Les Quakers
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 241-272).
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LES QUAKERS.




BARCLAY, PENN ET LE QUAKÉRISME DE NOS JOURS EN ANGLETERRE ET EN AMÉRIQUE.


I. A Popular Life of George Fox (Biographie populaire de George Fox), par Josiah Marsh ; 1 vol. in-8o, London, C. Gilpin.
II. A History of the Society of Friends (Histoire de la Société des Amis), par W. R. Wagstaff ; 4 vol. London, Wiley and Putnam.
III. Observations on the distinguishing Views and Practices of the Society of Friends (Observations sur les Doctrines et Usages particuliers de la Société des Amis), par J. J. Gurney ; 1 vol. Norwich, Josiah Fletcher.
IV. A Memoir of the Life of Elisabeth Fry (Mémoires d’Élisabeth Fry) ; 2 vol. in-80, London, C. Gilpin.

V. Life of William Allen (Vie de W. Allen), 5 vol. London, C. Gilpin.




III. — BARCLAY — LES ORTHODOXES ET LES DISSIDENS.

J’ai raconté les nombreuses épreuves que la Société des Amis avait eu à traverser. Ses présomptions, ses souffrances et ses déceptions auraient pu être prévues. Son succès définitif avait seul lieu de surprendre. Le jour où elle était parvenue à s’établir, ou plutôt à se rendre compatible avec l’ordre général, l’expérience du passé avait revu un étrange démenti, car ce jour-là, ce qui s’était fait accepter, c’était précisément ce vieux mysticisme que, d’après ses œuvres antérieures, le monde était en droit de regarder comme un fanatisme essentiellement destructeur. Ce jour-là, ce qui avait fondé quelque chose, c’était cette terrible religion du sens propre qui, en soutenant que l’homme a en lui un oracle infaillible, était toujours arrivée, plus ou moins, à conclure que chacun devait être absolument libre de faire tout ce qu’il voulait. Le plus curieux, c’est que cette même doctrine avait triomphé presque en même temps sur plus d’un terrain. Tandis qu’elle prenait pied dans la théologie, elle s’emparait, sous le nom d’induction, de toute la philosophie de l’Europe. Jusque-là, c’était à une synthèse ou à une révélation écrite que les hommes avaient été astreints à demander ce qu’ils devaient faire et penser. Désormais, rien de pareil. La méthode de Bacon n’admettait plus d’autre législateur que la raison individuelle. Elle enseignait à l’individu à se former par lui seul ses idées et à n’accepter pour bonnes que les opinions qui lui rendaient compte de sa propre expérience.

Quelles concessions avait donc faites la dangereuse théorie des mystiques pour devenir pratiquement possible ? En suivant ses transformations dans le quakérisme[1], nous y reconnaîtrons vite les mêmes métamorphoses qu’elle a subies en philosophie sous l’influence de Descartes. L’Apologie de Barclay peut nous éclairer complètement à cet égard, et, du même coup, elle nous fera connaître quelles sont les croyances et les particularités des quakers de nos jours ; car, depuis, son apparition (1675), ni le dogme ni la discipline de la société n’ont été modifiés, peut-être parce que la société est soumise au régime du suffrage universel, qui, lorsqu’il ne brise pas, ne conserve guère qu’en immobilisant.

Tout d’abord, Barclay commence par christianiser le quakérisme. Il ne laisse plus dans le vague le Christ intérieur de Fox, ce mystérieux oracle qui, malgré son nom, eût pu tout aussi bien être pris pour la morale naturelle des déistes ou l’émanation divine des néo-platoniciens que pour une manifestation intérieure de l’esprit saint des chrétiens. Autant il repousse la prédestination calviniste, autant il se prononce contre les idées des pélasgiens sur la lumière naturelle et sur la puissance de l’homme à arriver par lui-même à la foi et à la justice. Avec Adam, dit-il, toute sa postérité est tombée au pouvoir du mal. Nul ne peut rien de bon par ses propres forces ; mais Christ est mort pour tous, et par lui tous peuvent être régénérés et éclairés ; par lui, tous peuvent même s’élever jusqu’à la science suprême et à la perfection absolue. Seulement, ajoute-t-il, c’est dans le cœur de chacun que réside la puissance qui enseigne et purifie. Quoique les Écritures soient incontestables, elles ne sont que l’eau de la fontaine et non la fontaine elle-même. La révélation intérieure donne seule à l’homme le don de les comprendre ; seule, elle est efficace, et nul texte ne peut être invoqué contre elle, comme elle n’a nul besoin d’être confirmée par aucun texte. Ainsi, plus d’incertitude. Barclay admet la trinité, la rédemption, l’authenticité de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le Christ intérieur n’est plus que la grace provenant des mérites du Christ, la grace absolument telle que l’entendait le protestantisme, c’est-à-dire une intervention divine dont le propre est spécialement de manifester et de suggérer ce que les protestans d’alors concevaient comme la vérité et la sainteté.

Toute la théologie de Barclay n’est qu’un ensemble de conclusions exclusivement déduites de cette hypothèse, qui elle-même, remarquons-le bien, en résume deux autres : d’abord, l’ancienne croyance mystique que chaque homme renferme dans les profondeurs de son être une divinité qui peut tout lui donner abondamment sans le secours d’aucun noviciat terrestre, sans qu’il ait besoin de rien apprendre ni de rien acquérir ; en second lieu, l’idée que la vérité est une, et qu’une certaine interprétation de la Bible est précisément l’éternel évangile que la voix intérieure ne peut manquer de révéler à tous.

Les conséquences de ces deux idées sont faciles à distinguer dans la doctrine des Amis. Nulle sagesse et nulle puissance pour le bien ne pouvant venir des hommes ni des choses, toute la religion consiste à se faire passif et docile aux sollicitations de l’esprit, à l’écouter sans cesse, à supprimer en soi toute réflexion, tout propos délibéré, tout vain désir, afin que l’esprit seul pense et veuille dans l’ame. L’unique baptême, c’est l’abnégation du chrétien qui se renie lui-même pour s’abandonner au Seigneur. L’unique communion, c’est celle du croyant qui participe réellement à la nature divine en restant absorbé en Dieu. L’unique culte, c’est le recueillement qui fait silence pour laisser parler la voix intérieure. Enfin, le seul sacerdoce est l’inspiration du fidèle, ignorant ou instruit, femme ou homme, qui répète ce qui lui a été communiqué par l’esprit. En conséquence, les quakers rejettent tous sacremens, tous rites, tout sacerdoce régulier. Ils n’ont point d’enseignement théologique, point de noviciat obligatoire pour leurs ministres. Dans leurs lieux de réunion, rien ne rappelle un temple. On n’y voit que des bancs et des tribunes. Quand ils s’assemblent, c’est pour se recueillir en commun. Si l’un des assistans se sent inspiré, il se lève et prononce une prière ou une exhortation, suivant ce qui lui est ouvert. Parfois, tout le temps du meeting se passe sans que le silence ait été interrompu, et un des membres de la congrégation donne en se levant le signal du départ.

Jusque-là le quakérisme ne fait qu’appliquer son hypothèse mystique. Il a admis une divinité intérieure qui était seule capable de sanctifier et d’éclairer, et il s’en rapporte exclusivement à elle. Au début de son apostolat, Fox n’était pas allé plus loin. Si lui et ses disciples s’en étaient tenus là, probablement il fût advenu d’eux ce qu’il était advenu des anciens mystiques, qui tous s’étaient perdus les uns après les autres en persistant à soutenir que les mouvemens intérieurs ne pouvaient égarer. La grande, la profonde différence entre les quakers et leurs devanciers, c’est qu’ils furent capables d’apprendre. Ainsi, à l’égard du sacerdoce, l’expérience les amena presque dès le principe à une importante concession. Tout en continuant à laisser à Dieu seul le soin de leur préparer des ministres compétens, ils se chargèrent eux-mêmes d’éloigner du ministère le fanatisme, et l’ignorance. La règle qu’ils établirent pour cela subsiste encore. Si tout fidèle est libre d’obéir à l’esprit qui le sollicite à parler, tout fidèle, quand il a pris deux fois la parole, ne peut plus se faire entendre à l’avenir sans avoir été préalablement approuvé par une assemblée disciplinaire. En réalité, la société a donc ses ministres autorisés, seulement ils ne sont ni salariés ni obligés à prêcher régulièrement, et ils ne doivent préparer à l’avance aucun sermon.

Ce n’est pas là le seul point sur lequel la nécessité a fait reconnaître en partie ses droits, tant s’en faut. Quoique Fox sût infailliblement que la lumière intérieure ne pouvait tromper personne, et que, pour anéantir à jamais le mal et l’erreur, il suffisait d’enlever aux hommes, tout appui, tout guide, tout enseignement humain[2], Fox lui-même finit par s’apercevoir que son église courrait grand risque de ne pas être une assemblée de saints, si elle abandonnait chacun à son oracle infaillible. Que fit-il alors ? A peu près ce qu’avait fait Luther. Son hypothèse mystique ne l’avait conduit qu’à détruire et à compter sur ce qui ne devait pas se réaliser. Quand il fallut faire face aux difficultés qu’il n’avait pas prévues, il revint instinctivement au principe d’autorité, à ce que j’ai appelé la seconde hypothèse de Barclay. Il emprunta aux puritains l’idée mère de leur organisation ecclésiastique, l’idée que l’église a mission de surveiller et contrôler la conduite privée des fidèles. Sur cette base, lui et ses principaux disciples élevèrent peu à peu tout un système de gouvernement dont voici les principaux traits :

Plusieurs congrégations sont réunies sous la juridiction d’une assemblée mensuelle. Au-dessus des assemblées mensuelles sont d’autres synodes trimestriels, dominés eux-mêmes par un meeting annuel qui décide en dernier ressort. Des anciens, hommes et femmes, ont mission d’apaiser les querelles, de visiter les indigens, de conseiller les faibles et de censurer d’abord en particulier ceux qui s’écartent de la droite voie. Si leurs admonestations ne sont pas écoutées, les meetings mensuels censurent en public et prononcent au besoin des sentences de désaveu ou d’excommunication. Les mêmes assemblées ont encore pour attribution d’enregistrer les naissances et les décès, de présider aux mariages, de veiller à l’éducation de la jeunesse, de procurer du travail aux malheureux et de régler arbitralement les différends ; car nul quaker ne peut en citer un autre devant les tribunaux sans perdre sa qualité de membre de la société. De toutes les décisions des meetings mensuels appel peut être interjeté devant les assemblées trimestrielles, qui, d’ailleurs, reçoivent leurs rapports et leur transmettent les circulaires du synode annuel. Non-seulement tous ces meetings ont à s’enquérir si leurs administrés observent les règles de la discipline, s’ils sont exacts à ne point payer les dîmes, s’ils acquittent scrupuleusement leurs engagemens commerciaux et les impôts du pays : chacun d’eux est encore appelé à rendre compte de l’état des ames et des opérations du Seigneur à leur égard. Bien plus, les assemblées reçoivent les communications religieuses des fidèles, la confidence des troubles qu’ils ont traversés et des consolations qui leur ont été accordées. Une sorte d’enquête permanente est ainsi ouverte pour engager chacun à recueillir les moindres murmures de l’oracle intérieur et à publier, pour l’édification de tous, les résultats de son expérience spirituelle. Enfin, les ministres joints aux anciens ont leurs conférences spéciales où ils s’occupent des publications et de la police de leur ordre, et de temps en temps certains d’entre eux sont invités par les meetings à visiter les Amis des pays étrangers, afin de les exciter à la ferveur et d’entretenir avec eux des rapports d’amitié.

