Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXV

Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 293-306).

CHAPITRE XXV.


Tu ne verras point ici de sorcière ridée, point de spectre conduisant sa bande dans les ténèbres. Des fées parcourront les prairies, et orneront la tombe des perles de la rosée.
Collins.



Il est rare que la philosophie d’un chef indien l’abandonne assez pour détruire le calme de ses traits. Lorsque Content et le reste de la famille parurent sur la montagne, ils trouvèrent les chefs se promenant toujours dans le verger avec une grande apparence de calme et la gravité convenable à leur rang.

Annawon, qui avait été leur conducteur, plaça les captifs sur une ligne, choisit pour leur position le pied des ruines, et attendit patiemment que ses supérieurs s’aperçussent de sa présence. Ce silence n’avait rien de l’abjecte soumission asiatique ; il venait de l’habitude de se commander à soi-même, habitude qui enseignait aux Indiens à réprimer toute émotion. Un effet semblable était produit par l’humilité religieuse de ceux que la fortune avait mis en leur pouvoir. C’eût été une curieuse étude pour un philosophe observateur des passions humaines d’examiner la différence entre le calme physique et l’empire que les sauvages, habitants des forêts, avaient sur eux-mêmes, et la résignation toute spirituelle et religieuse que montraient la plupart des prisonniers. Nous disons la plupart, car il y avait une exception. Le front du jeune Mark annonçait son mécontentement, et la colère qu’on pouvait lire dans ses regards ne s’évanouissait que lorsque par hasard ils s’arrêtaient sur les traits pâles de sa mère. On aurait eu tout le temps d’examiner en silence ces différentes particularités, car plusieurs minutes s’écoulèrent avant que les deux sachems parussent décidés à recommencer la conférence.

Enfin, Philippe ou Metacom, comme nous l’appelons indifféremment, s’approcha près du groupe. — Cette terre est une bonne terre ! dit-il ; elle est de plusieurs couleurs, pour plaire aux yeux de celui qui l’a faite. D’un côté elle est sombre ; et comme le ver prend la couleur de la feuille sur laquelle il se nourrit, de ce côté les chasseurs sont noirs ; de l’autre elle est blanche, et c’est la partie où les hommes pâles sont nés, et où ils devraient mourir ; ou bien ils perdront la route qui doit les conduire à leurs heureuses terres de chasse. Bien des justes guerriers qui ont été tués sur des sentiers de guerre éloignés errent encore dans les bois, parce que la trace est cachée, et leur vue faible. Il n’est pas bon de se fier autant à l’adresse de…

— Misérable et aveugle adorateur d’Appolyon ! interrompit le Puritain, nous ne sommes pas des idolâtres et des insensés ! Il nous a été accordé de connaître le Seigneur ; pour ses adorateurs choisis, toutes ces régions se ressemblent. L’esprit peut également s’élever à travers les neiges et les ouragans ; les tempêtes et le calme des terres du soleil et des terres des glaces, des profondeurs de l’Océan, du feu des forêts…

Le vieux Mark fut interrompu à son tour. Lorsqu’il prononça le mot feu, le doigt de Metacom lui toucha l’épaule ; et quand il eut cessé de parler, jusque-là aucun Indien n’eût voulu prendre la parole, le chef lui demanda gravement :

— Et lorsqu’un homme des visages pâles est mort dans le feu, peut-il encore marcher sur la terre ? Entre ce défrichement et les champs heureux des Yengeeses, la rivière est-elle si étroite qu’un homme juste puisse la passer lorsqu’il lui plaît ?

— C’est là une pensée d’un malheureux plongé dans les abominations du paganisme ! Enfant d’ignorance ! apprends que la barrière qui sépare le ciel de la terre ne peut être franchie ; car quel être purifié pourrait se soumettre de nouveau aux faiblesses de la chair ?

— C’est un mensonge des faux visages pâles ! dit le rusé Philippe ; ils disent cela afin que les Indiens ne puissent apprendre leur adresse et devenir plus forts que les Yengeeses. Mon père et ceux qui sont avec lui furent une fois brûlés dans cette hutte, et maintenant ils sont ici, prêts à prendre le tomahawk !

