Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Préface de l’Évangile de S. Matthieu
ÉVANGILE DE SAINT MATTHIEU
Le premier Évangile est attribué, dans le canon des Écritures, à saint Matthieu, que saint Marc et saint Luc désignent aussi sous le nom de Lévi, fils d’Alphée. Il demeurait à Capharnaüm, ville située sur le lac de Tibériade et très-importante alors par son mouvement commercial. Aussi était-elle habitée par un grand nombre de fermiers des douanes romaines. Matthieu faisait partie de cette corporation, malfamée parmi les Juifs ; mais la grâce de Dieu l’emporta dans son cœur sur les intérêts d’un gain terrestre. Il suivit avec docilité l’appel du Sauveur, et, dans la liste des Apôtres, il occupe d’ordinaire le septième rang, une seule fois le huitième. Le Nouveau Testament ne fait pas d’autre mention de saint Matthieu, et les données que la tradition nous fournit à son sujet sont peu concordantes. Ce qui paraît certain, c’est qu’après avoir prêché douze années l’Évangile parmi ses compatriotes en Palestine, il se dirigea vers le sud-est pour convertir des peuples appelés Arabes par les uns, Chaldéens ou Parthes par les autres, et par le Bréviaire romain Éthiopiens. On sait que ces noms géographiques, le dernier surtout, n’avaient pas chez les anciens une signification bien précise ; saint Matthieu a pu d’ailleurs et dû évangéliser plusieurs contrées. Les uns disent qu’il fut brûlé, d’autres qu’il fut égorgé à l’autel, au moment où il célébrait nos saints mystères.
« Que saint Matthieu, dit le Dr Reithmayr, ait composé la première relation évangélique, c’est ce qu’atteste une tradition unanime dès le temps des Apôtres. Nous en avons pour premier garant Papias d’Hiérapolis, qui visita tant de contrées[1] ; ensuite, saint Irénée, qui connaît si bien la tradition apostolique[2] ; puis, dans le patriarchat d’Alexandrie, Clément d’Alexandrie, si plein d’érudition ecclésiastique[3] ; enfin, dans la même période, Tertullien, chez les Latins[4]. Il est inutile de citer ici les témoignages du iiie et du ive siècle ; l’unanimité à cet égard a toujours existé dans l’Église. À côté de ces témoignages exprès, on peut citer encore d’autres faits qui prouvent l’ancienneté et l’autorité de cet Évangile. Les nombreux extraits des Mémoires des Apôtres que nous trouvons dans saint Justin[5] ont plus d’affinité avec l’Évangile de saint Matthieu qu’avec tout autre. Saint Polycarpe[6] et saint Ignace martyr[7] emploient aussi principalement cet Évangile. On ne peut pas douter non plus que saint Clément de Rome[8] ne l’ait eu sous les yeux, quoiqu’il cite un peu librement[9]. »
Mais l’inspection attentive du livre lui-même nous fournit de précieux indices sur son auteur. Ainsi, c’est une remarque de saint Jérôme, saint Marc et saint Luc, lorsqu’ils parlent du fermier des douanes de Capharnaüm avant sa vocation, ne l’appellent jamais, par une attention délicate et respectueuse, que du nom moins connu de Lévi ; mais, après son élévation à l’apostolat, ils ne craignent plus de lui rendre un nom autrefois odieux, mais sanctifié par l’appel du Seigneur. L’auteur de notre Évangile ne connaît pas ces ménagements : il se sert toujours du nom de Matthieu, et quand il donne la liste complète des Apôtres, il joint à ce nom la qualification de publicain (Matth., ix, 9). On devine la raison de cette différence : quel autre que l’humble Matthieu lui-même aurait parlé ainsi de l’apôtre saint Matthieu ? Le même sentiment de modestie et d’humilité, qui révèle un auteur, se découvre encore en d’autres circonstances. Trois Évangiles, et celui qui nous occupe est du nombre, parlent d’un festin offert à Jésus par un publicain. Quel est ce publicain ? L’auteur du premier Évangile n’a garde de nous donner son nom, et nous en serions réduits à des conjectures, si saint Luc et saint Marc n’avaient nommé celui qui venait de quitter son bureau pour suivre Jésus. On sait que les Évangélistes, quand ils donnent la liste complète des Apôtres, les nomment d’ordinaire deux à deux, par exemple : Pierre et André, Jacques et Jean, etc. ; et, dans cet arrangement, saint Matthieu est toujours joint à saint Thomas. Eh bien, tandis que les autres Évangélistes disent : Matthieu et Thomas, le premier Évangile seul, renversant cet ordre, dit : Thomas et Matthieu (Matth., x, 3). Autre indice. Seul le premier Évangile fait mention du didrachme (Matth., xvii, 24-27) ; seul, lorsque les Juifs viennent demander à Jésus s’il est permis de payer le cens à César (Matth., xxii, 17), il se sert de l’expression juste : « Montrez-moi la monnaie du cens[10]. » Cette propriété d’expression en pareille matière, surtout quand elle se trouve à un moindre degré dans les autres Évangélistes, n’est-elle pas une confirmation de la tradition ecclésiastique qui a inscrit en tête du premier Évangile le nom de Matthieu le publicain[11] ?