Dans tout l’ensemble de cette organisation ecclésiastique, les femmes ont une large part d’influence ; elles exercent le ministère, elles sont chargées de missions pastorales. À chaque degré de la hiérarchie, elles ont, comme les hommes, leurs réunions à part pour délibérer sur ce qui touche plus particulièrement leur sexe sous le rapport des mœurs, de l’éducation, de l’assistance des pauvres. Leur rôle cependant ne s’étend pas jusqu’au privilège de prendre part au gouvernement général. Le pouvoir législatif appartient exclusivement aux hommes, mais non aux ministres, qui ne sont en rien au-dessus des autres fidèles. Les meetings seuls jugent et statuent, et en principe tout quaker est pleinement libre de siéger, même dans les assemblées annuelles et trimestrielles, bien que de fait ces synodes supérieurs soient surtout composés de délégués.

La Société des Amis, on le voit, est une république démocratique ; elle a poussé jusqu’au bout les deux axiomes de Barclay. Tout homme, suivant elle, étant également doué du don de prophétie, elle n’admet aucune supériorité, pas même celle qui vient de Dieu, celle du mérite. La vérité ne pouvant être qu’une, elle ne laisse aux congrégations particulières aucune indépendance. Tous les membres de toutes les congrégations sont soumis à l’autorité absolue d’une convention populaire. Ne pourrais-je pas dire en d’autres termes : Ceux qui seraient en état de diriger doivent recevoir la loi de ceux qui auraient besoin d’être dirigés ? Quoi qu’il en soit, l’oracle individuel est loin assurément d’avoir conservé sa souveraineté. En admettant que la vérité était une, et que par conséquent nul ne pouvait contredire en acte ou en parole ce qui avait été manifesté aux évangélistes, aux prophètes et à Fox, sans être convaincu par cela seul d’avoir écouté un faux oracle ; en admettant cela, dis-je, et rien qu’en admettant cela, le quakérisme, lui aussi, s’était déjugé dès le principe. Pour peu que le démon des controverses s’en fût mêlé, il y avait là de quoi le ramener à un dogmatisme hargneux, et, au milieu des discussions, la morale eût fort bien pu déchoir de la haute place que lui avait assignée George Fox. Ce ne fut point là ce qui arriva cependant. L’esprit du siècle ou les tendances positives de leur race sauvèrent les Amis de cet écueil, et cela décida du sort de leur société. Les croyances y restèrent assez libres ; la conscience seule y fut remise sous l’empire d’une loi obligatoire.

Ainsi, entre toutes les communions religieuses, celle des quakers a cela de tout particulier, qu’elle n’est point, à proprement parler, une église qui base l’union de ses membres sur une foi commune. L’autorité s’y exerce surtout au profit de la morale. Les idées que Fox se faisait du bien et du mal, du juste et de l’injuste, Barclay et d’autres les ont réduites en préceptes, et le principal rôle des meetings est de donner force à cette loi. Il est résulté de là plus d’une singularité ; maintenant encore ce qui distingue le quakérisme, c’est toujours la passion de la sincérité, du sans-art, de la simplicité. La guerre à outrance que le premier apôtre avait déclarée à la vanité et au mensonge, ses successeurs l’ont dignement continuée. Rien de plus noble. Ils ne pouvaient mieux faire que d’adopter ainsi les intentions du berger de Drayton. Malheureusement ils ont également adopté les moyens que Fox avait imaginés pour réaliser ses intentions, et ces moyens-là se sentent bien de la naïveté de leur inventeur. Ce que Fox regardait comme le bien, cela va sans dire, était simplement ce qui pouvait concilier les facultés qu’il sentait en lui avec les seules nécessités qu’eussent reconnues, qu’eussent aperçues ses yeux à lui, qui étaient loin d’avoir vu tout ce qu’il y avait à voir. Sa morale, d’ailleurs, était encore celle de l’ignorance. Incapable de découvrir sous le mal les élémens même du bien, il s’imaginait que certains actes étaient le mal absolu, parce qu’ils procédaient de certaines causes spéciales, de certains mobiles essentiellement mauvais, et de la sorte le devoir, suivant lui, était d’anéantir et d’exterminer ces forces de Satan, sans jamais pactiser avec elles, pas même pour les diriger. Cet idéal du visionnaire, ni Barclay, ni les quakers de nos jours ne se sont permis de le revoir, et, en s’immobilisant tel qu’il était, il est devenu dans le quakérisme une sorte de radicalisme ou de méthode géométrique qui enjoint à chacun d’obéir quand même à tels et tels axiomes, sans rien écouter, sans rien regarder, sans s’inquiéter des conséquences.

Je citerai quelques-uns des principaux résultats de cet esprit systématique. Comme par le passé, les disciples de Fox ne se découvrent devant personne et ne souhaitent à personne le bonjour ou le bonsoir ; comme par le passé, ils se croient tenus de tutoyer les princes eux-mêmes, de s’abstenir de toute génuflexion, de ne jamais employer les formules de politesse en usage, telles que votre serviteur, mille pardons, etc. Les titres qui représentent des fonctions réelles sont les seuls qu’ils admettent. Quant aux qualifications honorifiques d’excellence, d’altesse, de monsieur même, ils les proscrivent comme des mensonges et des impôts payés à l’amour-propre. Ils condamnent la musique, les théâtres, les jeux de hasard, les lectures futiles, les fictions de tout genre, poèmes ou romans. Ils ne portent point le deuil de leurs proches, parce que le deuil est un vain dehors ou un reproche adressé à Dieu. Pour leurs vêtemens, ils n’emploient que des étoffes de couleur sombre, et s’en tiennent religieusement à des habits et à des coiffures de forme surannée. Ils rejettent en raison de leur origine païenne, les noms usuels des mois et des jours, qu’ils ne désignent que par un numéro d’ordre. De même qu’ils se refusent à payer les taxes ecclésiastiques, parce qu’elles proviennent de la cupidité, ils se refusent à concourir à toute guerre, à toute mesure de défense nationale, parce que la guerre provient de l’esprit de haine et d’ambition ; en un mot, tout ce qui ne découle pas de la charité et de l’amour de Dieu, et qui n’a pas pour but la charité et l’amour de Dieu, leur règle est de le tenir quand même pour illégitime, et, pour couronner leur système, ils se font une loi de n’agir que d’après les principes, de ne jamais prendre un parti en vue de ses résultats probables.

J’ai résumé à peu près toute la doctrine du quakérisme, telle que l’a arrêtée Barclay. Nul doute qu’elle diffère profondément des croyances instinctives du premier quaker. On sent que Fox tendait à donner pour guides à l’homme ses mouvemens irréfléchis, et que Barclay veut lui donner pour guides ses idées génériques, ses conceptions du juste et de l’injuste. L’enthousiaste avait cru que la lumière intérieure suffisait au simple comme au penseur ; le docteur est moins confiant. En théorie, il admet pleinement que la révélation immédiate est infaillible et suffisante ; en réalité, il s’occupe surtout à lui donner un mentor, à rédiger pour sa gouverne un recueil de préceptes et de croyances. Bref, après avoir reconnu l’oracle mystique, qui sait tout sans avoir rien appris, il reconnaît également l’oracle des scolastiques, c’est-à-dire une doctrine qui définit tout ce qui est incontestable. Cela est fort bien ; mais les deux autorités souveraines s’entendront-elles ? Pour résoudre la difficulté, Barclay se contente de la nier. Il déclare que « la révélation immédiate ne saurait jamais être en désaccord ni avec le témoignage externe des Écritures, ni avec la saine raison,… parce que la révélation immédiate procède du même esprit qui a révélé les Écritures. »

Deux contradictions réconciliées par une hypothèse gratuite, voilà aussi à quoi se réduit le cartésianisme, la fameuse méthode. En proclamant le libre examen, Descartes commence à faire du sens propre l’arbitre de toutes nos connaissances ; en formulant ensuite certaines idées (qu’il n’a pu trouver qu’en lui), et en les présentant comme l’expression des notions éternelles inhérentes à toute raison, il arrive à définir ce qui est incontestable pour tous ; puis, pour prévenir tout conflit entre son système immuable et la raison individuelle, il se borne, lui aussi, à affirmer que nul conflit n’est possible, parce que les opinions qu’il a exposées sont les conséquences des idées nécessaires qui sont les mêmes chez tous ; en d’autres termes, parce que son système à lui est la, révélation du même oracle qui parle dans le cœur de tous. Des deux côtés, il y a donc analogie complète. Pour s’établir dans la philosophie française comme dans la théologie des Amis, le mysticisme (ou libre examen) n’a trouvé qu’un seul moyen celui de faire un compromis avec le dogmatisme du passé. À côté du sens propre, qu’il saluait comme la source de toute vérité, il a placé une expression de toute vérité pour le contenir. Il nous reste à voir comment les deux souverains infaillibles ont vécu côte à côte, du moins dans le quakérisme.

Dès 1675-76, deux ministres de la société, John Wilkinson et John Story, s’attaquèrent à la discipline établie par Fox, comme à une institution qui faisait violence à la liberté de l’Évangile en plaçant certains membres de l’église au-dessus des autres fidèles. Le schisme fut toutefois sans grande importance. De plus graves dissidences se produisirent en Amérique vers 1690, et l’on put craindre un instant que Barclay, en précisant si nettement la seule foi véritable, n’eût rouvert la porte aux arguties métaphysiques et à l’ergotage intolérant auxquels le quakérisme avait précisément tenté d’arracher la religion. La discorde était arrivée à Philadelphie dans la personne de George Keith, homme affirmatif s’il en fut jamais, et infatigable champion de certaines idées à lui (ou à Van Helmont) sur la transmigration des ames et sur la nature humaine du Christ, qui, disait-il, était double. Peu à peu les discussions s’échauffèrent, et les Amis pensylvaniens se trouvèrent divisés en deux camps, entre lesquels s’échangèrent plus d’une amère récrimination. Keith reprocha aux ministres de la société de vouloir accaparer les emplois. À propos de l’arrestation d’un voleur, il insulta grossièrement les magistrats quakers qui l’avaient fait arrêter ; il alla jusqu’à soutenir que leur conduite était contraire aux principes des Amis contre la violence, et qu’un membre de la société n’avait pas le droit de tenir le glaive du pouvoir civil. Pour combler la mesure, il accusa tous les quakers d’être des déistes et des ariens, et de ne voir dans l’Évangile que des allégories, les mystiques emblèmes des phases que l’ame doit traverser pour arriver par le calvaire du renoncement à une glorieuse résurrection. Désavoué par un meeting annuel, Keith finit par rentrer dans l’église anglicane ; mais sa défection elle-même ne suffit pas pour mettre un terme à la désunion, et, pendant plusieurs années encore, ses anciens adhérens continuèrent à former des congrégations particulières qui se distinguaient par un plus grand respect pour la lettre des Écritures.