— Me mettre en colère à ce blasphème, ce serait mal exprimer ce que je sens, dit Mark, plus ému de cette accusation de sorcellerie qu’il ne désirait l’avouer ; et cependant souffrir qu’une aussi fatale erreur se répande parmi ces aveugles victimes de Satan, ce serait négliger un devoir. Tu as entendu raconter cette histoire à ton peuple sauvage, homme des Wampanoags ; elle contribuera à la perdition de ton âme, à moins que tu ne sois heureusement délivré des griffes du trompeur. Il est vrai que moi et les miens nous courûmes un grand danger dans cette tour, et qu’aux yeux des sauvages qui nous entouraient nous semblions consumés par les flammes ; mais le Seigneur nous donna la pensée de chercher un refuge là où le feu ne pouvait nous atteindre. Il fit de ce puits l’instrument de notre sûreté, afin de remplir ses desseins impénétrables.

Les auditeurs, malgré leurs habitudes rusées et la subtilité de leur esprit, écoutèrent cette simple explication de ce qu’ils avaient regardé comme un miracle, avec une surprise qu’ils eussent vainement voulu cacher. L’admiration d’un tel artifice fut évidemment leur première émotion ; ils ne donnèrent pas à un tel fait une entière croyance, jusqu’à ce qu’ils se fussent assurés par eux-mêmes qu’on ne les avait pas trompés ; la petite porte de fer, qui avait donné accès dans le puits pour les usages domestiques de la famille, était encore là, et ce ne fut que lorsque les deux chefs eurent examiné la profondeur du pilier qu’ils parurent persuadés de la possibilité de cette action. Alors une expression de triomphe brilla sur le sombre visage de Philippe, tandis que les traits de son compagnon exprimaient en même temps la satisfaction et le regret. Ils s’écartèrent un peu des captifs, réfléchissant l’un et l’autre sur ce qu’ils venaient de voir et d’entendre, et lorsqu’ils parlèrent, ce fut de nouveau dans le langage de leur race.

— Mon fils a une langue qui ne peut mentir, observa Metacom d’une voix douce et flatteuse. Ce qu’il a vu il le dit, et ce qu’il dit est vrai ; Conanchet n’est pas un enfant, mais un chef dont la sagesse a des cheveux gris, bien que ses membres soient jeunes. Maintenant, pourquoi mon peuple ne prendrait-il pas les crânes de ces Yengeeses, afin qu’ils ne puissent plus se cacher dans les trous de la terre, comme de rusés renards ?

— Le sachem à une pensée de sang, répondit le jeune chef avec une vivacité qui n’était point ordinaire aux hommes de son rang ; que les armes des guerriers se reposent jusqu’à ce qu’elles rencontrent les mains armées des Yengeeses, ou elles se trouveraient trop fatiguées de frapper ; mes hommes tout pris des chevelures depuis que le soleil se montre au-dessus des nuages, et ils sont satisfaits. Pourquoi Metacom a-t-il un regard aussi sévère ? Qu’est-ce que mon père voit ?

— Un point sombre au milieu d’une immense plaine ; l’herbe n’est pas verte, elle est rouge comme du sang. Ce sang est trop foncé pour être celui d’un visage pâle, c’est le sang précieux d’un grand guerrier ; la pluie ne peut pas l’effacer, il devient plus sombre chaque soleil ; la neige ne le blanchit pas, il est là depuis plusieurs hivers ; les oiseaux poussent des cris lorsqu’ils volent au-dessus, le loup hurle, le lézard rampe d’un autre côté.

— Tes yeux deviennent âgés : le feu a noirci la place, et ce que tu vois est du charbon.

— Le feu fut allumé dans un puits, sa flamme ne fut pas brillante ; ce que je vois est du sang.

— Wampanoag, reprit Conanchet avec fierté, j’ai renversé dans ce lieu la hutte des Yengeeses. La tombe de mon père est couverte des crânes conquis par la main de son fils… Pourquoi Metacom regarde-t-il encore ? Qu’est-ce qu’il voit ?

