CHAPITRE VI

Vous lisez sur son front. — c’est la première page
Du tragique récit que contient tout l’ouvrage.

Shakspeare.

Débarrassé de la digne femme de charge, Morton se prépara à porter à son hôte ce qu’il avait réservé des provisions. Il ne crut pas nécessaire de prendre une lumière, et ce fut un bonheur, car à peine mettait-il le pied sur le seuil de la porte, qu’un bruit de chevaux lui annonça que les cavaliers allaient passer près de la hauteur sur laquelle était située la maison de Milnwood. L’officier prononça distinctement le mot halte ! Un silence profond suivit.

— À qui cette maison appartient-elle ? demanda une voix impérieuse.

— À David Milnwood, s’il plaît à Votre Honneur, fut-il répondu.

— Le propriétaire est-il bien pensant ?

— Il suit un ministre toléré par le gouvernement, et il ne s’est jamais montré réfractaire aux lois.

— Oh ! oui, j’entends, toléré ! Cette tolérance est un masque de trahison. J’ai envie de faire visiter la maison : qui sait si quelqu’un des complices de ce meurtre infernal n’y est pas caché ?

— Je vous assure que ce serait peine inutile et temps perdu, dit une troisième voix, avant que Morton eût le temps de se remettre de l’alarme qu’il éprouvait. Milnwood est un vieil avare hypocondre et infirme qui ne se mêle nullement de politique, et qui tient à son argent plus qu’à toute autre chose au monde. Son neveu était ce matin au wappen-schaw ; il a même été capitaine du Perroquet, ce qui ne sent pas le fanatisme. Je vous réponds que tout le monde dort depuis longtemps dans cette maison, et vous tueriez le pauvre vieillard en lui donnant l’alarme à une pareille heure.

— Cela étant ainsi, ne perdons pas un temps que nous pouvons employer mieux. — Régiment des gardes, en avant : marche !

Une fanfare et le son prolongé des timbales annoncèrent que la troupe s’éloignait. La lune se montra à travers un nuage au moment où la tête de la colonne atteignait le point culminant de la colline autour de laquelle la route serpentait : l’acier des casernes jeta quelques reflets. Lorsque le dernier dragon eut disparu, Morton songea à aller rejoindre Balfour. En entrant dans son asile, il le trouva assis sur son humble couche, tenant à la main une Bible de poche. Son épée, que dès la première alarme il avait tirée du fourreau, était en travers sur ses genoux, et une faible lumière éclairait à demi ses traits durs et farouches.

Burley leva la tête quand Morton l’eut contemplé pendant une minute. — Je vois, lui dit celui-ci en jetant un coup d’œil sur l’épée, que vous avez entendu le bruit de la cavalerie.

— J’y ai fait peu d’attention : mon heure n’est pas encore sonnée. Je sais bien qu’un jour j’irai rejoindre les saints qu’ils ont massacrés. Plût à Dieu que mon heure fût venue ! elle me réjouirait ; mais si mon maître me rappelle à l’ouvrage, je dois obéir sans murmurer.

— Mangez et réparez vos forces ; votre sûreté vous fait une loi de partir demain, dès que le jour vous permettra de distinguer à travers la plaine le sentier qui conduit aux montagnes.

— Vous êtes déjà las de moi, jeune homme ? Vous le seriez davantage si vous connaissiez l’œuvre que je viens d’accomplir. — Mais je n’en suis pas surpris ; il y a des moments où je suis las de moi-même. Pensez-vous qu’il ne soit pas pénible de se sentir appelé à exécuter les justes jugements du ciel, de renoncer à ce sentiment involontaire qui fait frissonner l’homme quand il trempe ses mains dans le sang ? Croyez-vous que celui qui vient de frapper un tyran ne porte pas sur lui-même un œil d’effroi en le voyant tomber ? Croyez-vous qu’il ne doute pas quelquefois si dans ses prières il n’a pas confondu les réponses de la Vérité avec les illusions trompeuses de l’Ennemi ?

— Je ne suis pas en état de discuter sur de pareils sujets ; mais je ne croirai jamais que le ciel puisse inspirer des actions contraires aux sentiments dont il a fait la loi de notre conduite.

— Il est naturel que vous pensiez ainsi : vous êtes encore dans une obscurité plus profonde que celle qui régnait dans le cachot où fut plongé Jérémie. Et cependant le sceau du Covenant est sur votre front. Le fils du juste qui résista aux lois de sang lorsque la bannière flotta sur les montagnes ne restera pas enseveli dans d’éternelles ténèbres. Dans ces temps d’amertume et de malheur, croyez-vous que tout ce qui est exigé de nous soit de maintenir le règne de la loi morale autant que le permet notre charnelle fragilité ? Croyez-vous qu’il ne s’agisse que de dompter nos affections corrompues et nos passions ? Non, quand nous avons ceint nos reins nous sommes appelés à parcourir notre carrière avec courage, et quand nous avons tiré l’épée nous devons frapper l’impie ; fût-il notre voisin.

