Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-03

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 43-71).

III

CE QUE RACONTE UNE MÈRE

Il est des douleurs qui fondent sur les hommes comme une tempête descend sur un bois, courbant les arbres jusqu’à terre. Les arbres se brisent, se déracinent et ne relèvent plus jamais leurs branches vers le ciel bleu, ou bien ils se redressent aussitôt, fiers, forts autant qu’avant, et seule la faible écorce qui les enveloppe laisse voir plus tard çà et là des fentes cicatrisées.

Mais il est aussi des douleurs qui viennent lentement, faisant ainsi souffrir sans interruption, tuant sûrement comme le ver sans cesse à ronger dans le vif du bois. L’arbre continue à balancer ses branches vertes aux chauds rayons du soleil ; on dirait qu’il a encore toute sa force, toute sa vie, et pourtant l’ennemi qu’il renferme le mine, le mine jusqu’à ce qu’il l’ait tué.

C’était ce qui se passait pour Andor. Il n’avait pas été terrassé par une grande infortune subite. Le mal dont il était atteint le rongeait, l’usait lentement, de jour en jour, sans lui laisser une seule minute de repos.

Il avait été abandonné par celle qu’il aimait et pendant toute une année il dut assister à la lente agonie de sa mère. Dès le premier jour où elle était tombée malade, il avait compris qu’elle était perdue pour lui ; mais cette perte n’était pas comme la balle ennemie qui couche tout à coup le soldat marchant résolûment en avant ; elle pouvait se comparer à la torture progressive que l’inquisition infligeait jadis à ses victimes pour leur arracher des aveux. Chaque heure était un pas de plus que sa mère faisait vers la tombe et les heures s’écoulaient lentement, inquiétantes comme l’éternité.

Depuis le matin de bonne heure jusqu’au soir, Andor était occupé au bureau de rédaction de la Réforme. Il travaillait à la partie politique et, dans sa douleur profonde, c’était pour lui une consolation de voir combien son savoir historique étouffé jusqu’alors sous la stérile poussière de l’érudition, mort en un mot, redevenait vivant, combien il était utile aux autres et à lui-même. Grâce à lui, le journal gagnait en autorité, en mérite, en esprit réel ; il atteignait ce degré de souplesse pratique, de légèreté de forme auquel il faut arriver pour donner en monnaie à la masse du peuple les barres d’or de la science.

À midi, il prenait place à la table de Wiepert. C’était le moment où il échappait à son chagrin, où il savourait le mal de son âme. Cela ne durait qu’une heure, mais dans ce court espace de temps, que ne se disaient pas ces deux hommes à l’esprit hardi, au cœur bon !

Madame Wiepert se contentait de prêter l’oreille aux grandes idées, aux belles inventions qu’ils mettaient au jour, et s’étonnait de ce saint amour de la vérité, de ce zèle infatigable à la recherche de la science dont ils faisaient preuve tous deux.

À la tombée de la nuit, Andor rentrait à la maison.

Une nuit sur deux il veillait au chevet de sa mère ; l’autre nuit, il était remplacé par le capitaine, mademoiselle Régina ou le comte Riva, qui se partageaient la tâche. Andor l’avait voulu ainsi et ils se soumettaient à son désir.

Lorsque madame Andor était veillée par l’une de ces trois personnes, elle demeurait immobile sur ses coussins même sans être endormie ; mais dès qu’Andor était là, derrière le poêle, à lire, à étudier à sa petite table, elle ne pouvait plus rester tranquille. Il y avait en elle un besoin de lui parler, de lui faire des récits, comme jadis à l’époque où elle passait souvent de longues soirées auprès de son petit lit d’enfant.

Autrefois, elle lui avait raconté de jolis contes ; maintenant, c’étaient d’autres histoires, des histoires vraies que murmuraient ses lèvres flétries ; mais elles n’en étaient pas moins merveilleuses aux yeux d’Andor, quoiqu’il connût le monde et les hommes.

Il songeait fréquemment : « Tout a-t-il donc changé à ce point depuis que j’ai grandi ? Est-ce plus qu’un pieux mensonge que ce qu’on raconte du bon vieux temps ? Y a-t-il eu jadis tant de braves gens, tant de cœurs simples dont les pulsations vigoureuses trahissaient la nature comme le frémissement du bois ou l’ondulation des blés dans les champs ? »

Pendant que, tristement courbé sur ses livres, il creusait cette pensée ou toute autre semblable, sa mère fit un mouvement. Il fut à elle et lui tendit sa médecine.

— Pas encore, fit-elle ; je veux seulement causer avec toi.