— Une ville indienne brûlant au milieu de la neige ; les jeunes gens frappés par derrière, les filles poussant des cris, les enfants brûlés sur des charbons, et les vieillards mourant comme des chiens ! C’est le village des lâches Pequots. Non, j’y vois mieux ; les Yengeeses sont dans le pays du grand Narragansett, et le brave sachem est là qui se bat ! Il faut que je ferme mes yeux, car la fumée les aveugle.

Conanchet écouta dans un sombre silence cette allusion au sort récent et déplorable du principal établissement de sa tribu ; car le terrible désir de vengeance, naguère réveillé, semblait assoupi de nouveau dans son sein, sinon entièrement apaisé, par quelque sentiment aussi puissant que mystérieux. Il tourna tristement ses regards, que jusqu’alors il avait fixés sur le visage du chef, vers les captifs, dont le sort dépendait d’une de ses paroles, puisque la troupe qui venait d’attaquer les habitants de Wish-ton-Wish était, à peu d’exceptions près, composée des guerriers de sa puissante nation ; mais, bien que ses regards fussent mécontents, des facultés aussi exercées que les siennes ne pouvaient pas aisément se tromper sur les choses même les plus légères qui se passaient devant lui.

— Que voit encore mon père ? demanda-t-il avec un intérêt qu’il ne put réprimer, en apercevant une nouvelle expression sur les traits de Metacom.

— Une femme qui n’est ni blanche ni rouge, une jeune femme qui bondit comme un faon, qui a vécu dans un wigwam à ne rien faire, qui parle avec deux langues, qui tient ses mains devant les yeux d’un grand guerrier et le rend aveugle comme un hibou en face du soleil… Je la vois…

Metacom s’arrêta, car à ce moment un être qui rappelait la description qu’il venait de faire parut devant lui, offrant la réalité du portrait imaginaire qu’il venait de tracer avec tant d’art et d’ironie.

Les mouvements du fièvre timide ne sont pas plus précipités ni plus indécis que ne l’étaient ceux de la jeune créature qui se présenta subitement devant les guerriers. Il était facile de deviner à son hésitation et à un pas qu’elle fit en arrière, après le saut léger qui avait annoncé sa présence, qu’elle craignait d’avancer, en même temps qu’elle ne savait pas à quelle distance il était convenable de s’éloigner.

Pendant le premier moment elle s’arrêta dans une attitude qui annonçait le doute, comme celle que pourrait prendre une créature aérienne avant de s’évanouir dans les airs ; alors, rencontrant les regards de Conanchet, son pied déjà levé toucha de nouveau la terre, et toute sa personne prit l’expression modeste et craintive d’une jeune fille indienne qui se trouve en la présence du sachem de sa tribu. Comme cette femme jouera un rôle dans le reste de cette histoire, le lecteur permettra que nous fassions une description un peu détaillée de sa personne.

Cette étrangère n’avait pas encore vingt ans. Sa taille s’élevait au-dessus de celle des jeunes filles indiennes, quoique ses formes fussent aussi délicates et aussi jeunes. Les contours qu’on pouvait apercevoir sous les plis d’une espèce de jaquette de drap écarlate rappelaient les proportions sévères de la beauté classique. Jamais pied moins plat et jambe plus arrondie n’avaient chaussé le moccasin. Quoique toute sa personne fût voilée depuis le cou jusqu’aux genoux par un vêtement serré de calicot et par l’espèce de jaquette dont nous avons parlé, ces vêtements trahissaient des contours qui n’avaient jamais été gâtés, soit par les conventions de l’art, soit par les effets de la fatigue. Sa peau n’était visible qu’aux mains, au visage et au cou. Son lustre avait été un peu terni par le soleil ; une teinte d’un rose prononcé avait remplacé une blancheur qui avait eu le plus grand éclat. Ses yeux étaient doux, et leur couleur rappelait l’azur du ciel ; les sourcils fins et bien arqués, le nez droit, délicat et d’une forme grecque ; le front était plus plein que celui des filles des Narragansetts, mais brillant et régulier. Les cheveux, au lieu de flotter en longues tresses noires, sortaient du wampum de perles en boucles d’un blond doré.

