Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-04

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 72-90).

IV

LES PETITS SECRETS D’UNE ACTRICE

Valéria Belmont n’avait pas voulu faire savoir le jour et l’heure de son arrivée à la ville ; mais l’heureuse nouvelle avait été connue par Plant, venu en courrier avec un grand nombre de malles, de corbeilles, de boîtes, de petites boîtes, et qui avait loué pour l’actrice une jolie petite habitation, très-élégamment meublée.

Rosenzweig, le baron Oldershausen, le comte Bärnburg et toute une troupe de vieux et de jeunes messieurs très-parfumés vinrent attendre l’idole au chemin de fer.

Rosenzweig l’aida à descendre du coupé et lui souhaita la bienvenue ; Oldershausen lui offrit un bouquet au nom du Jockey-Club, et le comte Bärnburg la soutint pour monter dans la voiture qui la mena chez elle. Au bas de l’escalier se tenait Plant, ayant l’air très-embarrassé. Lorsque les messieurs eurent quitté la diva, elle examina l’appartement en détail, les meubles de très-près, vérifia les comptes que Plant lui soumettait, et dit enfin : « Je suis contente ! »

Plant en disait autant de son côté. Il avait lieu d’être content. Il avait empoché environ deux cents florins prélevés sur l’ameublement et quelques petits achats. Ce n’était pas mal pour commencer.

Ce même soir encore, le roi envoya son aide de camp de confiance s’informer avec beaucoup de chaleur de la santé de Valéria. La belle actrice remercia avec dignité, et, après quelques phrases hypocrites, elle congédia l’aide de camp de Sa Majesté d’un geste de la main, qui, il n’y a pas plus de cent ans, n’appartenait qu’aux reines, et dont les actrices, les dames du demi-monde se servent aujourd’hui avec la même grâce, la même condescendance.

À sa première apparition sur la scène, où elle joua le rôle de donna Diana dans l’immortelle comédie de Moreto, elle fut accueillie par le public avec cette joie frénétique qui, dans l’Allemagne de nos jours, n’est excitée que par les héros des batailles les plus meurtrières ou par les virtuoses de théâtre.

Après le second acte, le roi se montra derrière les coulisses. Les premières paroles officielles prononcées, il y eut, entre un portrait d’Hébé et une autre toile représentant un buisson de roses, une courte conversation ne laissant rien à désirer de part et d’autre comme modèle de germanisme.

— Qu’ai-je à espérer, belle Valéria ? commença le roi.

— Tout, répondit l’actrice, jouant avec la dentelle qui cachait son beau bras ; mais vous ne devez pas ignorer qu’il est dangereux de me posséder, Majesté. J’ai de grandes prétentions et je suis parfois capricieuse à l’excès.

— Je pourrai vous prouver d’autant mieux que c’est plus qu’une faiblesse momentanée que je ressens pour vous.

— Vous me ferez acheter et meubler un petit hôtel, Majesté.

— Il sera fait selon votre désir.

— Et quelle somme m’accorderez-vous ?

— Fixez vous-même.

— Je serai modeste ; cinquante mille florins par an. Les rois étant des hommes, et rien ne changeant plus vite qu’un cœur, ou, en d’autres termes, rien n’empêchant qu’une autre dame me supplante très-prochainement, Votre Majesté me donnera, sans plus attendre, cinq cent mille florins, et me fera, en cas de remplacement, une pension de six mille florins.

Le roi était un peu embarrassé. Comment ferait-il passer cette somme sous les yeux de son parlement et sous quel titre figurerait-elle au budget ? Heureusement il connaissait à fond les membres de sa fidèle opposition ; il savait qu’entre un libéral allemand et un loyal sujet du tzar, il n’y a guère que cette nuance qui sépare les carlistes des brigands des Abruzzes, et les pensées paternelles reconnues chez les guides libres penseurs de son bon peuple le rassurèrent promptement.

