Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXXI

Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 358-369).

CHAPITRE XXXI.


Ainsi donc, découvre ta poitrine.
ShakspeareLe Marchand de Venise.



La nuit qui suivit cette journée fut sombre et mélancolique. La lune était presque dans son plein, mais on ne pouvait l’apercevoir que lorsque des masses de vapeurs qui s’élevaient dans l’air s’ouvriraient accidentellement et laissaient échapper quelques-uns de ses rayons. Un vent du sud-ouest gémissait plutôt qu’il ne murmurait dans la forêt, et souvent on eût dit que les feuilles avaient une voix, que chaque plante avait reçu la faculté de s’exprimer. Si l’on en excepte ces sons imposants, il régnait une tranquillité parfaite dans le village de Wish-ton-Wish. Une heure auparavant le moment où nous reprenons le cours de notre histoire, le soleil s’était couché derrière les arbres de la forêt, et la plupart de ses simples et laborieux habitants goûtaient déjà le repos.

Les lumières brillaient néanmoins plusieurs fenêtres d’Heathcote-House ; c’est ainsi qu’on appelait dans le pays la demeure du Puritain. On y devinait les occupations ordinaires dans les dépendances, et il régnait le calme ordinaire dans les étages supérieurs.

Un homme se promenait solitairement sous le péristyle. C’était le jeune Mark Heathcote qui parcourait l’étroite et longue galerie avec l’impatience de quelqu’un qui est trompé dans ses désirs.

Le malaise qu’il semblait éprouver ne fut pas de longue durée ; car à peine quelques minutes se furent écoulées, qu’une porte s’ouvrit, et deux formes aériennes se glissèrent hors de la maison.

— Tu ne viens pas seule, Martha, dit le jeune homme à demi contrarié. Je t’ai dit que ce que j’avais à te communiquer ne devait être entendu que de toi.

— C’est notre Ruth qui m’a suivie ; tu sais, Mark, qu’on ne peut la laisser seule de crainte qu’elle ne retourne dans la forêt, elle ressemble à un faon mal apprivoisé, toujours prêt à s’élancer au premier signal qu’il entend dans les bois. Je crains que nous ne soyons trop éloignés d’elle.

— Ne crains rien : ma sœur caresse son enfant, et elle ne pense pas à fuir ; tu vois que je suis ici pour lui intercepter le passage si elle en avait l’intention. Maintenant parle-moi avec candeur, Martha, et dis-moi si tu étais sincère lorsque tu m’as assuré que les visites du galant d’Hartford te plaisaient moins que la plupart de tes amis ne l’avaient supposé.

— Je ne puis pas désavouer les paroles que j’ai prononcées.

— Mais tu pourrais t’en repentir.

— Je ne mets point au nombre de mes fautes l’indifférence que j’éprouve pour ce jeune homme. Je suis trop heureuse ici dans cette famille pour désirer de la quitter, et maintenant que notre sœur… Mark, quelqu’un lui parle en ce moment !

— Ce n’est que l’idiot, répondit le jeune homme en jetant un regard de l’autre côté du péristyle. Ils causent ensemble, Whittal revient de la forêt, où il a l’habitude de passer une heure ou deux tous les soirs. Tu disais, maintenant que nous avons notre sœur… ?

— Je désire encore moins de changer de demeure.

— Alors pourquoi ne pas rester à jamais avec nous, Martha ?

— Écoute, interrompit la jeune fille qui, bien que convaincue de ce qu’elle allait entendre, tâchait d’éviter, avec la faiblesse naturelle aux femmes, la déclaration qu’elle désirait le plus d’entendre ; écoute, il se fait un mouvement, ah ! Ruth et Whittal prennent la fuite.

— Ils amusent l’enfant…, ils sont auprès des bâtiments extérieurs. Alors, pourquoi ne pas accepter le droit d’y rester toujours… ?

— Vous pouvez vous tromper, Mark, cria la jeune fille en arrachant ses mains de celles de son amant ; ils ont pris la fuite.

Mark abandonna les mains de Martha avec regret, et se dirigea vers le lieu où sa sœur avait été assise. Elle était partie en effet, mais quelques minutes s’écoulèrent avant que Martha pût sérieusement croire qu’elle avait disparu avec l’intention de ne plus revenir.