Andor s’assit auprès d’elle sur le vieux fauteuil brun et elle lui prit la main droite dans les deux siennes.

— Je mourrai, mon cher enfant, dit-elle de sa voix gaie, qui avait quelque chose du murmure monotone mais frais d’un ruisseau. Je souhaite souvent que la mort vienne bientôt, car tu vois toi-même que ce serait la délivrance pour moi ; pourtant il y a des heures où cette idée me serre le cœur. C’est quand je songe que je ne te parlerai plus, que je ne te verrai plus, ainsi que les autres, si bons pour moi, que je ne regarderai plus mes vieux meubles qui me comprennent si bien, qui ont vieilli avec moi, que je me demande ce que deviendront nos bêtes, notre rosier qui mourra, lui aussi.

En songeant à tout cela, j’ai envie de pleurer, et mon cœur se serre de ne pouvoir emporter avec moi tout ce que j’ai vu, pensé de beau, tout ce qui a rempli ma vie. Et puis, je me sens tourmentée du désir, du besoin de tout te raconter, afin que ce qui doit mourir avec moi survive en toi.

Qu’un écrivain est heureux de pouvoir mettre sur le papier, faire imprimer même tout ce qui est en lui, autour de lui ! Mais, moi, je ne suis qu’une pauvre vieille femme…

C’est dommage. J’ai connu tant d’hommes bons ! J’ai vu autour de moi tant d’amour, tant de choses belles et grandes !

Mon père, un savant à sa manière, comme tu sais, me disait un jour des paroles qui sont toujours restées dans ma mémoire et qui me reviennent sans cesse maintenant.

Il me disait : les hommes qui courent après le bonheur poursuivent un fantôme, un feu follet. Il n’y a rien en ce monde, rien de ce que l’homme peut saisir de ses mains qui nous donne le contentement. Celui qui aime une femme et met son plus grand bonheur dans cette possession découvrira qu’il n’est plus heureux aussitôt que cette femme lui aura appartenu quelque temps. Celui qui lutte pour la fortune se verra, en pleine abondance de biens, manquer du nécessaire, autant qu’il en manquait quand il était pauvre. En dehors de nous-mêmes, rien de ce qui est dans le monde ne saurait vraiment nous faire heureux.

Notre bonheur ne consiste pas dans la possession, la conquête, le but atteint ; il ne consiste que dans les efforts de la lutte, que ces efforts tendent vers un but ou un autre.

Avec les années, j’ai fait une découverte qui avait échappé à mon bon père.

Il y a encore une autre sorte de bonheur et celui-là consiste dans le souvenir. Ce que nous gardons dans notre mémoire est seul bien à nous ; aucune puissance de la terre ne peut nous l’enlever.

Sur ce lit de douleur que je ne quitterai plus, qu’ai-je à espérer, moi, pauvre femme, qu’ai-je à poursuivre, à atteindre ? Et, cependant, je suis bien heureuse par mes souvenirs.

Je n’ai qu’à remonter le courant des jours écoulés et je sens en moi un étrange bien-être, la vive gaieté d’une fillette. Ah ! qu’il fait bon, mon enfant, de n’avoir que des souvenirs jolis, bons, purs surtout, sans tache !

Mon père avait une jolie propriété, et, dans cette propriété, une antique maison ayant l’air d’un château, avec ses pignons, ses saillies, ses petites tours. Elle était entourée d’un parc non entretenu et beau par cela même que personne ne s’en occupait, qu’aucun jardinier ne cherchait à l’embellir, qu’il était abandonné aux soins de la seule nature. C’était une vraie forêt vierge que notre parc, une forêt pleine d’oiseaux chantant dans les arbres, d’abeilles bourdonnant sur les pelouses émaillées de toute espèce de fleurs.

Je grandis dans cette maison, ce jardin.

Je ne connus jamais ma mère. Elle était morte, moi à peine au monde.

J’avais une nourrice dont la bonne figure me revient là, radieuse sous son bonnet blanc, ressemblant toujours à un rayon de soleil. Elle demeura parmi nous jusqu’à ce qu’il me fut possible de courir seule : puis un jour elle prit le lit et ne le quitta plus. Je me souviens encore qu’en touchant ses mains froides, je frissonnai et que je pleurai amèrement quand on l’emporta.

Plus tard, je compris qu’elle était morte.