— J’accepte vos ouvertures, dit-il en tapotant de l’index de sa main droite dégantée sur la chaude épaule marmoréenne de la chaste Diana. Demain matin vous recevrez tout cela par écrit, quant à l’hôtel, je vous proposerai de prendre le petit palais que mon père, en un jour de caprice à la Jupiter, a fait construire pour la princesse russe Obolenski. Cet hôtel est inhabité en ce moment ; mais s’il vous plaît, je vous en ferai cadeau avec les beaux tableaux et tout l’ameublement.

— Y a-t-il un jardin ?

— Oui, toute belle.

— J’irai visiter le palais.

Le jour suivant Valéria s’y fit conduire effectivement. Elle fut reçue par un vieux majordome en uniforme qui lui montra toute l’habitation. Elle écrivit ensuite à Sa Majesté ces quelques mots : « Je prends le joli hôtel ; j’y serai cependant un peu à l’étroit. »

Dans le courant de l’après-midi, le roi apporta lui-même l’acte ainsi que les autres écrits stipulant la dotation de la coûteuse dame.

Le palais n’avait pas été habité depuis des années. Il y avait donc beaucoup à arranger avant que les beaux appartements fussent en état de recevoir dignement l’amie du monarque. Il fallut acheter bien des choses, et sur les grosses factures que le roi paya, Plant s’adjugea une jolie petite somme. Il n’était pas manchot pour cette sorte de choses, et à mesure que sa bourse se gonflait, il prenait plaisir à son rôle de domestique-intendant de la favorite du roi.

Les natures pratiques sont encore les plus heureuses. Un Bismarck est complétement étranger aux douleurs profondes, aux luttes d’un Schiller ou d’un Beethoven.

Au commencement, Plant ne se montrait dans les rues de la ville qu’avec la prudence d’un voleur élargi de prison. Chaque maison connue le faisait pâlir ; chaque figure de connaissance lui donnait des battements de cœur ; mais en voyant ses meilleurs amis passer près de lui et le regarder avec la plus grande indifférence, en constatant que Rosenzweig lui-même, Rosenzweig qui l’avait tant apprécié, s’était contenté de relever une seule fois les sourcils et de dire à Valéria de sa façon spirituelle : « Vous avez là un domestique qui ressemble beaucoup à quelqu’un, mais je ne sais pas à qui », il se sentit tout à fait rassuré et devint de jour en jour plus entreprenant.

Valéria s’inquiétait de lui ni plus ni moins qu’on ne s’inquiète d’un domestique. Pourvu qu’il nettoyât bien la chaussure, servît convenablement, fît promptement et bien ses commissions, elle était contente. Les missives parfumées qu’elle envoyait journellement au roi et dont elle honorait aussi quelques autres adorateurs exigeant une certaine adresse, une certaine discrétion, elle oublia très-vite la pensée haineuse qu’elle avait eue de faire de son amant son esclave en livrée, et ne vit dans Plant qu’un serviteur précieux en son genre. Elle ne lui demandait donc jamais ce qu’il dépensait pour elle, à condition que chacun de ses désirs fût accompli avec la rapidité des contes orientaux, que chacun de ses ordres fût exactement exécuté.

Plant avait ce trait particulier de l’homme sage de chercher le grand dans le petit. Tout en gagnant dix florins sur un vase d’albâtre, il ne dédaignait pas les kreutzers qu’il pouvait compter en trop pour une lettre. Valéria lui donnait-elle sa correspondance avant l’heure de la levée, il pesait régulièrement chaque lettre sur le plat de la main et murmurait : celle-ci est joliment lourde, il faudra double port. Sur une douzaine de lettres, il s’en trouvait toujours trois qui avaient besoin du double port, sans parler de celles qu’il envoyait non-affranchies à des personnes sûres.

Il amassait ainsi rapidement, et sa bourse fut bientôt aussi arrondie que l’abdomen d’un évêque martyrisé par les commandements de l’Église.