Les particularités qui distinguaient cette femme des autres femmes de la tribu ne consistaient pas seulement dans l’ineffaçable empreinte de la nature ; sa démarche avait plus d’élasticité ; sa taille était plus droite et plus gracieuse, son pied plus en dehors, ses mouvements plus libres, moins indécis que ceux d’un sexe condamné depuis l’enfance à la servitude et au travail. Quoique embellie par les bagatelles conquises sur la race abhorrée dont elle avait, suivant toute apparence, reçu le jour, elle avait le regard timide et sauvage de ceux parmi lesquels sa jeunesse s’était écoulée. Sa beauté eût été remarquable dans tous les pays ; mais le jeu de sa physionomie, l’expression ingénieuse de ses yeux, la liberté de ses membres et de ses mouvements, ne se voient plus au-delà de l’enfance parmi des peuples qui, en essayant de perfectionner, détruisent souvent l’ouvrage de la nature.

Quoique la couleur des yeux fût si différente de celle qui appartient en général aux filles d’une origine indienne, les regards rapides de ses yeux et l’expression mêlée d’alarme et de finesse avec laquelle cette créature extraordinaire examina ceux devant lesquels elle avait été appelée ressemblaient à l’instinct d’une fille sauvage habituée à un exercice constant de ses plus subtiles facultés. Montrant d’un de ses doigts Whittal Ring, qui était debout à une faible distance, elle dit d’une voix douce dans le langage des Indiens :

— Pourquoi Conanchet a-t-il envoyé dans les bois chercher sa femme ?

Le jeune sachem ne fit aucune réponse. Un observateur ordinaire n’aurait pu découvrir dans ses traits s’il s’était aperçu de l’arrivée de l’étrangère. Il conservait la hauteur et la sévérité d’un chef occupé d’affaires, et, quelque profondément que son esprit pût être troublé, il n’était pas facile de deviner le secret de ses pensées sur ses traits impassibles. Pendant un seul instant, il jeta un regard de bonté sur la timide jeune fille ; puis, posant le tomahawk encore sanglant sous son bras, tandis que sa main ferme en saisissait la poignée, il conserva la même immobilité dans ses traits et la même fierté dans son attitude. Philippe n’était point aussi calme lorsque la jeune femme parut ; son front s’obscurcit et ses sourcils se rapprochèrent ; mais bientôt ses regards n’exprimèrent plus que l’ironie et le mépris le plus amer.

— Mon frère désire-t-il encore connaître ce que je vois ? demanda-t-il lorsqu’il se fut écoulé assez de temps après la question de la jeune femme pour prouver que son compagnon n’était pas disposé à répondre.

— Qu’est-ce que le sachem des Wampanoags contemple maintenant ? reprit Conanchet avec fierté, ne désirant point avouer qu’aucune circonstance extraordinaire eût interrompu leur conférence.

— Un coup d’œil que les yeux ne veulent pas croire ; il voit une grande tribu sur le sentier de la guerre ; il y a bien des braves et un chef dont les pères viennent des nuages : leurs mains sont dans les airs, ils frappent des coups pesants, la flèche est prompte ; on ne voit pas la balle pénétrer, mais elle tue ; le sang coule des blessures ; il est de la couleur de l’eau. Maintenant il ne voit plus, il entend ; c’est le cri de carnage, et les guerriers sont contents. Les chefs, dans les terres heureuses, viennent avec joie recevoir les Indiens qui ont été tués, car ils reconnaissent le cri de carnage de leurs enfants.

Les traits expressifs du guerrier brillaient tandis que son esprit suivait avec un plaisir involontaire cette description du combat qui venait d’avoir lieu ; le sang se précipitait vers son cœur, qui battait toujours d’une ardeur guerrière.

— Que voit encore mon père ? demanda-t-il, sa voix prenant insensiblement les accents du triomphe.

— Un messager… puis il entend… les moccasins des femmes.

— Assez, Metacom ; les femmes des Narragansetts n’ont plus de huttes, leur village est en cendres, et elles suivent les jeunes gens pour avoir de la nourriture.