— Tels sont les sentiments que vos ennemis vous attribuent, et qui excuseraient jusqu’à un certain point les mesures cruelles que le conseil a adoptées contre vous. On affirme que vous prétendez avoir une lumière intérieure, et que vous secouez le joug des magistrats.

— Ceux qui le disent nous calomnient. Ce sont eux, les parjures, qui ont rejeté toute loi divine et humaine, et qui nous persécutent maintenant parce que nous restons fidèles à l’alliance solennelle et au Covenant entre Dieu et le royaume d’Écosse, alliance jurée par eux tous, excepté quelques papistes maudits. Quand Charles Stuart est revenu dans ses royaumes, sont-ce les impies qui l’ont ramené ? James Grahame de Montrose et ses bandits montagnards purent-ils le rétablir sur le trône de ses pères ? Longtemps leurs têtes exposées sur la porte d’Édimbourg attestèrent leur défaite. Ce furent les ouvriers de l’œuvre sainte, les réformateurs du tabernacle, qui replacèrent Charles dans le rang d’où son père était tombé : et quelle a été notre récompense ? Suivant les paroles du prophète, nous cherchions la paix, nous n’en trouvâmes aucune.

— Monsieur Balfour, je vous répète que je ne veux entrer en controverse avec vous sur rien de ce qui regarde le gouvernement. J’ai voulu payer la dette de mon père en vous donnant un asile ; mais je n’ai dessein ni de servir votre cause ni de m’engager dans vos discussions. Je vous quitte donc, et j’éprouve un véritable regret de ne pouvoir vous rendre d’autres services.

— Mais j’espère que je vous reverrai demain avant mon départ. Quand j’ai mis la main à l’œuvre, j’ai dit adieu à toute affection terrestre, et cependant je sens que le fils de mon ancien compagnon m’est bien cher.

Morton lui promit de venir l’avertir au point du jour, et se retira.

Henry goûta à peine quelques heures de repos. Il s’éveilla avec un mouvement de fièvre, le cœur rempli de sinistres pressentiments.

Il s’habilla à la hâte, et courut au lieu où était caché le covenantaire. Il y entra sur la pointe du pied, car l’air résolu aussi bien que l’étrange langage de cet homme singulier lui avaient inspiré un sentiment semblable à du respect. Balfour dormait encore. Un rayon du soleil levant tombait sur son visage, dont l’agitation annonçait un trouble intérieur. La sueur couvrait son front. Morton réveilla son hôte. Les premiers mots que prononça Burley furent ceux-ci : — Menez-moi où vous voudrez, j’avouerai tout.

Quand il fut complètement réveillé, il reprit son aspect sombre et farouche. Avant de rien dire à Morton, il se jeta à genoux, implorant le ciel pour l’Église d’Écosse. Sa dernière prière appelait la vengeance sur les oppresseurs. Son invocation au Très-Haut terminée, il se releva, prit Morton par le bras, et ils descendirent du grenier à foin dans l’écurie, où l’homme errant (pour donner à Burley un nom qui a servi souvent à désigner sa secte) se mit à préparer son cheval. Quand il l’eut sellé et bridé, il pria Morton de l’accompagner jusqu’à une portée de fusil dans le bois, et de le mettre sur le sentier qui conduisait aux marais. Morton y consentit volontiers.

Ils firent environ un mille. Tout à coup Burley se tourna vers son guide et lui dit : — Eh bien, mes paroles d’hier ont-elles porté fruit dans votre esprit ?

— Je suis toujours dans la même opinion, répondit Morton ; mon désir est d’allier, aussi longtemps que je le pourrai, les devoirs de chrétien à ceux de paisible sujet.

— C’est-à-dire, reprit Burley, que vous voulez servir en même temps Dieu et Mammon. Croyez-vous vivre parmi les mécréants, les papistes, les prélatistes, et partager leurs plaisirs ? Je vous dis que toute communication avec les ennemis de l’église est maudite de Dieu. Ne touchez à rien, ne goûtez à rien, ne vous affligez de rien, comme si vous étiez le seul appelé à dompter vos affections charnelles et à renoncer aux pièges du plaisir. Je vous dis que le fils de David a condamné à cette épreuve toute la génération des hommes.

Burley monta à cheval.