Un matin Plant, sifflant une gaie chanson, tenant en main une bouteille de liqueur, revenait à la maison lorsqu’il croisa un homme à l’extérieur en désordre, à la figure battue du vent et cachée par de longues mèches de cheveux tombant droit. Pour son malheur, il n’avait pas reconnu cet homme ; le vagabond, au contraire, le regarda avec étonnement par derrière, s’arrêta et, s’appuyant sur son bâton noueux, lui cria : Plant !

Pris à l’improviste, le domestique-modèle Jean se retourna malgré lui.

En vérité, il faut le dire à son honneur, il chercha à s’esquiver aussitôt qu’il eut reconnu son vieil ami à tu et à toi, le sculpteur Wolfgang ; mais c’était trop tard ; l’ex-protégé du roi défunt le tenait déjà par le bras.

— Il me semble qu’on ne veut pas me reconnaître ! s’écria-t-il d’une grosse voix.

Maintenant qu’il n’y avait plus moyen de s’en tirer, Plant regarda tranquillement la figure ravagée, couperosée de son ami et lui tendit deux doigts de la main droite.

— C’est Wolfgang ! J’ai failli ne pas te reconnaître.

— Mais moi, je t’ai reconnu malgré ta livrée et tes cheveux noirs. Tu as donc été maltraité aussi par ce que les anciens appelaient Fatum. Sur mon cœur, frère d’infortune, embrasse-moi…

Plant fit un pas en arrière.

— N’attirons pas l’attention des passants, murmura-t-il. J’ai toujours détesté les scènes, et surtout les stupides scènes de reconnaissance.

— Bien ; mais j’ai à te parler. Où y a-t-il une taverne ?

— Veux-tu boire du vin ou de la bière ?

— Ah ! ah ! Dans la sainte Russie d’où j’arrive, ami, on boit du brandevin. Éloigne de mes lèvres tes fades boissons et conduis-moi dans un débit de liqueurs.

— Viens donc !

Guidant l’homme qu’il savait capable de faire échouer tous ses calculs, Plant pénétra dans une ruelle sombre, et, par une suite de ruelles du même genre, l’amena dans un cabaret obscur, où, par bonheur, il n’y avait personne autre que la fille de service. Il commanda ce qu’il y avait de meilleur et ils prirent place.

— Voilà qui me plaît ! fit Wolfgang, vidant d’un trait la moitié de son verre ; tu es un brave garçon qui n’abandonnes pas les amis dans le besoin.

— Je ferai pour toi plus encore, répondit Plant, mais à condition que, sous aucun prétexte, tu ne me reconnaîtras plus.

— Je comprends très-bien ; je pourrais te nuire auprès de tes maîtres. Je ne serai donc pas un embarras pour toi ; ce serait honteux de ma part. Je ne resterai pas même ici. Je vais en Italie. Là se trouve la liberté pour un homme comme moi, qui ne saurait être le serviteur des princes. Tu me connais, n’est-ce pas ? Tu sais que je déteste les monarques, et qu’il n’y a pas pied pour moi dans notre Allemagne toujours affligée d’un père quelconque du pays. Oui, tu me connais. Donne-moi l’argent nécessaire et… et je vais en Italie.

— Tu sembles me croire plus fortuné que je ne suis.

— Non, non, je t’apprécie à ta vraie valeur. Je vais en Italie par égard pour toi. Tu as l’argent nécessaire ; il est donc naturel que tu me le donnes. Tu me fermes complétement la bouche et je ne reviendrai plus à toi, parole d’honneur.

Ils s’entendirent bientôt pour le reste. Wolfgang demanda mille florins. Plant lui rit au nez, et enfin ils tombèrent d’accord pour cinq cents. C’était beaucoup pour Plant, mais il n’y avait pas d’autre moyen de salut. Il tira donc sa bourse et compta l’argent à son incommode ami de jeunesse, en adressant à chaque billet ce tendre regard qu’une mère adresse à un enfant bien-aimé qu’elle remet entre des mains étrangères.

— Merci ! fit Wolfgang. Je ne m’étais pas trompé sur ton compte. Aussi vais-je te raconter mes aventures.

