Les Quakers
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 87-113).
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LES QUAKERS.




GEORGE FOX ET LES PREMIERS PROPHETES


I. A Popular Life of George Fox (Biographie populaire de George Fox), par Josiah Marsh ; 1 vol. in-8o, London, C. Gilpin.
II. A History of the Society of Friends (Histoire de la Société des Amis), par W. R. Wagstaff ; 4 vol. London, Wiley and Putnam.
III. Observations on the distinguishing Views and Practices of the Society of Friends (Observations sur les Doctrines et Usages particuliers de la Société des Amis), par J. J. Gurney ; 1 vol. Norwich, Josiah Fletcher.
IV. A Memoir of the Life of Elisabeth Fry (Mémoires d’Élisabeth Fry) ; 2 vol. in-80, London, C. Gilpin.

V. Life of William Allen (Vie de W. Allen), 5 vol. London, C. Gilpin.




La mort a récemment enlevé deux bienfaiteurs de l’humanité, tous deux membres de la Société des Amis, et leurs mémoires, livrés à la publicité, sont comme un appel interjeté devant notre époque pour réclamer la réparation d’une longue injustice. Pendant long-temps, catholiques, anglicans et calvinistes s’étaient accordés à représenter la secte des quakers « comme une mauvaise herbe engendrée par le mépris et la négation de la raison humaine. » La logique s’était prononcée[1] ; elle avait déclaré que leurs principes ne pouvaient engendrer que fanatisme ou inertie. À l’heure qu’il est, deux siècles ont passé sur la Société des Amis ; nous sommes à même de la juger d’après ses œuvres, et il se trouve que ces hommes, dont les principes ne pouvaient engendrer que fanatisme ou inertie, ont été dans leur vie privée des commerçans actifs et honnêtes, dans leur vie publique des promoteurs dévoués de toutes les idées de paix et de charité ; il se trouve qu’entre toutes les communions religieuses de l’Europe, celle des quakers a été la première à reconnaître comme vraies toutes les églises chrétiennes ; et si leur philanthropie n’a pas été exempte d’illusions, au moins n’a-t-elle jamais cessé de regarder du bon côté, en prêchant le respect de la loi et en cherchant un remède pratique aux souffrances du pauvre, non dans les révolutions et l’intervention de l’état, mais dans les institutions de prévoyance, la moralisation et l’éducation des classes indigentes.

Devant des prévisions aussi énergiquement démenties par les faits, il y a lieu, ce me semble, d’ouvrir une nouvelle enquête ; jetons donc un regard sur l’origine et les dogmes de cette société si long-temps méprisée. Pour les retrouver, il nous faudra marcher dans la poussière du passé, réveiller des questions théologiques bien oubliées maintenant : que cela ne nous effraie point. Si, dans les doctrines qui ont remué l’Europe pendant plus de deux siècles, on veut voir seulement ce qu’elles affirmaient, les définitions qu’elles donnaient de Dieu et du devoir, elles peuvent apparaître à juste titre comme des subtilités surannées. Si, au contraire, on envisage en elles ce qu’elles exprimaient, — les conceptions, les caractères, les tendances dont elles n’étaient que des manifestations, — tout change soudain, et on s’aperçoit qu’elles sont encore toutes vivantes. Entre ces systèmes théologiques et nos systèmes politiques, on découvre d’intimes relations. Le but des spéculateurs a changé ; mais on reconnaît vite que, si nos penseurs donnent telle ou telle solution au problème social, c’est uniquement parce qu’ils ont telle ou telle manière de concevoir l’homme, telle ou telle théorie, dont quelque vieille opinion religieuse était simplement aussi la conséquence et l’application dans un autre sens. Bien plus, les troubles au milieu desquels le quakérisme a pris naissance ne font pas seulement passer sous nos yeux des pensées sœurs de nos pensées ; ils nous présentent, sur un autre terrain, la lutte des forces vives qui se disputent à cette heure le gouvernement de la société. Tous les combattans de la France actuelle sont là, avec leurs projets et leurs illusions ; ils y sont avec le jugement de Dieu écrit sur leur front. On peut comparer la moisson sur laquelle ils avaient compté et la moisson que la force des choses a fait sortir de leurs semailles. La révolution d’Angleterre a consulté l’oracle pour l’instruction de tous, et je ne sache pas une autre page de l’histoire où il y ait autant d’indications à recueillir sur ce que nous pouvons attendre de nos réformateurs.

I — GEORGE FOX.

Certes, c’était un triste spectacle que celui de la société anglaise au commencement du XVIIe siècle. On a accusé les Stuarts d’avoir été la cause de la révolution. Ils en furent sans doute l’occasion, mais était-il en leur pouvoir de conjurer l’orage ? Cela est fort douteux, car l’esprit de système était alors déchaîné au milieu d’un amas de convictions divergentes. Si les partis n’étaient point encore aigris comme ils le furent plus tard, ils n’en formaient pas moins des sectes dogmatiques aveuglément résolues à attaquer quand même tout ce qui ne découlait pas de leurs principes ; et, comme ils partaient tous de principes opposés, ils ne pouvaient manquer tôt ou tard de se heurter. La confusion datait de loin, et tout semblait s’être réuni pour la rendre irrémédiable. Un beau jour, Henri VIII, tout en se piquant d’orthodoxie, avait défendu à toutes les consciences de son royaume de reconnaître la suprématie du pape, et le statut 32 de son règne avait décidé que « tout ce que sa majesté ordonnerait en matière de religion serait obligatoire pour tous ses sujets. » Après Henri VIII, qui avait ordonné à l’Angleterre de rester à demi catholique, Édouard VI était venu lui enjoindre de se faire calviniste ; puis Marie l’avait sommée de redevenir catholique, et Élisabeth lui avait commandé de reprendre les croyances protestantes d’Édouard. À leur tour, les Stuarts ne se firent pas faute d’user des mêmes privilèges. Par des amendes, des emprisonnemens et des décrets, ils essayèrent successivement de faire prévaloir une foi et une discipline plus ou moins arminiennes, plus ou moins favorables à la hiérarchie épiscopale. En réalité, depuis Henri VIII jusqu’à l’ouverture du long-parlement, le pays avait donc traversé sept ou huit révolutions religieuses, et il en était résulté ce qui résulte en politique des procédés de pareille nature. En appelant sans cesse l’attention générale sur les mêmes questions, ces violentes secousses avaient changé toutes les têtes en autant d’alambics constamment occupés à élaborer des vérités incontestables. On ne saurait mieux se faire une idée des exaltations de l’époque qu’en se rappelant l’état moral de la France après février, alors que de la Manche à la Méditerranée il n’y avait pas un homme, avocat, tailleur ou cuisinier, qui n’employât toutes ses heures à sauver l’humanité, pas un qui n’eût sa façon à lui de comprendre les droits immuables, les principes éternels et tout ce qui s’ensuit. En Angleterre seulement, c’était le problème religieux que les oracles travaillaient à résoudre, et la liberté de la chaire remplaçait alors nos clubs et nos journaux. Du reste, chacune des sectes rivales croyait, comme chez nous, que son système était de droit divin et que son devoir était de subjuguer tous les autres. Bref, c’était le chaos, et le chaos sans une lueur d’espérance. S’il était évident (s’il l’eût été du moins pour quiconque eût su voir) que les diverses méthodes employées jusque-là pour établir l’ordre n’avaient plus cette fois la puissance de triompher des dissensions, il ne l’était pas moins que les sages du jour n’avaient encore imaginé aucun nouveau talisman pour construire une société. « J’entends, avait dit Jacques Ier, qu’il n’y ait qu’une seule doctrine, une seule discipline, une seule religion comme substance et comme forme. » Son successeur n’avait pas eu d’autre politique, et, quand une révolution eut répondu à ses prétentions, le parlement ne sut que l’imiter, décréter, comme lui, une orthodoxie, en substituant l’absolutisme d’une convention à celui d’un roi.

Dès ses premières séances (1er décembre 1641), le parlement déclarait « qu’il n’entendait pas permettre aux individus et aux congrégations particulières d’adopter telle forme de culte qui pourrait leur plaire, » et un de ses derniers actes, en 1648, fut de voter une longue liste d’hérésies et d’erreurs, qu’il était défendu de professer, les premières sous peine de mort, les secondes sous peine d’emprisonnement jusqu’à rétractation. Cette liste embrassait à peu près toutes les opinions des sectes opposées au calvinisme. Quant aux presbytériens, aux Écossais surtout, leur intolérance furibonde est proverbiale. De fait, dans la lutte engagée, il ne s’était pas agi un seul instant de liberté jusqu’au coup d’état de Cromwell. Le parti royaliste prétendait que c’était à la couronne et aux évêques qu’appartenait exclusivement le droit de déterminer ce que tous devaient être tenus de croire et pratiquer ; les presbytériens réclamaient précisément le même droit pour leurs synodes, et le parlement, de son côté, le disputait au presbytériat et à la royauté pour se le réserver à lui seul. Tous d’ailleurs étaient d’accord pour proclamer que la première nécessité était de punir sans pitié les hérésies ; tous croyaient, comme nos communistes le croient encore, que l’art d’organiser une nation était simplement l’art d’organiser l’absolutisme d’une doctrine, d’un système unique. La sagesse du passé n’était pas allée plus loin. Une autorité pour formuler des principes généraux, la théorie abstraite du légitime et de l’illégitime, une force publique pour l’imposer à tous dans toutes ses conséquences, tel était le seul moyen qui eût encore été mis en usage pour associer entre eux des hommes. L’empire universel des Romains, la monarchie absolue, les monastères, le catholicisme papal, la religion du renoncement, n’étaient qu’autant de variations d’un même type, autant de combinaisons destinées à empêcher les individus de s’entre-choquer en les empêchant de différer d’opinions et de se diriger eux-mêmes. On avait rêvé autre chose ; on n’avait rien pu faire de mieux, sans doute parce que les hommes n’étaient point encore en état de différer d’opinions sans se mépriser et s’attaquer l’un l’autre.

