Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/175

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 232-233).
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Représentez-vous une Europe croyante, une Église digne du Christ, un pape qui sache parler au nom de l’amour universel, des prêtres qui obéissent sans aucune peur, sans aucun respect pour l’argent ni pour la force. Imaginez d’après cela, à la veille d’une guerre, quelque Adresse aux peuples occidentaux, lue en chaire dans toutes les églises, affichée partout, avidement commentée. Voici ce qu’on y lirait, si l’Église était ce qu’elle dit. Que celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. Que la violence, toujours laide, est tout juste permise pour la stricte défense, mais qu’il faut toujours attendre l’attaque, et que celui qui la prévoit et la devance se rend coupable du péché d’homicide. Qu’il est donc rappelé aux rois qu’ils tombent sous la juridiction du Pouvoir Spirituel et encourent l’excommunication majeure, s’ils usent de leur pouvoir pour préparer, préméditer et enfin accomplir des actes de guerre non justifiés par la stricte défense ; que cette excommunication délie leurs sujets de tout serment et promesse. Au nom du Dieu vivant, « de qui relèvent tous les empires ».

L’Europe n’est pas croyante. Mais ne pensez point que la faute en soit à quelques dogmes subtils ou à quelques contes de nourrice. L’Église a perdu son pouvoir spirituel tout simplement parce qu’elle n’en a rien fait, toujours oublieuse des lois de Justice, de Fraternité et de Paix, toujours respectant les Forces et adorant les vainqueurs ; toujours désirant l’argent et les hallebardes, les échafauds et les bûchers, attributs du pouvoir temporel ; toujours oubliant la pauvreté, le courage sans armes, l’intrépide charité. Toujours contre les Révolutions et contre les Réparations. Dans l’affaire Dreyfus, les Loges montrèrent une faible idée de ce que le Pouvoir Spirituel devrait être. On peut en rire ; mais trouvez mieux.

Tolstoï fut le vrai pape un moment. Mais la continuité manqua, et l’organisation aussi, sans lesquelles il n’est pas de grands soulèvements de conscience ; surtout la sagesse collective qui doit les modérer et les conformer à l’ordre humain. Les Positivistes forment une immense religion, mais trop oublieuse, aussi, de ses principes, corrompue sans doute par une participation étroite à la richesse et au pouvoir temporel. Je lisais ces jours-ci une noble déclaration d’Auguste Comte, dans la leçon finale où il considère ses immenses travaux. « Le fondateur de la Religion Universelle, disait-il à peu près, est aujourd’hui le seul, en Orient comme en Occident, qui n’ait pas fait, même tacitement, la moindre concession dégradante aux idées et aux passions régnantes. »

Je me rappelle avoir vu, au temps de l’affaire Dreyfus, un positiviste vêtu d’une redingote usée, coiffé d’un chapeau à ressort, et qui portait tranquillement une affiche jaune au bout d’un bâton. C’était un Avertissement des Pouvoirs Spirituels aux gouvernants. Personne ne riait ; chacun lisait. Les nobles discours mèneront le monde dès qu’on voudra. Les croyants ne manquent pas ; c’est l’Église qui manque. L’Esprit est enchaîné ; l’Esprit fabrique des poudres et pointe des canons.