— Ce n’est pas nécessaire.

— Mais, Plant, je tiens à ce que tu ne me prennes pas pour un gueux ; écoute donc ceci seulement : Le prince russe qui m’avait attiré à Saint-Pétersbourg s’entendait avec notre reine. Arrivé là-bas, j’ai été dénoncé comme espion politique, arrêté, retenu prisonnier, puis envoyé en Sibérie. En route, j’ai trouvé de braves gens qui m’ont aidé à m’échapper, et je suis revenu ici en mendiant. Maintenant, tu sais tout. Quand je serai à Rome, avec un autre atelier, je t’écrirai.

Il fallut que Plant subît une nouvelle et tendre accolade qu’il rendit avec une figure aigre-douce, puis le sculpteur le quitta. Le danger était écarté

Quelques jours après, Valéria fut habiter le petit palais vraiment royal qui lui appartenait maintenant. À peine était-elle installée, que Jean lui annonçait pour le soir la visite de Sa Majesté. Sa voix tremblait et il regardait l’actrice avec toutes les douleurs de la jalousie.

Jusqu’ici elle n’avait encore écouté personne, et dans son abaissement sans exemple, il avait conservé de l’espoir, de la confiance ; mais maintenant il sentait qu’elle était complétement perdue pour lui. La pensée qu’un autre allait posséder tous ces charmes qui l’avaient enivré peu de temps avant réveillait sa passion endormie. Sa belle maîtresse ne s’apercevait pas de tout cela. Elle lui donnait avec une froide insouciance les ordres nécessaires pour la soirée, et se proposait de récompenser comme un domestique le confident de ses relations galantes.

Lorsque le roi s’annonça par un léger coup frappé à la porte, Plant ouvrit, lui ôta son manteau et servit le thé. Il se montrait tellement empressé qu’il finit par devenir insupportable. Il ne voulait pas comprendre les œillades que lui lançait le roi ; il fallut que sa maîtresse lui ordonnât de se retirer.

— Tu peux te tenir dans l’antichambre, Jean, lui dit-elle en le regardant avec fixité. Si j’ai besoin de toi, je sonnerai.

Dans l’antichambre, les jambes lui manquèrent. Il se laissa tomber sur une chaise, se frappa le front des deux poings et versa des larmes, de vraies larmes.

Ce fut l’heure la plus poignante et la plus malheureuse de sa vie.

Au moment où Sa Majesté quitta le palais en belle humeur visible, Plant se sentit glisser dans la main une pièce d’or. Il tressaillit et la laissa tomber ; mais il se baissait bientôt pour la ramasser. Après, il resta assis dans l’antichambre, regardant la pendule d’un œil enfiévré ; mais Valéria ne sonnait pas ; elle n’avait évidemment pas besoin de lui.

Les relations de la belle Valéria avec le roi galant ne restèrent pas longtemps secrètes. Elle eut soin de les dévoiler elle-même. Le secret étant gardé, elle n’avait qu’un demi-triomphe, et elle aimait mieux un triomphe complet. La honte qui donne le luxe est la meilleure réclame au théâtre.

Valéria ne fut nullement blâmée d’être la maîtresse avérée du roi. Elle se vit au contraire bien plus fêtée, même par les honnêtes femmes qui sont abonnées à la Gartenlaube, jurent par Marlitt, et condamnent sans pitié une pauvre fille qui s’est donnée par amour.

Du reste, Valéria faisait de son mieux pour ne pas laisser diminuer l’intérêt qu’on lui témoignait. Elle permettait à Rosenzweig de lui faire la cour ; elle recevait les hommages du comte Bärnburg et d’Oldershausen, et quand elle était de belle humeur, après la représentation, elle emmenait chez elle, dans son coupé, les plus jolies choristes.