Je me souviens aussi d’un autre fait. Un soir, ma nourrice m’avait assise sur le sable chaud et s’était éloignée de moi. Un petit lézard, qui prenait le soleil dans mon voisinage, se rapprocha en courant et me regarda de ses yeux pleins de feu. Je me mis à pleurer. Tout à coup survint un étranger qui me prit sur son bras et me sourit comme le faisait ma nourrice, avec tant de bonté, d’amour, de compassion, que je cessai de pleurer et que, lorsqu’il me cueillit des fleurs rouges, bleues, jaunes, je lui en offris une : c’était une clochette bleue. Il la prit, baisa ma petite main et mit la clochette dans un livre.

Après bien, bien des années, il me montra la fleur qu’il avait soigneusement conservée. Je devins rouge de joie et j’étais sur le point de pleurer. Cela me faisait plaisir et peine à la fois, car cet homme fut ton père. Il était venu jadis chez nous, alors qu’il était un jeune et joyeux étudiant, pour voir notre « tour du ciel », comme disaient les gens.

Mon père s’occupait de tout ce qu’on peut imaginer. Il y avait en lui un besoin inquiet de tout sonder qui provenait peut-être de ce qu’il dépensait ses capacités et sa fortune sans jamais produire, de manière ou d’autre, quelque chose d’utile ou de grand.

Dès que je fus assez grande pour comprendre ce qu’il entreprenait, faisait, recherchait, je devins sa compagne au dehors, sa confidente au dedans, une espèce de petit génie familier. Explorait-il, en grand chapeau de planteur fait de paille grossière, les bois, la prairie, les champs, les marais, je courais toujours devant, avec mon petit filet vert et je criais de loin, et je devenais rouge de plaisir, si j’avais attrapé quelque beau papillon. J’étais toujours prête à soulever les pierres sous lesquelles pouvait se cacher un scarabée ; je n’hésitais pas non plus pour fouiller dans les bouses de vache. Dans l’intervalle, je cueillais des fleurs, des feuilles, des champignons. Mon père collectionnait tout.

Que de fois nous avons frappé ensemble sur les pierres dans la carrière, derrière le bois, où tout était tellement silencieux que, pendant des heures, nous n’entendions que le bruit de nos marteaux ! Mais aussi quel triomphe sans fin, lorsque nous découvrions tout à coup la merveilleuse charpente d’une écrevisse pétrifiée ou l’empreinte d’un poisson !

Chaque dimanche, les gens de la carrière venaient apporter à mon père des coquilles ou ce qu’ils pouvaient avoir trouvé. D’autres se présentaient avec des minéraux ; d’autres encore avec un oiseau rare ou un serpent. De la ville, les marchands envoyaient des caisses entières d’objets. Toutes les semaines, le libraire nous adressait un gros ballot, et un tombeau romain ayant été découvert un jour, mon père rayonna de joie et fit fouiller tous les environs jusqu’à ce que nous eussions une chambre pleine d’urnes funéraires, d’objets de toilette, de vieilles armes.

Notre maison était un musée. Nous rassemblions, nous assortissions toutes sortes de choses ; de manière ou d’autre, nous avions toujours mis la main aux objets, et cela nous les rendait doublement chers. Chaque harnais rouillé, chaque plante desséchée était pour nous comme une vieille connaissance.

Lorsque nous revenions d’une expédition, chargés d’herbes, de bêtes, nous nous mettions à examiner, à rechercher, à choisir, et très-souvent le coup de minuit nous trouvait encore sur pied. Puis les scarabées étaient retirés des bocaux, desséchés, enfilés et mis sur des lièges dans des caisses où ils ressemblaient à des soldats alignés. À leur tour, les papillons, les plantes étaient préparés, fixés sur une feuille de papier, et allaient dans des cartons à l’herbier.

Le vieux Stéphan, un vrai coureur des bois dans sa jeunesse, empaillait les oiseaux et les autres bêtes, tandis que moi je collais avec de la gomme et je vernissais les trilobites, les ammonites brisés ainsi que les autres curiosités du même genre.

Chacun d’eux était mis à sa place. Sur les quatre côtés de la chambre, de grosses caisses s’adossaient aux murs, s’allongeant jusqu’au centre en rues et en ruelles.

Une des salles était affectée à la bibliothèque. Sur de longues étagères basses, on voyait des globes, des atlas, des cartes. Dans les rayons, il y avait de précieuses gravures ou autres œuvres d’art de ce genre, pour la plupart d’après les meilleurs maîtres ; il s’y trouvait aussi des reproductions des plus beaux endroits de la terre et des édifices célèbres. Mon père avait coutume de dire : Il vaut mieux se réjouir la vue à regarder de mauvaises imitations de ce qui est parfait que se gâter le goût à contempler de médiocres œuvres originales.