Une nouvelle ère cependant allait s’ouvrir. Ce qui avait été possible jusque-là ne l’était plus. Face à face s’étaient rencontrées des personnalités trop tenaces et trop tranchées pour pouvoir accepter en commun une même manière de voir. Le jour où elles se heurtèrent eût pu être le commencement de la décadence de l’Angleterre ; il l’eût été, si les convictions incapables de se convertir l’une l’autre fussent restées incapables de vivre côte à côte sans renoncer à s’assaillir ; ce jour de décadence ne se leva point pour la Grande-Bretagne. Chose remarquable ? c’était au sein de la race la plus impérieuse, mais en même temps la mieux douée de l’instinct d’observation, que devait naître l’idée appelée, je l’espère, à écraser la tête du serpent. Bien entendu que je ne parle pas de la théorie des droits de l’homme, de l’idée que chacun est libre de penser et de faire ce qu’il veut. Ce dogme-là n’avait pas besoin d’être inventé, et ce n’est pas lui assurément qui est le père de la liberté. Toutes les déclarations, réclamations et tentatives qui n’ont pour base que le droit, la justice, ce qui doit être, ne fonderont jamais rien, tant que le désir ne sera pas la puissance d’obtenir. Ce qui enfante un progrès, c’est ce qui le rend possible ; ce qui donne aux hommes la liberté des cultes religieux ou politiques, c’est ce qui les rend aptes à ne point menacer l’indépendance d’autrui ; c’est la sagesse qui comprend que le premier des devoirs est de ne point combattre l’erreur, de ne point descendre dans l’arène pour obliger l’univers à se faire calviniste ou à vivre sous le régime de la communauté. Or, ce devoir, nul, avant le XVIIe siècle, ne l’avait seulement entrevu, pas plus Luther que Calvin. Eux aussi se proposaient encore de convertir toute l’humanité à la vérité, c’est-à-dire à un même système, alors qu’ils annonçaient comme la règle souveraine des actes et des croyances, l’un la foi qui vient de la grace, l’autre le texte de la Bible. Ainsi que nos radicaux, s’ils demandaient la liberté, c’était simplement parce qu’ils prenaient leurs conceptions pour la vérité éternelle et incontestable et parce qu’ils avaient la ferme conviction que les hommes, une fois émancipés de la dictature de Rome, ne pourraient manquer d’adopter unanimement leur doctrine. Avant de comprendre qu’il était sage et nécessaire de respecter les convictions individuelles, justes ou erronées, il fallait que les intelligences eussent d’abord bien compris qu’il était impossible, même aux principes incontestables, de plier de force tous les esprits sous le joug d’une même théorie. Dieu sait que les diverses sectes de l’Angleterre ne se résignèrent pas sans de longues hésitations à reconnaître une pareille monstruosité. Les raisons ne leur manquèrent pas pour expliquer comment telle ou telle confession de foi n’avait pu réussir à conquérir toute la nation. Évidemment cela prouvait uniquement que cette confession n’était pas la vérité ; dont le caractère est l’évidence, et chacune des autres théologies ne s’en croyait pas moins parfaitement de force à accomplir elle-même la grande œuvre, absolument comme le fouriérisme, le communisme et le radicalisme se font forts chez nous de convaincre toute la France de leur excellence, pour peu qu’on leur permette de la contraindre d’abord à subir leur empire.

À la fin, cependant, il se rencontra des penseurs assez audacieux pour admettre ce qui résultait des faits plutôt que ce qui résultait de leurs systèmes. Roger Williams fut un des plus prompts à profiter des révélations de l’expérience. Puritain lui-même et victime de l’intolérance, il osa, dès 1630, soutenir, au nom de la sainteté de la conscience, que le magistrat civil avait mission de réprimer le crime, mais que ni lui ni personne n’était jamais autorisé à contrôler les croyances. Exilé du Massachusets pour avoir avancé des opinions si malsonnantes, il alla fonder dans le Rhode-Island la première société qui ait reconnu la liberté de conscience à une époque de foi, la première association qui n’ait point exigé que ses membres acceptassent tous une même loi. En 1645, un pamphlet, écrit en réponse aux ministres puritains de Londres, reprenait la thèse de Roger Williams à un point de vue plus pratique et plus utilitaire. Il s’appliquait à montrer que l’état ne devait point avoir de principes, et que le secret d’établir l’harmonie était de laisser chacun disposer de ses convictions en chargeant uniquement le pouvoir civil de veiller à ce que les diverses convictions ne se tyrannisassent point entre elles. Parmi les sectes dont l’influence était alors prépondérante, il en existait même une qui avait à peu près inscrit ces dogmes en tête de son credo. Cette secte, c’était celle à laquelle appartenait Olivier Cromwell. Issus des brownistes, que les persécutions avaient forcés à se réfugier en Hollande, les indépendans voulaient que chaque congrégation ne relevât que d’elle seule, et formât ainsi une église à part avec pleine liberté de choisir et de renvoyer ses ministres ou ses diacres, en un mot de s’administrer elle-même sans que ni le pouvoir civil, ni aucun synode eût autorité pour la régenter. Réclamer un semblable gouvernement, ecclésiastique, c’était assurément émanciper les congrégations et établir le régime de la liberté dans la discipline. Toutefois les indépendans n’avaient attaqué, si je puis ainsi parler, que les branches du principe de toute tyrannie. Pour sa racine, ils n’y avaient point touché. À tout prendre, ils étaient encore des dogmatiques ; à leurs yeux, leur système était le meilleur, parce qu’il était de droit divin, parce qu’il était conforme aux prescriptions de la Bible. Comme les presbytériens, d’ailleurs, ils croyaient fermement que la vérité est une, que le devoir est de se guider quand même d’après les Écritures sans s’inquiéter des résultats, et pratiquement leur doctrine revenait à dire aux hommes : Regardez tous ceux qui pensent autrement que vous comme des ennemis de Dieu ; seulement ne leur faites pas violence, laissez-les prêcher en paix Satan. Restait à savoir si les croyans pourraient contenir leur indignation. Malgré leur profession de foi, les indépendans eux-mêmes ne furent pas toujours capables d’un tel héroïsme. Ils votèrent en Angleterre pour une tolérance limitée dont les bénéfices ne s’étendraient pas aux papistes, et en Amérique ils punirent même de mort les opinions contraires à ce qu’ils nommaient les dogmes fondamentaux du christianisme.

Une secte nouvelle, fondée par un simple berger, était destinée à faire un pas de plus et, à saper les bases mêmes de tout dogmatisme.

George Fox, le fondateur de la Société des Amis, était né, en 1624, à Drayton, dans le comté de Lancastre. Lui-même nous a laissé un récit de sa vie (Fox’s Journal), dont sir James Mackintosh a parlé comme d’une « œuvre des plus extraordinaires et des plus instructives, que nul lecteur compétent ne peut parcourir sans admirer et révérer la vertu de son auteur. » Peut-être l’admiration du docte historien s’est-elle laissé entraîner bien loin par le souvenir des injustes dénigremens du XVIIIe siècle. En tout cas, la naïve biographie de Fox est certainement un livre plein d’intérêt. Malgré l’ignorance de l’apôtre quaker, les angoisses et les épreuves dont il est sorti avec la conviction qu’il avait reçu une mission divine offrent plus d’un point de ressemblance avec celles qu’ont traversées saint Augustin, Luther et saint François d’Assise.

Fils d’un tisserand, et n’ayant appris qu’à lire et à écrire, Fox avait fait preuve, dès son plus bas âge, d’un tempérament grave, doux et mélancolique. Au lieu de jouer, son bonheur était de lire la Bible. Frappés de sa piété, ses parens avaient eu l’idée de le destiner à l’église ; mais il se refusa à leurs désirs, et à douze ans il fut placé en apprentissage chez un cordonnier, qui faisait également le commerce des bestiaux. Déjà l’esprit volontaire de la jeunesse se tournait chez lui vers la dévotion. Les propos impies des autres apprentis lui étaient si pénibles à entendre, qu’il se réfugiait pour travailler dans quelque coin solitaire. Bientôt même il quitta l’établi, et prit soin comme berger des troupeaux de son maître. Sa nature inquiète toutefois ne lui permit pas de s’en tenir à cette nouvelle existence, et, ayant quelques ressources du côté de sa famille, il ne tarda pas à renoncer à toute profession. Un jour qu’il errait seul à travers champs (il avait alors dix-neuf ans), des pensées plus fortes que lui s’emparèrent de son esprit ; il se prit à songer à l’aveuglement avec lequel les hommes s’abandonnaient à l’impiété, à la débauche, au mensonge, aux blasphèmes, à l’ivrognerie, et, dans sa douleur, il demanda à Dieu avec larmes et prières comment il était possible d’arracher les impies à leurs iniquités, comment surtout il devait faire, lui, jeune homme perdu au milieu de ce monde pervers, pour échapper aux dangers qui l’enveloppaient. Alors il entendit une voix qui lui répondait : « Tu vois comment la jeunesse tombe dans les vanités : à mesure qu’elle croît en années, elle croît en mensonges et en légèretés ; la vieillesse arrive, et, endurcie dans des habitudes de perversité, elle tombe dans la mort. En conséquence, il faut que tu t’éloignes de tous les hommes vieux et jeunes, et que tu sois pour eux comme un étranger. »