— Je ne vois point de daims ; le chasseur ne trouvera pas de venaison dans le défrichement des visages pâles. Mais le grain est plein de lait ; Conanchet a faim ; il a envoyé chercher sa femme afin qu’elle lui serve à manger !

Les doigts de la main du jeune chef qui avait saisi la poignée du tomahawk semblèrent s’enfoncer dans le bois. La brillante hache elle-même fut légèrement soulevée ; mais l’expression de ressentiment du jeune chef s’évanouit en même temps que sa colère ; et, prenant un maintien calme et digne :

— Va, Wampanoag, dit-il en étendant la main avec fierté, comme s’il était résolu à ne pas être fatigué plus longtemps par les paroles de son rusé compagnon, mes jeunes gens feront retentir le cri de guerre lorsqu’ils entendront ma voix, et ils tueront des daims pour leurs femmes. Sachem, mes pensées sont à moi.

Philippe répondit à l’expression qui accompagnait ces paroles par un regard de vengeance ; mais, déguisant sa colère avec sa prudence habituelle, il quitta la montagne, affectant d’éprouver plus de commisération que de ressentiment.

— Pourquoi Conanchet a-t-il envoyé dans les bois chercher sa femme ? répéta la voix douce de celle qui était près du jeune chef, et qui parlait avec moins de timidité depuis que l’esprit en courroux des Indiens de cette région avait disparu.

— Narra-Mattah, approche-toi, dit le jeune chef, abandonnant le ton fier et solennel avec lequel il s’était adressé au chef guerrier pour prendre des accents qui convenaient mieux aux oreilles d’une jeune femme ; ne crains pas, fille du matin, car ceux qui nous entourent sont d’une race habituée à voir des femmes au feu du conseil. Regarde autour de toi : y a-t-il quelque chose parmi ces arbres qui te rappelle d’anciens souvenirs ? As-tu jamais vu une vallée dans tes rêves ? Les visages pâles qui sont là-bas, et que le tomahawk de mes jeunes gens a épargnés, ont-ils été conduits devant toi par le Grand-Esprit pendant une nuit obscure ?

La jeune femme écoutait avec une impression profonde ; son regard était errant et incertain ; cependant il semblait animé accidentellement par des souvenirs confus. Jusqu’à ce moment, elle avait été trop occupée à deviner le motif de sa venue pour examiner les objets dont elle était entourée ; mais lorsque son attention fut dirigée sur eux, ses yeux les parcoururent avec cette perspicacité si remarquable dans ceux dont les facultés ont été rendues plus subtiles par le danger et la nécessité. Passant d’un objet à un autre, ses regards rapides parcoururent le hameau éloigné, son petit fort, les bâtiments qui se trouvaient plus rapprochés, la verdure des champs, le verger parfumé qui la couvrait de son ombrage, et la tour noircie par le feu qui s’élevait au centre comme un sombre souvenir du passé, et qui semblait placée dans ce lieu pour enseigner qu’il ne fallait pas placer une trop grande confiance dans la paix et les charmes qui y régnaient.

Secouant la tête pour débarrasser son front des boucles de cheveux dont il était entouré, la jeune femme étonnée retourna pensive et silencieuse à sa première place.

— C’est un village des Yengeeses, dit-elle après un long silence. Une femme narragansett n’aime pas à voir les huttes de la race abhorrée.

— Écoute. Les mensonges ne sont jamais entrés dans les oreilles de Narra-Mattah. Ma langue a parlé comme la langue d’un chef. Tu n’es pas venue du sumac, mais de la neige ; ta main n’est pas comme la main des femmes de ma tribu ; elle est petite, parce que le Grand-Esprit ne l’a pas faite pour le travail ; elle est de la couleur des nuages du matin, parce que tes pères sont nés près du lieu où le soleil se lève. Ton sang est comme l’eau d’une source. Tu sais tout cela, car personne ne t’a fait entendre un mensonge. Parle : n’as-tu jamais vu le wigwam de ton père ? sa voix ne murmure-t-elle pas à les oreilles dans le langage de son peuple ?

