,

Selon que le soleil se dérobe
Ou se donne aux fruits et aux fleurs.
Mon âme est secouée des fièvres
Que connaissent les vergers à l’aurore.
Le vin d’amour fermente en mon corps
Comme dans les vignes plus douces que le miel.
Et toute la terre, quand je baise tes lèvres,
Me semble, dans le jardin du ciel
Où s’est éteinte la comète des désastres,
Un grain de flamme, d’ambre et d’or
De la grappe infinie des astres !

Et tes yeux, bien-aimée, donne-les-moi !

Je suis plus riche que les rois !
Ils ont les magiques pierreries
Où les fées se sont mirées,
Gouttes de rosée des prairies
Ou gouttes de sang des batailles.
Le passé oublié s’y recrée
Et l’avenir incertain y tressaille.
Les couronnes des rois et leurs trônes
Sont lourds, dépouilles des aïeux,

De gemmes rouges et vertes et jaunes.
Mais moi je suis riche de tes yeux,
Plus rares que les pierres et plus précieux
Que le trésor entier des cieux.
J’y vois se refléter le monde,
La mer et l’air et la terre ronde,
Et j’y crois lire la pensée de Dieu !
Ferme-les, et les ténèbres tombent
Sur mon âme comme la nuit sur une tombe.
Ouvre-les, et j’entends rires et chants
Renaître par les chemins et les champs.
Tes yeux sont la lumière de ma vie,
Double signe du rêve des anges ;
Tes yeux sont le miroir étrange
Où le Visible à l’Invisible s’aille ;
Tes yeux sont les gouffres de saphir
Où tout le mal qui est en moi va mourir !

Donne-moi ton front !

Donne-moi ton front ! J’ai peur
En y posant mon suprême baiser !
J’y entends, comme une nocturne fleur,

S’épanouir le mystère de ta pensée.
Et tout le vieux songe de la terre
Me devient clair comme une parole
Chuchotée au dormeur solitaire
Par l’Esprit qui révèle les symboles.
Oui, le songe de la terre tremble en toi
Pour te forcer à la foi et à la loi
Qui préparent le futur paradis.
Ton sourire est l’espoir des mondes,
Comme tes pleurs en sont maudits.
Dresse haut tes seins et ta face !
Qu’en ta chair sacrée se confondent
La mort obscure des races
Et la vie qui jamais ne se lasse !
Nue, et blanche et blonde
Tu es l’immortelle et calme image
Qui hanta le sommeil des sages.
Laisse cracher contre toi dans l’ombre
Les hommes noirs dont les lèvres se tordent.
Sous ton front les hymnes s’accordent
Et les prières crient miséricorde
Plus haut qu’en leurs cryptes funèbres !
Tourne vers les baisers du soleil

Comme un ostensoir où Dieu se réveille,
Ta tête fière, ô femme, ô ma femme,
Chair de ma chair, âme de mon âme !

Et maintenant, à pas graves, ayant prié
Selon la volonté de toutes choses,
Quittons le cimetière où a poudroyé
Tant de passé pour le parfum des roses.
Retournons à la paix de la maison
Que nous choisîmes pour nos chères oraisons.
Nous attendrons doucement la mort
Ne demandant que l’amour à la vie,
Et nous laisserons, au soir et à l’aurore,
Sonner la cloche qui nous convie,
Vainement, à la nuit du Néant !

Et donne-moi encore, amoureusement,
Avant de descendre au village
Qui prépare pour demain son ouvrage,
Ta sainte bouche, ton front sacré, tes divins yeux !

Sœur, nous sommes les temples du vrai Dieu !