Fox quitta donc sa famille et ses amis pour errer de côté et d’autre comme une ame en peine. À partir de ce moment, il abandonna son ancien costume, et, pendant de longues années, on ne le vit plus que vêtu de cuir de la tête aux pieds. Tantôt renfermé dans sa chambre, tantôt passant des journées entières accroupi dans le creux d’un vieil arbre, toujours jeûnant, priant et méditant les Écritures, il fut assailli de tentations et de découragemens. Plusieurs fois, il vint demander conseil à des ministres dont il avait entendu vanter la science et la vertu. L’un d’eux lui recommanda de « prendre du tabac et de chanter des psaumes ; » un autre lui prescrivit « des saignées et des purgations ; » un troisième enfin le mit à la porte de chez lui. De tous, il s’éloigna avec un sentiment d’indignation, en s’apercevant qu’ils ne pratiquaient pas ce qu’ils professaient. Si grands étaient alors son abattement et son chagrin, nous apprend-il, qu’il formait souvent le souhait « de n’être jamais venu au monde ou d’être né aveugle pour ne pas voir la malice des hommes, sourd pour ne pas entendre leurs vaines paroles et leurs blasphèmes. »

Vers cette époque, il eut plusieurs révélations qui le frappèrent d’étonnement. Il lui fut ouvert que tous les chrétiens, protestans ou papistes, étaient des croyans, des fils de Dieu, qu’ils le devenaient du moins en passant de la mort à la vie, mais que la simple profession d’une croyance ne donnait pas la qualité de croyant. Il lui fut manifesté encore que l’éducation des universités n’était pas suffisante pour faire d’un homme un ministre de l’esprit, et que Dieu, qui avait créé l’univers, n’habitait pas dans les temples construits de main d’homme. Désormais Fox ne donna plus aux églises de pierre que le nom de maisons à clocher. Les tentations cependant ne cessaient de l’obséder. Effrayé et désolé de ne trouver d’appui nulle part, il fut enfin consolé par une voix qui disait dans son cœur : « Il y a quelqu’un qui peut te comprendre et t’aider, c’est Christ lui-même. » Soudain son ame tressaillit de joie. Il sentit « qu’il ne devait rien attendre des hommes, parce que toute sa confiance devait être dans le Seigneur, qui seul est capable de sauver. » Il sentit que « la mort, par Adam, s’était répandue sur toute la création, mais que par Christ, qui était mort pour tous, tous pouvaient être délivrés ; que Christ apparaissait dans le cœur de tous, et qu’un discernement spirituel lui était donné à lui-même, par lequel il voyait ce qui voilait son esprit et ce qui l’ouvrait, et comment tout ce qui ne pouvait se résigner à mourir sur la croix et à accepter la volonté de Dieu était de la chair. »

À peine âgé de vingt-deux ans (1646), Fox commença à prêcher le repentir et les bonnes œuvres ; néanmoins il ne semble pas que sa vocation fût alors tout-à-fait arrêtée, et lui-même ne fait remonter qu’à l’année suivante le début de son apostolat. Ainsi que saint François d’Assise, ce fut durant une vision qu’il reçut la consécration de l’esprit. Pendant quatorze jours, il resta plongé dans une sorte de léthargie, et, tandis que son corps était comme mort, « son regard plongea dans ce qui était sans fin et dans des choses que la langue ne peut exprimer. » - « Je vis, ajoute-t-il, la grandeur, l’infinitude et l’amour de Dieu, qui ne sauraient être rendus par des mots, car j’avais traversé et franchi l’océan même de ténèbres et de mort, le pouvoir de Satan ; oui, par l’éternelle et glorieuse puissance du Christ, un passage m’avait été ouvert à travers toutes ces ténèbres qui couvraient l’univers entier, et qui retenaient tout enchaîné et enfermé dans la mort… Alors pouvais-je dire que j’étais sorti de la Babylone et de l’Égypte spirituelles… et j’apercevais la moisson blanche, la semence de Dieu gisant à terre aussi épaisse que le fut jamais la semence du grain semé extérieurement, — et personne pour la recueillir, — et, à cause de cela, je me désolais avec larmes. »

Peu après, il se retira dans la vallée de Bevor, et là, « sans l’aide d’aucun homme et d’aucun livre, par les seules manifestations de la lumière, la mission qu’il avait à accomplir lui fut nettement indiquée… Tout ce qui m’avait été ouvert (écrit-il), je ne savais pas alors où le trouver dans les Écritures, quoique plus tard, en cherchant dans les Écritures, je l’y aie découvert ; car j’avais vu par la lumière et l’esprit qui étaient avant que les Écritures fussent publiées, par cette même lumière et ce même esprit qui les avaient inspirées aux saints hommes de Dieu. » Ce qui lui avait été révélé, c’est que les psalmodies, les communions et les cérémonies étaient des formes sans puissance, des pratiques païennes ; c’est que Dieu défendait à l’homme de jurer et de verser le sang, que les dîmes et les traitemens des professeurs qui vendaient l’Évangile à tant par an étaient des inventions de la cupidité et de l’orgueil, que les ergotages et les arguties des docteurs patentés n’étaient que vent et mensonge, et que la règle du chrétien, la puissance qui sauve et purifie, ne résidait point dans les vains systèmes des discoureurs ni dans le texte de la Bible même, mais dans la révélation intérieure qui brille au fond du cœur, comme le feu du raffineur ; car « le Seigneur lui avait montré comment chaque homme est éclairé par la divine lumière du Christ : cette lumière, il l’avait vue briller, à travers tous les vivans, et il savait infailliblement qu’elle ne tromperait jamais personne, et que tous ceux qui y croyaient passaient de la réprobation à la vie, mais que ceux qui la haïssaient et n’y croyaient pas étaient condamnés par elle, quoiqu’ils fissent profession de Christ. »

Et lui, Fox, il était appelé à détacher les hommes de leurs images, leurs signes de croix, leurs aspersions d’enfans, leurs saints jours et toutes leurs traditions judaïques. Il était envoyé pour les enlever à leurs misérables livres, aux inventions et aux opinions humaines, aux écoles où se fabriquent des ministres du Christ, qui ne sont que des docteurs de leur propre façon. Par la puissance divine, il devait leur faire abjurer toutes les religions du monde pour les ramener au Christ intérieur, à l’esprit même qui a dicté les Écritures, afin qu’ils pussent ainsi avoir la vraie religion, visiter l’orphelin, la veuve et l’étranger, et se tenir purs eux-mêmes de la contagion. Bien plus, il lui avait été enjoint d’arracher les hommes à la vanité, au mensonge, à la violence et à ses causes, au glaive du magistrat comme à tout ce qui le rend nécessaire, et, alors qu’il avait reçu mission de porter témoignage contre toutes ces choses, le Seigneur lui avait ordonné de dire tu et toi à tout homme et à toute femme riche ou pauvre, « de ne jamais souhaiter le bonjour ou le bonsoir, ni tirer la jambe devant personne, ni ôter son chapeau enfin à qui que ce fût, parce que l’honneur du chapeau était un honneur d’en bas que Dieu traînerait dans la poussière, un honneur que les orgueilleux exigeaient de leurs semblables, sans chercher l’honneur qui vient de Dieu seul. »

Tout le reste de sa vie, — et il vécut jusqu’à soixante-sept ans, — George Fox le consacra scrupuleusement à accomplir ce qu’il regardait comme son devoir. Insensible aux fatigues et sans cesse absorbé dans son idée fixe, il allait de village en village, de ville en ville, confessant intrépidement sa foi partout où il y avait des hommes pour l’écouter. Tour à tour et à diverses reprises, il visita ainsi les divers comtés de l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la Hollande et l’Amérique du Nord. Dans les marchés, il venait dénoncer les faux poids, les marchandises de mauvaise qualité, les fraudes et les escroqueries, sommant les marchands d’être honnêtes, d’avoir des oui qui fussent des oui, des non qui fussent des non, et rappelant à tous le terrible jour du Seigneur auquel nul ne pouvait échapper. Entrant dans les tavernes, il prêchait contre l’ivrognerie, les rixes et les blasphèmes, et il exhortait les cabaretiers à ne point servir à leurs visiteurs « plus de boisson qu’il ne leur en fallait pour leur bien. » Il allait avertir les douaniers et les collecteurs d’impôts que Dieu défend d’opprimer le pauvre. Il se présentait dans les écoles, les ateliers, les maisons particulières, pour recommander aux instituteurs et aux chefs de famille de donner eux-mêmes l’exemple des vertus aux enfans confiés à leurs soins et de les élever dans la crainte du Seigneur et la sobriété. Dans le pays de Cornouailles, il parcourait le littoral en menaçant du courroux céleste ceux qui pillaient les vaisseaux naufragés. Entendait-il parler d’une foire ou d’une fête, il y accourait, « afin d’élever la voix contre toute espèce de musique, contre les danses et les vanités, contre les baladins faisant des tours sur leurs tréteaux ; » mais « ce qui l’indignait surtout, c’était l’esprit mondain et ténébreux des prêtres, » et, quand il entendait les cloches sonner pour convoquer les fidèles dans les maisons à clocher, cela « le blessait au cœur de sa vie, car les cloches étaient comme une cloche de marché appelant les chalands, afin que le prêtre pût étaler sa marchandise. » A l’heure du service, Fox se rendait souvent dans les églises, et, quand le ministre avait achevé son sermon, il s’adressait lui-même à la congrégation : on le battait, on le chassait ; il attendait à la porte de la maison à clocher que l’office fût terminé, et, du haut d’un mur ou d’un arbre, il adressait à la foule de longues allocutions ; il tonnait avec passion contre les dîmes, les taxes ecclésiastiques, les imposteurs qui faisaient payer ce que le Christ avait ordonné de donner librement. Il engageait ses auditeurs à abandonner comme des pharisiens tous les professeurs qui parlaient du Christ discutaient du Christ, maudissaient au nom du Christ, et n’oubliaient qu’une chose, de pratiquer la charité, la tolérance, l’humilité, en un mot tout ce qu’ordonnait le Christ.