En fin de compte, néanmoins, la doctrine de Barclay avait traversé cette épreuve sans recevoir aucune atteinte. La condamnation prononcée contre Keith était uniquement motivée sur son esprit de turbulence, et non sur ses opinions. Ainsi ce n’était point la révélation écrite qui avait fait taire la révélation immédiate, et les deux autorités étaient restées reines ab-indivis. Un nouveau schisme, excité par une femme au commencement de notre siècle, n’eut pas le même dénoûment. Nous venons d’entendre les accusations lancées par Keith contre les quakers de son temps. Quoique son témoignage doive être suspect, comme celui d’un raisonneur systématique, aux yeux duquel on était forcément déiste par cela seul qu’on ne professait pas son christianisme à lui, il n’est guère possible de nier qu’il n’y eût dans le quakérisme une pente presque fatale vers le déisme. Tous ses dogmes y pouvaient conduire, à commencer par le premier, par cette lumière intérieure qui suffisait à tout, et qui cependant aurait difficilement suffi à enseigner l’histoire de la rédemption. Quoi qu’il en soit de la doctrine, un fait certain, c’est que de 1800 à 1805 ce fut bien le déisme qui se trouva face à face du christianisme pour lui disputer la société des Amis. Le signal des hostilités fut donné par une quakeresse américaine, une célèbre prédicante, qui s’était assez fait remarquer dans l’exercice du ministère pour être chargée d’une mission religieuse en Angleterre. Hannah Barnard, tel était son nom, et avec elle bien des quakers d’Amérique et d’Europe ne purent admettre que Dieu eût violé ce que l’Apologie elle-même proclamait formellement comme l’éternelle justice. Ils refusèrent donc de croire à l’extermination des Cananéens et à maint autre passage de la Bible. En général, ils professaient que tout texte des Écritures où Dieu est représenté comme ayant agi contrairement à ses divines perfections, telles que la lumière intérieure nous les représente est par là même convaincu d’imposture et doit être rejeté. Ce n’était rien moins que le rationalisme de Voltaire, cette célèbre méthode géométrique qui a pour règle d’admettre uniquement ce que la raison peut expliquer, et de déclarer absurde ou impossible tout ce qui ne s’accorde pas avec ses idées du possible, tout ce qui ne peut pas être considéré comme un effet des lois qu’elle a conçues au préalable. En raisonnant ainsi, les novateurs étaient arrivés à nier la conception miraculeuse du Christ et tous les miracles, à biffer comme apocryphe la totalité du Pentateuque, etc. « Ils donnent au Christ le nom de Sauveur (lisons-nous dans un écrit publié en 1804 par un membre orthodoxe de la société) ; mais, suivant eux, les apôtres sont des sauveurs au même titre : ils reconnaissent la divinité du fils de Marie, mais ils attribuent la même divinité à tout esprit immortel. » On voit comment Fox avait ouvert la voie au déisme en annonçant que chaque homme possédait en lui le même oracle qui avait révélé les Écritures.

Cette fois les meetings ne se bornèrent pas à désavouer les dissidens en raison de leur esprit de turbulence ; ce fut en raison de leurs doctrines qu’ils les condamnèrent. En Angleterre comme en Amérique, ils usèrent largement du droit d’excommunication, et la société se montra résolue à repousser de son sein quiconque contesterait un seul passage des Écritures. Qu’est-ce à dire ? Que le jour où le sens propre (le révélateur de toute vérité) s’attaqua à l’expression de toute vérité, celle-ci répondit à ses attaques en lui enlevant la liberté de la révoquer en doute, et en nommant suggestions de l’esprit de ténèbres les lumières intérieures qui se prononçaient contre elle. — Il y avait long-temps du reste que ce résultat se préparait. Du temps de Fox, les révélations immédiates avaient pu être abandonnées à elles-mêmes ; la foi générale de l’époque les garantissait assez contre les dangers de l’incrédulité ; mais depuis lors les choses avaient bien changé. À la foi générale avait succédé une indifférence presque universelle, et, contre ce nouvel ennemi, la Société des Amis n’avait pas grand secours à attendre d’une hypothèse. Peu importait qu’elle eût démontré comment le Christ intérieur ne pouvait contredire la révélation écrite. En disant à ses membres de prendre pour évangile leurs idées instinctives, elle-même leur avait en quelque sorte recommandé de se laisser entraîner par les opinions du jour, et, en dépit de ses démonstrations, c’était là ce qui avait eu lieu. Nous avons pu juger déjà que chez Hannah Barnard et ses disciples, à la fin du XVIIIe siècle, la lumière intérieure était de la même école que Franklin et toute la philosophie du moment. Avec le déisme était venue la tiédeur. Durant la dernière moitié du même siècle, les mœurs s’étaient bien relâchées. Les quakers américains surtout n’avaient pas pu s’arrêter sur la pente qui conduit de la fortune au luxe. L’éducation était devenue plus mondaine. La musique et la danse avaient cessé d’être proscrites. Le grand chapeau et l’habit sans boutons étaient abandonnés par bon nombre de jeunes gens, et plus d’une jeune femme se dispensait volontiers du capuchon noir, du tablier vert et des étoffes moroses. Ces vanités sans doute n’avaient atteint qu’une portion de la société. À côté des tièdes ou wet quakers (humides), il y avait les stricts, les dry (secs). Tandis que les uns allaient à l’indifférence, d’autres redoublaient d’exaltation et formaient même une secte à part (sous le nom de Nicholites) pour renchérir sur la discipline primitive. Toujours est-il que la contagion avait bien réellement gagné la Société des Amis comme les autres communions religieuses. On peut retrouver les traces de toutes ces choses jusque dans les Mémoires de mistress Fry. Elle aussi, dans sa jeunesse, était livrée à l’esprit mondain et aux bottines de satin rose ; elle aussi aimait la musique militaire et les éclairs dorés des épaulettes ; elle aussi, pour tout dire, était un esprit fort, bien que dans ses rêves de jeune fille elle regrettât de ne pas avoir de dévotion. Et plus tard, alors même qu’elle eut pleuré à la voix d’un Ami d’Amérique, elle s’effraya long-temps encore de l’impression qu’un quaker avait pu produire sur elle. William Savery lui avait prophétisé qu’un jour elle serait une des lumières de son église ; déjà elle n’était plus la même, déjà elle avait senti la foi s’éveiller en elle, et pourtant elle écrivait dans son journal « Surtout pas d’exaltation ; me défier de l’enthousiasme. » Par la suite elle devint un des ministres les plus zélés de la société. Peut-être n’avait-elle fait que se convertir avec le siècle, dans le vrai sens du mot. En tout cas, le quakérisme sortait comme elle d’une grande crise. Après les interminables attaques du XVIIIe siècle contre la Bible, il avait été en quelque sorte sommé de prendre un parti. Il s’agissait de savoir si, faute d’un signe de reconnaissance commun à tous ses membres, il se dissoudrait dans le rationalisme déiste, ou s’il continuerait à être une communion, une religion. Il n’a pas hésité, et, pour rester une religion, il s’est raffermi sur la base du christianisme. À partir de ce moment, on peut dire qu’il a cessé d’être une secte mystique, et que chaque jour l’a de plus en plus rapproché des autres communions protestantes. Les meetings annuels recommandent la lecture journalière de la Bible. Les sociétés bibliques n’ont pas de patrons plus zélés que les Amis. J.-J. Gurney enfin, le plus célèbre docteur du quakérisme contemporain, est un savant commentateur de la Bible qui, au lieu d’en appeler à la lumière intérieure, analyse et cite des textes pour défendre les dogmes et les usages de ses coreligionnaires.

Telles sont du moins les tendances générales, surtout en Angleterre. Entre les deux autorités qui ne pouvaient se contredire et qui se sont pourtant contredites, c’est le système qui a prévalu. Je me trompe : la révélation écrite et la révélation immédiate se sont simplement séparées, et chacune, en tirant de son côté, a entraîné avec elle une partie de la société ; en se rejetant vers le protestantisme, la majorité a fait éclater le lien qui unissait à elle le parti de l’indépendance absolue. À peine condamnée, Hannah Barnard a trouvé des successeurs : Hicks (1822), Comby, Wetherald et Bates ont relevé son drapeau en exagérant encore son scepticisme à l’égard des faits bibliques et de la divinité du Christ. Ce dernier schisme, ai-je besoin de l’ajouter ? ne s’est point éteint comme ceux qui l’avaient précédé, et les disciples de Hicks ont constitué en Amérique une communion distincte qui vogue à pleines voiles vers le supernaturalisme naturel. À cette heure, le quakérisme est ainsi divisé en deux rameaux : il a ses puséyistes et sa basse église, là les défenseurs de l’autorité, de l’unité et de la tradition chrétienne, ici les descendans plus ou moins philosophes des anciens frères du libre esprit. Les premiers, à vrai dire, sont les seuls qui puissent être considérés comme une secte religieuse.


IV. – PENN ET LES QUAKERS DE NOS JOURS.

Le Nouveau-Monde, dans le principe, n’avait pas été beaucoup plus propice que l’ancien à la Société des Amis. Qu’ils eussent oui ou non provoqué leur sort par un zèle intempéré, les premiers émigrans quakers, au lieu d’y trouver un asile paisible, y avaient rencontré des cachots et des persécutions ; plusieurs même avaient été mis à mort par les calvinistes de Boston. Repoussés de tous côtés, les disciples de Fox songèrent à suivre l’exemple des puritains. Un certain nombre d’entre eux s’associèrent pour acheter une moitié du Nouveau-Jersey, où ils établirent un gouvernement suivant leurs idées. Peu après (1681), Penn entreprit de coloniser la vaste étendue de terrain qui forme actuellement le territoire de la Pensylvanie. La concession lui en avait été faite en acquittement d’une dette contractée par la couronne envers son père, et sa charte de propriété lui laissait des pouvoirs presque illimités. Étrange destinée de l’Amérique, où devaient émigrer et s’essayer toutes les exaltations de l’Europe, tous les systèmes sortis de la vieillesse d’un vieux monde ! A côté des théories de Locke qui se faisaient constitution pour la Caroline, à côté des puritains qui s’efforçaient de fonder leurs républiques théocratiques où la qualité de citoyen était confondue avec celle de membre de l’église, les quakers, à leur tour, purent à la suite de Penn, tenter sur une large échelle la sainte expérience. Un champ immense était ouvert à leur activité et à leurs espérances, ils s’y élancèrent en véritables mystiques. La foi de leur premier apôtre n’était pas morte en eux, elle s’y était seulement transformée. S’ils ne croyaient plus à l’infaillibilité des entraînemens irréfléchis, ils croyaient à celle des grands principes c’était toujours croire que, sans avoir rien appris et avant d’avoir rien vu, tout homme a le don de tout savoir, grace aux révélations de son oracle intérieur. Le culte, l’idolâtrie plutôt des idées génériques sous le nom de notions innées ou de principes éternels, c’était là précisément ce qui était sorti du cartésianisme pour enfanter plus tard 93. Je ne m’étonne pas que le XVIIIe siècle se soit passionné pour les enthousiastes Pensylvaniens, ils partageaient plus d’une de ses hérésies. La révélation immédiate, telle que la concevait Penn lui-même, était bien proche parente de la religion naturelle de nos philosophes : de part et d’autre, la croyance aux miracles du sentiment ressemblait fort à la glorification de l’ignorance.

Toutefois la valeur pratique des principes dépend des circonstances et des hommes qui les interprètent, et peut-être les doctrines qui ne devaient pas nous porter bonheur à nous ont-elles été plutôt favorables que nuisibles aux quakers de la Pensylvanie. Le sol où ils venaient édifier une société était un terrain vierge. Là, plus de ces élémens hétérogènes qui abondent dans les vieilles civilisations et qu’il est si difficile de mettre d’accord : tous les rebâtisseurs arrivaient avec des croyances analogues, des besoins semblables ; tous arrivaient pour recevoir des terres, pour être liés au sol par les mêmes intérêts. Dans de telles conditions, il n’y avait nulle raison pour rétablir tout d’un bloc une hiérarchie sociale qui n’eût répondu à aucune réalité. Un esprit systématique pouvait seul déduire d’une conception à priori la nécessité d’un pareil arrangement. Contre cette aberration, les quakers étaient gardés par leurs propres erreurs, par ce mysticisme qui leur enseignait le mépris de toute expérience et de toute précaution. Contre cet autre danger, ils furent plus ou moins protégés par leur propre sagesse, par l’éducation qu’ils avaient reçue dans la mère-patrie.