L’agitation des deux jeunes gens rendait leurs recherches incertaines ; et ils goûtaient peut-être une secrète satisfaction à prolonger leur entrevue, même d’une manière aussi vague, et qui les empêcha quelque temps de donner l’alarme. Lorsqu’ils s’y décidèrent, il était trop tard. On parcourut les champs, les vergers, les bâtiments extérieurs, sans rencontrer aucune trace des fugitifs. Il eût été inutile pendant les ténèbres d’entrer dans la forêt ; tout ce qu’on pouvait faire était de placer des sentinelles pendant la nuit, et de se préparer à des recherches mieux dirigées dès que le jour commencerait à poindre.

Mais longtemps avant le lever du soleil, la petite bande des fugitifs s’était avancée dans les bois à une telle distance de la vallée, qu’elle se trouvait à l’abri des poursuites de la famille.

Conanchet avait montré le chemin à travers des collines, des courants d’eau et de sombres vallons. Il était suivi par sa compagne silencieuse avec une agilité qui eût fatigué le zèle de ceux même qu’elle venait d’abandonner. Whittal-Ring, portant l’enfant sur son dos, fermait la marche en déployant la même activité. Des heures s’écoulèrent dans cette fuite précipitée, et pas une syllabe n’était prononcée par les trois fugitifs. Une ou deux fois ils s’étaient arrêtés près d’une source où une eau limpide coulait entre des rochers ; ils buvaient dans le creux de leurs mains, et reprenaient leur course avec la même agilité.

Enfin Conanchet s’arrêta. Il étudia d’un air grave la position du soleil, et regarda avec une grande attention autour de lui, afin de ne point être trompé sur le lieu où il se trouvait. À des yeux moins habiles, les arcades que formaient les arbres, la terre couverte de feuilles, les troncs déracinés, tous ces signes des forêts eussent semblé partout les mêmes. Mais Conanchet n’était pas aussi facile à tromper. Satisfait du chemin qu’il avait parcouru, et de l’heure peu avancée, le chef fit signe à ses deux compagnons de se placer à ses côtés, et prit un siège lui-même sur un quartier de rocher dont la tête aride sortait d’un des flancs de la montagne.

Un profond silence régna pendant quelques minutes après que chacun se fut assis. Les yeux de Narra-Mattah étaient fixés sur le visage de son mari, et son regard était celui d’une femme qui cherche à s’instruire dans l’expression des traits de celui qu’elle est habituée à vénérer ; mais elle gardait toujours le silence. Whittal-Ring posa l’enfant aux pieds de la jeune mère, et imita sa réserve.

— L’air des bois est-il encore agréable au chèvre-feuille, depuis qu’il a vécu dans le wigwam de son peuple ? demanda Conanchet après un long silence. Une fleur qui a fleuri au soleil peut-elle aimer l’ombre ?

— La femme d’un Narragansett n’est nulle part plus heureuse que dans la hutte de son mari.

Les yeux du chef répondirent à ces paroles remplies d’affection par le plus doux regard, et ils se dirigèrent ensuite avec la même tendresse sur les traits de l’enfant qui était à ses pieds. Pendant un instant, une expression de mélancolie se répandit sur son visage.

— L’Esprit qui a fait la terre, dit-il, est très-sage. Il sut où placer la ciguë, et où le chêne devait croître. Il a laissé le daim et l’élan[1] au chasseur indien, et il a donné le cheval et le bœuf aux visages pâles. Chaque tribu à ses terres de chasse et son gibier. Les Narragansetts connaissent le goût des fruits de la plaine, tandis que les Mohawks mangent les baies des montagnes. Tu as vu l’arc qui brille quelquefois dans les cieux, Narra-Mattah, et tu sais comment chaque couleur est mêlée avec une autre, comme la peinture sur le visage d’un guerrier. La feuille de la ciguë est semblable à celle du sumach ; celle du frêne à celle du châtaignier ; celle du châtaignier à celle du tilleul, et celle du tilleul à celle de l’arbre aux larges feuilles qui porte des fruits rouges dans les plantations des Yengeeses ; mais l’arbre aux fruits rouges ressemble peu à la ciguë ; Conanchet est une haute et droite branche de ciguë ; le père de Narra-Mattah est un arbre de la plantation qui porte des fruits rouges. Le Grand-Esprit était irrité lorsqu’ils grandirent ensemble.

La sensible Narra-Mattah ne comprenait que trop bien le cours des pensées de son mari. Cachant le chagrin qu’elle éprouvait, elle répondit avec la promptitude d’une femme dont l’imagination est excitée par la tendresse :

— Ce que Conanchet a dit est vrai. Mais les Yengeeses ont mis la pomme de leur pays sur l’épine de nos bois, et le fruit est bon !