Un dimanche, en 1649, « il se sentit appelé à entrer dans la cathédrale de Nottingham, afin d’y porter témoignage contre la grande idole. » Le ministre venait de monter en chaire, et, s’appuyant sur un texte de saint Pierre : Nous avons aussi une parole de prophétie par laquelle vous ferez bien de vous laisser guider, il s’appliquait à montrer que les saintes Écritures étaient la pierre de touche infaillible dont l’apôtre avait voulu parler. « Non, non, s’écria tout à coup la voix de Fox, ce n’est point l’Écriture qui est la règle et la mesure, c’est la révélation intérieure. Les Juifs avaient la Bible, et cependant ils ont rejeté le Sauveur. » Pour avoir ainsi interrompu le service, il fut jeté en prison.

Les prisons devaient être les auberges de sa route ; neuf fois dans sa vie il y fit de longues stations, et c’étaient de terribles lieux que les maisons de force de cette époque, des lieux où les détenus étaient abandonnés à toute la brutalité des geôliers et trop souvent retenus au gré de la haine des juges. L’imagination aurait peine à concevoir rien d’aussi horrible que le donjon de Launceston où l’apôtre fut plus tard enfermé. Comment il survécut à sa captivité, il est difficile de le comprendre, car son cachot n’était rien moins qu’une sentine servant d’égout, un cul de basse-fosse où les excrémens des prisonniers s’étaient accumulés depuis des années, et, dans cet infect cloaque ; il eut à attendre les prochaines assises, sans pouvoir obtenir une botte de paille, pour se coucher, sans avoir une pierre où se reposer. Son seul crime cependant, cette fois, était d’avoir offensé un certain major Ceely, qui l’avait abordé en lui disant : Votre serviteur, maître Fox. « Major Ceely, s’était écrié l’enthousiaste, prends garde à l’hypocrisie et à la corruption du cœur ; quand ai-je été ton maître et quand as-tu été mon serviteur ? » Blessé de cette réponse, le major l’avait accusé de conspirer contre le parlement, et, quoique l’accusateur eût été convaincu de faux témoignage, Fox avait été emprisonné pour avoir refusé de se découvrir devant le juge.

Que les calomnies de tout genre ne lui aient pas été épargnées, qui s’en étonnera ? Il soulevait les passions des masses contre leurs ministres ; il venait dire aux hommes de guerre que leur cœur était plein de haine et que leur métier était un crime devant Dieu ; il reprochait aux hommes d’état d’être des instrumens de Satan ; il niait les sacremens, il niait tout ce que la foi de son temps était accoutumée à respecter ; il bafouait la sagesse et traitait la raison d’autrui de folie. Naturellement les haines qu’il avait soulevées lui attribuèrent toutes les abominations. On l’accusa de se donner pour un dieu, on l’accusa d’être un ranter et de soutenir que le mal moral n’était pas un péché. Pour expliquer toutes ces injustes imputations, il n’est nul besoin de suspecter la bonne foi de ses ennemis, comme l’ont fait certains écrivains quakers.

Peu importaient du reste les motifs au nom desquels l’enthousiaste était traîné à la barre des tribunaux. Il refusait d’ôter son chapeau ou de prêter les sermens qui lui étaient demandés, et, comme il se faisait un devoir de ne jamais acquitter les amendes dont on le frappait, presque toutes ses arrestations se terminaient par un emprisonnement. Vaine sévérité, violences inutiles. Pendant que le geôlier le frappait, l’apôtre « chantait des psaumes, et son cœur était plein d’allégresse. » - Était-il arrêté, il annonçait aux soldats de son escorte la parole de Dieu. Amené devant ses juges, il les jugeait lui-même et distribuait des écrits dans l’auditoire. Durant ses captivités, il convertissait les prisonniers et les porte-clés ; il écrivait aux magistrats, aux ministres des diverses communions, au parlement, à l’assemblée de Westminster, aux princes de l’Europe et au pape lui-même. Il rédigeait des pamphlets, il adressait des épîtres même aux carillonneurs des églises pour leur faire savoir que l’usage de sonner les cloches en signe de fête était une pratique impie qui n’engendrait que vanité et immoralité. À peine libre, il recommençait ses courses et ses prédications au milieu des avanies et des mauvais traitemens de toute nature. Pour lui, c’était chose ordinaire d’être accablé de coups. Les femmes l’accusaient d’ensorceler leurs maris, les prêtres déchaînaient contre lui la populace, et jamais il ne se défendait. Au lieu de résister, il levait les bras au ciel en s’écriant : Voici mes mains, ma tête et mon corps. S’il entendait dire que des menaces de mort eussent été proférées quelque part contre lui, il y courait aussitôt. Presque toujours son exaltation et sa patience fascinaient ou épouvantaient ses assaillans : plus tard, ils revoyaient en esprit le prophète qu’ils avaient outragé, et les malheurs qui leur arrivaient devenaient, à leurs yeux, des punitions du ciel.

Ainsi vécut-il, sinon jusqu’à son dernier jour, au moins jusqu’à l’avènement de Charles II. Soit que les changemens survenus dans l’état de la société eussent rendu impossibles d’aussi fougueuses prédications, soit que l’âge eût quelque peu tempéré son insatiable besoin de mettre en accusation l’univers entier, les dernières années de sa vie furent plus calmes ; il les employa à organiser son église avec le concours de ses principaux disciples. Sa parole avait fructifié. Les habitans des campagnes surtout avaient embrassé avec enthousiasme sa doctrine. Les quakers formaient déjà une véritable population.

En racontant la vie de Fox, j’ai raconté celle des premiers apôtres qui se levèrent à sa voix pour aller porter témoignage contre les superstitions, la vanité, la violence et le mensonge. Comme lui, tous étaient profondément convaincus de leur infaillibilité, tous se regardaient comme des saints délivrés de tout péché, tous étaient doués du don de prophétie ; mais tous aussi avaient en eux un certain héroïsme, le mépris du danger et la passion de la sincérité.

Qu’étaient-ce donc que ces hommes étranges ? quel sens devons-nous attacher à ce berger-prophète ? Ne nous hâtons pas trop de sourire ; ne nous exagérons pas surtout ce qu’il pouvait y avoir de personnellement exceptionnel dans le réformateur lui-même. Ce qu’il avait vraiment de particulier resterait insaisissable pour nous, si nous ne distinguions pas bien d’abord ce qu’il devait à son temps et aux faiblesses communes à tous les temps. Qu’un homme exalté et ignorant se soit cru capable de régénérer l’humanité, il n’y a rien là d’insolite. Nous aussi nous n’avons pas manqué de prophètes, qui, sans rien savoir, ont crié malheur sur la société, et qui, avec des mots, n’ont pas douté de pouvoir renverser les lois naturelles de l’univers. Nous aussi nous avons vu nos sages, nos mathématiciens et nos philosophes écouter gravement de semblables entrepreneurs de miracles, et dans deux siècles je ne sais trop ce qui paraîtra le plus fabuleux, de l’Angleterre qui produisait des Fox, ou de la France qui s’applaudissait de ses clubs comme d’un réveil de l’humanité. La présomption a pris un autre cours, et le langage n’est plus le même, voilà tout. En 1848, on parle de principes incontestables d’où découlent des conséquences nécessaires ; en 1648, au lieu d’attribuer ses convictions à l’évidence de la vérité, on les attribuait à une révélation. « La religion était la mode du jour, » a dit un écrivain des plus religieux (Daniel Neal, l’historien des puritains). Ceci encore, il ne faut pas l’oublier. Les officiers prêchaient, les femmes montaient en chaire, les enfans recevaient les prénoms de Dieu soit loué par… ou le Seigneur a pour serviteur… Chacun expliquait les volontés du Très Haut comme s’il eût eu en main le registre des décisions divines. Le parlement et l’assemblée de Westminster décrétaient des jeûnes en spécifiant avec une exactitude de teneurs de livres comment c’était pour tels ou tels motifs et non pour d’autres que le courroux céleste était déchaîné contre l’Angleterre. Dans un pareil milieu, l’enthousiasme religieux de George Fox paraissait si peu une anomalie, qu’en 1651, durant sa captivité à Derby, le parlement lui fit offrir le grade de capitaine dans les troupes qu’il levait alors pour combattre le roi[2]. Je ne citerai point toutes les autres marques d’estime que lui donnèrent de hautes intelligences. Un seul fait en dit assez. Lors de sa première entrevue avec Cromwell, le protecteur lui prit affectueusement la main, et lui adressa, les yeux humides, ces paroles d’adieu : « Reviens me voir ; si chaque jour nous passons une heure ensemble, nous nous rapprocherons de plus en plus l’un de l’autre. » Qu’est-ce à dire ? que Fox, loin d’être une anomalie, était, sous plus d’un rapport, le contraire même d’une anomalie : à savoir un prophète populaire, ou, si l’on veut, une exagération de son temps. Le siècle lui avait donné sa direction, et l’ignorance avait poussé ses idées fixes jusqu’au donquichottisme en lui faisant prendre ce qu’il désirait pour ce qu’il pouvait. Ce fut là une des principales causes de ses extravagances, ce fut là aussi une des causes de l’action puissante qu’il exerça sur le monde par lui-même et par ses successeurs ; car, s’il avait en lui les illusions de ses contemporains, il avait également en lui presque toutes les tendances vivaces de sa race. Il était venu au moment où allait s’écrouler une ancienne civilisation, et dans sa nature se trouvaient entassés pêle-mêle une infinité de besoins qui n’avaient pas été satisfaits, et d’où devait sortir l’avenir, une infinité d’instincts qui déjà étaient développés et qui n’avaient point encore été définis et formulés. Les faits mêmes ont prouvé que, sous son exaltation se cachait quelque chose de profondément vrai, de profondément humain. Le don qu’il avait d’entraîner les masses n’est point, je le sais, un argument à invoquer. Il avait foi en lui-même, il se faisait fort d’accomplir l’impossible, et de tout temps les fanatiques qui ont promis de faire disparaître la misère ou le péché, en un mot de métamorphoser la terre en un paradis, n’ont jamais eu peine à passionner la foule ; mais Fox n’a pas seulement soulevé des passions pour qu’elles allassent bientôt se briser contre la nécessité : son œuvre à lui n’a pas été une fièvre suivie de mort. Après avoir séduit les ignorans par ce qu’elle avait de mensonger, la doctrine du berger de Drayton a su se faire adopter par des raisons clairvoyantes. Le quakérisme, pour tout dire, a survécu ; il avait donc un principe de vie.