Penn fit le reste. À tout prendre, c’est une magnifique figure que la sienne. Quelles que fussent ses illusions, au système se joignaient chez lui un haut esprit d’observation, une grande promptitude à profiter des leçons de la réalité, et surtout un fonds inépuisable de rectitude et de bonté. Ses projets de loi et les considérations qui les précèdent renferment d’utiles enseignemens. Quaker de la seconde période, il se souvenait de la discipline de son église. S’il admettait en principe le dangereux oracle, il ne l’abandonna pas à lui seul, tant s’en faut il lui donna pour règle tout un code de morale politique, comme Barclay lui avait donné un corps de doctrine, et ce code-là résumait bien toute l’expérience du passé. Comme législateur, il croyait n’écrire que les révélations de la voix qui parle à tous. En réalité, il recevait les révélations d’une voix qui lui parlait à lui, et qui avait su apprendre bien des choses.

Avant de fonder sa grande colonie, Penn, en qualité de propriétaire partiel du Nouveau-Jersey, avait déjà contribué à y diriger les premiers pas des quakers dans la carrière politique. En 1680, lorsque la Pensvlvanie lui eut été accordée en pleine propriété, il fit noblement abnégation de ses intérêts pour n’écouter que sa conscience. Il concéda aux habitans de sa province le droit de se régir eux-mêmes, et, parmi les colonies naissantes, celles qu’il prit pour modèles furent le Rhode-Island et le Maryland, qui avaient déjà été dotés de la liberté de conscience, le premier par un puritain, Roger Williams, le second par un noble catholique, sir George Calvert. La constitution qu’il avait rédigée en Angleterre posait en règle générale que les emplois civils seraient ouverts à tout chrétien, à quelque secte qu’il appartînt, et que toute personne reconnaissant l’existence d’un Dieu et l’obligation de vivre en paix et en équité avec ses semblables ne pourrait jamais être inquiétée pour ses convictions, ni forcée de concourir à l’entretien d’aucun culte. Son premier plan de gouvernement dut être modifié toutefois, et il le fut même à quatre reprises. Dans le principe, le pouvoir de préparer et proposer les lois appartenait à un conseil élu par tous les propriétaires, et les projets de lois, après avoir été affichés, étaient ratifiés ou rejetés par une autre assemblée également élective, dont les fonctions se bornaient ainsi à peu près à transmettre les décisions des électeurs primaires. Cela ne put durer, et il fallut revenir à une forme plus rapprochée du gouvernement représentatif ordinaire. Plusieurs lois spéciales trop empreintes de quakérisme s’en allèrent aussi peu à peu, entre autres celles qui statuaient que tout enfant devait, apprendre un métier à douze ans, que les cartes, les jeux, les théâtres, ne seraient point tolérés, et que, « vu que l’immoralité des peuples provoque contre eux le courroux céleste, des peines sévères seraient infligées pour toutes les offenses envers Dieu, telles que les blasphèmes, les mensonges, les conversations profanes, l’ivrognerie, les toasts, les paroles obscènes, etc. » En un mot, les quakers ne furent pas exemptés de la loi commune. Partout où ils avaient voulu innover, il fallut que les conséquences mêmes de leurs fautes se chargeassent de leur indiquer le droit chemin ; mais enfin ils apprirent assez vite leur métier de législateurs, et, malgré bien des exigences immodérées qui les entraînèrent d’abord à plus d’une vaine dissension, on peut dire aussi qu’ils se mirent vite au niveau de leur rôle de citoyen. Si Penn avait tort de croire que tous les hommes en général étaient forcément capables de se gouverner, il avait raison de penser que les hommes de sa province seraient capables de se gouverner. Ils n’avaient pas seulement débarqué avec leur mysticisme ; ils avaient encore apporté avec eux leurs habitudes et leurs instincts, le souvenir des dangers de l’intolérance, la tendance à respecter les convictions d’autrui, et la belle morale de Fox, cette renonciation à toute violence qui, à elle seule, lui fait tant pardonner.

Somme toute, la sainte expérience fut un succès. La prospérité de la Pensylvanie se développa plus rapidement que celle d’aucune autre colonie, et sans contredit la province des quakers a exercé une grande influence sur le sort de l’Union. Les autres états l’ont plus imitée qu’elle-même ne s’est inspirée d’eux. À lire les écrivains de l’Amérique moderne, à voir comment les Emerson, les Channing, les Parker, sont arrivés à distinguer le sentiment religieux de la forme des religions et comment ils le respectent partout, sous quelque forme qu’il se manifeste, il n’est pas douteux que les fils des premiers colons se sont plutôt rapprochés de Penn que des pèlerins calvinistes.

L’Amérique a fait encore bien d’autres emprunts aux disciples de Fox, ou du moins leur esprit égalitaire l’a gagnée, de quelque côté qu’il lui soit venu. Est-ce pour son bien ? est-ce pour son mal ? L’avenir le dira. Quant à nous, nous pouvons seulement savoir que les États-Unis ont dans les solitudes de l’ouest une soupape de sûreté, et que leurs institutions actuelles peuvent actuellement faire vivre en paix les élémens sociaux qu’ils renferment. Quand les jeunes nations du Nouveau-Monde arriveront à être des sociétés complexes et surchargées, peut-être s’apercevront-elles qu’elles ont adopté plus d’une illusion qui les condamnerait à périr si elles ne savaient pas en abandonner les conséquences ; mais à chaque jour suffit son œuvre, et ce qu’ont fait les quakers, sans doute elles sauront le faire, car la race est la même des deux côtés.

Quoi qu’il en soit, les coreligionnaires de Penn ont déjà porté la peine de leurs systèmes. Leur propre domaine lui-même a cessé d’être un état quaker. Durant les longues guerres de l’Amérique, les Amis pensylvaniens se virent réduits ou à renier leurs principes ou à se démettre de leurs charges. Presque tous embrassèrent ce dernier parti ; une faible portion seulement de la société consentit à admettre la légitimité de la guerre en cas de défense national. À l’époque de la révolution, ces quakers mitigés donnèrent aux armées de l’Union plusieurs généraux, Green, Matlock, Miflin. On les désignait sous le nom de free quakers (quakers libres). Depuis quelques années, il paraît que leur petite communauté religieuse a cessé d’exister. En tout cas, leur exemple n’a pas été contagieux, et les Amis en masse sont, de nos jours, les principaux apôtres des congrès de paix et de toutes les associations pour l’abolition de la guerre.

Le quakérisme est donc rentré dans la vie privée. À ses débuts, la société s’était surtout recrutée dans les campagnes ; maintenant, c’est dans les villes qu’habitent la majeure partie de ses membres, qui, en général, s’adonnent à l’industrie et au commerce. Dans la Pensylvanie, les Amis formaient, au commencement de notre siècle, presque un huitième de la population. D’après les statistiques les plus récentes, ils s’élèvent à environ cent mille ames dans toute l’étendue des États-Unis. Le Delaware, le Nouveau-Jersey, le Rhode-Island et la Caroline du Nord sont, après la Pensylvanie, les provinces où ils dominent. En Angleterre et dans le pays de Galles, on évalue leurs congrégations à trois cent quatre-vingt-seize. Hors de l’Amérique et de la Grande-Bretagne, leur secte n’a jamais réussi à se propager. Leurs colonies en Hollande, en Allemagne et en Norvége sont sans importance ; elles se réduisent à un petit nombre de villages. En France, nous n’en possédons que quelques familles, établies à Congenies, Saint-Ambroix et Saint-Gilles, dans le Gard[3] ; encore est-il plus que douteux qu’elles soient d’origine quakeresse. Des Amis anglais tentèrent bien de répandre leurs idées à Dunkerque et à Calais, et, en 1791, deux d’entre eux parurent même à la barre de la constituante, où Mirabeau dépensa vainement son éloquence pour réfuter leurs scrupules à l’égard du métier des armes ; mais bientôt ils abandonnèrent le pays sans avoir fait de prosélytes. Avant cette époque, une quakeresse avait également, sans succès, tenté de convertir Louis XIV, en se présentant devant lui au nom du monarque souverain des monarques.

Quoique la Société des Amis soit ainsi resserrée dans des limites assez étroites, le monde n’en a pas moins beaucoup entendu parler d’elle, et je crois qu’il a lieu d’en conserver plus de bons que de mauvais souvenirs.

À travers toutes les variations du quakerisme, et au plus fort même de ses controverses, il est un point sur lequel il n’a jamais varié. Toujours il a cru et enseigné que la bonne règle était de moins s’inquiéter de ce qu’il fallait penser pour s’occuper davantage de ce qu’il était bon de faire. Si d’ordinaire il est dangereux de juger en bloc toute une masse d’hommes, il y a exception à l’égard des Amis. Partout on les a trouvés soumis à la loi, paisibles et probes, rigides observateurs de la parole donnée. Leurs meetings, je l’ai dit, veillent sur la moralité de chacun ; ils exigent que tout commerçant fasse régulièrement son inventaire de fin d’année ; ils s’assurent si leurs administrés sont scrupuleux à ne frauder en rien le fisc. Cela n’est rien encore. Isolée dans ses particularités, enrégimentée en quelque sorte par sa discipline, la secte entière des Amis a été comme une libre corporation d’hommes spécialement associés pour se vouer à la charité. Nation à part au milieu des nations, elle a eu ses maximes, comme on disait au siècle dernier. Le devoir de s’assister mutuellement et l’éducation des enfans avaient été dès le début une des parties essentielles de sa religion. Fox lui-même recommandait d’élever la jeunesse dans la crainte du Seigneur et la connaissance des choses utiles. En tête de son projet de constitution, Penn écrivait plus tard ces paroles d’une si haute raison « Les gouvernemens dépendent plutôt des hommes que les hommes des gouvernemens. Quand les hommes sont bons, le gouvernement ne saurait être mauvais ; s’il l’était, ils le corrigeraient. En conséquence, le premier soin doit être de propager la sagesse et la vertu par l’éducation des enfans. » Ces préceptes, la société ne les a pas oubliés. Dès le XVIIIe siècle, il eût été difficile de rencontrer un quaker qui ne sût pas lire. L’instruction donnée dans les écoles des Amis est simple ; elle embrasse seulement le nécessaire : les devoirs religieux et moraux, la langue maternelle et le calcul. Chez eux, pour tout dire, l’éducation est un moyen de moraliser et non de développer les prétentions. Ce qu’elle peut faire en ce sens, ils ont l’honneur de l’avoir senti et réalisé bien avant que l’opinion publique se fût éveillée sur les dangers de l’ignorance ou d’une instruction toute spéculative.

Il y a, en outre, dans la société des traditions qui font loi. Fox connaissait par expérience l’état effrayant des prisons, les diaboliques ébats du vice dans ces repaires d’immondices et d’immoralités, et l’amélioration du sort des prisonniers, leur conversion plutôt ne cessait de le préoccuper. Les nègres avaient également ému sa charité durant son voyage en Amérique. Partout sur son passage, il engageait les colons à traiter leurs esclaves avec douceur, à prendre soin de leur ame, et, au bout d’un certain temps, à les mettre en liberté. Aussi peut-on dire en général que la réforme des prisons, l’abolition des peines capitales, la suppression de la traite, l’émancipation des noirs et la paix universelle ont été des causes soutenues par toute la famille des Amis. Pour les faire triompher, ils ont écrit, ils ont formé des associations, ils ont adressé des pétitions à la législature de l’Union et au parlement anglais, ils se sont mis en rapport avec les diplomates et les souverains des principales nations de l’Europe. Eux aussi ont envoyé leurs plénipotentiaires au congrès de Vienne. On connaît les noms de John Woolman et d’Antoine Benezet, le quaker français (né à Saint-Quentin). Ils ne sont pas les seuls pour qui la philanthropie ait été une passion, un fanatisme peut-être. Aux efforts individuels les assemblées ont joint leur concours. Bien que dans le principe elles ne se fussent pas prononcées absolument contre l’esclavage et que Penn lui-même fût propriétaire d’esclaves, dès 1727 le meeting annuel de Londres condamnait en termes formels le trafic des noirs. En 1754, la société fit une obligation à tous ses membres d’émanciper leurs esclaves sous peine d’exclusion.