Les mêmes témoins de la tradition ajoutent que saint Matthieu, ayant la pensée d’annoncer la bonne nouvelle à des nations étrangères, voulut, avant de quitter les Juifs, ses compatriotes, qu’il avait convertis, rédiger pour eux son Évangile, et suppléer ainsi, autant que possible, à son absence[12]. Or, toutes ces données sont merveilleusement d’accord avec la forme même du livre.
Ainsi, par exemple, sa destination première aux chrétiens de la Palestine nés dans le judaïsme ressort de cette circonstance, qu’on n’y trouve aucune explication ni des usages, comme dans saint Marc, ni des lieux, comme dans saint Luc et saint Jean ; c’est donc un livre écrit dans le pays et pour les gens du pays, qui connaissent les lieux et les usages. Ensuite, quel était, à cette époque si rapprochée de la mort du Sauveur, le principal point de controverse avec les Juifs, et, en conséquence, quelle vérité l’auteur du premier Évangile devait-il se proposer d’établir plus solidement, de mettre surtout en relief ? C’est que Jésus était le Messie promis à leurs pères et annoncé par les Prophètes. Or, c’est là précisément le but de saint Matthieu, tel qu’il se révèle dès les premiers mots de son livre, où Jésus est proclamé fils de David, fils d’Abraham, tel que nous le montrent à chaque page ces nombreuses citations de l’Ancien Testament, accompagnées de la formule : Afin que fût accomplie la parole du Prophète, etc. Pour atteindre ce but, fallait-il une exposition suivie de la vie de Jésus, un ordre historique rigoureux dans le récit des faits ? Nullement ; les grandes lignes de l’histoire une fois respectées pour éviter la confusion, l’auteur pouvait distribuer à son gré, et selon son dessein, les narrations et les discours, rapprocher et grouper ensemble les miracles de même sorte, les enseignements qui se ressemblent par le fond ou par la forme. C’est ce qu’a fait saint Matthieu : ainsi, le sermon sur la montagne (v-vii) ne reproduit pas un seul discours du Sauveur, il en réunit plusieurs et présente un résumé de toute la morale chrétienne ; ainsi, dans les chapitres qui suivent immédiatement, se trouvent rapportés ensemble divers miracles réunis là pour montrer dans Jésus le pouvoir de guérir. Nous l’avons dit ailleurs, les habitudes pratiques de la prédication orale durent influer beaucoup sur la rédaction écrite et sur l’arrangement des faits évangéliques. Cela est vrai surtout de saint Matthieu qui, ayant écrit le premier et pour les fidèles de son pays, a quelque chose de plus libre et de plus spontané.
Nous venons de dire que saint Matthieu est le premier Évangéliste dans l’ordre des temps. Ici encore la tradition est unanime[13]. Il n’y a de difficulté que pour assigner une date précise à l’apparition de son livre, les anciens, dit le P. Patrizzi, flottant entre la troisième et la dixième année après la mort de Jésus-Christ (31-39 de l’ère vulgaire). Eusèbe dit positivement que saint Matthieu écrivit avant de commencer ses voyages, c’est-à-dire avant la dispersion des Apôtres. Or, la dispersion des Apôtres eut lieu au plus tard l’an 42, lors de la persécution ordonnée par le roi Hérode-Agrippa[14], pendant laquelle saint Pierre, miraculeusement délivré, se rendit à Rome pour la première fois. Cette date est donc l’extrême limite qu’on ne saurait dépasser[15]. On le verra encore mieux par ce que nous dirons de l’Évangile selon saint Marc.