Venait ensuite le cabinet des modèles en plâtre d’après l’antique, des vieilles armes, des antiquités. Là se dressait, menaçant sous son armure, un chevalier à visière baissée, appuyant ses deux gantelets sur son épée à deux mains ; et un drapeau turc conquis à Zenta flottait chaque fois que la porte s’ouvrait.

Dans la chambre voisine était la collection des minéraux ; puis il y en avait une autre remplie de pétrifications. Je pense encore au merveilleux effet que cela produisit sur moi, une nuit où je la traversai pendant que les rayons de la lune se jouaient çà et là sur les degrés en fer, les cristaux, les dents d’éléphant et les os géants des mammouths. Tout brillait, étincelait comme dans une féerie. Ah ! que c’était joli !

Dans la chambre où se trouvaient les scarabées, les papillons et l’herbier, des squelettes d’animaux grimaçaient du haut de tous les rayons, et dans un coin était un squelette d’homme. Un tigre prêt à bondir était accroupi parmi des noix de coco sur le parquet ; un renard semblait déchirer une perdrix ; d’autres bêtes étaient dans des vitrines ; du plafond descendaient des aigles, des vautours qui avaient l’air de voler, lorsqu’un courant d’air s’établissait ; une volée de petits oiseaux paraissant vivants était perchée sur un sapin. Entre deux caisses, se tenait debout un gros ours brun, et au-dessus de sa tête était accroché à son fil de fer un grand-duc avec ses yeux ronds et jaunes.

Un cabinet en voûte, à parquet carrelé et pourvu d’ustensiles de chimie, servait de laboratoire à mon père. Il renfermait un nombre infini de flacons, de pots, de verres, de tuyaux, ainsi qu’une pompe à air et une batterie électrique. Il y passait souvent des nuits entières à faire des préparations, des mélanges, et je l’aidais. Je savais manier tout cet attirail et faire des essais avec du papier de différentes couleurs.

Mon père expérimentait sans relâche. C’était le moment des découvertes, et il voulait, lui aussi, découvrir quelque chose comme le télégraphe ou la vapeur.

En réalité, il n’eut pas ce bonheur ; mais il était si heureux dans ses recherches perpétuelles d’une merveille quelconque, d’un grand secret qui devait être utile à l’humanité !

Il s’occupait aussi de la construction des bateaux et des machines.

J’étais son aide en tout et pour tout, mais de préférence lorsqu’il montait sur la tour au toit plat, que les gens avaient baptisée la Tour du ciel, et qu’avec son grand télescope il examinait l’immense espace sombre au-dessus de nos têtes. Tu ne peux pas comprendre comme c’était beau. Tu n’as jamais vu pareille chose avec tes chroniques, tes vieux documents.

Comment te décrire l’impression que j’éprouvai lorsque je vis pour la première fois les montagnes de la lune, et que mon père mesura la hauteur de ces montagnes à l’aide de l’ombre projetée par elles ?

Qu’elles étaient belles, agréables, ces heures où les autres dormaient, où la passion se taisait, de même que l’égoïsme et aussi l’espérance !

Mon père aimait en outre les arts.

La science représentait pour lui le travail, et le beau sa joie, sa distraction. Nous n’avions pas de salon comme on en a aujourd’hui, de salon d’apparat pour les étrangers. Nous n’avions qu’une jolie salle à deux fenêtres entre lesquelles était une porte vitrée ouvrant sur une terrasse d’où l’on descendait au jardin.

Les meubles étaient antiques et les draperies en indienne à fleurs ; mais près de la cheminée, dans le coin, entre deux grands rosiers, il y avait un piano, et sur le mur du milieu un grand tableau, un chef-d’œuvre de Baroccio, flanqué de deux belles peintures de genre de l’école flamande.

Sur tous les autres murs, on apercevait de belles gravures ; sur les petites étagères, de jolies statuettes : la Vénus de Milo, la Vénus de Médicis, l’Apollon du Belvédère, l’Hercule Farnèse, la Juno Ludovisi, le groupe de Laocoon, la Niobé, les Gladiateurs, le Persée de Cellini, l’Amour et le Thésée de Canova, avec beaucoup d’autres, et les bustes des grands écrivains, des grands penseurs.

Il n’y manquait ni la tête de Jupiter, de Gœthe, ni la méchante figure de vieille femme de Voltaire. Nous nous tenions là pendant les longues soirées d’hiver, et nous lisions, pendant que le vent faisait résonner la harpe éolienne de la Tour du ciel, ou bien nous faisions de la musique nous-mêmes. Je jouais assez bien et ne chantais pas mal.