À l’égard des Indiens, la conduite des quakers a moins varié encore. Sans armes et sans défiance, Penn se rendit au milieu d’eux, il leur parla du Dieu qui faisait briller son soleil pour le blanc comme pour l’homme rouge. Ne voulant rien devoir à la violence, il leur acheta les terres du pays qui lui avait été concédé, et nulle goutte de sang quaker (dit M. Bancroft) n’a jamais été versé par les populations indigènes. Leur imagination avait été frappée par cette grandeur à l’antique, et les femmes des solitudes revoyaient en rêve le bon quaker prêchant dans les rues de Londres. Si les sauvages de l’Amérique n’ont pas été initiés à nos lumières, comme Penn se l’était proposé, la faute n’en est certainement pas à ses coreligionnaires. Des missionnaires les ont souvent visités, et plusieurs tentatives ont été faites pour les décider à envoyer leurs enfans dans les écoles de la Pensylvanie. En 1795, un comité s’établissait pour civiliser les Indiens ; d’autres comités ont été également organisés pour conquérir à la civilisation les naturels de l’Afrique. C’est là le roman de la vertu quakeresse. Il a été long ; il dure encore ; il n’est malheureusement pas le seul égarement de l’enthousiasme des Amis. Quand on compte sans la nature, on fait souvent le mal en voulant faire le bien. C’est là ce qui leur est arrivé. S’ils ont eu tous les dévouemens et les héroïsmes de la charité, ils en ont eu toutes les folies ; ils ont aimé les hommes comme des mères aveugles ; ils ont aimé les prisonniers jusqu’à vouloir désarmer la société contre la barbarie ; ils ont aimé l’humanité jusqu’à vouloir supprimer la justice, le châtiment des fautes et ses terreurs protectrices. À y bien regarder, au fond de tous leurs actes et de toutes leurs paroles s’est constamment cachée leur foi primitive : la croyance aux miracles du sentiment, l’idée que l’homme se moralisait et se perfectionnait uniquement parce qu’il avait le don de reconnaître de lui-même les charmes du vrai et du juste. Toujours ils en ont plus ou moins conclu à priori que tout ce qui allait mal n’allait mal que faute de sermons, faute de voix pour annoncer ce qui était le bien ; toujours ils se sont plus ou moins imaginé que les hommes pouvaient être amenés à la perfection d’Adam par l’unique puissance de la lumière intérieure, et que, sans l’aide d’aucune punition, il suffisait de prêcher pour convertir les malfaiteurs comme pour civiliser tous les sauvages. Cette utopie-là, le cartésianisme encore nous l’a léguée, et elle travaille de son mieux à désorganiser nos familles et notre société en se confiant aux miracles de l’indulgence.

Que cela toutefois ne nous empêche pas de rendre justice à qui de droit, et tout d’abord aux intentions des quakers, qui ont certainement rendu de grands services en se consacrant à l’étude des misères et des remèdes à y apporter. Que cela surtout ne nous ferme pas les yeux sur la marche fort curieuse et fort significative que le mysticisme des Amis a constamment suivie dans la même direction, de l’utopie à la réalité. Des illusions au début, beaucoup d’obstination à poursuivre les conséquences d’un faux système, mais beaucoup de sagesse aussi pour laisser là les conclusions condamnées par les faits, voilà, nous l’avons vu, quelle a été l’histoire de leur foi et de leur carrière politique. C’est aussi là l’histoire de leur philanthropie : chaque jour, elle a grandi en raison. Au roman ont succédé les entreprises assez sages pour réussir. En 1796, la médecine reçut des quakers une grande leçon. Les premiers ils comprirent et révélèrent les avantages de la douceur dans le traitement des maladies mentales, et la retraite qu’ils fondèrent à York pour les aliénés de leur communion a servi de modèle à tous les établissemens de pareille nature. De ce beau succès date, pour ainsi dire, une ère nouvelle. L’esprit pratique n’a plus abandonné la charité des Amis. Pour s’en assurer, il suffit d’ouvrir les Mémoires de William Alleu et de mistress Fry. On les a appelés les Annales de la bienfaisance au dix-neuvième siècle ; on eût pu les nommer les Annales de la bienfaisance éclairée.

Sans fortune, sans éducation première, William Allen finit par devenir un des hommes les plus importans de l’Europe, et comme savant et comme bienfaiteur de ses semblables. Tout en s’adonnant activement à sa profession, tout en poursuivant les études qui le menèrent à la Société royale et à une chaire de professeur dans un hôpital, il sut diriger et stimuler les forces vives de la charité privée. L’abolition de la traite avait été sa première passion. Jusqu’à sa mort, il fut comme le type de ce que la philanthropie peut avoir de salutaire. Non-seulement il travailla énergiquement à appeler l’attention générale sur les dangers du paupérisme et sur l’importance politique des questions qui s’y rattachent, il fut encore à la tête de ceux qui apprirent à l’Angleterre ce que les autres nations apprennent d’elle maintenant : que c’est dans les institutions de prévoyance que gît le remède, le meilleur du moins que la science ait pu découvrir aux souffrances des classes laborieuses. Le nombre des associations qu’il contribua, pour sa part, à fonder, ferait croire chez lui à une activité surhumaine. J’en mentionnerai seulement quelques-unes : deux comités pour distribuer aux malheureux de la soupe et des alimens à bon marché, une société pour la réforme et la répression des jeunes malfaiteurs, une autre pour assister les ouvriers indigens des campagnes et des manufactures, plusieurs district-visiting societies pour visiter les pauvres à domicile, les caisses d’épargne enfin ; je laisse de côté les sociétés bibliques, les associations savantes, les comités pour l’adoucissement des peines capitales, pour la civilisation. Organiser, d’ailleurs, n’était qu’une partie de sa tâche. Lui-même se mettait ensuite au service de ceux qui l’avaient secondé. Il s’adressait à la générosité des particuliers ; il savait inspirer à autrui sa propre ardeur ; il sollicitait pour ses œuvres charitables le patronage des grands. Il recueillait de toutes parts des renseignemens sur le sort des classes pauvres, et il communiquait au gouvernement le résultat de ses enquêtes. Ajouterai-je qu’il payait de sa bourse comme de son temps ? Cette philanthropie-là n’a jamais manqué aux quakers, et dernièrement encore ils l’ont généreusement prouvé à l’égard de l’Irlande.

La réforme pénitentiaire et l’éducation primaire occupèrent en outre une grande partie de la vie et des pensées de William Allen. Ce fut surtout grace à lui que s’établit et se développa le British and foreign school society, cette puissante création de l’initiative individuelle qui dota l’Angleterre et bien d’autres contrées de tant d’écoles mutuelles. Dans sa vieillesse, il fondait encore de ses propres deniers des écoles d’agriculture pratique et théorique, et la tâche qu’il s’était donnée dans sa patrie, il tenta de l’accomplir un peu partout. Accablé d’affaires, administrateur des biens du duc de Kent, membre zélé de son église, il trouva encore le temps de parcourir à diverses reprises la Norvége, la Suède, la Russie, la Grèce, l’Allemagne et la France, inspectant partout les prisons, les écoles et les établissemens de bienfaisance, adressant des rapports aux ministres et aux souverains, prêchant en tout lieu l’instruction et les réformes utiles.

Tous ces voyages eurent pour principaux motifs des missions religieuses ; ils rentrent donc dans l’histoire générale du quakérisme, et ils n’en sont pas une des pages les moins curieuses. Deux fois William Allen fut accompagné par un Ami des États-Unis, Français de naissance, Étienne Grellet. La société, — qui n’a jamais cessé de veiller avec une sollicitude maternelle sur les groupes disséminés de sa famille religieuse, — avait chargé les deux missionnaires de visiter Stavanger en Norvège, Pirmont en Allemagne, et quelques autres villages quakers. Ce n’était là qu’une partie des instructions qu’ils avaient reçues. Ils devaient aussi se mettre en rapport avec les hommes charitables des divers pays de l’Europe, s’entretenir et prier avec les hommes pieux de toutes les communions, s’enquérir de l’état moral et religieux des populations. L’ancien esprit de prosélytisme des Amis a bien changé de forme, on le voit. Leurs apôtres parcourent maintenant le monde pour propager les institutions de prévoyance et tous les progrès de nature à soulager les misères ou à moraliser l’ignorance. Loin de porter témoignage contre les croyances qu’ils ne partagent pas, voici comment ils confessent leur foi au nom de la société entière :

A CHARLES-JEAN, ROI DE SUÈDE.

« Inspirés, nous l’espérons humblement, par cet amour chrétien qui désire l’éternel bien-être de tous les hommes, nous avons cru de notre devoir de traverser tes états et de saluer partout ceux qui aiment sincèrement notre Seigneur Jésus-Christ, quelle que soit la forme de religion qu’ils professent ; car nous ne connaissons nulle distinction de secte et de parti, convaincus que la véritable église est composée de tous ceux qui s’efforcent fidèlement de connaître et d’accomplir la volonté du ciel à leur égard. »

Cette lettre était signée par Allen et Étienne Grellet. La France aussi a reçu plusieurs fois la visite du bon quaker anglais ; elle a encore reçu celle d’un autre missionnaire de la société, mistress Fry. À son nom se rattache une des grandes réformes de notre siècle, la réforme pénitentiaire. Comme Allen, elle avait le génie pratique et le don d’entraîner les hommes ; comme lui, elle possédait la plus merveilleuse et la plus rare des facultés, une activité toujours maîtresse d’elle-même et toujours capable de mener de front mille affaires. Les sociétés bienfaisantes sortaient de terre sous ses pas. Pour elle-même, elle prit la part la plus pénible. Elle était riche, elle était épouse et mère ; elle n’en vécut pas moins au milieu des cachots et de leurs habitans. Elle avait un talisman pour dominer les bêtes fauves. Suivant le mot de Crabbe : « A travers tout ce qu’il y a de vil et de dépravé, elle s’ouvrit une route, la route que s’ouvrent les anges en combattant les puissances des ténèbres pour faire pénétrer la lumière. » En ce moment, à peine nous est-il possible de nous figurer ce qu’étaient, il y a trente-cinq ans, presque toutes les prisons de l’Europe. Les détenus de tout genre, condamnés ou prévenus, y étaient entièrement confondus. Les femmes et les hommes y couchaient pêle-mêle au milieu des immondices. L’ivrognerie, la brutalité, l’immoralité, y régnaient librement à la faveur d’une oisiveté complète. L’idée qu’il pouvait être avantageux pour la société comme pour les détenus d’empêcher la gangrène du vice de se développer avait sans doute été entrevue par plus d’une intelligence ; mais en Europe elle attendait encore une application générale. La secte des Amis en fit une de ses plus chères pensées. Je n’examinerai pas si, là encore, le mysticisme quaker ne se montra pas, dans le principe, beaucoup plus capable de détruire le mal que de rien fonder de mieux. Le fait certain, c’est que les mauvaises théories conduisirent à des théories meilleures, auxquelles les Amis se rangèrent comme les autres. Chez mistress Fry, en particulier, l’illusion ne se mêle plus qu’en petite dose à une très forte dose de saine raison. Introduite à Newgate par W. Allen, elle y fit certainement pénétrer la lumière ; elle organisa des écoles pour les prisonniers, elle leur fit de pieuses lectures ; elle institua des comités de dames pour l’aider dans son œuvre et pour venir à l’appui des détenues à leur sortie de prison. Enfin, les principales et salutaires améliorations qu’elle avait proposées furent adoptées par le gouvernement. Pour chaque nature de délit, il y eut des salles spéciales : les femmes furent séparées des hommes ; elles eurent des surveillantes de leur sexe, et le travail fut introduit dans les maisons de détention.

