Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-13

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 226-240).

XIII

MESSALINE

C’était le matin de bonne heure.

La belle Valéria se trouvait dans son lit les cheveux et la toilette en désordre, ce qui ne lui nuisait nullement ; près d’elle, sur un fauteuil bas, était un petit homme maigre, recroquevillé, à figure jaune pleine de petits plis, comme de la mousseline sur laquelle une femme corpulente est restée assise pendant plusieurs heures. Le personnage avait des favoris blanc de neige, une perruque dorée comme un petit pain et des lunettes d’or. Il riait à pleine gorge et sa gorge étant très-longue, très-grêle, son rire rappelait tantôt le sifflement d’une souris, tantôt le cri hardi mais peu sûr d’un jeune poulet.

Ce petit homme riant de si bon cœur était le médecin privé de Sa Majesté le roi.

— Vous ne croyez pas que je souffre ? s’écria Valéria irritée ; mon pouls ne bat-il pas vite, les pulsations de mon cœur ne sont-elles pas violentes ? Et cette chaleur qui menace de me suffoquer ?

— Votre pouls bat fort et même irrégulièrement ; votre cœur est agité : votre front et vos mains brûlent ; je le reconnais, répliqua le petit homme redressant la tête d’un air fin ; mais, malgré tout cela, vous n’êtes pas malade. Si je vous faisais connaître mon diagnostic sérieusement, il établit que…

Il se reprit à imiter pitoyablement le jeune poulet.

— Docteur, vous me mettez en colère.

— Mon diagnostic serait donc : la patiente est amoureuse ! Hi, hi, hi ! Ha, ha !

— Avez-vous votre bon sens ?

Le médecin fit signe que oui à plusieurs reprises.

— Je voudrais bien savoir de qui je puis être amoureuse fit Valéria avec un furieux mouvement de corps qui eût fait le bonheur d’un sculpteur et qui procura au petit homme à la perruque une sensation très-agréable, bien qu’il ne fût pas sculpteur ; ce n’est toujours pas de Sa Majesté ?

— Ma loyauté de sujet m’empêche de me prononcer là-dessus.

— De qui, alors ?

L’actrice réfléchit et devint d’un beau rouge.

— Voyez comme le sang me monte à la tête, s’écria-t-elle ; je me sens malade ; guérissez-moi ; pourquoi êtes vous médecin, si vous ne pouvez rien pour moi ?

Le petit homme tira son portefeuille et écrivit une ordonnance qu’il tendit à Valéria avec le plus grand sérieux. Il mit ensuite ses gants et prit congé en faisant l’horrible grimace d’une tête de mort.

Valéria envoya aussitôt son domestique à la pharmacie.

— Où est la médecine ? demanda-t-elle en le voyant revenir les mains vides.

— Le pharmacien a ri, dit le valet. Il prétend qu’on ne peut avoir cette médecine chez lui ni chez les autres.

L’actrice regarda l’ordonnance ; mais elle était en latin. Colère, elle la mit de côté et se leva pour faire toilette.

« Serais-je réellement amoureuse à ce point, » songeait-elle pendant que sa soubrette la frisait. « J’ai lu dans les romans qu’on peut être malade d’amour ; mais je ne l’avais pas cru. Moi et l’amour ! Je rirais de bon cœur de moi-même, si je n’étais de si mauvaise humeur. Avoir vu défiler devant moi, avec un cœur qui semblait mort, la passion et le plaisir, sous toutes leurs couleurs, et être forcée de sentir tout à coup que ce cœur vit et réclame ses droits. Serait-il vrai que toute créature doit aimer au moins une fois ? Je n’ai jamais aimé ; qu’y aurait-il donc de surprenant ? Andor n’est-il pas un homme digne de l’amour sans bornes d’une femme ? Et moi, moi, que suis-je ? »

À la stupéfaction de sa soubrette, elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Dans cette même matinée, il arriva pour la première fois que quelqu’un vint demander à parler à Andor au bureau de la Réforme. Par-dessus le marché, ce quelqu’un était une dame.

Il parut dans l’antichambre et y trouva Valéria. Il lui tendit la main, demandant ce qu’elle désirait. Elle devint très-pâle, puis très-rouge.

— Je voulais, fit-elle lentement, j’avais seulement l’intention… c’est une prière… Mais vous ne m’en voudrez pas de venir vous déranger pour de semblables bagatelles ?…

— À vous, vous en vouloir ! dit-il avec chaleur. Je suis incapable de cela.