Aussitôt que mon bon père et moi nous nous trouvions dans la profondeur du bois, je donnais libre cours à ma voix ; je chantais comme un pinson et je m’amusais de voir tout à coup un écureuil apparaître de derrière un arbre et me regarder tout étonné.

D’habitude, quand je me mettais au piano, mon père prenait son violon. Nous jouions de la bonne musique, ou bien je chantais et il m’accompagnait. Son lied favori était l’Errant de Schubert, et le mien, Annette de Tharatt. On avait des goûts si simples, jadis !

Le dimanche, venaient le curé avec son violoncelle et le maître d’école qui faisait le second violon. Nous organisions alors un quatuor.

C’était un beau temps. Ô jeunesse, jeunesse, que tu es belle ! Mais les hommes d’aujourd’hui n’ont pas de jeunesse, à peine une enfance ; c’est pour cela qu’ils deviennent vieux si vite et ne peuvent pas bien aimer.

À vingt ans, moi j’étais encore tout à fait enfant. Tout me réjouissait et tout vivait pour moi, les arbres, les fleurs, les étoiles, l’eau, l’air ; et pendant l’hiver, les vieilles commodes, les fauteuils branlants, les tableaux noircis et les pendules massives me racontaient leur histoire. Je les comprenais nos vieux meubles, et ils semblaient me comprendre.

Vers l’époque où notre ménagère, la vieille Babette, vint à mourir, où il me fallut mener la maison, gouverner dans la cuisine, ton père reparut chez nous ; mais je te raconterai cela une autre fois.

 

Une autre fois donc, Andor reprit sa place auprès du lit de sa mère. Elle lui sourit d’un sourire qui semblait la refaire jeune et belle, et elle continua ainsi :

« Ce fut dans l’église du village que je revis ton père pour la première fois. Assise sur ma chaise, je sentis tout à coup que quelqu’un me regardait. Il s’était à moitié caché derrière un pilier, et ne me quittait pas des yeux.

J’étais irritée contre lui, car il me troublait dans mon recueillement ; mais je ne pouvais m’empêcher de regarder le bel étranger qui se trouvait là debout, si bien vêtu, si distingué.

La messe finie, je cherchai à l’éviter en sortant par la sacristie. J’étais déjà sous les tilleuls entourant l’église, lorsque j’entendis une voix claire m’appeler par mon nom.

Je ne saurais te dire quel effet me produisit le son de cette voix. Je ne voulais pas m’arrêter ; mais il me semblait que j’étais clouée au sol ; mon cœur sursautait ; subitement le ciel était devenu plus bleu, le soleil plus brillant, et le chant des oiseaux dans les branches résonnait si doux, si joyeux !

L’étranger se découvrit et me dit son nom. C’était ton père, comme je te l’ai déjà dit, et ce qu’il y avait de plus étrange, il me semblait le connaître, comme si j’eusse vécu avec lui toute ma vie.

Ce fut alors qu’il me montra la fleur que je lui avais donnée dans mon enfance. Je ne sais comment cela se fit, mais je l’aimai à première vue et je devinai qu’il m’aimait, lui aussi.

Il avait un petit emploi à la ville. Jadis, cela nous paraissait suffisant pour établir un ménage et cela l’était réellement ; on était si économe de mon temps !

Quels jours de bonheur que ceux pendant lesquels il me disait de chaque regard, de chaque mouvement : Je t’aime, sans qu’il lui fût possible de prononcer ces mots !

Et cependant je ne lui rendais pas l’aveu difficile ; j’étais une simple jeune fille ; je ne faisais pas de cérémonies, et j’étais bonne avec lui. Pourquoi lui aurais-je rendu l’aveu difficile ?

Un jour il y eut à la maison deux jeunes filles, le fils du garde forestier, ainsi qu’un jeune propriétaire des environs, et nous jouâmes à colin-maillard.

Ton père se laissa prendre, et ce fut à son tour de nous chercher. C’était moi qu’il voulait saisir ; mais il s’y prenait si maladroitement, que je dus finir par me jeter dans ses bras.

Je ne lui rendais pas l’aveu difficile, vraiment.

Nous allions ensemble dans le parc, et même plus loin encore. Il me cueillait des fleurs et je tressais des couronnes, ou bien j’entrelaçais en une chaîne verte les tiges de l’ésule, et je l’en entortillais comme mon prisonnier. Une fois même le cordon de mon soulier s’étant défait, il s’agenouilla devant moi pour le renouer.