Toutes ces réformes, dont le contre-coup s’est fait sentir en France et chez les autres peuples, n’ont assurément pas été effectuées par une seule personne. L’esprit d’initiative individuelle, qui est la force de l’Angleterre, n’a point été créé par Allen ou par mistress Fry ; seulement ils ont su en tirer parti et lui assurer le concours de toute leur société religieuse : c’est pour les Amis un assez beau titre.

Il est à regretter que les mémoires des deux célèbres quakers n’aient pas été traduits dans notre langue. Les récits des voyages les plus lointains et les rêves les plus étranges de l’imagination n’ont rien que de banal à côté du monde qu’ils nous ouvrent. Ce monde inconnu, il est au milieu de nous, et nous ne le soupçonnons même pas. Les traces des anciens jours n’y sont pas effacées : on y reconnaît les descendans des premiers enthousiastes à une certaine exaltation contenue. Là, tout est grave, austère, silencieux : le savant, accablé de soucis, interrompt ses travaux pour consulter Dieu sur la moindre décision qu’il doit prendre, ou pour remercier sa bonté infinie de ce qu’elle a daigné lui donner conscience de son propre néant ; le commerçant note dans son journal « ses abattemens » et ses calmes plats, les éclaircies qui lui ont révélé « la présence du pouvoir qui soutient, » les élans de ferveur que le Seigneur lui a accordés malgré son indignité. Le soir, pendant que les convives sont encore à table, l’esprit les visite et plane sur eux ; ils s’aperçoivent que Dieu est proche : c’est une sollicitation religieuse (a religious opportunity) dont le ciel les favorise, et l’un d’eux prononce une prière. Parfois une étrangère se présente chez un Ami sans être attendue. Je citerai les propres paroles de W. Allen : « Après être restée un instant assise, elle fut appelée à me consoler. Elle me dit qu’en se rendant chez elle, elle s’était sentie arrêtée devant ma demeure ; elle m’assura que le coup qui m’avait frappé n’était point un signe de colère, qu’il m’avait été ménagé pour m’affermir sur l’éternelle fondation. Il lui avait été ouvert que le Seigneur me réservait au service de son église. » A chaque instant paraissent ainsi des prophètes et des prophétesses, et souvent ces envoyés de l’Esprit saint sont des hommes de haute capacité, et toujours ils sont respectueusement écoutés, même par des hommes comme Allen. Quelquefois c’est un conseil ou un reproche qu’il leur est ordonné de faire entendre : ils ont vu les dangers que l’amour de la science faisait courir à un de leurs frères, et une voix d’en haut leur a dit d’aller l’avertir de prendre garde. Un autre jour, devant le cadavre d’un père, d’une femme bien-aimée, ceux qui pleurent éclatent, pour ainsi dire, en chants d’allégresse pour bénir le ciel de sa bonté.

Cela se passe de nos jours : de tout cela, il m’est encore possible de donner une idée ; mais ce que je désespère de faire comprendre, c’est l’indicible alliance d’activité et de résignation, de résolution et de défiance de soi qui se reflète non-seulement dans les pages d’Allen et de mistress Fry, mais encore dans presque toutes les confidences des Amis de nos jours. La vertu pour eux, le signe auquel ils reconnaissent qu’ils sont justifiés, leur idéal enfin, c’est le sentiment de dependence (dans le sens anglais du mot), le sentiment qu’ils sont à la merci du Tout-Puissant, que Dieu pense et veut en eux ; qu’autour d’eux comme en eux, c’est l’Irrésistible qui gouverne seul, décide seul ce qui doit se réaliser ; que l’homme, en un mot, ne peut que deviner ce qui est destiné à s’accomplir. Non qu’ils soient quiétistes ; loin de là. Ils se font un devoir d’étudier sans cesse ce qu’ordonne la voix intérieure, de se décider sans cesse, de toujours vouloir et pratiquer sans crainte et sans repos ce qu’ils croient le mieux, mais de ne le vouloir et de ne le pratiquer qu’en doutant d’eux-mêmes, en se tenant prêts à changer de voie au moindre appel, en se résignant d’avance à ce qui sera ordonné, et en se rappelant « que si l’œuvre est de Dieu, elle réussira malgré tout ; que si elle n’est pas de Dieu, rien ne saurait la faire triompher. » Lorsque le souvenir des destinées religieuses qui lui avaient été prophétisées faisait hésiter miss Gurney (Mme Fry) à se marier, elle écrivait à son cousin J. Gurney : « J’espère que le droit chemin me sera manifesté. Je ne me serais pas crue autorisée à répondre par un refus formel en ce moment. Si je suis réservée à me marier avant peu, cela bouleversera toutes mes théories, et cela m’enseignera que les voies du Seigneur sont inscrutables. » La première fois que la jeune femme prononça quelques mots en public, elle en fut tout épouvantée, et, rentrée chez elle, elle écrivait ces autres paroles si caractéristiques « Mon Dieu ! gardez-moi de prendre en vain votre nom. » Cette tendance à douter de soi-même est un trait saillant des quakers contemporains. Un mâle sentiment de responsabilité respire chez leurs hommes d’élite. Ils se respectent comme un temple et se prennent eux-mêmes au sérieux. Observer avant de juger, faire silence pour écouter, revenir écouter de nouveau, et craindre constamment que la lumière ne soit qu’un météore trompeur, telle est leur manière de consulter l’oracle.

Certes, si les quakers sont encore asservis à de puériles formalités, on le leur pardonne sans peine, car les apparences ne leur ont pas fait oublier la réalité. Sous leurs simples dehors réside une majestueuse virilité. Ils se reprochent, comme un mensonge, de n’avoir pas exprimé toute leur pensée de peur de blesser quelqu’un. Nul faux-fuyant n’est admis. La crainte de froisser les susceptibilités d’autrui est démasquée, et, sous son vrai nom, ils la proscrivent comme une pusillanimité qui vient du désir de plaire. Devant eux, on se prend à rêver un monde où l’on pourrait croire au moindre sourire, à la moindre parole d’approbation, parce que le blâme ne se déguiserait jamais, pas même sous le silence ; un monde de franchise et de justice aussi, où chacun serait assez sage et assez réservé dans ses jugemens pour être chargé du devoir de punir, et travailler ainsi, comme un grand-justicier, à faire respecter les choses saintes.

En montrant comment les quakers pratiquent la charité, j’ai passé en revue à peu près toutes leurs œuvres. Les statistiques des prisons, des écoles et des établissemens de bienfaisance ont été les romans de leurs heures de loisir. Comme un ordre monastique, ils n’ont eu qu’une spécialité. Probablement, ils auraient été des ouvriers moins actifs dans cette spécialité, s’ils n’avaient pas été une exception parmi les hommes ; probablement aussi ils ont fermé bien des voies fort légitimes à leur activité, en voulant astreindre le chrétien à ne vivre que par une seule faculté. Ainsi, ils ont fourni peu de poètes et d’artistes. L’imagination, l’épanchement des impressions artistiques et le talent d’émouvoir se sont trouvés enveloppés dans la proscription dont ils avaient frappé le mensonge, la futilité, tout ce qui distrait l’homme de la réalité des réalités. Benjamin West est à peu près le seul peintre qu’ils aient à citer (peintre bien froid, surtout dans ses sujets historiques), et la liste de leurs poètes n’embrasse guère que John Whittier l’Américain et Bernard Barton l’Anglais. Le premier écrit encore des vers lyriques ; le second est mort récemment après avoir publié plusieurs volumes de méditations et de morceaux descriptifs : son inspiration était grave, simple, religieuse, et, quoique renfermée dans un horizon peu étendu, elle avait souvent la vraie poésie, celle des sentimens comme ils naissent naïvement dans une ame élevée et cultivée.

À défaut d’artistes et de romanciers, les quakers sont riches en un genre de littérature qu’ils ont presque créé dans les temps modernes. Je veux parler de leurs mémoires et de leurs biographies. Saint Augustin le mystique avait raconté sa vie intime. La foi mystique des disciples de Fox les a naturellement entraînés à suivre son exemple. Presque tous leurs hommes de marque ont écrit l’évangile de leur Christ intérieur, et, après leur mort, ceux qui restaient derrière eux ont généralement recueilli leurs lettres et leur histoire. Chaque génération a ainsi payé son tribut ; les annales psychologiques de la Société des Amis sont complètes ; elles le sont dans tous les sens, car ceux qui se sont confessés l’ont fait sans réticence, et, pour s’analyser, ils ont eu cette seconde vue du savant, qui, à force d’observer, arrive à distinguer dans un tapis de verdure des milliers de formes invisibles pour un œil moins exercé. De Fox à Allen, non-seulement il nous est possible de voir se dérouler sous nos yeux les actes et les destinées des Amis : nous pouvons encore assister à l’engendrement secret de leurs actes, à tous les phénomènes intimes de leur être, à toutes les transformations spirituelles qui ont élaboré en eux les variations extérieures de leur destinée.


V. - CONCLUSION.

De Fox à Allen, des figures bien différentes l’une de l’autre se sont constamment succédé : la route a été longue, elle a été droite aussi ; il y a quelque chose d’enivrant à voir tant de force de croissance dans un rameau de l’arbre humain. Jamais pareille évolution n’avait eu lieu sous le soleil. Les archives seules du quakérisme sont comme un tableau synoptique de tous les degrés de développement qu’il a été donné jusqu’ici à l’homme de parcourir. Ce qu’elles nous apprennent surtout, si je ne me trompe, c’est que ce ne sont pas les doctrines qui font les caractères, c’est que nos actions, nos volontés et nos conceptions ne dépendent pas exclusivement de nos principes. Chez des natures instinctives et rudimentaires, les principes des Amis pouvaient enfanter un dangereux fanatisme, une folie toujours prête à prendre ses caprices pour des volontés du ciel. Chez des êtres abstraits et raisonneurs, plus portés à réfléchir qu’à observer, les mêmes principes pouvaient enfanter un aveuglement non moins dangereux, un radicalisme obstiné à tailler et retailler le monde sur son idéal à priori. Ces deux phases, les quakers les ont en effet traversées. L’enthousiasme avait été leur point de départ, l’esprit de système est venu plus tard Barclay après Fox, mais après Barclay autre chose. Les principes officiels de la Société des Amis ont eu beau se proclamer éternels, Dieu se rit des axiomes, et, quelles que soient les formules que prononcent les lèvres des hommes, le sens qu’ils y attachent implique toujours forcément tout ce qu’ils ont vu, tout ce qu’ils ont pu apprendre. À une époque plus sage, les croyances de Fox se sont trouvées professées par des êtres naturellement observateurs. La faculté d’examiner était en eux ; par cela seul qu’elle existait, elle a eu besoin de s’exercer ; elle a moissonné, elle a emmagasiné ses récoltes, et la foi en une révélation immédiate n’a servi qu’à faire de ces mystiques-là des disciples de Bacon. Le résultat accumulé de leur expérience pratique a été leur oracle. En croyant renier leur raison, ils ont simplement renié leur logique, leurs préjugés, leurs hypothèses gratuites, et, ainsi arrachée à l’esclavage de tout système, leur intelligence a été d’autant plus docile à recevoir les enseignemens de la réalité.