Mais en quelle langue le premier Évangile a-t-il été composé ? Tous les Pères, depuis les temps apostoliques, s’accordent à dire que saint Matthieu a écrit en hébreu, ce qui doit s’entendre, non de l’hébreu proprement dit, mais du dialecte araméen plus ou moins corrompu, appelé aussi syro-chaldaïque, que parlaient au temps des Apôtres les Juifs de la Palestine. C’est ce que Papias apprit du prêtre Jean d’Éphèse[16], et ce qu’affirment saint Irénée[17], Origène[18], saint Cyrille de Jérusalem, représentant de la tradition palestinienne[19], et saint Épiphane[20]. Eusèbe, qui nous a conservé la plupart de ces témoignages, tient la même chose d’une autre source. « Pantène, dit-il, le plus ancien chef de l’école catéchétique d’Alexandrie, avait trouvé dans les Indes le texte hébraïque du premier Évangile donné à ces peuples par saint Barthélemy[21]. » Enfin, saint Jérôme ajoute que l’original même de saint Matthieu se conservait encore de son temps dans la bibliothèque de Césarée, et que les Nazaréens de Bérée, ville de Syrie, lui avaient permis de le transcrire[22].
Malgré de si graves témoignages, ce fait a trouvé des contradicteurs dans les temps modernes, et l’on a soutenu que saint Matthieu a écrit en grec comme les autres Évangélistes. Parmi les partisans de cette opinion, nous nommerons le Dr Hug, homme d’ailleurs d’une sagacité égale à sa vaste érudition. Voici quel était son principal argument. En examinant de près la version syriaque, dite Peschito, de notre Évangile, il y trouva des preuves innombrables de l’influence du texte grec actuel, et il en conclut qu’elle avait été primitivement composée sur ce texte. Car, comment un chrétien de Syrie, s’il avait eu sous la main l’original araméen de saint Matthieu, aurait-il traduit de préférence sur une traduction, et sur une traduction grecque, laissant un travail sûr et aisé pour en embrasser un autre semé de difficultés et de périls ? Plutôt que d’admettre une hypothèse aussi peu vraisemblable, Hug aimait mieux penser que l’original araméen avait déjà disparu à une époque si voisine pourtant de l’Évangéliste (fin du iie siècle), ou, pour mieux dire, qu’il n’avait jamais existé. Certes, cet argument était spécieux ; mais voici qu’une découverte récente est venue le renverser et apprendre à la critique combien il est dangereux pour elle de se rendre indépendante de l’histoire. M. Cureton, chanoine de Westminster, vient de publier, d’après un ancien manuscrit syriaque du ive siècle, des fragments considérables des Évangiles dans une version jusque-là inconnue à l’Europe[23]. Or, l’étude attentive de ces fragments, et la comparaison qui en a été faite avec la Peschito actuelle, ont démontré que les influences visibles du grec dans cette dernière version tiennent à des retouches postérieures, dont il n’y a pas de traces dans les fragments plus anciens retrouvés par M. Cureton.
- ↑ Eusèb., Hist. Eccl., III, 39. — Ce témoignage est du plus grand poids. Papias, né dans le premier siècle, et, au commencement du second, évêque d’Hiérapolis en Phrygie, avait visité beaucoup d’églises et interrogé plusieurs disciples des Apôtres, pour réunir les traditions orales relatives à la vie et aux paroles du Sauveur. Malheureusement l’ouvrage, fruit de ses recherches, est aujourd’hui perdu, sauf quelques fragments conservés par Eusèbe. S. Irénée et S. Jérôme appellent Papias disciple de S. Jean, et plusieurs savants pensent, quoique la question ne soit pas résolue, que le prêtre Jean, d’Éphèse, dont il rapporte les dires touchant les écrits de S. Matthieu et de S. Marc, n’est autre que l’apôtre de ce nom.
- ↑ Adv. hær., iii, i, 1. — S. Irénée, évêque de Lyon, de 177 à 202, était un disciple de S. Polycarpe, disciple lui-même de l’apôtre S. Jean.
- ↑ Strom., i, 21.
- ↑ De carne Christi, xxiii ; Contra Marc., iv, 2, 5.
- ↑ Martyr vers le milieu du iie siècle.
- ↑ Disciple de S. Jean.
- ↑ Disciple de S. Pierre, martyr au commencement du iie siècle.
- ↑ Troisième successeur de S. Pierre ; il occupait la chaire pontificale avant la fin du ier siècle.