— Il ressemble à cet enfant, dit le chef en montrant son fils. Ni rouge ni pâle. Non, Narra-Mattah, lorsque le Grand-Esprit a commandé une chose, un sachem même doit obéir.

— Conanchet dit-il que ce fruit n’est pas bon ? demanda la jeune femme en soulevant son enfant, et le présentant à son mari avec toute la joie d’une mère.

Le cœur du guerrier fut touché ; courbant la tête, il donna un baiser à l’enfant avec toute la tendresse qu’aurait pu montrer un homme dont les habitudes eussent été moins sévères. Pendant un instant, il sembla satisfait en songeant à tout ce que promettait cet enfant. Mais, en levant la tête, ses yeux aperçurent un rayon du soleil, et l’expression de son visage changea. Faisant signe à sa femme de replacer l’enfant par terre, il se tourna vers elle avec solennité, et dit :

— Que la langue de Narra-Mattah parle sans crainte ; elle a été dans les huttes de son père, et a goûté de leur aisance ; son cœur est-il content ?

La jeune femme laissa passer quelques instants avant de répondre. Cette question lui rappela tout à coup cette tendre sollicitude et ces soins si touchants dont elle avait été l’objet récemment. Mais ces souvenirs s’évanouirent bientôt ; et, sans oser lever les yeux de crainte de rencontrer les regards attentifs du chef, elle dit d’une voix timide, mais ferme :

— Narra-Mattah est épouse.

— Alors qu’elle écoute les paroles de son mari. Conanchet n’est plus un chef ; c’est un prisonnier des Mohicans ; Uncas l’attend dans les bois !

Malgré la déclaration qu’elle venait de faire, Narra-Mattah n’écouta pas la nouvelle de ce malheur avec la fermeté d’une femme indienne. Il sembla d’abord que ses sens refusaient de comprendre la signification des mots. La surprise, le doute, l’horreur et une affreuse certitude dominèrent tour à tour dans son âme car elle était trop instruite des usages et des opinions du peuple parmi lequel elle vivait, pour ne pas comprendre tout le danger de la position de son mari.

— Le sachem des Narragansetts prisonnier du Mohican Uncas ! répéta-t-elle d’une voix basse, comme si le son de sa propre voix eût été nécessaire pour dissiper quelque horrible illusion. Non, Uncas n’est pas un guerrier qui puisse frapper Conanchet !

— Écoute mes paroles, dit le chef en touchant l’épaule de sa femme, comme s’il eût voulu l’éveiller d’un profond sommeil ; il y a dans ces bois un visage pâle qui est comme un renard dans un terrier ; il se cache des Yengeeses. Lorsque les gens de son peuple étaient sur ses traces, hurlant comme des loups affamés, cet homme se confia à un Sagamore. C’était une chasse fatigante, et mon père devient vieux. Il monta sur un jeune arbre, comme un ours, et Conanchet éloigna la tribu menteuse. Mais ses jambes ne ressemblent point au courant d’eau, elles ne peuvent courir toujours.

— Et pourquoi le grand Narraganset donne-t-il sa vie pour un étranger ?

— Cet homme est brave, reprit le sachem avec fierté ; il a enlevé la chevelure d’un Sagamore !

Narra-Mattah garda de nouveau le silence ; elle réfléchissait avec un étonnement presque stupide à cette effrayante vérité. Enfin, elle se hasarda à répondre :

— Le Grand-Esprit voit que le mari et la femme sont de différentes tribus ; il désire qu’ils appartiennent au même peuple. Que Conanchet quitte les bois, et se dirige vers les plantations avec la mère de son enfant. Le père blanc de Narra-Mattah sera heureux, et le Mohican Uncas n’osera pas le suivre.

— Femme, je suis un sachem et un guerrier parmi mon peuple.

Il y avait dans la voix de Conanchet une expression de mécontentement froide et sévère, que sa compagne n’avait point encore connue. Il avait parlé comme un chef parlait à une femme, et non pas avec cette douceur à laquelle il avait habitué la fille des blancs. Ces mots tombèrent sur son cœur comme le froid de la mort, et l’affliction la rendit muette. Le chef lui-même garda le silence pendant quelques minutes, d’un air sombre ; et se levant toujours mécontent, il montra le soleil, et ordonna à ses compagnons de le suivre. Dans un espace de temps qui ne sembla qu’une minute à celle dont le cœur battait avec une affreuse violence, et qui suivit la course rapide de Conanchet, la petite troupe fit le tour d’une éminence, et se trouva bientôt en la présence de ceux qui attendaient évidemment son arrivée. Le groupe se composait seulement d’Uncas, deux de ses plus cruels et plus vigoureux guerriers, du ministre et d’Ében Dudley.