Elle lui adressa un long regard de remerciement et lui tendit l’ordonnance.

— Je vous en prie, dites-moi ce que cela signifie.

Andor lut et rit malgré lui.

— Eh bien ?

— Cela veut dire…

— Vous hésitez ; achevez donc !

— Cela signifie : Reçois ton amoureux aussi souvent qu’il te plaira.

— Oh ! l’abominable docteur !

— C’est une plaisanterie du médecin privé. Il aime à passer pour drôle.

— Vous n’êtes pas libre en ce moment, cher docteur ?

— À vous dire vrai, non.

— Pas même pour moi ?

— Pas même pour vous, charmante.

— Mais vous viendrez ce soir, alors ?

— Aujourd’hui, cela ne me sera pas possible.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai à travailler.

— Travailler ?… fit Valéria riant. Vous plaisantez ; c’est la première fois que quelqu’un me répond que le travail…

Elle devint très-embarrassée et ne finit pas sa phrase.

— Passe avant le plaisir, voulez-vous dire !

— Justement.

— Valéria, il n’y a pas de plaisir qui vaille pour moi celui d’être avec vous ; mais le devoir passe avant.

— Pourtant, docteur…

— Ne me regardez pas ainsi, ou sinon je pourrais… pardon ; je n’ai vraiment pas une minute de plus à vous donner.

Il baisa le bras de Valéria entre le gant et le poignet et rentra à la hâte dans le bureau.

Elle le regarda disparaître, secoua la tête et soupira.

Le soir, Andor, rentré à la maison pour travailler, vit entrer dans sa chambre son oncle Gerling, lançant de terribles bouffées de fumée. Avec un sourire narquois donnant du charme à son honnête figure, le capitaine mit devant son neveu un petit billet parfumé et cacheté avec une flèche cachée sous une rose.

— Une très-curieuse personne a apporté cela pour toi, à la brune, dit-il tout bas ; elle était voilée et n’a soufflé mot. Je suppose qu’il s’agit d’une aventure galante. De tout temps, les grandes dames se sont intéressées aux poëtes. Ne sois pas timide, Andor, de l’audace une bonne fois ; tu mènes une vie trop sérieuse ; amuse-toi, c’est une princesse, tout au moins une comtesse, tu peux m’en croire.

Andor rompit le cachet et lut :

« Monsieur,

» Si vous avez à votre usage particulier un peu de cette poésie dont votre pièce est pleine, ainsi que le courage nécessaire, trouvez-vous au parc demain soir, à huit heures, près de la statue de Diane, et suivez la personne qui vous attendra en cet endroit.

» Messaline. »

Andor relut et tendit le billet à l’oncle.

— Non, dit celui-ci en riant ; ces affaires-là on les garde pour soi seul.

— Tu es d’avis que je dois aller ?

— Il s’agit donc d’un rendez-vous ? demanda le capitaine du milieu d’un nuage de fumée. Sans doute, tu dois y aller ; il le faut même.

Andor résolut donc de se rendre à l’invitation mystérieuse ; mais, le lendemain, il eut des remords. Au bureau, il prit tout à coup son chapeau et courut chez Valéria pour lui faire lire le billet.

— Que me conseillez-vous ?

— Moi ? s’écria-t-elle riant, non plus de son vilain rire habituel, mais du rire gai, mélodieux, d’un enfant mutin. Ferez-vous ce que je vous conseillerai ?

— Commandez.

— Je vous commande donc d’y aller, dit-elle avec fierté et moquerie à la fois ; et maintenant, cher docteur, quittez-moi, car moi aussi aujourd’hui j’ai à… travailler.

Bien avant huit heures, Andor était au parc, auprès de la statue de Diane. Il se promena à grands pas, jusqu’à ce que l’heure fixée eût lentement sonné à la tour voisine de l’église Marie, et qu’elle eût été répétée, par un second, un troisième cadran. Alors il vint se poser devant la déesse en pierre grise et regarda autour de lui.

Une petite silhouette de femme enveloppée dans un grand manteau, de manière à ne laisser voir que les yeux, s’avança vers lui, lui fit un signe de tête amical et prit son bras.

— Vous êtes la dame qui m’a écrit ? demanda Andor.