Mais le jour vint où il dut s’éloigner, il n’avait pas encore trouvé le vrai mot à me dire.

Alors les choses prirent une tournure très-amusante. Il avait dit à table qu’il aimait beaucoup le gâteau aux pommes. Je me trouvais à la cuisine où, les manches de ma casaque relevées, je battais la pâte de toutes mes forces. Il entra, et le mauvais sort fut rompu subitement. Avant que je m’en fusse aperçue, il se penchait par-dessus la table et baisait mon bras nu. Voyant que j’allais me fâcher, il trouva les paroles longtemps attendues. Ce fut une comique déclaration d’amour, que je reçus, le rouleau à pâte à la main ; mais j’avais le cœur soulagé comme si j’eusse été transportée à l’air pur sur la cime de la montagne et qu’une incommensurable étendue de pays se fût déroulée brillante à mes pieds, sous le chaud soleil doré.

Mon père donna son consentement ; mais nous restâmes fiancés longtemps encore ; c’était alors la coutume.

Andor — ton père, veux-je dire — venait nous rendre visite aussi souvent qu’il pouvait, et quand il était loin nous nous écrivions. J’avais même un journal dans lequel j’inscrivais par le menu tout ce qu’il disait, quelle cravate il avait et quelles sensations j’éprouvais, quand je l’avais vu disparaître au bout de l’allée de peupliers.

Les almanachs étaient de mode à cette époque et je portais de longues boucles comme les dames que représentaient les gravures et qui jouaient brillamment les premiers rôles dans les jolies histoires romanesques. De son côté, ton père faisait sur moi des pièces de vers dont l’une fut imprimée dans le livre de poche « Ne m’oubliez pas ». J’avais presque honte en la lisant ; je me figurais que tout le monde devait savoir qu’il s’agissait de moi. Je ne sais si les vers étaient bons ; mais ils me faisaient battre le cœur et je pouvais les réciter de mémoire.

Nous n’étions pourtant pas toujours aussi romanesques.

Que de fois ton père m’aidait dans le jardin ! nous sarclions ensemble ; nous cueillions les pois verts et les belles reinettes dorées. Croirais-tu qu’il m’aidait même à ramasser des pommes de terre ? Un jour, dans le petit champ, à la lisière du bois de hêtres — tu ne t’en souviens plus, bien que tu t’y sois souvent amusé avec les grillons qui, par les chaudes soirées d’été, remplissaient l’air de leurs cris — dans ce petit champ donc, derrière le bosquet de noisetiers, — ah ! tu te souviens maintenant, — nous allumâmes du feu et nous fîmes cuire des pommes de terre sous la cendre. Qu’elles étaient bonnes !

En ces jours-là, tout était étrange pour moi. Je n’étais pas du tout peureuse ; mais parfois je tressaillais sans motif, lorsqu’un prie-dieu sautait dans l’herbe ou que le soir, à la lumière brûlant dans ma chambre, je voyais une chauve-souris venir frapper contre la vitre. De même, il m’arrivait tout à coup d’être gaie, de sauter, de rire sans savoir pourquoi.

Nous n’échangions pas beaucoup de paroles, ton père et moi ; mais nous nous regardions continuellement. Pour les autres, c’était ennuyeux certainement ; pour nous, pas du tout.

Ton père, un homme comme il faut, — on l’aurait cru découpé dans un journal de modes, — cherchait souvent, du matin au soir, une occasion de toucher ma main ou de s’agenouiller devant moi. Lorsqu’il y avait des jeunes gens chez nous et que nous jouions à toute sorte de jeux amusants, il se mettait si souvent à mes genoux que les jeunes filles riaient sous cape. Moi, cela me faisait frissonner chaque fois qu’il était à mes pieds et qu’il levait sur moi ses beaux yeux.

Une fois nous donnâmes une comédie de Kotzebue et les Deux Billets de Wall. Mon frère le capitaine, à cette époque un charmant porte-enseigne, organisa la scène, et ton père et moi nous jouâmes les amoureux tout à fait nature, disait-on.

Ainsi s’écoulèrent deux années. Le traitement de ton père fut augmenté de trois cents florins ; c’était beaucoup pour l’époque ; tout le monde me félicita d’avoir un si bon parti. Enfin arriva notre noce. Ce fut un vrai jour de gaieté. Aujourd’hui on ne connaît plus cela.

Le matin de bonne heure commencèrent les amusements ; mon frère défit les chaînes devant le château. De partout arrivèrent les invités ; tous les parents étaient là. Les jeunes filles avaient de jolies toilettes et les garçons étaient si gentils ! Moi je portais une robe blanche, une couronne de myrte, et ton père était tout de noir vêtu. Nous nous rendîmes à l’église, et au retour il y eut un grand dîner, puis on dansa jusqu’au jour.