— Adieu, sauvage enthousiaste ! s’écria Morton en le regardant s’éloigner. Comme la société d’un pareil homme serait dangereuse pour moi en certains moments ! L’exagération de ses principes religieux et les conséquences atroces qu’il en tire ne me permettront jamais de penser comme lui ; mais est-il possible qu’un homme, qu’un Écossais voie de sang-froid le système de persécution adopté dans ce malheureux pays ? N’est-ce pas par là qu’on a mis les armes à la main des gens qui n’auraient jamais conçu l’idée de se révolter ? N’est-ce pas pour la cause de la liberté civile et religieuse que mon père a combattu ? — Et moi, dois-je rester dans l’inaction ? dois-je prendre parti pour les persécuteurs, ou pour les victimes de l’oppression ? — Qui sait si ceux-là même qui aujourd’hui appellent à grands cris la liberté ne deviendraient pas, à l’heure de la victoire, les plus cruels et les plus intolérants des oppresseurs ? Quelle modération peut-on attendre de ce Balfour et de ceux dont il est un des principaux champions ? On dirait que sa main fume encore du sang qu’il vient de verser, et que son cœur est torturé par l’aiguillon d’un remords que son enthousiasme ne saurait émousser. — Je suis fatigué de ne voir autour de moi que fureur et violence. Je suis fatigué de mon pays, de moi-même, de tout, excepté d’Édith, qui ne m’appartiendra jamais : l’orgueil de sa grand’mère, les opinions différentes de nos familles, tout contrarie mon espoir. Pourquoi prolonger une illusion si pénible ? — Mais, reprit-il tout haut et en se redressant avec fierté ; du moins je suis libre ; l’Europe est ouverte devant moi. — Si un heureux hasard ne peut m’élever au rang de nos Ruthwen, de nos Lesley, de nos Monroe, ces capitaines si chers au fameux champion du protestantisme Gustave-Adolphe, du moins me restera-t-il l’existence d’un soldat.

Au moment où il prenait cette détermination, Henry se trouva devant la porte de la maison, et résolut de ne pas perdre de temps pour la communiquer à son oncle. — Un coup d’œil d’Édith, pensait-il, un seul mot d’elle ferait évanouir toutes mes résolutions. Il faut que je fasse un pas qui ne me permette plus de reculer.

Il entra avec cette intention dans le salon lambrissé où M. Milnwood prenait ses repas, et il l’y trouva assis dans un grand fauteuil, ayant devant lui une jatte de gruau, son déjeuner ordinaire. La femme de charge était appuyée sur le dossier du fauteuil.

Lorsque cet aimable personnage aperçut son neveu, il se hâta avant de lui adresser la parole, de porter à sa bouche sa première cuillerée de gruau. Elle était brûlante ; et comme il l’avait avalée sans précaution, la douleur qu’il ressentit augmenta l’envie de gronder qu’il éprouvait déjà. — Au diable soit celui qui a préparé ce gruau ! s’écria-t-il avec colère, en apostrophant son déjeuner,

— Il est pourtant bon, répondit mistress Wilson. Mais pourquoi vous pressez-vous tant ?

— Paix ! Alison. — Eh bien, Monsieur, vous menez une belle vie ! vous n’êtes rentré hier qu’à minuit.

— À peu près, Monsieur.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas rentré aussitôt après la revue ?

— Je présume que vous en savez la raison ; j’ai eu l’avantage d’être le meilleur tireur, et j’ai été obligé de rester pour offrir quelques rafraîchissements aux jeunes gens.

— Des rafraîchissements ? et vous venez me dire cela en face ! Vous vous mêlez de régaler les autres, vous qui n’auriez pas à dîner si je ne vous gardais chez moi par charité, tandis que j’ai à peine ce qu’il me faut pour vivre ! Mais si vous m’occasionnez des dépenses, il est temps que vous m’en dédommagiez par votre travail. Je ne vois pas pourquoi vous ne conduiriez pas ma charrue : justement le laboureur vient de nous quitter ; cela vaudrait mieux que de porter ces habits verts, et de dépenser votre argent en poudre et en plomb ; vous auriez un honnête métier, et vous gagneriez votre pain sans être à charge à personne.

— Je suis très ambitieux d’avoir un honnête métier, mais je ne sais pas conduire la charrue.

— Et pourquoi ne le sauriez-vous pas ? C’est un métier plus facile que votre tir au fusil. Le vieux Davie laboure maintenant, et vous pourriez aiguillonner les bœufs pendant deux ou trois jours, en prenant bien garde de ne pas trop les pousser ; après cela vous seriez en état de mener vous-même la charrue.

— Je venais précisément vous faire part d’un projet que j’ai formé, et qui vous délivrera de la charge que je vous occasionne.

— Un projet que vous avez formé ! Quel est ce beau projet ?