C’est là, qu’en est maintenant le quakérisme. Il est revenu au mépris de toute théorie qu’enseignait son fondateur, en y joignant l’esprit d’examen que ne possédait pas G. Fox. En d’autres termes, après avoir cessé d’être une secte mystique sous l’influence ou du moins du temps de Barclay, il s’est retrempé dans son essence première, car le mépris de toute théorie, remarquons-le bien, ce n’est rien moins que le fond même du mysticisme, l’instinct de conservation de l’individualité. Le quakérisme avait donc un principe de vie, comme je le disais en commençant. À l’époque où il est né, la cause qu’il venait défendre pouvait triompher ; chaque jour, elle a gagné du terrain. L’avenir lui appartient, je crois ; le présent lui est déjà en grande partie acquis. Regardons autour de nous, ouvrons tous nos livres : qu’y trouverons-nous ? De l’art intime, de la poésie intime. Il semblerait que nous avons tous pris modèle sur les mémoires des quakers. Ce ne sont point les doctrines des Amis qui ont nourri le talent de Wordsworth, cela est certain ; Wordsworth pourtant n’en est pas moins un quaker, et Coleridge aussi, et tous les poètes de marque avec eux. La littérature en masse s’est convertie au quakérisme le jour où elle a osé croire que coursier n’était pas plus poétique que cheval, et où elle a mis ainsi la naïveté au-dessus du savoir-faire, l’originalité au-dessus du bon ton cérémonieux. Elle s’y est convertie pour notre malheur ou notre avantage, suivant ce que nous aurons de sagesse : — pour aller à toutes les folies de l’orgueil et de l’égoïsme avec ceux qui, en s’inspirant d’eux seuls, ne trouveront en eux que l’aveuglement d’une raison trop faible et d’une conscience incomplète ; — pour aller à toutes les gloires d’une noble sincérité avec ceux qui auront la défiance d’eux-mêmes et le respect d’autrui. Rousseau ou Allen, voilà les deux aboutissans possibles. De quel côté nous dirigerons-nous ? Dieu le sait. En tout cas, c’est bien l’évangile littéraire des modernes que Fox avait annoncé à l’avance, en répétant que le sentiment individuel est de Dieu et que l’acte ou la parole qui le traduisent le plus sincèrement sont le plus divins. Bien plus, pour nous, tels que la marche des choses nous a faits, le grandiose, l’idéal épique est plutôt dans la prose de mistress Fry que dans les épopées d’Homère. À travers son iliade à elle, on n’entend pas le bruit des vaines cymbales, on n’y voit point l’héroïsme qui poursuit la gloire, l’ambition qui vise à écraser autrui de sa supériorité. Ce qu’on y rencontre, c’est l’héroïsme de la conviction et non de l’orgueil : c’est le sublime des humbles abnégations, c’est la majesté de la liberté, la seule réelle, celle de l’être émancipé du désir de plaire, et qui, sans rien craindre, sans rien demander, ne reçoit de loi que de lui-même. Cette poésie-là, le monde ne s’en était pas douté pendant des siècles ; s’il l’entrevoit maintenant, c’est que la morale, elle aussi, s’est faite quakeresse comme la littérature. L’opinion publique en général est de l’avis des quakers : elle ne pense plus que la sagesse consiste à prendre la vie en riant et à n’y voir qu’une comédie où il s’agit de jouer habilement son rôle. La science et la philosophie commencent également, grace à Dieu, à prêcher, après Fox, l’abjuration des formules et des vains systèmes. Lorsque les grands partis sont tombés en Angleterre et que les communes ont renoncé aux luttes de principes pour se guider d’après les nécessités journalières, c’était une espèce de quakérisme qui s’impatronisait au parlement et dans la politique. Le free trade enfin, le gouvernement constitutionnel, la décentralisation et le laisser-faire d’Adam Smith ne sont bien évidemment que des applications de la vieille doctrine mystique reprise par les Amis. De tout cela que conclure ? Rien, sinon que l’autorité, comme l’a dit saint Paul, a pour unique fondement l’incapacité de bien user de la liberté, et que les individus obtiennent une plus large part d’indépendance quand ils sont devenus capables, de ne pas en abuser.

Et cependant, tandis que l’esprit du quakérisme s’étend et s’infiltre partout, lui-même, comme religion, semble en voie de disparaître. Dans ses rangs, les défections sont fréquentes. Mistress Fry a vu la plupart de ses enfans et des autres membres de sa famille passer à l’église anglicane. Les esprits les plus avancés, ceux que pénètrent les influences de leur temps, sont comme attirés vers la religion de la majorité. Les hommes prennent de moins en moins la parole dans les assemblées ; les femmes fournissent plus de ministres qu’eux à l’église de Fox, et la Société des Amis, en Angleterre surtout, se voit menacée de ne garder par devers elle que les enthousiastes et les retardataires. Ne serait-ce pas parce qu’elle a commis le péché pour lequel il n’y a nulle rémission, celui de dire à l’homme : Décide d’abord ce que doit être toute chose ; pose ton ultimatum à la réalité, et poursuis ensuite ton idéal les yeux fermés : périsse le monde plutôt qu’un principe ! Les Amis eux-mêmes ont décidé qu’ils n’accepteraient pas toutes les nécessités qui pourraient se présenter ; eux-mêmes n’ont pas voulu y faire face en hommes, de leur mieux. Leur refus seul de porter les armes les condamnait à ne jamais devenir une nation. En donnant à la majorité le droit de régenter les consciences individuelles, leur organisation religieuse les vouait également à n’être qu’une secte exceptionnelle. Pour qu’un tel absolutisme fût possible, il ne suffisait pas que chacun fût libre de s’y soustraire, il fallait encore qu’en s’y soustrayant chacun pût trouver autour de lui d’autres communions où se rejeter afin de ne pas devenir un paria. C’est en vain que les quakers modernes maintiennent résolûment leur discipline et toutes leurs particularités de langage et de costume : cela même indique peut-être qu’ils ont peur. Ils sentent que ces barrières sont la dernière digue qui les empêche d’être engloutis ; mais ces barrières ne sont qu’un obstacle au progrès, et le progrès passera.

Il n’y a pas à s’y méprendre néanmoins, ce qui condamne à mort le quakérisme, ce n’est pas son mysticisme, sa glorification du sens propre c’est sa doctrine, et surtout sa doctrine telle que l’a faite. Barclay. Barclay s’en va, Fox reste : lui, il pouvait dire jusqu’à un certain point : « Je suis celui qui était avant que les choses fussent. » Il était en effet à l’origine de toute chose. Il exprimait ou plutôt en lui s’exprimait ce qui a précédé toute société humaine, ce dont tout effort humain procède le besoin individuel, l’instinct qui oblige chaque être à défendre sa personnalité, à ne croire que ce qu’il peut croire, à ne vouloir que ce qu’il peut vouloir. Bacon n’eût pu accepter Descartes ni Barclay ; il aurait pu accepter Fox. L’induction était en germe dans le mépris que l’enthousiaste professait pour toute théorie ; la cause pour laquelle il combattait était encore la méthode qui enfante le progrès et les génies, la seule qui permette à un homme de faire un pas de plus que ses devanciers. N’est-ce pas en dépit de toute théorie que s’accomplit toute découverte ? Constater une loi nouvelle, n’est-ce pas affirmer un phénomène incompréhensible, absurde, une chose contraire à toutes les lois reconnues du possible, une opinion que l’on ne peut admettre sans nier sa propre raison, ses idées préalables ? Celui qui a découvert l’attraction ou les propriétés de l’oxygène, celui qui est venu annoncer au monde que des morceaux de verre rendaient la vue aux aveugles, tous les novateurs enfin n’ont certainement pas déduit leurs inventions des systèmes du passé. Ils ont cru parce qu’ils avaient vu, ils ont admis qu’un fait était vrai, quoiqu’il fût impossible, parce qu’ils ne pouvaient faire autrement, parce que l’affirmation de ce fait, l’idée qu’il était vrai résultait forcément de leurs impressions. Malheureusement la même méthode qui fait les génies fait aussi les fous et les fanatiques. Si les intelligences d’élite s’élèvent au-dessus de la foule en se dégageant de tout système, c’est parce qu’elles savent d’abord s’assimiler toute l’expérience acquise, toute la science résumée dans les théories du passé. Quant aux masses, qui ne possèdent point cette faculté, les pousser au mépris de toute théorie, c’est seulement leur enlever les bénéfices et la tutelle de la sagesse des sages pour les livrer à la merci de toutes leurs étourderies ; leur enseigner d’ailleurs ce mépris en leur répétant qu’elles possèdent un oracle infaillible, c’est déchaîner le chaos. Le quakérisme primitif pouvait donner satisfaction à un besoin éternel ; mais, avec son hypothèse du Christ intérieur, il s’insurgeait contre une nécessité non moins éternelle et qui est la raison d’être du dogmatisme, contre la nécessité qui force les sociétés à se protéger en exprimant, sous forme de lois, la somme de leurs connaissances, et en empêchant les aveugles de faire ce qui a été reconnu comme dangereux.

Afin d’enlever les individus au gouvernement de leurs ignorances et de leurs caprices, nous avons vu ce que fit Barclay : il les remit sous la tutelle de l’esprit de système. Il se peut que sa doctrine scolastique ait contribué à sauver le quakérisme du naufrage, car, après tout, le recueil de préceptes et de croyances qu’il avait rédigé était un certain résumé des lumières de son temps. Ce qu’il y a de bien certain toutefois, c’est que le présent n’était sauvé qu’aux dépens de l’avenir. Tout savant qu’il était, Barclay n’avait su qu’adopter les erreurs de Fox, en sacrifiant ce qu’il y avait chez lui de profondément vrai. La question était de découvrir et de dire comment les individus étaient libres de tenir compte de leurs propres impressions et de leurs propres besoins, sans être aucunement libres de nier l’expérience du passé et de dédaigner ses défenses. Cette question, le docteur quaker ne l’a point résolue. Au lieu de concilier les deux besoins représentés par le dogmatisme et le mysticisme, il a simplement combiné les axiomes des dogmatiques et des mystiques : l’hypothèse du Christ intérieur et l’hypothèse que la vérité est une. — De cet amalgame de formules est sortie, entre ses mains, une doctrine sans nom qui, du même coup, s’attaque aux deux nécessités qu’il s’agissait de mettre d’accord. À la fois antinomienne et systématique, elle permet d’un côté à l’individu de rejeter l’expérience du passé, et, de l’autre, elle lui défend d’y ajouter la sienne propre. En faisant un devoir au croyant de ne point payer les dîmes, de ne point porter les armes, et en général de ne point se soumettre aux conventions sociales qui ne sont pas confirmées par sa lumière à lui, elle menace, comme le socialisme de nos jours, le principe même de la vie des sociétés. En définissant dogmatiquement la vérité immuable et en enlevant aux raisons individuelles le droit de penser autrement que Fox, elle prétend arrêter le progrès et supprimer la faculté d’apprendre. — Suivant elle, l’individu n’est pas libre de croire, pour sa propre part, à ce que lui dit son sens propre ; il n’a que le devoir de nier ce que dit le sens propre d’autrui.