S’avançant rapidement vers le lieu où son ennemi l’attendait, Conanchet prit place au pied de l’arbre fatal. Montrant l’ombre qui n’avait pas encore tourné vers l’est, il croisa ses bras sur sa poitrine nue, et prit un air en même temps fier et calme.

L’espoir trompé, une admiration involontaire et la défiance, tous ces sentiments se montraient tour à tour sur le visage d’Uncas, bien que ses traits fussent habitués à feindre. Il regardait son ennemi si terrible, et depuis si longtemps haï, d’un œil qui semblait épier quelque signe de faiblesse. On n’aurait pu dire s’il ressentait du respect ou du regret de la fidélité du Narragansett. Accompagné de ses deux sombres guerriers, le chef examina la position de l’ombre projetée par le pin, avec une minutieuse ironie, et lorsqu’il n’exista plus aucun prétexte pour douter de la ponctualité du captif, une exclamation de satisfaction s’échappa de leur poitrine. Semblable au magistrat dont les jugements sont appuyés de procédures légales, le Mohican, satisfait de ce qu’il n’y avait aucun défaut dans cette affaire, fit signe aux blancs de s’approcher.

— Homme d’une nature sauvage, dit Meek Wolf avec son emphase ordinaire, l’heure de ton existence touche à sa fin ! Le jugement a été prononcé. Tu as été pesé dans la balance, et tu as été trouvé trop léger. Mais la charité chrétienne ne se lasse jamais. Nous ne pouvons résister aux ordres de la Providence, mais nous pouvons adoucir ses coups. Tu vas mourir ! C’est un ordre décrété par l’équité, et rendu terrible par le mystère. Soumets-toi aux ordres du ciel. Païen, tu as une âme ; elle est sur le point de quitter son enveloppe mortelle pour aller habiter un monde inconnu…

Jusqu’à ce moment, le captif avait écouté avec la politesse d’un sauvage lorsque rien ne l’émeut. Il avait même regardé le tranquille enthousiasme et les passions contradictoires qui brillaient sur les traits rudes de l’orateur, avec le respect qu’il aurait pu manifester en écoutant les prétendues révélations d’un prophète de sa tribu. Mais, lorsque le ministre chrétien parla de l’état de l’âme après sa mort, l’esprit de Conanchet se rappela aussitôt les croyances qu’il avait nourries jusqu’alors, et qui étaient pour lui la vérité. Posant un doigt sur l’épaule de Meek, il l’interrompit en disant :

— Mon père oublie que la peau de son fils est rouge. Le sentier des heureuses terres de chasse du juste Indien est devant lui.

— Païen, l’esprit de ténèbres et de péché a proféré ces blasphèmes par ta bouche !

— Écoute !… Mon père voit-il ce qui agite ces buissons ?

— C’est le vent invisible, enfant frivole et idolâtre sous la forme d’un adulte.

— Et cependant mon père parle à cet enfant, reprit l’Indien avec l’ironie grave et mordante de sa nation. Vois, ajouta-t-il fièrement et même avec férocité, l’ombre a dépassé la racine de l’arbre. Que les hommes sages des visages pâles se mettent de côté, un sachem est prêt à mourir !

Meek poussa un gémissement causé par un chagrin réel ; car, malgré le voile que ses théories exaltées et des subtilités théologiques avaient étendu sur son jugement, son cœur était humain et sensible. Courbant son front sur les volontés mystérieuses de la Providence, il s’éloigna à une faible distance, et, s’agenouillant sur un roc, on entendit sa voix, pendant tout le temps de l’exécution, adresser au ciel de ferventes prières pour le salut de l’âme du condamné.