II. — PRINCIPE DE QUAKERISME. — LES PREMIERS PROPHETES.

Ce principe, quel était-il ? Assurément ce n’étaient point les idées de Fox. On a beaucoup discuté sur son intelligence[3]. Bunyan, Prynne, Ch. Leslie, Bennet, et maints autres docteurs, ont écrit de gros livres pour démontrer qu’il n’était qu’un déiste, un hérétique néo-platonicien. À mon sens, ceux qui dans ses écrits ont ainsi cherché des opinions, pour les opposer ou les reprocher à la Société des Amis, ont voulu y découvrir ce qui ne s’y rencontrait nullement. Bien qu’il fût loin d’être sans capacité, bien qu’il y eût même dans son esprit beaucoup plus de choses que dans les idées des savans discoureurs de son siècle, tout ce qui composait son être ne s’y trouvait qu’à l’état embryonnaire, à l’état d’impressions, d’antipathies surtout. Ses phénomènes intérieurs étaient à un système d’idées arrêtées ce qu’une nébuleuse est à un monde. Ce qui était le plus clair pour lui, ce qui lui avait été réellement ouvert, c’est qu’il éprouvait une invincible répulsion pour la vanité des mondains et le dogmatisme hargneux des dévots qui l’entouraient. Pour avoir l’explication du caractère de Fox et de son influence, il faut, avant tout, se rappeler où en étaient les hommes de son temps.

Depuis Luther, le sens attaché au fameux axiome : c’est la foi seule qui sauve, avait étrangement varié. Par la foi, le moine saxon avait entendu la ferveur, l’amour, et, persuadé comme il l’était que cette foi-là était un don direct et gratuit de la grace, il avait conclu que tous les hommes pourvu qu’ils désespérassent d’eux-mêmes afin de laisser faire la grace auraient infailliblement la même sainteté et la même croyance. L’événement avait tristement répondu à ces prévisions du rêveur : au lieu de faire de l’humanité une communauté de saints, le sentiment n’avait enfanté que schismes et fanatismes. Alors était venu Calvin, qui, à son tour, avait cru accomplir par la logique ce que le sentiment n’avait pu réaliser. « La Bible, toute la Bible, rien que la Bible, » avait-il dit, et il s’imaginait avoir ainsi résolu le problème et rendu tout dissentiment impossible désormais. Malheureusement il s’était trouvé que les hommes n’avaient point interprété de même les Écritures, et le protestantisme, à force de discuter, d’argumenter et de prouver quelle était la véritable signification des textes, était à peu près revenu à l’état où se trouvait le catholicisme avant Luther. De nouveau, il avait réduit la foi en recettes et transformé le devoir religieux en une sorte d’art. Le moyen de se sauver, l’art du salut, ne consistait plus, il est vrai, à porter des cilices, à allumer des cierges, à monter à genoux des escaliers, mais il consistait à tirer les vraies conséquences du Nouveau-Testament, à entendre des sermons un jour donné, à communier assis plutôt que debout, et, par-dessus tout, à damner et à exterminer ceux qui n’expliquaient pas logiquement la Bible, et qui ne regardaient pas une certaine forme de discipline comme prescrite par une épître des apôtres. Toutes les parties de la doctrine luthérienne avaient été ainsi défigurées. En annonçant que le Christ seul peut éclairer et sauver, ce n’était pas l’homme que le réformateur allemand avait accusé d’impuissance ; c’étaient les procédés inventés par l’école pour arriver mécaniquement à la vérité et à la sainteté. Fils de son époque, Luther était sans cesse préoccupé des prétentions d’un sacerdoce qui avait répété au chrétien que, par lui-même, il ne pouvait rien, et que, pour échapper à l’enfer, il avait besoin d’un médiateur, d’une église qui offrît pour lui des sacrifices, qui lui remît ses péchés, et qui, à force de méditations, découvrît ce qu’il devait croire. Quel que soit le sens apparent de certaines paroles du moine protestant, au fond l’esprit qui l’animait n’avait rien de décourageant pour l’individu. La voix qui sortait de Wittenberg n’avait qu’un refrain : « Aie bon courage, compte sur toi seul, ne tremble pas ; tu n’as besoin de personne. Aime ; tu as Christ, avec lui tu peux te suffire. »

À ces rassurantes paroles, Calvin avait fait succéder de moroses amplifications sur la perversité de la nature humaine. Il était logicien ; comme tous les logiciens qui commencent par prendre leurs maximes pour des vérités incontestables, il ne voyait qu’anomalie et monstruosité dans l’humanité, qui ne s’empressait pas de les admettre. Son œuvre à lui avait été de parler de saints qui naissent impeccables, de réprouvés qui naissent incapables de se sauver, et d’un Dieu qui, dans sa justice, donne le ciel aux premiers, l’enfer aux seconds. En résumé, le pape avait été supprimé, sans que la liberté spirituelle y eût rien gagné. Au lieu d’être esclaves d’un dictateur infaillible, les esprits étaient soumis à un système, à un catéchisme infaillible, dont toutes leurs idées ne devaient être que des applications. La morale n’était guère mieux traitée que la liberté. Tandis que, sur les lèvres de Luther, la formule que la foi seule sauve avait été une noble glorification de la sincérité, un hommage rendu au parfait accord de l’action avec l’intention, — sur les lèvres de Calvin, la même formule n’avait plus guère eu qu’un sens : c’est que, pour être sauvé, il fallait professer la doctrine presbytérienne, c’est-à-dire croire en particulier que tout ce qui venait de l’homme était radicalement mauvais. De fait, sinon d’intention, le calvinisme allait droit à étouffer tout effort vertueux sous la conviction que l’homme ne peut rien d’agréable au ciel.

Voilà où en était la religion de l’époque, la science des théologiens, celle que Fox avait entendu bruire à ses oreilles. Sa seule science à lui, je le répète, était de savoir que le langage des docteurs l’avait indigné, et que quelque chose d’irrésistible le forçait à leur répondre : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, l’homme n’est pas sur la terre pour discuter et tirer les conséquences de la Bible ! » Ce quelque chose d’irrésistible, Fox le prit pour une révélation. Il fit comme on faisait alors. Son dogme du Christ était simplement la meilleure raison qu’il eût pu imaginer pour s’expliquer comment il n’était pas forcé d’accepter les doctrines qu’il jugeait inacceptables. L’explication était naïve, cela est certain ; elle était dangereuse, nous le verrons ; elle n’était au fond qu’une négation, je l’ai déjà dit : toujours est-il que cette négation-là était de nature à avoir de l’écho, et qu’elle répondait bien à un besoin fort enraciné dans l’Angleterre de tous les temps. Le berger avait beau n’être qu’un ignorant, il reprenait la tentative de Luther étouffée par Calvin. Ce qu’il venait dire, c’était encore ce que la race germanique, avec la ténacité de ses convictions individuelles, a toujours dit à la race gallo-romaine, ce que les Anglais et les Américains de nos jours redisent en glorifiant le self-reliance (l’esprit qui s’appuie sur lui-même), ce que Bacon enfin avait exprimé sous une autre forme, et que nous pourrions ainsi traduire : « Finis-en avec les arts du raisonnement, les mécaniques de la déduction, les initiations de l’école et les traitemens orthopédiques des médecins de l’entendement ; oublie les pratiques sacramentelles de la dialectique, les mortifications disciplinaires de l’intelligence et tous les arts et procédés que l’on t’enseigne pour arriver à la vérité absolue en violentant la nature. Étudie, observe, regarde, laisse faire en toi les influences de la réalité, laisse tes impressions se combiner librement suivant leurs lois, et tiens ce qu’elles écriront en toi pour un oracle.

Par un point déjà, par son mépris pour les formules, Fox était donc comme le champion des répugnances et des sympathies de sa race. À bien d’autres égards encore, il avait avec lui et les instincts de l’Angleterre et l’avenir. Si la vanité et le bon ton des hommes du monde fui étaient odieux, tant s’en fallait qu’il fût seul de son avis. Le grand siècle, il faut bien le reconnaître, n’avait su donner d’autre mobile à l’homme que l’amour de l’approbation. Le but de la politique et de la vie publique, c’était la gloire ; le but de la vie privée, c’étaient les sourires des belles ou la réputation de bel-esprit. Le savoir-vivre consistait à avoir les manières réputées de bon goût, et à déguiser sa pensée sous les complimens érigés en devoirs ; la pensée, la littérature, la philosophie, étaient l’art d’employer les locutions reconnues comme poétiques, d’éviter les mots proscrits comme des vulgarités et d’exprimer les jugemens qui passaient pour le vrai. L’idéal en un mot, c’était le brillant Richelieu, habile aux doux mensonges, et, en fin de compte, avec toutes ces élégances, on était arrivé au plus dur des esclavages. Le suffrage universel des médiocrités et des caprices avait statué comment chacun devait marcher, parler, s’habiller, aimer sa femme, et, pour faire respecter ses statuts, la raillerie exerçait une police non moins terrible que l’inquisition.

À tout cela, Fox ne répondait encore que par une négation ; mais ici encore sa négation renfermait bien des choses, car elle revenait à annoncer la mâle sincérité comme la noblesse des noblesses, la morale comme le premier des devoirs religieux. Tandis que Luther lui-même n’avait mis la charité qu’en sous-ordre, après l’adoration, le berger de Drayton avait osé croire et prêcher que la grande chose était de bien user de la vie ; tandis que l’idéal des mondains était le vice élégant et dissimulé, l’idéal du berger, c’était l’esprit sérieux et sincère qui examine de son mieux, qui tâche virilement de vouloir ce qui est juste, de penser ce qui est le plus raisonnable, et qui, ne pensant et ne voulant jamais que par lui-même, ne dit jamais que ce qu’il pense et ne fait que ce qu’il a besoin de faire. De l’idéal de Fox ou de celui des mondains, on sait lequel a triomphé.