À tout prendre, le quakérisme est un échec. Comme doctrine, il n’a pas pu pénétrer l’énigme du sphinx, pas plus que le cartésianisme, pas plus que le radicalisme. Pour expliquer comment chacun était autorisé à penser par lui-même, il n’a rien trouvé de mieux qu’une théorie dont le sens se réduit littéralement à ceci que chacun a le don de tout deviner sans avoir rien appris, que chacun n’a rien à apprendre et doit se tenir pour infaillible, que chacun enfin ne doit jamais affirmer qu’il sent et voit d’une certaine façon, sans affirmer en même temps que tous ceux qui n’acceptent pas ses opinions sont forcément ou des hypocrites ou des monstruosités. L’Apologie, en un mot, équivaut de tous points au système de M. de Lamennais ; c’est le radicalisme pur, la glorification de l’ignorance avec toutes ses conséquences. Il n’en a pas fallu davantage pour précipiter Franklin et bien d’autres au plus profond de cette sentimentalité humanitaire, qui, sous prétexte que tout vivant a en lui l’étoffe dont se font la sagesse et la morale, s’imagine que tous sont également propres à tout, que tous doivent jouer tous les rôles, surtout celui de législateurs, que le meilleur gouvernement possible est celui des mineurs, etc. Ce que vaut un pareil mysticisme, les faits ne l’ont que trop prouvé. Pour nous, Français, il portait dans ses flancs la révolution et le communisme. Pour l’Allemagne, il tenait en réserve un idéalisme non moins gros de tempêtes, j’en ai peur. De toutes les vieilles sociétés, il n’en est guère qu’une qu’il ne soit pas parvenu à désorganiser, et celle-là, c’est précisément la seule où il n’ait jamais pu s’implanter sans être rudement combattu.

Quelle est donc l’illusion ou la méprise qui a égaré Barclay et Descartes ? L’étude du quakérisme, à mon sens, peut grandement profiter à la philosophie. Si elle ne nous indique pas la droite voie, elle nous fait au moins toucher la borne fatale contre laquelle ont donné tous les défenseurs du sens propre, pour bifurquer les uns à droite, les autres à gauche, ceux-ci vers l’anarchie, ceux-là vers une autorité pleine de périls. Cette borne fatale, c’est l’explication à donner à nos idées irrésistibles, à ces affirmations que nous sommes forcés de répéter, parce qu’elles commencent par s’affirmer elles-mêmes en nous. Lutlier, Fox et en général tous les mystiques ont attribué ces croyances involontaires à des révélations d’en haut, à une action immédiate du ciel. Descartes, M. de Lamennais et en général tous les idéalistes ont adopté la même interprétation, en se bornant à l’exprimer d’une autre manière ; ce que les théologiens appelaient des révélations, ils l’ont présenté comme des notions innées, des vérités nécessaires, des principes indépendant de toute expérience ; les sensualistes enfin ont cherché à se rendre compte du même phénomène, en supposant que nos affirmations irrésistibles ont la puissance de s’imposer à nous, parce qu’elles sont la vérité, l’expression même de la réalité, et que nous possédons en nous une faculté d’entendement dont le propre est de percevoir la réalité telle qu’elle est. — Dans un sens, toutes ces opinions sont synonymes ; elles s’accordent à soutenir que, si une idée est incontestable pour un penseur, cela ne tient nullement à la nature propre de ce penseur, à ses limites à lui, à ce qu’il a appris ou acquis. — Tout est expliqué par la seule valeur de l’idée, par sa nature intrinsèque. Elle est irrésistible pour l’un, parce qu’elle est une chose irrésistible pour tous ; chacun, si elle est irrésistible pour lui, doit en conclure qu’elle l’est pour tous. Un phénomène se passe en moi, donc il se passe chez tous mes voisins. La règle pratique qui découle de ces prémisses est assez évidente. Chaque homme, en réclamant le droit de croire à ses principes, réclame celui de les regarder comme l’éternelle vérité et de combattre à outrance toutes les autres opinions comme d’éternelles erreurs. Idéalistes, théologiens et sensualistes, tous ceux qui n’ont pas voulu attribuer la valeur de leurs idées à leurs propres limites, sont fatalement arrivés là ; tous, en croyant soutenir la cause de la liberté, ont propagé les tendances qui rendent la liberté impossible ; tous ont fait de l’individu le juge en dernier ressort de la loi sociale ; tous sans exception ont proclamé le saint droit de l’émeute, Barclay comme les autres.

Ce droit sacré de l’insurrection, les quakers, je l’ai dit, n’y ont pas recouru, sauf dans les cas spécifiés par leur apôtre. Loin de se montrer enclins à l’insubordination, ils ont fait de l’obéissance leur vertu dominante, et ce n’est même que par obéissance qu’ils ont refusé de payer les dîmes. Cela indique que leur instinct était plus sage que leur confession de foi. Tel est le trait saillant de leur histoire. À lui seul, il vaut tous les systèmes du monde, car il est un symptôme de bon augure, une preuve vivante que des hommes de notre temps ont été capables de bien se diriger eux-mêmes à travers de nombreux écueils. À lui seul, il vaut aussi bien des enseignemens, car il nous apprend à quelles conditions la liberté peut s’acquérir. Ce que les quakers ont défendu et glorifié, c’est à la fois la chose la plus sainte et la plus terrible. Sachons-le bien il n’y a absolument rien de beau, ni de juste, ni d’avantageux en soi à ce que les individus se fassent leur propre loi, s’ils se la font mal ; cette liberté-là ne se verra jamais. Tant que les hommes auront l’instinct de conservation, le seul moyen d’obtenir un droit sera d’acquérir d’abord la dose de sagesse nécessaire pour qu’il soit sans danger. Chez nous, les réformateurs de toute nuance prônent la liberté en prenant sous leur protection toutes les brutalités, les haines et les fanatismes qui en font une menace et un instrument de mort. Les quakers, au contraire, l’ont revendiquée en pratiquant la patience, l’humilité, l’abnégation. Nos tribuns et nos philanthropes prêchent l’émancipation de l’humanité en imitant Nayler, en se divinisant eux-mêmes, en ne doutant de rien, en glorifiant et excitant partout la révolte. Les quakers, au contraire, ont commencé par renoncer à toute violence, et chaque jour ils ont de plus en plus renoncé au dédain de l’expérience acquise et de la raison d’autrui. Nos tribuns et leurs adhérens, s’ils continuent, prouveront seulement qu’ils ne sont pas d’âge à être relevés de tutelle ; les quakers, de leur côté, ont prouvé qu’une partie au moins du genre humain avait renié l’hérésie qui rend inévitable la contrainte de l’autorité. Quel que soit le sort réservé à leur église, ils méritent notre respect, ils ont bravement combattu pour nos vrais autels et nos vrais foyers ; ils sont la première communion religieuse qui ait pu fonder quelque chose en reconnaissant l’indépendance du sens propre. Si leur doctrine n’a pas trouvé moyen de concilier les droits de la société avec les besoins de l’individu, leur conduite, en tout cas, a résolu le problème. D’autres viendront sans doute qui sauront mieux qu’eux imaginer un salutaire compromis entre l’autorité et sa vieille ennemie. Un jour, espérons-le, les hommes finiront par renoncer à une hypothèse qui n’a enfanté que luttes et haines. À force de voir que les révélations individuelles ne sont nullement d’accord, ils se résigneront à en conclure que peut-être la vérité n’est pas une, et ce sera là une des bases de la nouvelle charte octroyée à la liberté. Comment la vérité peut-elle ne pas être une, puisque la réalité est la même pour tous ? Cela est incompréhensible, inexplicable, rien de plus certain, et il en est ainsi de l’électricité, de la vie, de la digestion du moindre insecte, de tout ce qui est. Nous imaginerions-nous, par hasard, que nous n’admettons toutes ces choses que parce que nous les comprenons ? Le compréhensible est simplement l’incompréhensible, tel qu’on est habitué à le voir. S’il nous faut une explication, d’ailleurs, nous pouvons nous dire que la réalité est comme le soleil, que la vérité pour chacun est comme la couleur dont le soleil le colore, et que l’indigo, parce qu’il est teint en bleu par la lumière, n’a pas droit de nier qu’elle teigne en rouge le cinabre. Qui nous dit que nos idées, nos manières de voir, qui nous semblent la contre-épreuve des réalités extérieures, ne sont pas uniquement l’image de leurs effets sur des individualités différentes ? Qui nous dit surtout que dans les vues du Créateur il ne fallait pas des milliers de conceptions différentes, comme des milliers d’organismes dissemblables, pour produire l’harmonie providentielle ?


J. MILSAND.

  1. La Société des Amis a trouvé parmi ses membres plusieurs historiens : Sewell, Gough, Besse, Wagstaff. Les deux premiers surtout ont recueilli fort au long ses annales, et quoiqu’ils aient écrit sous l’empire d’une croyance spéciale, c’est-à-dire d’un système qui les obligeait à s’expliquer les faits d’une certaine manière, ils ne sont pas moins assez consciencieux et assez riches en documens positifs pour que tout lecteur (quel que soit son point de vue) puisse, d’après eux, se former une idée à peu près complète des quakers. Toutefois leurs ouvrages sont moins des études historiques que des recueils de biographies, la légende dorée des premiers martyrs, de la société. Ils racontent comment la vérité a été révélée et de quelles persécutions elle a triomphé ; mais, par rapport au rôle que le quakérisme a joué dans le cours général des événemens, son histoire me semble être encore à faire. Les matériaux, en tout cas, sont loin de manquer. Nulle communion religieuse n’a produit autant de chroniques et de mémoires individuels. À ces récits ajoutons les nombreux ouvrages de George Fox et de Guillaume Penn, les traités de Barclay, le Livre des Extraits (ou recueil canonique des quakers), les Lettres des anciens Amis, les documens historiques sur la Pensylvanie, les écrits dogmatiques de Thomas Elwood, Isaac Pennington, G. Whitehead, Fisher, Keith, Tuke, J.-J. Gurney, et nous n’aurons encore indiqué qu’une faible partie des richesses à la disposition de l’historien. En dehors de la société, Gérard Croese a publié en Hollande une Historia Quakeriana fort utile à consulter. En français, nous possédons deux traductions d’un Précis sur les Quakers par Guillaume Penn, plus une Histoire abrégée du Kouakérisme (de Ph. Naudé), à laquelle il n’y a du reste pas à se fier. J’en dirai autant du chapitre consacré à la Société des Amis dans le grand ouvrage intitulé Cérémonies et Coutumes religieuses de tous les peuples. L’esprit dans lequel il est rédigé sent par trop son XVIIIe siècle. Parmi nos écrivains, Grégoire est le seul, à ma connaissance, qui donne une appréciation quelque peu satisfaisante des quakers dans son Histoire des Sectes religieuses.
  2. Luther avait commencé par partager absolument toutes ces illusions. Il est bon de ne pas l’oublier, pour ne point attribuer à une extravagance individuelle ce qui est en réalité la conséquence d’une hypothèse fort générale et presque commune à tous les penseurs dont nous respectons le plus la raison. Voici, en propres termes, ce que le réformateur pensait de la foi qui vient de la grace, de celle où l’on arrive en désespérant de soi et de tous les docteurs ; c’est son Traité sur la liberté du chrétien que je cite « La foi unit l’ame avec Christ ; tout ce que Christ possède devient sa propriété à elle, tout ce qu’elle a devient la propriété du Christ. Oh ! bienheureuse union ! l’ame est délivrée de tout péché et revêtue de la justice éternelle de son époux. Le chrétien est libre de toute chose, au-dessus de toute chose, la foi lui donnant tout abondamment. »
  3. Dans le pays, on leur donne le nom de coufiaires, pouffaires, souffleurs ou trembleurs. Tout porte à croire que ce sont des débris des anciens fanatiques des Cévennes. Grégoire pense que dans les premières années du dernier siècle deux femmes furent les fondatrices ou les réformatrices de leur petite communauté. L’usage de ces trembleurs villageois était de s’exciter à la prière par des soupirs, des larmes, certains mouvemens du corps. Vers 1788, des Amis anglais les découvrirent dans le cours d’une tournée religieuse, et, trouvant en eux de grandes analogies avec leurs propres doctrines, ils achevèrent d’en faire des quakers.