La jeune femme avait pris cette attitude qu’on peut supposer à une sibylle lorsqu’elle écoute les ordres occultes du mystérieux oracle.

— Pourquoi Conanchet fait-il ces questions à sa femme ? demanda-t-elle. Il sait ce qu’elle sait, il voit ce qu’elle voit, sa pensée est ma pensée. Si le Grand-Esprit a fait sa peau d’une couleur différente de la sienne, il a fait son cœur semblable au sien. Narra-Mattah ne veut point écouter le langage du mensonge. Elle ferme l’oreille, car il y a de la fausseté jusque dans ses accents ; elle essaie de l’oublier. Notre langage peut exprimer tout ce qu’elle souhaite de dire à Conanchet ; pourquoi se rappellerait-elle ses songes lorsqu’un grand chef est son mari ?

Les regards du guerrier, en s’arrêtant sur le visage charmant et rempli de confiance de celle qui lui parlait, annonçaient la plus vive tendresse. La fierté avait abandonné son front ; elle était remplacée par la plus douce affection. Ce sentiment appartenant à la nature, on en voit souvent l’expression dans le regard d’un Indien, aussi forte qu’elle peut jamais l’être lorsqu’elle embellit la vie d’êtres plus civilisés.

— Jeune fille, dit-il avec emphase après un moment de silence, comme s’il voulait se rappeler à lui-même et à elle un devoir plus important, ceci est le sentier de la guerre ; tous ceux qui s’y trouvent sont des hommes. Tu ressemblais au pigeon qui n’a pas encore ouvert ses ailes lorsque je arrachai de ton nid. Depuis, le vent de bien des hivers a soufflé sur toi : ne penses-tu jamais à la chaleur et aux repas de la hutte dans laquelle tu as passé tant de saisons ?

— Le wigwam de Conanchet est chaud ; aucune femme de la tribu n’a autant de fourrures que Narra-Mattah !

— Il est un grand chasseur ! Lorsqu’ils entendent son moccasin, les castors se couchent pour qu’il les tue ! Mais les hommes aux visages pâles tiennent la charrue. Blanche-Neige ne se rappelle-t-elle pas ceux qui protégeaient la maison de son père contre le froid, ou la manière dont vivent les Yengeeses ?

La jeune et attentive compagne de Conanchet sembla réfléchir ; puis, levant son visage avec une expression de contentement qui ne pouvait être feinte, elle secoua la tête d’une manière négative.

— Ne voit-elle jamais un grand feu allumé dans les huttes, ou n’entend-elle pas le cri des guerriers qui envahissent une plantation ?

— Bien des feux ont été allumés devant ses yeux ; les cendres des villes des Narragansetts ne sont pas encore froides.

— Narra-Mattah n’entend-elle pas son père parler au Dieu des Yengeeses ? Écoute, il prie pour son enfant.

— Le Grand-Esprit des Narragansetts a des oreilles pour son peuple.

— Mais j’entends une voix plus douce ! C’est une femme des visages pâles parmi ses enfants ; sa fille ne l’entend-elle pas ?

Narra-Mattah ou Blanche-Neige posa légèrement sa main sur le bras du chef ; elle le regarda en face attentivement avant de lui répondre. Ce regard semblait redouter la colère qu’elle pouvait exciter par ce qu’elle allait révéler :