Après, nous prîmes le chemin de la ville.

Qui aurait pensé, en ce temps-là, à faire un voyage de noce ? Le jeune couple était heureux de passer ses premières semaines chez lui dans le calme, le bien-être, le tête-à-tête.

Dès notre arrivée, ton père me montra l’appartement, les meubles, les tableaux, et tout me plaisait beaucoup, car c’était à lui, c’était à moi, c’était nôtre. Le magnifique château de Versailles ne m’eût pas plu autant. Je m’installai sur-le-champ, et lorsque les lampes furent allumées, notre logis semblait si joli, si commode ! Je me dirigeai ensuite vers la cuisine.

Je n’aurais pas voulu qu’une autre que moi préparât le repas du soir. J’étais là les manches relevées, les bras nus. Je savais bien que cela lui plaisait de me voir ainsi, et près de moi se tenait un aide de cuisine à la figure noble, ton père en personne. Il faut le dire que depuis quinze jours j’avais un bleu sur un bras ; il avait été si méchant, mon cher époux ; oui, oui, il m’avait pincée très-fort et en aucun jour de ma vie je n’ai ri autant que ce soir-là.

Comment te raconter cette première soirée chez nous ! Chaque étagère, chaque pot contre le mur, chaque toile d’araignée au plafond semblait me dire : je t’appartiens, je suis une partie de ta vie. Le vaste monde au dehors s’était effacé comme un rêve. Personne ne pouvait nous inquiéter ; personne ne pouvait plus nous séparer. C’était comme si nous avions été absolument seuls sur la terre, comme si nous eussions été dans le paradis de nos premiers pères. Quand la nuit fut tout à fait venue avec les étoiles, on n’entendait plus que le grillon du foyer, le doux chant du rossignol et l’on aspirait l’odeur du sureau entrant par la fenêtre ouverte. Oh ! il y a du bonheur sur la terre, du grand bonheur !

Le matin, je découvris que le rossignol qui avait si bien chanté était prisonnier dans une cage au-dessous de la fenêtre. J’étais si heureuse, que je ne voulus pas voir une créature quelconque dans la souffrance, la solitude, la captivité. J’ouvris la petite porte de la cage et je laissai l’oiseau s’envoler.

Que te dirai-je encore ?

Quand on vit heureux, tranquilles comme nous vivions, quand les jours, les années se ressemblent et s’écoulent dans la paix de l’âme, le travail, l’amour et la joie, il n’y a pas d’aventures à raconter, pas de péripéties romanesques.

Une fois, une seule fois, nous eûmes un grand chagrin. Ce fut lorsque ton frère vint au monde. Il était notre premier enfant et il mourut quelques heures après sa naissance.

Mais tu naquis l’année suivante et tu étais fort, frais ; tu criais à pleine poitrine, comme peuvent seuls crier les enfants sains.

Et ton père, comme il se faisait enfant, lorsqu’il te prenait sur son bras et te chantait ses vieilles chansons d’étudiant : « Allons, faisons bonne chère ! » « Le comte de Luxembourg. » « Qu’est-ce qui descend de la hauteur ? » et tu agitais tes petites mains et tu riais. C’était si touchant !

« Notre fils sera intelligent, » disait-il à chaque occasion, et moi je répondais : « Il sera bon. »

Tu n’avais pas encore huit ans que tu demandais un jour à ton père : « Comment se fait-il que les hommes aient tant à souffrir ? » Il te répliqua : « Parce que Dieu veut les éprouver, et que plus ils souffrent, plus ils sont patients, plus ils seront récompensés dans une meilleure vie. »

« Mais les bêtes, ajoutas-tu, les bêtes qui ne vont pas au ciel, pourquoi faut-il qu’elles souffrent ? »

Ton père ne dit rien et me regarda :

« L’enfant pense, me confiait-il peu après, nous avons de la joie en perspective avec lui. »

Et, en effet, tu nous as donné beaucoup de joie.

Je me souviens encore du premier jour où tu revins à la maison avec la tête ensanglantée. « Que s’est-il passé ? » te demanda ton père sévèrement. Tu lui répondis : « Je passais dans la rue, et j’ai vu des enfants traînant un chien à l’eau avec une corde ; ils voulaient le noyer par pure méchanceté. Je leur ai parlé, mais inutilement. La pauvre bête criait à fendre l’âme. Comme ils ne voulaient pas la laisser aller, j’ai essayé de la leur enlever. Alors, il y a eu des coups ; mais je les ai tous mis en fuite. »

« Tu as bravement fait ! » te dis-je, et ton père souriait en lançant de sa pipe des bouffées de jolie fumée bleue.