- ↑ Nous ne devons pas omettre un argument qui, pour convenir à tous les Évangiles, n’en a pas moins de valeur appliqué à chacun d’eux. En tête de chaque Évangile se trouve cette inscription : Le saint Évangile de J.-C. selon Matthieu, Marc, etc. Ces titres ne sont pas des Évangélistes eux-mêmes. À quelle époque furent-ils introduits ? On ne saurait le déterminer d’une manière précise ; mais, vers la fin du iie siècle, ils se trouvent décidément en usage dans les livres liturgiques, dans les écrits des Pères (Irén. Adv. hær., i, 26, iii, 16, n. 7 al. ; Clément d’Alexand. Strom., i, 21, Tertull., passim), dans les copies du texte original, comme dans celles des versions, par exemple de la version latine, et partout, ils apparaissent avec des traces d’une origine ecclésiastique, ce qui prouve que leur existence remonte plus haut. Un usage qui a existé partout et toujours uniformément dans l’Église, sans qu’on puisse découvrir l’époque où il a commencé, doit être regardé comme une tradition de l’âge apostolique. Reithmayr.
- ↑ J. Greppo, Esquisse de l’histoire de la monnaie chez les Hébreux, p. 51.
- ↑ L’hypothèse que l’Évangile de S. Matthieu se réduisait, à l’origine, à un recueil de sentences, sans aucune relation des faits, ne soutient pas l’examen. Inconnue à toute l’antiquité, elle est aujourd’hui à peu près abandonnée, même en Allemagne où elle a pris naissance. Elle n’avait d’autre appui qu’une expression de Papias, qui, parlant du premier Évangile, se sert du mot grec logia, proprement oracles ou sentences. Mais il n’a pas été difficile de montrer que ce terme n’exclut nullement la relation des faits : 1o les Pères du iie et du iiie siècle, S. Irénée (Adv. Hæres. proœmium), Clément d’Alexandrie (Stomat., ii) et Origène (in Matth., v, 19) appellent également les Évangiles les logia du Seigneur, alors que, de l’aveu de tous, la partie narrative n’était plus absente. 2o Papias lui-même, mentionnant un peu plus loin l’Évangile de S. Marc, qui, certes, comprenait des récits et des discours, n’en désigne pas moins les uns et les autres, comme pour S. Matthieu, par ce terme unique : ensemble des discours du Seigneur, preuve évidente que les expressions de Papias n’ont pas le sens restreint qu’on a imaginé de leur donner, contrairement à la tradition unanime de l’antiquité. 3o Enfin, ne répugne-t-il pas au bon sens que S. Matthieu, témoin des miracles du Sauveur, au lieu d’en mêler le récit aux discours pour donner à ceux-ci toute leur force, ait négligé ce moyen puissant de persuasion et fait une œuvre informe, sans liaison et sans efficacité pour la conversion des Juifs auxquels il s’adressait ?
- ↑ Irén. l. c. — Eusèb., Hist. eccl., iii, 24 ; vi, 25, etc.
- ↑ Irén., Hæres., iii, 1. Eusèb., Hist. eccl., iii, 24 ; Catal. Script. eccl., iii.
- ↑ Act. xii.
- ↑ Il est vrai qu’on lit dans S. Irénée (Hæres., iii, 1), que S. Matthieu composa son Évangile, Pierre et Paul prêchant à Rome et fondant l’Église ; or, dit-on, S. Paul ne vint pas à Rome avant l’an 61. On a, entre autres choses, répondu à cette difficulté que S. Irénée semble ne parler ici de S. Paul à côté de S. Pierre, que parce qu’on était habitué, en racontant les premiers événements de l’Église romaine, à ne pas nommer l’un de ces apôtres sans l’autre. En tous cas, cette mention isolée doit le céder à un ensemble si imposant de témoignages contraires, et aux inductions tirées des rapports du livre lui-même avec les autres Évangiles.
- ↑ Eusèb., Hist. eccl., iii, 39.
- ↑ Hær., iii, 1.
- ↑ Eusèb., ibid, vi, 25.
- ↑ Catéch., iv, 15.
- ↑ Hæres., xxx, 3.
- ↑ Hist. eccl., v, 10.
- ↑ S. Jérom., Catalog. vir. illustr., c. iii. — Le P. Patrizzi (De Evangeliis, lib I, c. i, q. 7.) pense que l’Évangile appelé par les anciens des Hébreux, ou selon les Hébreux, est le véritable Évangile araméen ou syro-chaldaïque de S. Matthieu, plus ou moins altéré par les Nazaréens et les Ébionites, sectes de chrétiens judaïsants.
- ↑ Remains of a very ancient recension of the four Gospels in Syriac…, by W. Cureton, in-4o, London, 1858. — Voy. sur cet ouvrage une savante Étude de M. l’abbé Lehir, publiée en 1859, et insérée dans l’introduction au Nouveau Testam. de Reithmayr, traduite par M. Valroger. C’est à l’Étude de M. Lehir que nous empruntons en grande partie ce paragraphe.