Fox était-il donc un génie ? Il faudrait bien l’admettre, si le génie, comme on l’a dit, consistait seulement à exprimer le premier les vagues idées de tous. Malheureusement le génie, quoi qu’on en ait dit, est quelque chose de plus élevé, de plus rare encore ; il consiste surtout à ne vouloir que le possible, à tenir compte de toutes les nécessités, et l’ignorance est prédestinée de sa nature au culte de l’impossible. Quand Fox niait de par son instinct ce qui blessait son sens propre, il pouvait être un prophète, car c’étaient bien des lois de droit divin et d’origine divine qui se révoltaient en lui ; mais quand il prétendait révéler ensuite comment le monde devait être reconstruit, quand il annonçait comme la vérité et la justice absolues les idées et les volontés qui étaient simplement l’expression de son individualité, il n’était plus qu’un visionnaire. Prenant sa propre organisation pour le seul type normal, il voulait réduire l’humanité aux seules facultés qui étaient développées chez lui-même. Il était parfaitement décidé à ne point permettre que toutes les forces jetées par la main de Dieu dans l’univers travaillassent à y réaliser l’idéal de Dieu. Dans son idée, c’était l’univers de Dieu qui devait se conformer à l’idéal de George Fox. Comme les fondateurs des ordres monastiques, il s’était d’ailleurs proposé d’établir une communauté d’êtres sans péchés, une église de saints où ne seraient admis que des saints. Bref, il avait le germe de tout fanatisme. Il croyait à la possibilité de la perfection, c’est-à-dire à la possibilité de ce qui lui semblait à lui la perfection, de ce qu’il rêvait et désirait. Son secret pour rendre l’humanité parfaite était le grand moyen des idéalistes la destruction, l’anéantissement de toutes les inventions de l’expérience. Lui aussi pensait que, « l’église du Christ étant une assemblée de régénérés, elle devait être exempte de toutes les institutions que la prudence humaine suggère pour contenir les passions dangereuses[4]. » Cet idéal, remarquons-le, est une rêverie de tous les temps, une conclusion à laquelle ont abouti tous les utopistes religieux ou politiques, socialistes, quinto-monarchiens, proudhonistes, antinomiens, anabaptistes et radicaux. Sous prétexte que l’homme, parfait, n’a pas besoin de telles ou telles entraves pour l’empêcher d’abuser de sa liberté, les uns et les autres ont décidé qu’il fallait supprimer toutes ces entraves, comme si les précautions nécessitées par les imperfections humaines en étaient la cause. Tous, dans la pratique, ont déclaré que la première chose à faire était de tout briser, de tout déblayer, pour préparer l’avènement du Christ ou le règne des principes éternels. Entre Fox et les autres rêveurs, il y avait une importante différence, cela est certain : il repoussait l’emploi de toute violence, de toute force matérielle, et cela seul le place très haut pour nous ; mais après tout que faisait-il, sinon démolir, par la parole, supprimer tout enseignement, prêcher l’abolition des rites, des cérémonies et du sacerdoce ? Parce que des ministres parfaits devaient être des inspirés de l’esprit saint, il condamnait les universités et toutes les combinaisons mises en usage pour empêcher les grossières ignorances d’égarer les masses ; parce que des chrétiens parfaits devaient adorer Dieu en esprit, il abrogeait les sacremens et tous les autres moyens de dévotion nécessités par l’imperfection humaine, qui ne permet d’arriver à l’ame que par des signes, des emblèmes extérieurs. Lui Fox, il savait infailliblement que la voix qu’il avait entendue était celle d’un oracle permanent, d’un Christ mystérieux que chacun portait au fond de son cœur. Lui Fox, il savait infailliblement que cet oracle ne pouvait jamais tromper personne, et qu’il suffisait de s’y abandonner pour s’élever à la pureté d’Adam avant son péché, bien plus « à la haute stature de la perfection infinie du Christ. » En conséquence, pour diviniser l’humanité entière, il s’agissait seulement d’émanciper l’homme de toute obligation, de toute règle, de toute convention sociale.

Ce n’était pas une idée nouvelle que cette croyance en une révélation immédiate, et bien avant Luther, qui, dans son Traité sur la liberté du chrétien, était allé tout aussi loin que Fox, elle avait souvent remué le monde, en marquant chaque fois son passage par d’assez tristes résultats. Barclay s’applique à prouver par des extraits que les principaux pères de l’église primitive avaient tous présenté Christ comme pouvant seul instruire et diriger. Barclay eût pu aussi bien dire qu’il y avait eu des quakers de tous les temps et dans toutes les branches de l’activité humaine, en philosophie et en politique comme en théologie. De même que les sociétés n’avaient trouvé qu’un moyen d’ordre, de même les adversaires de l’ordre établi n’avaient trouvé qu’un moyen de progrès. Les choses s’étaient passées partout à peu près de la même manière. Pour se garder contre les écarts des tendances individuelles, les communautés, ai-je dit, décrétaient une règle ou statut destiné à fixer pour tous le vrai ou le juste ; puis, avec le temps, la règle, qui d’abord n’avait fait qu’ériger en vérité et en justice éternelles les idées que les intelligens du moment se formaient de la réalité et de l’ordre, finissait toujours par ne plus être en harmonie avec la raison et la conscience générale. Un jour venait où des individus, plus dominés que d’autres par leurs impressions, se révoltaient contre une autorité qui les sommait d’accepter comme le vrai et le juste ce qui contredisait leur conception de la justice et de la vérité. Évidemment tous ces protestans ne pouvaient accuser la loi d’erreur qu’au nom de leur sens propre. Leurs croyances étaient pour eux incontestables, parce qu’elles étaient irrésistibles, et si quelques-uns s’étaient donnés pour des prophètes chargés de révéler une fois pour toutes la science suprême, le plus grand nombre avait simplement glorifié le sentiment intime comme le guide suprême et le maître infaillible. Pour ne nous occuper que du christianisme, à chaque siècle de son histoire on avait vu la même protestation successivement reprise par l’église primitive contre les gnostiques et la philosophie de l’Orient, par saint Augustin contre Pélasge, par les mystiques, les beghards, les turlupins, les ordres mendians, les premiers luthériens, les anabaptistes, etc., contre l’église établie. Avec un langage différent, les uns et les autres plaidaient la même cause que les quakers ; seulement leur manière à eux de revendiquer les droits du sens propre, c’était de soutenir que l’homme n’est pas libre, que sa foi et ses volontés ne viennent pas de lui, et que nulle loi comme nulle doctrine n’a puissance pour régenter la divine fatalité qui pense et veut dans l’être humain.

Si nombreuses qu’elles eussent été, toutes ces tentatives d’émancipation s’étaient heurtées au même écueil : à l’idée que la vérité est une, que le législateur intérieur, puisqu’il est infaillible, ne peut manquer de prononcer chez tous les mêmes oracles, et qu’en conséquence toute autorité, tout enseignement, sont ou superflus ou coupables : superflus s’ils confirment ce qui est manifesté à chacun, coupables s’ils contredisent cette révélation intérieure. Au bout de ces illusions était l’anarchie, le déchaînement des instincts aveugles, et les novateurs avaient toujours fini par être écrasés ou par se renier eux-mêmes. Les uns s’étaient perdus dans leurs propres excès, en persistant à enseigner, comme Fox et nos socialistes, que l’individu devait rejeter toute règle, nier toute expérience, s’insurger contre toute convention sociale. Les autres n’avaient échappé au naufrage qu’en arrêtant de nouveau, comme Luther, une confession de foi, c’est-à-dire en déterminant ce que tous étaient tenus d’admettre, bien qu’ils eussent commencé par proclamer que chacun ne devait s’en rapporter qu’à sa lumière intérieure.

Pendant quelque temps, on put croire que les disciples de Fox partageraient le sort des premiers. Ils étaient sans doute en progrès sur leurs devanciers : ainsi ils ne prêchaient point la communauté des femmes et la légitimité de toute immoralité, comme l’avaient fait les beghards ; loin de là, ils étaient honnêtes, chastes, inoffensifs, scrupuleux observateurs de la justice. Toujours est-il que l’idée fixe d’une communication immédiate avec le ciel faisait d’étranges dégâts dans les cerveaux trop faibles. Le nom de quakers ou trembleurs, qui leur fut donné par dérision, rappelle à lui seul bien des exaltations désordonnées. Le dogme fondamental de la Société des Amis obligeait tout quaker à se croire doué du don de prophétie, et aux premiers jours de fièvre elle compta dans son sein nombre de prophètes convulsionnaires chez qui les visites de l’esprit s’annonçaient par des tremblemens, des soupirs, d’indicibles épouvantes. Trop souvent aussi l’oracle infaillible avait de bizarres caprices. Une prophétesse se rua toute nue dans la chapelle de Whitehall, en présence du protecteur[5] ; une autre quakeresse reçut du ciel l’ordre de se présenter devant le parlement une cruche en main et de la briser à terre en s’écriant : « Ainsi serez-vous mis en pièces. » Certain fanatique d’humeur plus sombre avait été appelé à tuer tous les représentans des trois royaumes, et, armé d’un sabre, il blessa plusieurs personnes avant qu’on eût pu l’arrêter. L’enthousiasme religieux se manifestait de bien d’autres façons. Fox lui-même s’était dit délivré de tout péché. James Nayler s’adora ou se laissa adorer comme « l’éternel fils de la justice, le prince de la paix, » et, à l’imitation de l’entrée du Christ à Jérusalem, il fit sa propre entrée à Bristol, au milieu d’une troupe d’hommes et de femmes qui étendaient leurs vêtemens sous les pieds de son cheval et allaient criant devant lui : « Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées ; hosannah au plus haut des cieux ! » En Hollande, des quakers poussèrent si loin la haine des distinctions et le fanatisme niveleur, qu’ils publièrent des livres sans lettres majuscules.