Elle secoua sa tête et mit son doigt sur le voile, à la hauteur des lèvres.

— Vous ne devez pas me parler ?

Le doigt de l’inconnue se dirigea vers lui.

— C’est moi qui dois me taire ?

Elle fit signe que oui.

— Et obéir en me taisant ?

Double signe d’adhésion.

— C’est une véritable aventure à la Gil Blas ou à la Simplice.

L’inconnue porta son mouchoir à sa bouche et rit doucement.

Andor la suivit sans mot dire jusqu’à la grille dorée, où était une voiture dans laquelle il monta avec elle. Lorsque la voiture se fut ébranlée, il ne fut pas étonné de voir l’inconnue abaisser les rideaux aux portières et se disposer à lui bander les yeux avec un fin mouchoir blanc.

— Quel est ce parfum que je respire en ce moment ? demanda Andor. Il vient évidemment du mouchoir. Je l’ai déjà respiré ce parfum, mais où ?

Le véhicule franchit enfin une porte cochère, ce qu’il était facile de reconnaître au bruit et s’arrêta sans que Andor eût décidé la question du parfum. La porte fut refermée ; ensuite, la portière s’ouvrit du dehors et sa compagne lui prit la main en lui murmurant : « Allons, descendez. » Lorsqu’il eut senti la terre sous ses pieds et l’air frais sur sa figure, elle ajouta : « Prenez garde aux marches. »

Elle le guida lentement le long d’un escalier, puis dans un corridor recouvert d’un tapis, et finalement dans une chambre dont elle referma la porte sur eux.

— Maintenant, vous pouvez ôter le bandeau, s’écria-t-elle.

Andor s’empressa de profiter de la permission et se trouva dans une chambre obscure éclairée par un maigre filet de lumière s’échappant d’une chambre voisine à travers la portière.

— Que voulez-vous de moi maintenant, demanda-t-il.

Il ne reçut pas de réponse ; sa compagne l’avait quitté évidemment, mais il entendait bientôt une voix gaie qui criait à distance : « Entrez. »

Il écarta la portière et, à son grand étonnement, il se vit dans une petite salle tout à fait dans le style romain de Pompéi. Les fresques au plafond, sur les murs, le parquet en mosaïque, les deux lits de repos à dorures, à courtines de pourpre, placés de chaque côté d’une table basse, la lampe suspendue au plafond, les vases, les amphores, tout était en parfaite harmonie.

Il n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque entra par une autre porte, un noir portant pour tout vêtement sur son corps d’ébène luisant, un pagne en plumes de différentes couleurs, ayant aux pieds et aux bras des anneaux d’or.

L’esclave s’inclina humblement devant lui et lui enleva son chapeau, son manteau.

À peine le noir était-il ressorti, qu’une musique étrange de flûtes, de lyres et de cymbales se faisait entendre, et aux accords pénétrait dans la salle un cortége féerique réveillant néanmoins le souvenir de tableaux bien connus.

On eût dit que l’on voyait le nuage s’entr’ouvrir sur la pointe de l’île de Sirmium et Vénus descendre sur la terre avec sa suite.

En tête marchaient de belles filles, de beaux garçons, tous en costumes romains, court-vêtus, couronnés de fleurs, soufflant dans des flûtes, jouant de la lyre, frappant des triangles, des cymbales ; après venaient des femmes, avec de grands éventails de plumes de paon et d’autruche.

Les vigoureuses épaules de quatre esclaves supportaient une litière dorée, sur les coussins de pourpre de laquelle était à demi couchée une femme admirablement faite de corps et la figure masquée. La litière était suivie de danseuses et de douze gladiateurs à boucliers, à glaives, marchant par deux. Enfin, un majordome avec son bâton précédait les serviteurs chargés de plats couverts, et les belles servantes portant les cruches à longs cols et à deux anses.

La litière fut mise à terre et Messaline en descendit pour souhaiter la bienvenue à Andor.

Elle était vêtue d’une riche tunique blanche plissée à la ceinture, à une seule agrafe en or, laissant voir à chaque mouvement un bras parfait, à chaque pas, un joli pied reposant sur une sandale dorée.

L’impératrice ressuscitée prit place gracieusement sur le lit de repos et fit signe à Andor de s’approcher, en lui tendant en même temps son petit pied.