Le ministre ne se fut pas plus tôt retiré, qu’Uncas pria Dudley de s’approcher. Bien que le caractère de l’habitant des frontières fût aussi plein de bonté que d’honneur, ses opinions et ses principes appartenaient à l’époque où il vivait. S’il avait approuvé le jugement qui abandonnait Conanchet à la merci de son implacable ennemi, il avait du moins le mérite d’avoir suggéré l’expédient qui devait protéger la victime contre les raffinements de cruauté auxquels les sauvages n’étaient que trop portés à se livrer. Il s’était même volontairement offert à être un des témoins de la fidélité d’Uncas à tenir sa parole ; et, en agissant ainsi, il n’avait pas fait peu de violence à ses inclinations naturelles. Le lecteur jugera donc de sa conduite dans cette occasion avec l’indulgence qu’une juste appréciation de la condition du pays et des usages du siècle exigeront. Il y avait dans la contenance et sur les traits de ce témoin une expression de pitié bien favorable à la victime. Enfin, Ében Dudley rompit le silence, et s’adressa ainsi à Uncas :

— Un coup heureux de la fortune, Mohican, et peut-être l’assistance des blancs ont mis en ton pouvoir ce Narragansett. Il est certain que les commissaires de la colonie ont soumis son existence à ta volonté ; mais il y a une voix dans le cœur de tous les êtres humains, qui devrait être plus forte que la voix de la vengeance, c’est celle de la miséricorde. Il n’est pas encore trop tard pour l’écouter. Reçois la promesse du Narragansett pour gage de sa foi ; reçois plus encore, prends en otage cet enfant, qui, gardé avec sa mère, sera parmi les Anglais, et laisse aller le prisonnier.

— Mon frère demander avec un esprit ambitieux, répondit Uncas sèchement.

— Je ne sais pas comment ni pourquoi je demande avec cette ardeur, reprit Dudley ; mais il y a de vieux souvenirs et d’anciennes bontés sur le visage et dans les manières, de cet Indien ! Et voilà aussi une femme qui est unie, je le sais, à quelques personne de notre établissement par un lien plus sacré que les relations ordinaires… Mohican, j’ajouterai une bonne provision de poudre et de mousquets, si tu veux écouter la pitié et les promesses du Narragansett.

Uncas montra le captif, et dit avec une froideur ironique :

— Que Conanchet parle.

— Tu entends, Narragansett. Si celui que je te soupçonne d’être connaît quelque chose aux usages des blancs, parle : veux-tu jurer de conserver la paix avec les Mohicans et d’enterrer la hache dans le sentier entre vos villages ?

— Le feu qui a brûlé les huttes de mon peuple a changé le cœur de Conanchet en pierre, répondit avec calme le jeune sachem.

— Alors, je n’ai plus rien, à faire que de voir si le traité est respecté, répondit Dudley, trompé dans son attente. Tu as des opinions particulières à ta nature, et elles doivent te diriger. Que le Seigneur ait pitié de toi, Indien, et te juge avec l’indulgence que mérite un sauvage ignorant !

Dudley fit signe à Uncas qu’il n’avait plus rien à dire. Il s’éloigna, de quelques pas. Son visage exprimait tout son chagrin, mais ses yeux remplissaient encore leur devoir et surveillaient attentivement tous les mouvements des Indiens. Au même moment, pour obéir à un signe du chef mohican, deux farouches sauvages se placèrent de chaque côté du captif. Ils attendaient évidemment un dernier signal pour exécuter le jugement. Dans ce moment solennel il se fit un profond silence, comme si chacun des principaux acteurs pesait quelque matière importante dans son esprit.

— Le Narragansett n’a pas parlé à sa femme, dit Uncas, espérant en secret que son ennemi pourrait manifester quelque faiblesse au moment d’une aussi triste épreuve : elle est près de lui.

— J’ai dit que mon cœur était de pierre, répondit froidement le Narragansett.

— Vois, cette fille rampe comme un oiseau effrayé parmi les feuilles. Si mon frère Conanchet veut regarder, il verra sa bien-aimée.

Le visage de Conanchet devint sombre, mais il ne parut pas changer de résolution.

— Nous irons au milieu des buissons, si le sachem a peur de parler à sa femme lorsque l’œil d’un Mohican est fixé sur lui. Un guerrier n’est pas une fille curieuse, pour désirer voir le chagrin d’un chef.

Conanchet chercha avec précipitation une arme pour pouvoir en frapper son ennemi ; mais alors un doux murmure se fit entendre près de lui, il reconnut, une voix chérie, et sa colère s’apaisa tout à coup.

— Le sachem ne veut-il pas regarder son enfant ? demanda une voix suppliante. C’est le fils d’un grandi guerrier. Pourquoi le visage de son père est-il sombre avec lui ?

Narra-Mattah s’était approchée assez près de son mari pour être à portée de sa main. Elle étendait les bras et présentait au jeune chef le gage de leur bonheur passé, comme si elle eut voulu, implorer un dernier regard de bonté et d’amour.