Pendant les belles journées d’été, aux vacances, je t’emmenais chaque année à la campagne, chez mon père. C’était bon pour toi, l’air des champs, le bois vert, les champs de blé jaunes. Cela t’empêchait d’être malingre comme les enfants des villes. Dans les maisons sombres, dans les longues rues noires, la poésie, le sentiment sont étouffés. Toi, tu avais ton temps pour courir avec les fils des paysans, et tes joues devenaient rouges, tu brunissais au soleil, tu sautais, luttais, chantais, riais comme seul un enfant de la campagne peut le faire.

Là, j’avais toute facilité de remarquer comme l’amour de ton prochain était fort en toi, comme tu aimais à secourir autrui.

Je te vis un jour dans un champ prêter la main aux moissonneurs ; un autre jour à une fillette ramassant des fraises, et un troisième jour à une vieille femme qui avait besoin qu’on lui mît sur le dos le fagot qu’elle avait fait.

Tout le monde t’aimait, et le grand-père plus que tout le monde. Tant que tu fus petit, tu n’osais pas enfourcher le tigre empaillé, faire résonner l’armure du vieux chevalier ; mais quand tu fus plus grand, mon père te montrait ses plantes, ses scarabées, ses minéraux ; il te laissait grimper aux rayons de la bibliothèque, feuilleter les livres ; il te menait même à la tour du ciel pour t’y montrer la place et la marche des astres.

Beaucoup de bon grain tomba alors dans ton âme. Tu t’asseyais avec un livre à la lisière du bois et des feuilles dorées que tu parcourais tu levais les yeux vers les nuages ou tu écoutais le bruit que faisaient les bêtes dans la forêt.

Ton père avait le désir de faire de toi un juriste ; tu suivrais la carrière qu’il avait parcourue avec honneur, car dans l’intervalle il était devenu conseiller. Mais tu avais l’esprit tourné vers l’observation ; ton jeune esprit soupirait après la science, les découvertes, la vérité. Les articles de loi auraient gêné l’essor de ta nature idéale. Ton père finit donc par se décider à t’envoyer à l’Université étudier l’histoire.

Le grand-père te vit encore revenir, après la première année, avec l’écharpe rose des étudiants. Puis il mourut. La propriété et le château se vendirent. Le grand-père avait outrepassé ses ressources avec ses expériences : la propriété était fortement hypothéquée. Il fallut tout vendre, même les collections.

Ne parlons pas de cela ; nous en avons assez souffert autrefois.

Tu étais un bon étudiant. Au lieu de boire, chanter et te battre, tu travaillais avec zèle, tant de zèle, que tes joues fraîches en pâlissaient. Cette application soutenue faisait que tu vivais seul. On croyait au contraire que tu voulais te tenir à l’écart, et les autres étudiants te prenaient pour point de mire de leurs plaisanteries.

Tu sais tout cela mieux que moi ; tu n’as pas oublié le jour où tu dus aller te battre avec trois d’entre eux. Tu en blessas deux, mais le troisième t’atteignit en pleine poitrine. Ah ! tu ne te souviens que trop bien de ce que je te raconte là.

Ainsi avait parlé de nuit en nuit la mère mourante à son fils qui écoutait son récit comme une révélation d’en haut. Les heures avaient passé aussi agréablement pour lui que pour elle.

Dans la dernière nuit, la mère appela tout à coup Andor. Il n’y avait personne autre que lui dans la chambre.

« Sur ma commode, il y a un vieux livre, lui dit-elle, les Heures de rêverie ; tu le connais ; donne-le moi. »

Il apporta le livre à tranche dorée, dont le dos en cuir était déchiré et dont plusieurs feuilles détachées sortaient de la couverture. D’une main tremblante, la mère le mit devant elle sur le lit et le feuilleta. Elle semblait chercher quelque chose.

Vers le matin, elle s’éteignit calme et douce comme elle avait vécu.

Son fils resta auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle eût rendu le dernier soupir.

Il ouvrit alors la fenêtre. La froide lumière rouge du soleil du matin vint envelopper la morte, et sa figure souriante, sereine, semblait avoir retrouvé l’insouciance, la beauté et la jeunesse.

Ses mains restaient croisées sur le livre ouvert, le livre où se trouvait une clochette bleue desséchée.