— Chef de mon peuple, dit-elle ; encouragée par le visage doux et calme de Conanchet, ce qu’une fille des plantations voit dans ses songes ne doit point être caché. Ce n’est point aux huttes de sa race qu’elle pense, car le Wigwam de son mari est un asile plus chaud pour elle ; ce n’est point à la nourriture et aux vêtements d’un peuple astucieux, car qui est plus riche que la femme d’un grand chef ? ce ne sont point les prières de ses pères à leur Esprit qu’elle entend, car il n’y en a pas de plus fort que Manitou. Narra-Mattah à tout oublié, elle n’aime pas à penser à des choses semblables. Elle sait comment elle doit haïr une race avide et affamée, mais elle voit un être que les épouses des Narragansetts ne peuvent pas voir. Elle voit une femme avec une peau blanche, dans ses rêves ; ses regards sont arrêtés doucement sur son enfant ; ce n’est point seulement un œil, c’est une langue ! Elle dit : que souhaite la femme de Conanchet ? A-t-elle froid ? voilà des fourrures ; a-t-elle faim ? voilà du gibier ; est-elle fatiguée ? les bras de la femme pâle s’ouvrent afin que la fille indienne puisse y dormir. Quand le silence règne dans la hutte, lorsque Gonanchet et ses jeunes gens sont endormis, c’est alors que cette femme pâle parle, sachem ; elle ne parle pas des combats de son peuple, ni des chevelures que ses guerriers ont enlevées, ni des craintes que sa tribu inspire aux Pequots et aux Mohicans ; elle ne dit pas comment une jeune Narragansett doit obéir à son mari, ni comment les femmes doivent conserver de la nourriture dans leurs huttes pour les chasseurs lorsqu’ils sont fatigués. Sa langue prononce d’étranges paroles ; elle nomme un esprit puissant et juste qui parle de paix et non pas de guerre. C’est comme le son qui vient des nuages, c’est comme le bruit de l’eau qui tombe parmi les rochers. Narra-Mattah aime à l’écouter, car cette voix lui paraît douce comme celle du Wish-ton-Wish lorsqu’il siffle au milieu des bois.

Conanchet avait arrêté un regard rempli d’affection sur celle qui était debout devant lui. Elle avait parlé avec cette ardeur, cette éloquence naturelle qu’aucun art ne peut égaler ; et lorsque Narra-Mattah eut cessé de se faire entendre, il répondit en posant une main sur la tête à demi inclinée de la jeune femme.

— C’est l’oiseau de la nuit qui appelle ses petits, dit Conanchet avec tendresse et mélancolie : Le Grand-Esprit de tes pères est en courroux parce que tu habites la hutte d’un Narragansett. Sa vue est trop perçante pour être trompée. Il sait que les moccasins, les wampums et la robe de fourrure mentent ; ces choses-là ne l’empêchent pas de voir la couleur de la peau.

— Non, Conanchet, dit la jeune femme avec précipitation et avec une fermeté que sa timidité ne donnait pas lieu d’attendre d’elle, il voit plus loin que la peau, et distingue la couleur de l’esprit ; il a oublié qu’une de ses filles est perdue.

— Il n’en est point ainsi. L’aigle de mon peuple fut pris dans les huttes des visages pâles. Il était jeune, et on lui apprit à parler une autre langue. La couleur de ses plumes fut changée, et ils pensèrent tromper Manitou. Mais lorsque la porte fut ouverte, il ouvrit ses ailes et vola vers son nid. Il n’en est point ainsi. Ce qui fut fait est bien, ce qui va se faire sera mieux encore. Viens, voilà un sentier droit devant nous.

En achevant ces mots, Conanchet fit signe à sa femme de le suivre vers le groupe des captifs. Le dialogue que nous venons de rapporter avait eu lieu dans une partie du verger où les deux époux étaient cachés par les ruines. La distance était faible, et le sachem et sa compagne furent bientôt en présence de ceux qu’ils cherchaient. Laissant sa femme un peu en dehors du cercle, Conanchet avança, et prenant le bras que Ruth lui abandonna sans résistance, il conduisit cette dernière à quelques pas des captifs ; il plaça les deux femmes vis-à-vis l’une de l’autre. Une vive émotion brillait sur les traits de l’Indien, qui, en dépit de son masque de peintures guerrières, ne pouvait la cacher entièrement.

— Vois, dit-il en anglais, regardant attentivement l’une et l’autre femme. Le bon Esprit n’est pas honteux de son ouvrage. Ce qu’il a fait, il l’a fait ; les Narragansetts ou les Yengeeses ne peuvent pas le détruire. Voilà l’oiseau blanc qui vient de l’autre côté de la mer, ajouta-t-il en touchant l’épaule de Ruth avec un de ses doigts, et voilà le petit qu’elle réchauffait sous ses ailes. Alors, croisant ses bras sur sa poitrine nue, il parut vouloir rappeler toute son énergie, de crainte que dans la scène qu’il prévoyait sa fermeté ne l’abandonnât d’une manière indigne de son nom.