Il se souvint à propos de la coutume romaine de se déchausser à table. Il se hâta de s’incliner devant elle et lui enleva les sandales. Elle le remercia d’un signe de tête charmant et s’étendit sur les coussins de pourpre, invitant de la main Andor à faire comme elle. En homme moderne, il préféra s’asseoir en face d’elle.

Le majordome leva son bâton et le repas commença. Les esclaves servaient les plats, pendant que de jolies filles remplissaient les coupes dorées de vins généreux.

Au son de la musique, les danseuses exécutèrent une pantomime : Diane avec ses nymphes, changeant en cerf Actéon, après la surprise ; puis une danse folle de bacchantes, qui se termina par les accords perçants de tous les instruments réunis.

Les gladiateurs firent ensuite trois fois le tour de la salle et se placèrent un contre un pour combattre. Les glaives se croisèrent et la lutte commença. Les coups pleuvaient, les boucliers paraient et les cris de guerre, les provocations ironiques retentissaient.

Andor suivait attentivement le jeu hardi des combattants. Tout à coup il arriva à l’un des gladiateurs d’atteindre son adversaire et de le renverser juste aux pieds de Messaline. Le vainqueur mit le genou sur la poitrine du vaincu, la pointe du glaive à la gorge et attendit que sa maîtresse décidât de la mort ou de la vie.

Celle-ci regarda d’abord Andor, puis l’homme à ses pieds qui demandait grâce d’un œil suppliant et abaissa son pouce.

L’acier meurtrier atteignit aussitôt le vaincu, et son sang jaillit jusque sur la tunique blanche de Messaline.

Andor se releva avec un cri.

— Ce n’est que du sang de gladiateur, lui dit Messaline.

Il la fixa avec stupéfaction.

La voix qu’il venait d’entendre, il la connaissait comme le parfum qui s’était dégagé du mouchoir ; mais ce gladiateur mourant que ses compagnons emportaient ! Rêvait-il ? Il porta fiévreusement les mains à sa figure en feu et se frotta les yeux.

— Tu ne rêves pas, lui cria la même belle voix sonore. Ce ne sont pas non plus des spectres que tu vois : je suis une femme vivante, bien vivante.

Le combat des gladiateurs recommença. En même temps, les danseuses se mirent à bondir comme des Ménades. Cela dura ainsi jusqu’à la fin du repas, et alors suivit une bacchanale échevelée. Les gladiateurs mirent les jolies filles sur leurs épaules comme jadis les Romains les Sabines. Les joueurs de flûte, de lyre, de cymbales les suivirent, et les esclaves fermèrent la marche criant : Evohé ! agitant des thyrses et des torches.

Soudain la salle se trouva vide et la lumière de la lampe faiblit de manière à ne plus projeter qu’une faible lueur sur la Messaline masquée.

— Viens à moi ! ordonna-t-elle à Andor.

Il se leva et s’approcha d’elle. Tous ses nerfs étaient surexcités.

Il se laissa tomber à genoux et la regarda.

Elle se prit à rire.

— Tu cherches à me reconnaître ? C’est inutile ; tu ne me connais pas.

— Ce rire ne peut être que celui de…

— De Messaline. Renonce à penser, si tu veux être heureux. Livre-toi à moi tout entier. Je t’aime ; je veux te faire heureux, heureux autant qu’une femme le peut. M’aimeras-tu ?

— Peut-on aimer deux femmes à la fois ? demanda Andor.

— Tu aimes donc ?

— Oui.

— Es-tu payé de retour ?

— Je n’ose l’espérer.

— Eh bien ! moi, je le dis que tu es aimé, aimé autant qu’un homme peut l’être d’une femme.

Messaline lui avait pris les deux mains et les serrait contre sa gorge frémissante.

— Aimé ! De toi ?

— Oui, de moi, que tu aimes !

— Grand Dieu ! s’écria Andor.

— Car tu m’aimes, fit-elle avec ivresse. Je le sais, que tu m’aimes, et je suis à toi comme tu es à moi, en entier, pour toujours !

Elle lui jeta un bras autour du cou et ôta son masque.

— Valéria !

— Tu m’appartiens, Andor ; personne ne t’enlèvera à moi.

Elle lui prit la tête entre ses deux mains, le regarda de nouveau. Il voulut parler. Elle s’inclina vers lui avec transport et lui ferma la bouche de ses lèvres brûlantes.