On peut dire, et jusqu’à un certain point on a droit de dire, que c’étaient là des aberrations individuelles ; mais ce qui n’était nullement une exception, et ce qui n’en dépassait pas moins toutes les limites admissibles, c’était l’esprit de prosélytisme de la secte naissante et son parti pris de porter témoignage contre tout ce qu’elle désapprouvait. Les quakers se regardaient comme un peuple choisi par le Seigneur pour le service de celui dont le royaume n’est pas de ce monde, et autant ils dédaignaient de prendre part aux vaines agitations des hommes, autant ils se faisaient un devoir de mépriser les usages et les convenances, de se refuser à payer les dîmes et à se découvrir devant les magistrats, de dénoncer aux masses, comme des abominations, et le culte établi et les croyances de toutes les autres communions. Ce n’était pas seulement une noble conviction, c’était encore une folie résolue à ne pas tenir compte de l’impossible, qui poussait une prédicante quakeresse à aller jusqu’à Andrinople catéchiser le sultan Mahomet IV, ou qui excitait un ministre important de la société, Samuel Fisher, à faire entendre au parlement un pareil langage : « Le poids de la parole du Seigneur Dieu du ciel et de la terre, tel qu’il est tombé sur moi le vingt-deuxième jour du mois dernier, et tel qu’il m’oppresse encore, m’oblige à te parler en son nom, à toi, Olivier Cromwell,… à vous tous, députés de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande… Comme vous n’êtes ni trop élevés, ni trop grands, ni trop saints pour que le Seigneur vous adresse la parole, et comme vous ne voulez pas vous exposer au crime de dire aux voyans : Ne voyez pas, — aux prophètes : Ne prophétisez pas, ne nous prophétisez pas la justice et la vérité ; mais prophétisez-nous les choses agréables, prophétisez-nous le mensonge… vous tous, je vous somme, au nom du Dieu vivant, que cela vous plaise ou vous déplaise, d’écouter sans interruption et sans opposition la parole du Seigneur. »

Que les persécuteurs eussent plus ou moins contribué à exaspérer ces ardeurs, il n’en fallait pas moins que les quakers s’amendassent ou fussent anéantis, car les nécessités, plus fortes que toute volonté, ne pouvaient s’arranger d’une secte aussi convaincue de son infaillibilité et aussi résolue à ne souffrir aucune contradiction, à ne laisser personne en paix.

Les fautes et les illusions des premiers quakers retombèrent en tout cas lourdement sur leur tête : l’obstination de leurs adversaires répondit à leur obstination. Jusqu’au protectorat, les haines implacables qu’ils avaient soulevées trouvèrent contre eux un arsenal d’armes terribles dans les lois décrétées par le long-parlement. La liberté de conscience établie par Cromwell ne diminua en rien le nombre des martyrs. Au lieu de poursuivre les disciples de Fox comme hérétiques, on les poursuivit comme perturbateurs. Adressaient-ils une exhortation à quelque congrégation, ils étaient arrêtés pour avoir interrompu le culte public ; portaient-ils témoignage dans la rue, ils étaient accusés d’avoir excité des tumultes ; pour avoir gardé leur chapeau en présence des magistrats, on les condamnait à des emprisonnemens, à des saisies, à des amendes exorbitantes. Les lois contre le vagabondage et la profanation du sabbat servaient d’ailleurs à leurs ennemis pour les faire incarcérer et fouetter en place publique. Il en fut à peu près de même au retour de Charles II, ou du moins la liberté des cultes promise par sa déclaration de Bréda ne leur valut qu’un court répit. Comme ils avaient été accusés de vouloir renverser la république, on les accusa de vouloir renverser le trône, eux qui, loin de conspirer, étaient plutôt coupables de la grande erreur des quiétistes, d’un souverain mépris pour les choses de ce monde et pour la tâche que Dieu y a donnée aux hommes. Lors du complot des quinto-monarchiens (1660), une ordonnance royale défendit aux quakers et aux anabaptistes de tenir aucune assemblée, et, par suite de ce décret, les Amis virent leurs réunions brutalement dispersées par la force armée, leurs personnes outragées par la populace, leurs maisons livrées au pillage. À Bristol, 190 d’entre eux furent jetés en prison. Dans le comté de Lancastre, les emprisonnemens s’élevèrent à 270 ; dans le Yorkshire, à 355 ; dans le Westmoreland, à 116. On sait comment, sous Charles II, la politique du parlement et de la couronne fut alternativement dominée par le désir de rétablir une religion d’état et par celui d’émanciper les consciences. L’ordonnance lancée contre les quakers n’avait été qu’un premier pas vers le rétablissement d’une orthodoxie obligatoire. Quand ils se furent justifiés de toute intention de complot, on exhuma contre eux les vieilles lois d’Élisabeth et de Jacques, qui punissaient de lourdes amendes et d’autres peines quiconque négligeait d’assister le dimanche au service de sa paroisse, ou refusait de prêter les sermens de suprématie et d’allégeance. En 1662, quatre mille deux cents membres de la Société des Amis encombraient les cachots. Les prétextes seuls variaient. L’acte contre les conciliabules (conventicle act) s’appesantit sur eux plus lourdement que sur tous les autres dissidens et mit à la disposition des juges un nouveau genre de vengeance. La déportation étant la punition fixée en cas de seconde récidive, on se bornait à infliger quelques jours de prison aux contrevenans lors de leurs deux premières arrestations, et de la sorte on était sûr d’arriver plus vite à une sentence d’exil, car rien ne pouvait les détourner de s’assembler pour prier ; d’ailleurs, une visite faite à un malade était qualifiée de conciliabule. Les juges s’inquiétaient peu de la loi, et plusieurs fois des jurés furent frappés d’amende pour avoir prononcé des acquittemens.

Dans les dernières années du règne de Charles II, les souffrances des malheureux quakers ne firent qu’augmenter. À diverses reprises, il est vrai, le roi se montra personnellement favorable à leurs requêtes, et ordonna même l’élargissement de quelques Amis ; mais aux captifs délivrés d’autres succédaient bientôt. En 1683, il n’y en avait pas moins de sept cents dans les diverses maisons de force. Des documens de la même année portent à 16,400 livres sterling les sommes enlevées aux Amis en vertu du seul statut d’Élisabeth, qui défendait, sous peine de 20 livres d’amende par mois, de s’absenter des offices. Qu’on juge par là de ce que leur coûta l’invincible obstination qu’ils mettaient à ne point acquitter les dîmes. Pour une dette de 15 livres, le montant des saisies et frais de procédure s’éleva dans un cas jusqu’à 800 livres La justice ne se bornait pas à faire vendre les marchandises de leurs magasins et les récoltes de leurs champs, elle ne respectait pas même les lits des malades et des infirmes.

Je n’ai rien dit encore des mauvais traitemens que tout venant était libre de faire subir à ces nouveaux juifs. Quand leurs lieux de réunion n’étaient point démolis par ordre de l’autorité, c’était la populace qui se chargeait d’en briser les fenêtres à coups de pierres, et de les couvrir eux-mêmes d’ordures ou de les traîner dans les ruisseaux. À l’accession de Jacques II, treize cent quatre-vingt-trois quakers étaient encore détenus dans les prisons, et, depuis l’année 1660, trois cent cinquante de leurs coreligionnaires étaient morts au fond des cachots.

Ce n’étaient pas les quakers pourtant qui devaient se lasser les premiers. Les lois pénales, qui étaient à peu près parvenues à étouffer les autres sectes, n’avaient pu empêcher leur société de prendre un rapide développement. Barclay avait lieu de le dire avec orgueil dans sa dédicace à Charles II : « Jamais on ne les a vus se cacher dans des coins obscurs, ni tenir leurs assemblées en secret comme l’ont fait tous les autres dissidens… Pour les découvrir, on n’a pas eu besoin d’espions ni de délateurs, car chaque jour, à l’heure fixée et au lieu convenu, on était assuré de les trouver publiquement réunis pour rendre leur témoignage à Dieu. » Un hiver où le froid fut assez vif pour faire geler la Tamise, ils s’assemblèrent trois mois en plein air sur les ruines de leur salle de réunion. Quand les hommes étaient emprisonnés, les femmes venaient seules prier ; quand elles étaient arrêtées, les enfans prenaient leur place. Assurément, il y a quelque chose de grandiose et d’héroïque dans la ténacité surhumaine avec laquelle les convictions de ces hommes réussirent à conquérir droit de cité, et cela sans menaces, sans émeutes, sans même user du droit de légitime défense. C’est là ce qui établit une profonde différence entre les quakers et tous les autres exaltés du passé. Tous leurs principaux ministres, Fox, Whitehead, Burrough, Hubberton, Penn, se sont invariablement prononcés contre tout recours à la violence. La non-résistance absolue n’a pas eu d’avocats plus infatigables. L’histoire ne mentionne pas un seul quaker qui se soit cru autorisé à employer la force, même pour résister à l’illégalité et à l’injustice. Je ne sache pas qu’elle en cite plus d’un qui ait rendu coup pour coup. À Colchester, la lame du sabre d’un soldat s’étant détachée de sa garde tandis qu’il frappait un quaker, le quaker la ramassa et la lui rendit en disant : « Je désire que le Seigneur ne mette pas à ta charge l’œuvre de cette journée. » Toute la société était prête à agir de même.