Le roi semblait avoir vaguement connaissance de ces caprices de la belle comédienne. Pour la plus petite chose, il se montrait méfiant, jaloux, autant que peut l’être le maître d’un harem. Mais tout en se préoccupant fort peu des sentiments intimes du roi, Valéria n’avait garde de ne pas faire de son mieux pour consolider sa brillante situation. Elle évitait soigneusement tout ce qui pouvait fournir à son royal ami matière à sérieuses réflexions.

Il arriva qu’un matin, pendant qu’elle était encore au lit, M. Rosenzweig se présenta pour causer une bonne fois, sans être dérangé, avec sa presque inabordable amie. L’adoration de cet homme d’honneur ne pouvait pas certainement éveiller le soupçon, mais si Sa Majesté avait trouvé une seule fois Valéria en tête à tête avec lui, tout ce qui avait été fait eût certainement été défait. Le banquier n’était donc plus venu le soir ; il était venu l’après-midi et n’avait pas été reçu. Alors il vint à midi, puis un peu avant midi, et ses visites n’aboutissant pas, il apparut le matin, sûr de trouver la belle chez elle, et il l’y trouvait en effet puisqu’elle n’était pas encore levée.

Plant essaya de le renvoyer, mais Rosenzweig était entêté dans ces choses-là.

— Je ne m’en irai pas d’ici avant d’avoir baisé le pied de la divine Valéria, s’écria-t-il.

On parlementa, et à la longue il fut introduit dans le demi-jour du petit sanctuaire où reposait la déesse.

— Ah ! comme vous êtes appétissante ainsi couchée ! s’écria l’homme d’honneur. Je me sens capable de prendre à gages un poëte pour vous chanter et un peintre pour vous peindre. Ma foi oui, j’en suis capable !

— Toujours galant, répliqua Valéria, le regardant d’un œil alangui.

Elle commença à s’allonger sur son duvet, sans plus prendre garde à Rosenzweig que ne le fait une jeune sultane pour l’eunuque auprès de son lit. Elle repoussait bientôt la couverture de son petit pied qu’elle laissait voir dans toute sa merveilleuse beauté.

— Permettez-moi de l’embrasser, supplia Rosenzweig, se mettant avec peine à deux genoux.

En ce moment, la soubrette entra effarée.

— Le roi ! fit-elle en un souffle.

— Le roi ! répéta Rosenzweig toujours agenouillé.

— Entrez là, commanda Valéria montrant une portière.

La soubrette aida Rosenzweig à se relever, le poussa vers la porte, la referma sur lui et en tendit la clef à Valéria qui la cacha dans sa gorge.

En entrant, Sa Majesté se tourna vers la diva et bâilla.

— De si bonne heure ! lui dit-elle même sans bonne grâce. J’ai justement rêvé de vous.

— Pardonnez-moi, chère Valéria, répondit le roi, mais je me suis mis en tête de sortir en voiture avec vous, et cela ne peut se faire que de bonne heure. J’ai des ménagements à garder envers la reine.

— Faut-il me lever réellement ?

— Je vous en prie, supplia le roi. Passez-moi ce caprice ; je vous en passe bien d’autres.

— Très-bien ; je m’habille.

Le roi quitta la petite chambre à coucher, et la comédienne s’habilla avec une hâte qui eût complétement manqué de dignité, si elle n’avait été motivée par une pensée secrète. Dans cette hâte elle oublia de mettre son chignon ; elle oublia aussi Rosenzweig. Pour la première fois, elle quitta son palais au bras du roi. Le cœur lui battait d’orgueil ; elle avait un voile épais et n’en était pas moins certaine d’être reconnue par chacun.

Sa Majesté la souleva jusque sur le siége de la légère voiture de chasse, prit place ensuite et lâcha les rênes aux chevaux fougueux qui partirent sans plus attendre.