— Le grand Narragansett ne veut-il pas regarder son enfant ? répéta la même voix, douce comme les sons de la plus douce mélodie ? pourquoi son visage est-il si sévère avec une femme de sa tribu ?

Lorsque Narra-Mattah eut prononcé ces paroles, les traits sombres du Sagamore des Mohicans lui-même montrèrent de l’émotion. Faisant signe aux deux sauvages d’aller derrière l’arbre, il se détourna, et fit quelques pas avec l’air digne d’un Indien, lorsqu’il est dirigé par les plus nobles sentiments. Une lumière subite brilla sur le front de Conanchet, les yeux de ce jeune chef s’arrêtèrent, sur le visage de sa compagne désolée, qui pleurait moins sur son danger que sur le mécontentement qu’elle avait, encouru. Il reçut l’enfant de ses mains et contempla longtemps ses traits avec mélancolie. Puis, il fit signe à Dudley, qui était le seul spectateur de cette scène, et plaça l’enfant dans ses bras.

— Vois, dit-il en désignant son fils, c’est une jeune fleur des défrichements ; il ne vivra pas à l’ombre.

Conanchet arrêta de nouveau un regard sur sa tremblante compagne. Il y avait dans ce regard tout l’amour d’un mari.

— Fleur des terres découvertes, dit-il, le Manitou de ta race te placera dans les champs de tes pères. Le soleil brillera sur toi, et le vent d’au-delà du lac salé poussera les nuages dans les bois. Un juste et grand chef ne peut pas fermer les oreilles au bon esprit de son peuple ; le mien appelle son fils pour aller chasser parmi les braves qui sont partis pour la longue route. Le tien montre un autre chemin. Va, entends sa voix et obéis. Que ton esprit soit comme une immense clairière ; que tous ses nuages soient du côté des bois ; qu’il oublie le rêve qu’il a fait parmi les arbres ; c’est la volonté du Manitou.

— Conanchet exige beaucoup de son épouse : son âme n’est que l’âme d’une femme.

— Une femme des visages pâles ; qu’elle rejoigne maintenant sa tribu. Narra-Mattah, ton peuple raconte d’étranges traditions. Il dit qu’un juste mourut pour les hommes de toutes les couleurs. Je ne sais pas ; mais Conanchet est un enfant parmi les hommes habiles, et un homme parmi les guerriers. Si cela est vrai, il attendra sa femme et son fils dans les heureuses terres de chasse, et ils viendront le rejoindre. Il n’y a point de chasseur des Yengeeses qui puisse tuer un aussi grand nombre de daims. Que Narra-Mattah oublie son chef jusqu’à ce temps, et lorsqu’elle l’appellera par son nom, qu’elle parle haut, car il sera bien aise d’entendre encore sa voix. Il prend congé de sa femme avec un cœur triste. Elle mettra une petite fleur de deux couleurs devant ses yeux, et elle la verra croître avec bonheur. Maintenant qu’elle s’éloigne. Un Sagamore va mourir.

La jeune femme, attentive, écoutait chaque syllabe lente et mesurée, comme un être élevé dans les superstitions eût écouté les paroles d’un oracle. Mais, habituée à l’obéissance et anéantie par la douleur, elle n’hésita pas plus longtemps. La tête de Narra-Mattah se pencha sur son sein lorsqu’elle quitta son mari, et son visage était caché dans sa robe. Lorsqu’elle passa devant Uncas, ses pas étaient si légers qu’ils ne produisaient pas le moindre bruit ; et lorsque le Mohican vit Narra-Mattah se détourner avec précipitation, il leva un de ses bras en l’air. Les terribles muets se montrèrent un instant de derrière les arbres et disparurent aussitôt. Conanchet tressaillait, et il sembla qu’il allait s’élancer en avant ; mais, reprenant ses sens par un violent effort sur lui-même, son corps s’appuya contre l’arbre, et il tomba dans l’attitude d’un chef assis, au conseil. Il y avait un sourire de triomphe sur son visage, et ses lèvres s’agitèrent ; Uncas retint sa respiration en se penchant pour écouter.

— Mohican, je meurs avant que mon cœur soit faible !

Ces mots, prononcés d’une voix ferme, mais avec effort, frappèrent les oreilles d’Uncas ; ensuite on entendit deux profonds soupirs : l’un fut proféré par Uncas, qui avait jusqu’alors retenu sa respiration, l’autre était le dernier du dernier sachem de la tribu dispersée des Narragansetts.



  1. Moose. C’est à proprement parler une grosse espèce de daim.