Les captifs ignoraient ce que signifiait la scène qui se passait à peu près devant eux. Tant de figures étranges et sauvages allaient et venaient, qu’ils ne leur donnaient plus aucune attention. Jusqu’au moment où elle entendit Conanchet parler anglais, Ruth ne prit aucun intérêt à cette entrevue. Mais le langage figuré et l’action non moins remarquable du Narragansett la tirèrent subitement de sa profonde mélancolie.

— Aucun enfant en bas âge ne paraissait jamais devant les yeux de Ruth sans lui rappeler péniblement l’ange qu’elle avait perdu ; la voix joyeuse de l’enfant ne frappait jamais son oreille sans aller péniblement jusqu’à son cœur ; jamais on ne faisait devant elle d’allusion, soit à des personnes, soit à des événements qui lui rappelaient les tristes incidents de sa propre histoire, sans réveiller toute sa douleur maternelle. Il n’est donc pas surprenant que, se trouvant dans la situation que nous venons de dépeindre, la nature se fit sentir à son cœur, et que son esprit eût conçu des soupçons d’une vérité que le lecteur a déjà devinée. Cependant elle n’osait se livrer à tout son espoir. L’imagination lui avait toujours représenté son enfant dans l’état d’innocence, telle qu’elle avait été arrachée de ses bras ; et bien qu’elle trouvât devant elle de quoi répondre à ses espérances, ce n’était pas l’image qu’elle conservait dans son cœur depuis longtemps. Cette illusion, si l’on peut appeler ainsi un sentiment naturel, était trop profondément enracinée pour être détruite par un simple regard. Ruth tenait les deux mains de l’étrangère, elle la contemplait en silence, et ses traits changeaient en même temps que ses sentiments. Elle semblait craindre qu’elle ne lui échappât, et cependant elle n’osait la presser sur un cœur qui pouvait appartenir à une autre.

— Qui es-tu ? demanda la mère avec un accent dans le tremblement duquel on reconnaissait toutes les émotions de ce sacré caractère. Parle, être mystérieux et charmant, qui es-tu ?

Narra-Mattah tourna ses regards effrayés et suppliants vers le chef, calme et impassible, comme si elle cherchait la protection dans les bras où elle était habituée à la recevoir. Mais une sensation différente s’empara d’elle au moment où elle entendit une voix qui avait trop souvent frappé son oreille pendant son enfance pour être oubliée. Ses efforts cessèrent, et sa taille flexible prit l’attitude de la plus profonde attention. Sa tête était penchée de côté, comme si son oreille attendait encore des accents de la douce voix, tandis que ses regards joyeux étaient toujours arrêtés sur le visage de son mari.

— Vision des bois ! ne répondras-tu pas ? continua Ruth ; s’il y a dans ton cœur quelque respect pour le saint d’Israël, réponds, que je puisse te connaître !

— Conanchet, dit Narra-Mattah, sur le visage de laquelle on voyait augmenter la joie et la surprise ; approche-toi, sachem, l’Esprit qui parle à Narra-Mattah dans ses rêves est auprès d’elle.

— Femme du Yengeese, dit l’Indien avec dignité en s’approchant, que le nuage s’écarte de tes yeux. Femme du Narragansett ! vois plus clairement, le Manitou de votre race parle haut ; il dit à une mère de reconnaître sa fille !

Ruth n’hésita pas plus longtemps ; aucune exclamation ne lui échappa, mais en pressant fortement sa fille contre son sein, on eût dit qu’elle cherchait à réunir leurs deux âmes. Un cri d’étonnement et de plaisir se fit entendre autour d’elle. Alors se montra toute la puissance de la nature ; le vieillard et le jeune homme la reconnurent également, et les malheurs récents furent oubliés dans la joie pure d’un semblable moment. La fermeté même du fier Conanchet fut ébranlée. Levant la main qui tenait encore le tomahawk sanglant, il se cacha le visage ; et, tournant la tête afin que personne ne pût voir la faiblesse d’un grand guerrier, il pleura.