La déclaration d’indulgence, qui fut cause de la chute, de Jacques, vint enfin arrêter ces rigueurs. À la suite de la révolution de 1688, le parlement ne tarda pas à abroger, à l’égard des Amis ; les lois pénales qui n’avaient été suspendues qu’arbitrairement par le roi déchu, et, à partir de ce moment, les quakers, loin d’être persécutés, ont obtenu divers privilèges refusés aux autres sujets anglais, en particulier, celui d’être dispensés de tout serment juridique. Les dîmes, qu’ils n’ont jamais consenti à payer, les exposent seules maintenant à des poursuites qui, du reste, se dénouent le plus souvent par la simple saisie de la somme légalement due.

Ce sont donc les prétentions de l’orthodoxie qui ont été vaincues. En se brisant contre les disciples de Fox, elles n’ont servi qu’à faire ressortir un utile enseignement : c’est que la contrainte et les décrets sont impuissans à anéantir les croyances sincères, et que les convictions sont certaines de se faire accepter quand, pour obtenir que la force ne soit pas tournée contre elle, elles commencent par renoncer elles-mêmes à la violence. Toutes les légitimes prétentions des quakers ont triomphé : la loi n’a pu leur enlever la liberté de croire personnellement ce qu’ils avaient besoin de croire. Toutes leurs dangereuses présomptions ont été écrasées, la loi a su les forcer à s’abstenir de tous les écarts d’enthousiasme qui pouvaient attenter à la liberté d’autrui. À l’heure qu’il est, la Société des Amis peut avouer sans honte son passé ; je crois qu’elle doit aussi se le rappeler sans colère ; ses épreuves lui ont été utiles. Durant une des extases de Fox, « il lui avait été clairement ouvert par l’éternelle lumière que tout s’accomplit en Christ et par Christ, et que tous ses troubles étaient pour son bien ; » peut-être était-ce aussi pour le bien de ses disciples que tant de souffrances leur étaient mesurées ; peut-être, afin d’être à même de vivre parmi les hommes, avaient-ils besoin d’apprendre ce que tout enfant doit apprendre : Abjurer l’esprit volontaire de la jeunesse et laisser chacun faire à sa guise. Si les colères qui se sont acharnées contre eux ont été désordonnées, souvent odieuses, c’est à elles cependant qu’ils doivent d’avoir survécu, non moins qu’à la persistance de leurs propres convictions, et à ce conflit d’opiniâtretés nous devons nous-mêmes d’avoir vu la cause des anciens mystiques faire un pas de plus.

Il n’est que juste de l’ajouter : quelles que fussent les illusions des quakers, leurs adversaires n’avaient pas moins de choses à apprendre qu’eux-mêmes ; ils avaient surtout à s’accoutumer au respect de la légalité, comme à l’idée que, même avec des lois, on ne peut pas l’impossible, et qu’en conséquence, au lieu de ne consulter que ses désirs et ses systèmes, il est bon, avant de voter des décrets, d’examiner ce que l’on peut. Les quakers se chargèrent de donner ces leçons aux hommes qui ne partageaient pas leurs croyances, et ils le firent avec une noble audace. Devant les tribunaux ou dans les cachots, dans leurs requêtes de leurs écrits, ils parlèrent et agirent toujours en hommes ; jamais ils ne voulurent accepter de grace. À l’illégalité, ils répondaient en citant la loi ; aux violences légales, ils répondaient en dénonçant la loi comme illégitime et funeste, en adressant des pétitions au parlement, en s’adressant à l’opinion publique et surtout en réclamant pour tous, sans exception, la tolérance qu’ils demandaient pour eux-mêmes. Ce terrain, ils ne l’ont pas abandonné un seul jour. Au plus fort de la tourmente, en même temps qu’ils sollicitaient de Charles II l’élargissement de leurs amis détenus, ils sollicitaient également celui des prisonniers des autres communions. Dans le même écrit, Guillaume Penn réfutait les doctrines des catholiques et revendiquait pour eux la liberté. Pendant sa première captivité à la Tour (car il fut emprisonné trois fois), il écrivait un traité : England’s present Interest, dans lequel il s’appliquait à montrer qu’une liberté illimitée de conscience était parfaitement compatible avec la paix publique, et que « pour calmer l’aigreur des intérêts opposés, le meilleur spécifique était une législation impartiale assurant à chacun ses droits d’Anglais, et un gouvernement aussi zélé à se maintenir en équilibre entre les divers intérêts religieux qu’à développer la religion pratique. » Défendre ainsi les droits de la conscience au nom des avantages pratiques de la tolérance, c’était un grand symptôme de progrès.

La société entière des Amis commençait à partager cette sagesse. En remerciant Jacques II de sa déclaration d’indulgence, elle exprimait l’espérance « que les effets salutaires qui en résulteraient pour le commerce, la prospérité et la paix du royaume engageraient le parlement à assurer ce bienfait à leur postérité. » De telles paroles ne ressemblaient guère aux déclamations de Samuel Fisher. En réalité, l’église fondée par Fox était entrée dans une nouvelle phase. L’ère des miracles et des prophéties s’était fermée pour elle. En 1666, le fils de l’amiral Penn avait mis au service de la société sa haute intelligence. En 1675, Robert Barclay, l’élégant écrivain, issu d’une famille où la vocation littéraire n’était qu’un héritage, dépossédait l’enthousiasme au profit de la raison en publiant son Apologie. Le quakérisme, tel que nous le connaissons, tel qu’il nous occupera encore prochainement, remonte à deux hommes, Penn et Barclay. Le premier a donné aux Amis leurs tendances, le second leur a donné leur doctrine et leur dogmatisme. Par une curieuse analogie, ce fut un penseur de race celtique, un Écossais du moins, qui réduisit en système les impressions de l’Anglais Fox, comme un autre Celte, Calvin, avait systématisé la protestation de Luther. L’esprit de théorie semble être le privilège ou le malheur de notre race.


J. MILSAND.

  1. Je ne fais pas d’exception pour Voltaire, Raynal et autres encyclopédistes. Leur admiration tant soit peu railleuse pour les quakers n’était qu’une manière indirecte de faire l’apologie du déisme, et de dénigrer les croyances, les sacremens et les raffinemens de civilisation rejetés par les coreligionnaires de Guillaume Penn.
  2. Fox répondit à ces avances qu’il ne voulait prendre les armes ni pour ni contre le roi et qu’il foulait aux pieds l’honneur qui lui était fait. Néanmoins il ne semble pas qu’il eût encore eu aucune révélation positive contre la guerre, car l’armée de Cromwell compta des quakers dans ses rangs jusqu’en 1654, époque à laquelle ils furent congédiés pour avoir refusé de prêter un serment de fidélité, et, en 1659, Fox se plaignait dans une lettre « de ce que tant de vaillans capitaines et soldats, dont chacun, disait-on, valait plus de sept hommes, avaient été renvoyés en raison de leur fidélité envers le Seigneur. » En cette même année si féconde en complots, le comité de sûreté invita George Fox à prendre les armes, et ce fut alors seulement, il paraîtrait, qu’il lui fut enjoint d’engager son peuple à n’appuyer aucun des partis « qui s’étaient tournés contre le juste, et que le juste en conséquence déchaînait l’un contre l’autre, de peur que les enfans du Seigneur ne succombassent au milieu des incirconcis. » Peu après, il présenta au roi une renonciation à toute guerre et violence de la part des chrétiens appelés quakers. (Voir Edinburg Reuiew, avril 1848.) Qu’il ait cru, comme il le dit dans cette déclaration, que ses principes avaient toujours été les mêmes, cela ne saurait faire doute ; mais il y a lieu de penser que les quakers modernes, en se prononçant même contre la légitime défense, n’ont peut-être pas interprété avec justesse l’esprit de ses paroles. Comme il est facile de le voir, d’après une lettre fort étrange qu’il adressa à Cromwell, le mépris des querelles humaines et de leurs causes entrait pour beaucoup dans son témoignage contre la guerre. « Mes armes ne sont pas charnelles, mais spirituelles, écrivait-il ; je suis mort à toutes ces choses, et je suis prêt à sceller cet aveu de mon sang, moi que le monde nomme George Fox, et qui suis envoyé pour déposer contre toute violence et pour convertir les hommes des ténèbres à la lumière et pour les arracher aux occasions de toute guerre. » Fox protestait contre le métier des armes, parce qu’il croyait pouvoir rendre les hommes parfaits.
  3. Jusqu’à quel point ses nombreux écrits, épîtres et traités, ont-ils été rédigés par lui ou ses secrétaires, il est difficile de le dire. D’un côté, Guillaume Penn et Thomas Elwood, l’ami de Milton, portent aux nues le berger du Lancashire comme un homme d’une haute capacité et d’une inépuisable bonté ; de l’autre, Gérard Croes, le consciencieux auteur de l’Historia Quakeriana (Amsterdam M.DC.IVC.), et avec lui presque tous les écrivains contemporains, le représentent comme un enthousiaste mélancolique qui n’était pas capable d’écrire une lettre sans le secours d’un secrétaire. À l’égard de son style, le fait est que plusieurs fragmens qui semblent avoir été conservés tels qu’ils étaient sortis de sa plume sont tout enchevêtrés de phrases sans commencement ni fin. Ce qui paraît également hors de doute, c’est que ses œuvres, comme les Lettres des premiers Amis, n’ont été imprimées qu’après avoir subi de grandes modifications. Toutefois, si la forme de ses écrits a été changée, je ne doute pas que leur esprit n’ait été fidèlement conservé.
  4. Remarque du docteur Mosheim à propos des anabaptistes.
  5. La passion des symboles et figures était presque universelle chez les premiers quakers. Fox lui-même écrivait : « Plusieurs ont été poussés par le ciel à aller nus par les rues et sous ce règne et sous l’autre pouvoir, en signe de la nudité des hommes du jour, et ils ont déclaré à leur face que Dieu les dépouillerait de leurs dehors hypocrites pour les laisser aussi nus qu’eux-mêmes ; mais les hommes du jour, au lieu de tenir compte des avertissemens des prophètes, les ont fréquemment fouettés ou accablés d’autres outrages. »