— J’ai dessein de quitter ce pays, et de prendre du service dans un royaume étranger, comme mon père l’a fait avant les troubles qui continuent de désoler l’Écosse. Son nom n’est peut-être pas encore oublié dans le pays où il a servi, et ce nom procurera à son fils l’avantage d’être connu, ne fût-ce qu’en qualité de soldat.

— Que le ciel nous protège ! s’écria la femme de charge : M. Henry s’en aller ! cela n’est pas possible.

Milnwood n’avait pas la moindre envie de laisser partir son neveu, qui lui était utile en bien des occasions, et il fut comme frappé de la foudre en entendant un jeune homme qu’il avait toujours trouvé soumis à ses moindres volontés, aspirer tout à coup à un état d’indépendance. — Et qui vous donnera les moyens d’exécuter ce projet extravagant, Monsieur ? lui demanda-t-il. Ce ne sera pas moi, certainement. Vous comptez faire comme votre père, vous marier, vous faire tuer, pour me laisser sur les bras une nichée d’enfants qui feront du tapage dans ma maison pendant mes vieux jours, puis s’envoleront, comme vous, quand ils se sentiront des ailes.

— Je n’ai aucune idée de mariage.

— Là, écoutez-le ! dit la femme de charge. C’est une pitié d’entendre les jeunes gens parler ainsi. Ne sait-on pas bien qu’il faut qu’ils se marient, ou qu’ils fassent pis encore ?

— Paix, Alison, s’écria son maître. Quant à vous, Henry, ôtez-vous cette folie de la tête. C’est la soldatesque que vous avez vue hier qui l’y a fourrée. Il faut de l’argent pour cela, et vous n’en avez point.

— Mes besoins sont très bornés, et si vous vouliez me remettre la chaîne d’or que le margrave donna à mon père après la bataille de Lutzen…

— La chaîne d’or ! s’écria le vieillard.

— La chaîne d’or ! répéta mistress Wilson ; miséricorde !

Et tous deux restèrent muets d’étonnement.

— … J’en garderai quelques anneaux, comme souvenir de la bravoure qui lui a mérité ce présent, et le surplus me fournira le moyen de suivre la carrière où il a acquis tant de gloire.

— Mon Dieu ! monsieur Henry, ne savez-vous donc pas que mon maître la porte tous les dimanches ? lui fit observer Alison.

— Les dimanches et les samedis, toutes les fois que je mets mon habit de velours noir, ajouta M. Milnwood. Au surplus, j’ai entendu dire à Wylie Mac-Trickit que ce genre de propriété ne se transmet pas par la ligne directe dans l’ordre de succession, qu’elle revient de droit au chef de la famille. — Savez-vous qu’elle a trois mille anneaux ? J’en suis sûr, je les ai comptés mille fois. Elle vaut trois cents livres sterling.

— C’est plus qu’il ne me faut. Monsieur. Si vous voulez me donner le tiers de cette somme, et cinq anneaux de la chaîne, le surplus sera un faible dédommagement de la dépense que je vous ai occasionnée.

— Ce jeune homme a le cerveau tout à fait dérangé ! Grand Dieu ! que deviendra la maison de Milnwood quand je n’existerai plus ? ce jeune prodigue vendrait la couronne d’Écosse s’il la tenait.

— Écoutez, Monsieur, dit à demi-voix la vieille femme à son maître, c’est un peu votre faute. Vous voulez le tenir de trop court. Sa dépense chez Niel, par exemple, eh bien, il faut la payer.

— Si elle excède deux dollars, je ne veux pas en entendre parler.

— Je réglerai cela avec M. Niel la première fois que j’irai à la ville : — Ne le contrariez pas davantage, dit-elle ensuite tout bas à Morton, mais soyez tranquille. Je paierai tout avec l’argent du beurre que je vendrai. — Mais aussi, ajouta-t-elle à haute voix, ne parlez pas à M. Henry de conduire la charrue. Il ne manque pas dans le pays de pauvres malheureux qui s’en chargeront pour une bouchée de pain.

Après avoir déjeuné, Morton se retira dans sa chambre, bien convaincu qu’il n’avait aucun espoir de réussir dans ses projets.

La ménagère le suivit, et, lui frappant doucement sur l’épaule, lui recommanda d’être un brave garçon. Mais ne vous avisez plus de parler de vous en aller ou de vendre la chaîne d’or. Votre oncle aime à vous voir, presque autant qu’il aime à compter les anneaux de la chaîne, et vous savez que les vieilles gens ne peuvent pas toujours durer. Ainsi, la chaîne, le manoir, les terres, un beau jour tout cela vous appartiendra. Vous épouserez quelque jeune demoiselle que vous aimerez, et vous tiendrez bonne maison, car il y a de quoi à Milnwood. Cela ne vaut-il pas la peine de patienter, mon enfant ?