Rosenzweig n’était pas homme à se faire des illusions. Pour toute chose il demandait : Qu’est-ce que cela vaut ? Et les illusions ne sont pas des morceaux de terre, ni des maisons de banque, ni des papiers de Bourse. Ce jour-là, pourtant, il devint poëte. Il était toujours à la même place où l’avait poussé la soubrette. Les yeux fermés, le cœur ému, il se tenait debout, se racontant à lui-même la lugubre histoire qui aurait si facilement pu se passer : « Le roi n’est pas retenu dans l’antichambre par le brave Jean, — il recevra un bon pourboire, le brave Jean, — et il surprend Rosenzweig aux pieds de Valéria, à la contempler sur sa couche somptueuse. Il est aussitôt convaincu qu’il y a eu infidélité ; il tire son épée, et… Rosenzweig s’évanouit. »

Il s’arrêta un moment et ajouta : « S’il m’avait entendu ? s’il enfonçait la porte ? Mais non… »

Le bruit des roues de la voiture se fait entendre et le prisonnier de la belle actrice respire, ouvre les yeux tout grands. Il s’aperçoit qu’il se trouve dans une petite salle complétement nue, recevant une faible lumière d’en haut par une fenêtre carrée. Il ne songe alors qu’à se mettre en sûreté ; le parquet lui semble brûlant, et l’air rempli d’une infinité de petites aiguilles. Il cherche à ouvrir la porte et se souvient qu’elle est fermée. Il frappe, il rugit, comme une bête fauve captive, après le brave Jean ; mais personne ne vient.

On l’a oublié évidemment. Le roi reviendra ; il voit déjà briller le fer qui s’enfoncera dans ses entrailles. Il se place le dos tourné contre la porte et commence à ruer comme un cheval. La porte résonne, mais personne ne semble avoir entendu.

Il court comme un fou çà et là. Il se demande déjà s’il sautera par la fenêtre. En ce moment quelque chose comme des rouages de pendule fixés au mur frappe ses yeux. Il rit et ne comprend pas qu’il n’ait pas vu cela depuis longtemps.

Maintenant il a reconquis toute sa dignité. Il touche ces rouages par ci, il les tire fort par là, et… et il s’écrie : Dieu du ciel !

Une vraie pluie d’averse vient de tomber sur lui du plafond de la salle.

Il est enfermé dans la chambre où la déesse se douche à l’eau froide, et ce qu’il a pris pour des rouages de pendule est la machine à doucher. Il fait des bonds fous pour échapper à l’averse, mais c’est inutile ; l’eau monte déjà dans ses souliers et découle partout de sa personne. Il regarde de tous côtés ; il doit y avoir quelque part un moyen d’arrêter ce déluge.

Ah ! voilà un bouton. Il le presse d’un air de triomphe et il reçoit une nouvelle ondée, qui sort du mur comme un boulet. Il recule ; il voit des boutons d’acier de tout genre ; il pousse ici, il pousse là, à droite, à gauche, en haut, en bas, et, à chaque poussée, il déchaîne de nouvelles furies qui le frappent sans pitié de fouets humides.

Et au milieu de ce déluge des pas s’approchent.

Rosenzweig se voit condamné à une mort sûre et jure qu’il tiendra tête.

— Je me défendrai jusqu’au dernier homme ! s’écrie-t-il.

La porte s’ouvre ; Valéria paraît sur le seuil, voit les éléments déchaînés, regarde Rosenzweig qui est là mouillé comme un caniche, faisant une grimace martiale, et part d’un éclat de rire.

— Venez donc ; quelle figure vous faites ! s’écrie-t-elle.

Il sort inondé. L’eau ruisselle de tout son corps sur le beau tapis. Elle le suit de son pied léger.

— J’ai passé une heure bien désagréable, murmure-t-il. Je suis trempé jusqu’aux os, mais la flamme de mon cœur n’est pas éteinte.

— Alors, vite, encore une douche ! dit Valéria riant.

— Toutes les douches du monde ne peuvent rien contre mon amour, s’écrie Rosenzweig. Cependant je voudrais bien Jean et des vêtements secs.

Il se secoue de telle sorte que les gouttes jaillissent en tous sens, et Valéria fait la folle autour de lui, riant, roucoulant comme une tourterelle.